LALIBER
MARDI 19 JANVIER 2016
3LE FAIT DU JOUR
Deux professeurs de l’Universide Fribourg ont identifié la souche bactérienne la plus
coriace qui soit. Elle sisteaux deux familles d’antibiotiquesutilisés en dernier recours.
BACTÉRIES
Découverte inquiétante à Fribourg
CHRISTINE WUILLEMIN
Avons-nous usé nos dernières car-
touches face àla sistance crois-
sante de certaines maladies aux
médicaments de la médecine
moderne? Le professeur Patrice
Nordmann, chef de la chaire de
microbiologie de l’Université de
Fribourg (UNIFR) et directeur de
l’unité sistances émergentes
aux antibiotiques, l’affirme: «Nous
allons tout droit vers une sis-
tance à tous les antibiotiques.»
Une prévision qui s’appuie sur
une découverte inquiétante faite
par ce spécialiste connu pour ses
recherches en la matière.
En décembre, lui et son col-
gue, le DrLaurent Poirel, ont
identifié en Suisse ce qu’ils di-
sent être la souche bactérienne la
plus coriace au monde. Celle-ci
siste aux deux familles d’anti-
biotiques utilisés en dernier re-
cours (colistine et carbanè-
mes) pour sauver les patients
gravement touchéspar les infec-
tions aux entérobactéries, que
l’on trouve communément dans
les intestins des humains et des
animaux. Très pandues, elles
sont responsables, entre autres,
des septicémies, des pneumo-
nies et des infections en chirur-
gie. La découverte a fait l’objet
d’une publication dans la revue
spécialie«The Lancet Infec-
tious Diseases», au butjanvier.
Depuis, d’autres cas ont été
mis au jour, notamment en Suisse
et en Allemagne. La preuve que
ces phénomènes ne se limitent
plus à des pays tels que la Chine,
comme de centes études le lais-
saient penser (lire ci-dessous).
Patrice Nordmann soupçonne,
dans les cassuisses, une trans-
mission de ce mécanisme de ré-
sistance de l’animal à l’homme,
ce qui suggère «son fort potentiel
de diffusion». Comme d’autres
médecins, il appelle àrestreindre
rapidement l’usage des antibio-
tiques en question, largement uti-
lisés en Europe et en Suisse pour
traiter le tail. D’ailleurs, l’Union
européenne vient d’émettre une
demande de évaluation de l’uti-
lisation de la colistine dans le
monde animal.
Plusieurs cas en Suisse
Tout commence le 28 décem-
bre. Un Genevois de 80 ans
consulte son médecin pour une
infection urinaire. L’analysede
l’échantillon de sang le une
souche particulièrement sis-
tante de colibacille, la fameuse
entérobactérie responsable de ce
type d’infection.
Ne sachant pas quel antibio-
tique administrer à son patient, le
néraliste envoie cette étrange
souche bactérienne à l’Unité de
microbiologie de l’UNIFR pour
demander l’avis de sonresponsa-
ble Patrice Nordmann. Cette
unité reçoit gulièrement ce
genre d’échantillons provenant
du monde entier pour analyse.
Grâce à un nouveau test de
diagnostic rapide de multirésis-
tance aux antibiotiques qu’ils
viennent de mettre au point, les
chercheurs fribourgeois font une
découverte stupéfiante. «Nous
avons isolé la première souche de
colibacille au monde qui possède
non seulement un caractère de ré-
sistance auxpolymyxines (ou co-
listine) mais aussi un ne sis-
tant auxcarbapénè-
mes, soit les deux
grandes familles d’an-
tibiotiques dits de la
dernière chance en cas
d’infections aux enté-
robactéries», explique
Patrice Nordmann.
En clair, cette sou-
che a acquis les deux
canismes rendant inefficaces
des antibiotiques souvent utilisés
sur des patients en animation,
mais aussipour prévenir tout
risque d’infection lors de chirur-
gie et de transplantation. «Aucun
vaccin pouvant venir à bout d’in-
fections à entérobactéries multi-
sistantes aux antibiotiques ne
sera disponible dans un avenir
proche. Si ces sistances de-
vaient se propager, cela sonnerait
le glas du développement de la
médecine moderne et nous ren-
verrait à l’ère préantibiotique des
années 1930», avertit le médecin.
