O S S I E R T H É M A T I Q U E Mi s e a u p o i nt D Faut-il revoir les classifications des troubles anxieux ? Is it necessary to revise classification for anxiety disorders? ● D. Papéta* R R É É S S U U M M É É Depuis 25 ans, les troubles anxieux ont fait l’objet d’une approche catégorielle excluant toute réflexion psychodynamique dans les nosographies internationales. Pourtant, la pratique quotidienne de chacun d’entre nous témoigne du caractère artificiel de cette catégorisation, que certains auteurs, y compris anglo-saxons, ont remise en cause. Cet article propose une synthèse de ces critiques qui suggèrent la nécessité d’une nouvelle classification des troubles anxieux. Mots-clés : Troubles anxieux – Revue critique – DSM-IV – Nouvelle classification. SUMMARY SUMMARY Since 25 years, an approach of anxiety through categories left out any psychodynamic thought. However, our daily practice shows the limits of this arbitrary classification, which some Anglo-Saxons authors also question. This article proposes a synthesis of these critics suggesting the need of a new classification. Keywords: Anxiety disorder – Critical review – DSM-IV – New classification. epuis un quart de siècle, les classifications traditionnelles des troubles anxieux héritées de la conception freudienne de l’angoisse ont éclaté au profit d’une approche catégorielle, se voulant athéorique, des divers aspects cliniques rencontrés. Pour heuristiques qu’elles soient, ces catégories font pourtant l’objet de critiques nombreuses qui remettent en cause leur validité, et qui sont abordées ici. D * Chef du service de psychiatrie, hôpital d’instruction des armées ClermontTonnerre, Brest-Armées. 44 QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES L’anxiété, qu’elle soit “normale” ou pathologique (ou morbide), se confond avec l’histoire de l’humanité depuis ses origines. Décrite dans des textes rituels sumériens puis par Hippocrate, elle est restée longtemps un sujet de réflexion appréhendé par les philosophes et n’est revenue timidement dans le champ de la médecine qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle, d’abord chez Lavoisier (1771), sous le terme de “vapeurs”, puis chez William Cullen, où on la retrouve dans la vaste catégorie des “névroses”. Le XIXe siècle voit la description de plusieurs tableaux cliniques où elle prend une place centrale, mais ce sont les travaux de Freud qui, tout en restreignant le concept de névrose, va faire de l’angoisse le cœur de la plupart des pathologies psychiatriques. C’est dans le cadre des différentes théories qui ont abordé l’angoisse depuis cette époque qu’ont été conceptualisées les diverses nosographies auxquelles les cliniciens ont dû s’adapter. Ainsi, la clinique de Henri Ey, qui a été la base de l’enseignement de la psychiatrie de la deuxième moitié du siècle dernier, s’est enrichie des apports psychanalytiques, en dépit d’une réflexion théorique (l’organodynamisme) dérivée des travaux du neurologue Hughlings Jackson. Et jusqu’à la neuvième classification de l’OMS, les diverses nosographies dérivaient de celle de Freud, considérant l’angoisse comme l’un des symptômes communs des névroses : si elle restait flottante dans la névrose d’angoisse, elle était déplacée sur un objet ou une situation dans la névrose phobique, sur le corps au travers de la conversion dans la névrose hystérique, et sur des contenus psychiques dans la névrose obsessionnelle. En France, on utilise d’ailleurs classiquement le terme d’angoisse pour ses manifestations somatiques, le terme d’anxiété restant attaché à son versant psychologique, même si nombre d’auteurs utilisent indifféremment l’un ou l’autre. Les travaux d’Isaac Marks sur les phobies puis ceux de Donald Klein, isolant le trouble panique de l’anxiété généralisée, ont conduit à un éclatement des troubles liés à l’angoisse en diverses catégories descriptives dont le but était initialement d’en mieux préciser l’abord thérapeutique spécifique. Cependant, la pratique clinique quotidienne témoigne chaque jour du caractère artificiel de cette catégorisation et nous oblige à un questionnement sur la nécessité d’une nouvelle approche nosologique. La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 1 - janvier-février 2006 ASPECTS CRITIQUES Le trouble anxieux généralisé (TAG) reste la catégorie la plus discutée et la plus hétérogène, en dépit d’une évolution notable depuis le DSM-III, où sa description apparaissait floue. Il se distinguait initialement du trouble panique par une meilleure réponse thérapeutique aux anxiolytiques de type benzodiazépines qu’aux antidépresseurs ; or, on sait maintenant qu’il existe des molécules à visée antidépressive efficaces sur le TAG et que, à l’inverse, les benzodiazépines