REGARDS CROISÉS SUR L’ÉTHIQUE
Chapitre 10
L’ÉTHIQUE AU QUOTIDIEN DE L’ENTREPRISE :
QUESTIONS, CONTRAINTES, COMPROMIS
Valérie Buthion
Université Lumière-Lyon 2
Comment fait-on pour enseigner l’« éthique en entreprise » ?
Que peut-on apporter aux étudiants par une éducation à l’éthique ?
Sur quels sujets faut-il amener les jeunes en formation à réfléchir ?
Ces questions se posent aux formateurs depuis qu’il est apparu nécessaire de sensibiliser les
étudiants aux problèmes concrets et bien réels qu’ils rencontreront dans leurs pratiques
professionnelles. Elles font l’objet de réponses fort diverses, diversité liée aux caractéristiques
personnelles de chaque formateur. Il semble toutefois qu’un consensus existe sur ce qu’il ne faut
pas faire.
Ainsi, il paraît clair que l’éthique ne doit pas s’enseigner au travers d’un cours magistral. Un tel
cours présente en effet deux inconvénients quand il s’agit d’éthique :
d’abord un cours magistral ne peut que dérouler une argumentation logique et, dans le cas de
l’éthique, il déroulera les conséquences logiques d’un ensemble de règles morales ; au pire, qui
peut arriver, on aboutit alors à un moralisme, c’est-à-dire à l’exact opposé de ce que l’on
cherchait ;
ensuite on risque toujours de tomber dans le travers d’un enseignement où on amène des
choses uniquement théoriques, qui déroutent plus qu’autre chose quand on se retrouve face à la
pratique, car on ne sait alors pas trop bien comment passer de la théorie à la pratique tellement le
fossé est grand ;
— enfin, et ce point est très lié au précédent, les problèmes auxquels seront confrontés les acteurs
seront toujours singuliers : leur réponse n’est pas à chercher au bout d’une argumentation
théorique, mais elle doit prendre en compte la situation dans ses déterminations concrètes, la
personnalité du décideur, celle des acteurs avec lesquels il est en contact…
Cette inadaptation du cours magistral montre, a contrario, qu’une formation à l’éthique doit
développer une capacité d’initiative, d’invention, face à des situations qui, répétons-le, seront
toujours nouvelles, toujours singulières.
De même il semble acquis qu’il faille éviter les jugements catégoriques et définitifs (la suite de ce
travail le montrera très souvent). En effet, chaque fois qu’on tente de parler de morale des affaires,
la réfutation peut être faite tout de suite. Un exemple ? Il est bien évident que la corruption est
immorale, et pourtant… Et pourtant, certains dirigeants choisissent tout de même, en leur âme et
conscience, la corruption parce qu’ils jugent que, dans la situation dans laquelle ils se trouvent,
c’est un moindre mal…
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Doit-on pour autant renoncer à parler d’éthique ? Est-ce que les contraintes, qui à un moment
donné ont acculé tel ou tel à être en contradiction avec son éthique personnelle, à faire des choix
qu’il aurait préféré ne pas avoir à faire, le condamnent à rester en dehors de l'éthique le reste de
sa vie professionnelle ? De la même façon, si on dit aujourd'hui à des entreprises qui ont été
impliquées dans des affaires de corruption, qui sont en procès, et qui commencent à réfléchir à
l'éthique et à mettre un peu d'ordre chez elles : "d’accord, mais vous avez tellement péché que
maintenant vous êtes condamnées pour l'éternité à brûler dans les flammes de l'enfer", il est à
craindre que l'éthique ne fasse pas beaucoup de progrès dans les affaires.
Ce refus des jugements définitifs nous apporte lui aussi un élément pour une formation à
l’éthique : elle doit être une formation à la complexité.
À l’opposé de ces deux attitudes, nous postulons qu’une formation à l’éthique doit être telle qu’elle
permette à l’étudiant de construire sa propre réflexion. Cette construction a besoin de deux bases :
d’une part l’étude de cas pratiques, réels (tels que ceux qui sont présentés dans cet ouvrage), qui
permettent de rendre compte des interrogations éthiques que l’on peut avoir en entreprise, et qui
tiennent compte également des réponses (qui sont toujours multiples) qu'on peut apporter à ces
interrogations. Elles sont ou elles ne sont pas satisfaisantes, mais elles sont réelles ;
d’autre part la prise en compte de la complexité des situations auxquelles il se trouvera confronté,
complexité qui le contraint à décider puisque LA bonne solution n’existe pas. Et c’est l’objet du
présent travail.
Nous présenterons cette complexité de façon progressive. Pour cela, une première partie
exposera quelques types de situations dans lesquelles l’individu doit faire des choix, en sachant
qu’aucun des choix possibles n’est pleinement satisfaisant. Une seconde partie montrera que les
problèmes éthiques se posent aussi à des niveaux plus globaux, celui de l’entreprise dans son
ensemble et celui de la société tout entière, même si ces niveaux, qu’on peut appeler « macro »
ou structurels, sont en définitive la résultante des comportements individuels
I. PROBLÈMES ÉTHIQUES ET CHOIX INDIVIDUELS
L'individu est porteur de ses propres convictions, mais il est également porteur d'un certain
nombre d'engagements collectifs et il est, de plus, enserré dans un ensemble de contraintes.