Ainsi une simple opération ORL
(nez, gorge, oreille) deviendrait
dangereuse car ces parties du
corps renferment trop de bacté-
ries pouvant provoquer une in-
fection potentiellement fatale.
Risque de transmission
Outre le patient genevois,
deux autres cas similaires ont été
identifiés en Suisse, àNeuchâtel.
En l’occurrence, il s’agissait d’in-
fections bien plus graves, des sep-
ticémies (passage du germe pa-
thone dans le sang). Ces germes
peuvent, en outre, rester dans le
tube digestif durant 6 à 12mois
(colonisation) et être facilement
transmis à une autre personne par
un contact physique. D’leur
fort pouvoir de dissémination.
Pour M. Nordmann, même si
le potentiel de transmission de
ce mécanisme de sistance est
éle, les personnes en bonne
santérisquent peu. «La gravité
de ce genre d’infection survient
chez les patients gravement ma-
lades. L’enjeu se situe donc majo-
ritairement en milieu hospitalier.
En cas de contamination, il n’y
aurait pas grand-chose àfaire.»
De l’animal àl’homme
L’origine de la souche suisse
demeure pour l’heure indétermi-
e. Mais Patrice Nordmann et
sonéquipe soupçonnent forte-
ment le monde animal. «L’usage
de la colistine, antibiotique de
dernier recours prescrit en méde-
cine humaine, est très pandu
dans la médecine rinaire, en
Europe comme en Suisse.Dans
d’autres pays comme la Chine,
elle est mêmeajoutée aux ali-
ments des animaux en guise de
facteur de croissance», expose le
professeur.
«Le fait que le même type de
ne de sistance ait été trouvé à
la fois chez l’homme et l’animal
indique qu’il y a eu transmission
du tail àl’homme», poursuit-
il. Cette transmission peut se
faire en consommant de la
viande ou du lait contaminé, ou
par un contact direct. Mais, plus
étonnant, celapourrait aussi être
le cas en mangeant des gumes
ayant poussé dans une terre
contaminée par des déjections
animales.
Pour le prof. Nordmann, il
est imratif de stopper autant
que possible la diffusion de
telles souches multirésistantes
aux antibiotiques. Pour ce faire
il s’agit de mobiliser rapidement
les différents acteurs de la santé
au niveau international afin de
duire le recours à certains an-
tibiotiques, comme la colistine,
chez les animaux. Il faut aussi
identifier les porteurs (animal et
humain) de ces nes de sis-
tance via des tests de diagnos-
tics rapides comme ceux de
l’UNIFR. «Dans quelques jours,
je vais attirer l’attention du
Centre suisse pour le contrôle
de l’antibiorésistance sur notre
découverte», indique Patrice
Nordmann. I
TRANSMISSION DU CANISME DE RÉSISTANCE AUXANTIBIOTIQUES DE L’ANIMAL À L’HOMME
MODE DE TRANSMISSION DES GÈNES DE RÉSISTANCE AUXANTIBIOTIQUES
Prescription
d’antibiotiques (de type
colistine) pour
soigner les infections
chezl’animal.
Lesbactéries du
bétail développent
des résistances
aux antibiotiques
(gènes).
CONTACTPHYSIQUELAIT ET VIANDE
Infographie: V. Regidor |Source:Professeur Nordmann |Photo:Colibacilles
LES EXCRÉMENTS CONTAMINENT LA TERRE
Portage possible de
résistances aux
antibiotiques jusqu’à
6 à 12 mois.
En cas de graves
maladies (cancers, réanimations,
chirurgies, transplantations)
LES ANTIBIOTIQUES DE DERNIER
RECOURS SONT INEFFICACES.
RISQUE DE DÉCÈS.
Transmission
parcontact
direct.