peuvent avoir une efficacité sur le trouble panique. La définition actuelle privilégie les symptômes psychologiques (les soucis) par rapport aux symptômes somatiques et en souligne le caractère durable (plus de 6 mois), ce qui exclut de cette catégorie les patients ayant une prééminence des symptômes somatiques de l’angoisse (que l’on peut néanmoins classer dans le trouble somatisation), mais aussi les sujets présentant une anxiété depuis moins de 6 mois et ceux qui présentent une angoisse sans que puisse être mise en évidence l’existence de soucis. En effet, dès le critère A, la notion de soucis excessifs souligne la difficulté à apprécier la limite entre anxiété normale et pathologique et la subjectivité nécessaire pour confirmer le diagnostic, la notion d’intensité ne pouvant être évaluée qu’au travers de l’expérience clinique de chacun : or, des études épidémiologiques ont montré la grande fréquence de ces troubles en médecine générale (3), et les omnipraticiens ne possèdent pas forcément une expérience suffisante pour cette appréciation quantitative. Le diagnostic différentiel est également compliqué, puisque sont inclus dans les critères D et F de nombreux diagnostics à éliminer, alors que le TAG est fréquemment associé à d’autres pathoLa Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 1 - janvier-février 2006 45 a u p o i nt Le chapitre consacré aux troubles anxieux dans la DSM-IV-TR (2000) débute pas les descriptions de l’attaque de panique et de l’agoraphobie, considérées comme des syndromes que l’on peut rencontrer dans d’autres tableaux cliniques. Les troubles anxieux sont donc individualisés en douze catégories, dont deux font référence à un critère étiologique (trouble anxieux dû à une affection médicale générale et trouble anxieux induit par une substance), la dernière représentant un diagnostic d’exclusion de toutes les autres. Ces douze catégories sont les suivantes : – trouble panique sans agoraphobie ; – trouble panique avec agoraphobie ; – agoraphobie sans antécédent de trouble panique ; – phobie spécifique ; – phobie sociale ; – trouble obsessionnel compulsif ; – état de stress post-traumatique ; – état de stress aigu ; – anxiété généralisée ; – trouble anxieux dû à une affection médicale générale ; – trouble anxieux induit par une substance ; – trouble anxieux non spécifié. logies, en particulier anxieuses ou dépressives. Dans l’étude NCS, 90 % des patients souffrant d’une anxiété généralisée ont présenté au moins un autre trouble mental au cours de leur vie (essentiellement la dépression), et les deux tiers en présentent au moins un simultanément. Cette fréquence des comorbidités n’est pas l’apanage du TAG, et on la retrouve, par exemple, pour les troubles bipolaires ou le trouble panique, mais les critères diagnostiques de ces troubles n’intègrent pas formellement les diagnostics différentiels. Il faut noter, par ailleurs, que les sujets dont les troubles évoluent depuis moins de 6 mois ou dont les critères sont incomplets ont également une comorbidité élevée et des difficultés sociales importantes (mesurées par le nombre de jours d’incapacité professionnelle au cours du dernier mois) [4]. Depuis quelques années, plusieurs auteurs ont donc remis en cause l’existence de l’anxiété généralisée en tant que catégorie autonome, son recouvrement avec les troubles de l’humeur apparaissant très important. Pour T.A. Brown (5), l’approche dimensionnelle apparaîtrait plus pertinente que l’approche catégorielle, car il estime que dépression, anxiété généralisée et personnalité anxieuse appartiennent au même continuum plutôt qu’à des catégories distinctes éventuellement associées. À la suite des travaux de C.D. Spielberger sur anxiété-état et anxiété-trait, certains chercheurs ont affirmé la parenté entre le TAG et l’anxiété-trait, cette dernière s’apparentant à une plus grande perte de contrôle envers les inquiétudes, que l’on ne retrouve que dans le TAG et pas dans les autres troubles anxieux (6). Pour D.V. Sheehan, cité par J.D. Guelfi (1), tous les troubles en relation avec l’angoisse, à l’exception des attaques de panique, sont des expressions symptomatiques d’une anxiété primaire qui peut être d’origine endogène ou exogène. Cet auteur décrit ainsi, dans une approche comportementale, les différentes étapes du développement de l’anxiété endogène, à partir de l’attaque de panique jusqu’à la dépression, en passant par les comportements phobiques, formant une entité nosologique qui s’oppose à une autre où les élaborations succèdent à une anxiété exogène issue d’un conditionnement à la suite d’expériences vécues. Dès le milieu des années 1980, P. Tyrer critique également la classification américaine, qui, pour lui, conduit à des modifications fréquentes de diagnostic pour un même sujet au fil du temps. Selon lui, si les phobies et les obsessions ont une stabilité temporelle suffisante, il convient d’individualiser un “syndrome névrotique général”, où coexistent ou se succèdent des éléments anxieux et dépressifs en l’absence d’événement pathogène majeur, survenant sur un fond de troubles de la personnalité associant inhibition et dépendance affective (7). Ainsi réapparaît progressivement le concept d’état névrotique, disparu du DSM dans sa troisième version. Dans un autre ordre d’idée, la présence des troubles obsessionnels compulsifs (TOC) au sein des troubles anxieux fait également l’objet de critiques depuis une dizaine d’années (8). Pour ces auteurs canadiens, le DSM sous-estime l’importance relative des troubles de la pensée et du comportement par rapport à l’anxiété, qui, pour eux, n’est que secondaire à ceux-ci. De plus, les bases biologiques de l’anxiété et du TOC semblent être de nature différente, même si certaines pharmacothérapies peuvent Mi s e LA SITUATION ACTUELLE DANS LE DSM-IV-TR (1, 2) O S S I E R T H É M A T I Q U E Mi s e a u p o i nt D être aussi efficaces dans les deux indications, à des doses toutefois différentes. L’ensemble de ces arguments justifie ainsi pour ces auteurs l’autonomisation des TOC dans une catégorie diagnostique distincte des troubles anxieux. La catégorie phobie sociale du DSM-IV soulève également quelques problèmes de comorbidité et de diagnostic différentiel avec d’autres catégories de troubles psychiatriques (autres troubles anxieux mais aussi autres catégories). Ainsi, les relations entre phobie sociale et peur d’une dysmorphie corporelle (body dysmorphic disorder), qui correspond à la classique dysmorphophobie, ne sont pas toujours claires, comme est parfois difficile le diagnostic différentiel avec certains troubles du comportement alimentaire. De plus, la comorbidité fréquente de la phobie sociale avec d’autres troubles de l’axe I du DSM (troubles de l’humeur, troubles psychosexuels, par exemple), les difficultés diagnostiques avec des manifestations psychotiques dans les formes les plus sévères ou encore l’existence d’un continuum entre personnalité évitante, anxiété sociale et phobie sociale constituent un faisceau d’arguments susceptible de remettre en cause l’autonomie de la phobie sociale comme catégorie diagnostique. Enfin, la question de l’angoisse psychotique individualisée en tant que telle reste posée. Le terme, pourtant couramment employé dans la pratique quotidienne, car elle est communément reconnue comme un symptôme présent dans les psychoses, ne se retrouve dans aucune catégorie diagnostique, même si elle peut prendre parfois l’aspect de certains tableaux identifiés dans le DSM-IV. Son caractère massif, parfois impénétrable et non explicité, alors qu’elle est perçue par l’observateur, et son retentissement psychomoteur en font-ils pour autant un symptôme d’une autre nature que l’angoisse névrotique ? Et, dans ce cas, comment l’intégrer dans une nouvelle classification ? 46 Pour conclure, il semble dorénavant clair que la classification des troubles anxieux du DSM-IV, reprise en grande partie dans la CIM 10, suscite un grand nombre de critiques et de questionnements. La pratique clinique quotidienne rejoint ces questionnements, d’autant qu’ils peuvent avoir des implications thérapeutiques. Ainsi la nécessité d’une réflexion approfondie pouvant donner naissance à une nouvelle classification de ces troubles se fait-elle progressivement jour. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Guelfi JD, Samuelian JC. L’anxiété généralisée : actualité et devenir. Paris : Flammarion, 2003. 2. Lempérière T. Dépression et troubles anxieux généralisés, Acanthe. Paris : Masson, 2003. 3. Wittchen HU, Kessler RC, Beesdo K et al. Generalized anxiety and depression in primary care: prevalence, recognition and management. J Clin Psychiatry 2002;63(Suppl. 8):24-34. 4. Lecrubier Y. Comorbidité, diagnostic différentiel et complications. In: Boyer P (ed). L’anxiété généralisée. Paris : John Libbey Eurotext, 2005. 5. Brown TA. The nature of generalized anxiety disorder and pathological worry: current evidence and conceptual models. Can J Psychiatry 1997;42:817-25. 6. Borkovec TD, Shadick RN, Hopkins M. The nature of normal and pathological worry. In: Rapee RM, Barlow DH (eds). Chronic anxiety. New-York : Guilford Press, 1991:29-51. 7. Tyrer P. Anxiety. A multidisciplinary review. London : Imperial College Press, 1999. 8. Nelson J, Chouinard G. Le trouble obsessionnel compulsif n’est pas un trouble anxieux. In : L’anxiété. Confrontations Psychiatriques 1995;36:139-73. La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 1 - janvier-février 2006