Hôpital
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LACHINE EN ALERTE
Fin novembre 2015,
des chercheurs de
l’Université agricole de Canton (Chine) ont
découvert l’existence d’un nouveau gène
(«mcr-1») rendant certaines bactéries ré-
sistantes à l’une des deux familles d’anti-
biotiques utilisés en dernier recours pour
sauver les malades gravement atteints: les
polymyxines (colistine). Ce gène,capable
d’être copié et transmis facilement à une
autre bactérie,a été retrouvé sur quelque
1300 personnes hospitalisées ainsi que
sur des animaux destinés à l’alimentation,
testés dans plusieurs régions de Chine.
Les chercheurs estiment que cette résis-
tance à la colistine,via le fameux gène,
pourrait avoir été produite par l’animal
avant d’être transmise à l’homme.On
croyait alors que ce phénomène était,
pour l’instant,limité à la Chine où la colis-
tine est largement utilisée en médecine
vétérinaire. Or en début d’année,des cas
similaires ont été révélés en Allemagne et
en Suisse.To utefois,la souche bacté-
rienne helvétique découverte par l’Univer-
sité de Fribourg est encore plus inquié-
tante car elle résiste aux deux familles
d’antibiotiques de la dernière chance.
CW
La lutte s’organise lentement
L’Office fédéral de la santépu-
blique n’a pas commenté la dé-
couverte, par l’UNIFR, d’une
souche bactérienne ultrarésis-
tante aux antibiotiques de «der-
niers recours» (colistine et carba-
nèmes). Mais il assure que
Berne s’intéresse de près à ces
phénomènes, car la sistance
aux antibiotiques se multiplie
dans le monde entier. Et la Suisse
n’est pas épargnée, même si au-
cune donnée ne permet de
connaîtrel’ampleur du pro-
blème. «Il y a encore des failles,
en Suisse, en matière de surveil-
lance des sistances aux anti-
biotiques et de leur consomma-
tion», explique la porte-parole
Katrin Holenstein.
Pour combler ces failles, le
Conseil fédéral a approuvé, en
novembre 2015, la stratégie Anti-
biorésistance (StAR) qui com-
prend 35 mesurespour assurer
l’efficacité de ces médicaments à
long terme, tant chez l’homme
que chez l’animal. En parallèle,
des études sont en cours via le
Programme national de re-
cherche «Résistance aux antimi-
crobiens» piloté par le Fonds na-
tional suisse.
L’Officefédéral de la sécurité
alimentaire et des affaires vétéri-
naires (OSAV) indique que,
jusqu’à ce jour, aucun ne de -
sistance aux antibiotiques n’avait
été détecté sur un animal ou
dans de la nourriture en Suisse.
Quant à la transmission d’un tel
canisme de sistance de
l’animal à l’homme, l’OSAV es-
time qu’elle est possible et
conseille d’appliquer les mesures
d’hygiène de base pour se pré-
munir de tout risque: cuire la
viande, se laver les mains aps
avoir touché un animal, etc.
L’OSAV précise aussi que la
colistine est bel et bien utilisée
en médecine vétérinaire en
Suisse, surtoutpour soigner la
diarrhée chez les porcs et pour
prévenir la transmission de ma-
ladies. Mais les quantités pres-
crites ont largement diminué.
Ainsi, si 1577kg de colistine ont
été administrés en 2008, seuls
773kg ont été utilisés en 2014,
détaille le porte-parole Stefan
Kunfermann. Il souligne qu’il se-
rait difficile de se passer de la co-
listine, fauted’alternative.
Ala lumière des dernières dé-
couvertes, l’Agence européenne
des médicaments a reçu, le
11 janvier, une requête de la
Commission européenne pour
mettre àjour sesrecommanda-
tions quant à l’utilisation de la
colistinesur les animaux. Jusqu’à
maintenant, l’agence recom-
mandait de maintenir son utili-
sation, mais seulement pour le
traitement d’animaux infectés et
non à titre préventif. Au-
jourd’hui, ces consignes pour-
raient changer. CW
Le professeur Patrice Nordmann a mis au point un test de
diagnostic rapide à Fribourg. VINCENT MURITH
«Aucun vaccin contre
ces infections-là ne
sera disponible dans
un avenir proche»
PROF.PATRICE NORDMANN
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