Ajoutons à cela le fait que le même individu (vous et moi) est inséré dans de multiples situations
de vie : il est producteur, mais aussi consommateur, actionnaire… Si on en reste à un des
éléments de cette multiplicité, il conduit en général à un type de décisions (ainsi l’éthique de
conviction peut me faire refuser toute forme de corruption quelles que soient les conséquences de
ma décision). Le plus souvent (toujours ?), l’ensemble de ces éléments conduisent au contraire à
des solutions incompatibles. Dès lors, la personne amenée à prendre des décisions va être
contrainte de faire des choix ; ses décisions vont être l’objet de questions et de compromis. Elle
peut alors favoriser ses convictions personnelles, ses engagements collectifs, les contraintes que
lui impose son entreprise ; elle peut aussi favoriser telle ou telle de ses différentes situations de vie
(producteur, consommateur…).
1. Convictions personnelles ou engagements collectifs ?
Prenons deux exemples concernant le recrutement.
Dans un premier cas, nous avons une personne, maître de la décision de recrutement, qui choisit
de recruter, parmi les candidats, quelqu'un qui lui a rendu un certain nombre de services, et envers
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qui il se considère comme redevable. Indépendamment des qualités intrinsèques de l'individu et
de son adaptation au poste de travail, le recruteur demande à son équipe, au nom des services
rendus, qui précisons-le ont parfois bénéficié à cette équipe, de supporter collectivement les
défaillances de la personne recrutée.
Figure 1
Balance en faveur des convictions personnelles
Dans ce cas-là, ce sont les convictions de la personne qui vont emporter la décision, au détriment
de la responsabilité de cette personne vis-à-vis de son équipe.
Dans un deuxième cas, pour un recrutement dans le même type de milieu, nous avons un
décideur qui est soumis à une pression. La personne s'est déjà engagée personnellement vis-à-vis
de quelqu'un qu'elle considère comme compétent. Elle subit une pression où on lui demande de
favoriser un autre candidat. Résister à cette pression risque de rejaillir sur l'ensemble de l'équipe.
Chaque responsable d'une équipe de travail doit mesurer les conséquences que peuvent avoir
chacune des décisions qu’il prend. Le décideur décide de privilégier l'équipe de travail, et va céder
à la pression qui est exercée sur lui, pour éviter des représailles éventuelles sur son équipe.
Figure 2
Balance en faveur des responsabilités collectives
Dans ce cas-là, c’est la responsabilité vis-à-vis des autres qui va
Ethique individuelle
Ethique collective
Ethique individuelle
Ethique collective
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l’emporter sur les convictions personnelles.
D’autres logiques peuvent sous-tendre les décisions de ce type. Si on admet à la base la sincérité
des intentions des deux décideurs, c’est-à-dire que chacun a pris sa décision en se sentant
engagé, l'un d’un point de vue individuel, l'autre d’un point de vue collectif, on ne peut pas dire que
l’un ait plus d’éthique que l'autre.
Très souvent, qui se porte juge du comportement de quelqu'un évalue la situation par rapport à
des frustrations individuelles. Dans les deux cas, que ce soit dans la position de l'équipe ou dans
la position de l'individu qui a été écarté, quelqu’un peut se dire que ce n'est pas juste, que ce n'est
pas éthique de se comporter de cette manière-là. Dans l'esprit des deux décideurs, il y a pourtant
bien eu une réflexion et une dimension éthique, un choix entre l'individu et la collectivité. Le fait
que ces deux dimensions interviennent a créé un conflit. Au moment où on doit prendre une
décision, il y a effectivement toujours quelqu'un qui sera frustré. Le but de l'éthique n'est pas de
contenter tout le monde. Et ce n’est pas parce qu'on a contenté tout le monde qu'on a été éthique.
Il existe des cas où on peut très bien contenter beaucoup de gens et être complètement
« inéthique ».
L'individu ne peut pas se référer seulement à son éthique individuelle. L'éthique est avant tout un
problème collectif, de rapport aux autres, de vie "ensemble". Une éthique de composante
strictement individuelle supposerait que chacun se mette en accord avec sa conscience. Dans
l’entreprise, l'individu ne peut pas se référer seulement à son éthique individuelle, car il a un
certain nombre de responsabilité vis-à-vis des personnes présentes dans l’entreprise. Il est
engagé et rémunéré pour cela, et il est porteur de ses responsabilités.
2. Convictions personnelles et contraintes fixées par l’entreprise
L’entreprise peut définir des valeurs. Même lorsqu’elle n’en définit pas, elles transparaissent dans
ses objectifs. Suivant l'entreprise, suivant les convictions de ses dirigeants, elle va fixer ou elle ne
va pas fixer de limites. Toute personne en situation professionnelle travaille dans un cadre, fait de
règles plus ou moins claires. Quand on regarde un petit peu ce qui se passe et quels sont les
cadres dans lesquels les gens interviennent au nom de l'entreprise, on voit une grande disparité
des pratiques. On peut en qualifier quelques-unes.
D'abord, les dirigeants peuvent très bien ne pas fixer volontairement de règles éthiques. Dans la
distribution, il y a des dirigeants de magasins dans les groupes indépendants dont l'objectif avoué
est de gagner un maximum d'argent en un minimum de temps, puis de revendre leur magasin une
fois qu'il a été bien exploité, d'acheter un bateau et d'aller faire le tour du monde en famille. Dans
ce type de situation, les questions éthiques n'interviennent pas forcément. En termes clairs, on
s'en fiche. L'objectif est de gagner un maximum d'argent et c’est ce qu’on demande aux personnes
qui travaillent dans ce type d’entreprise. Elle ne va pas fournir de cadre à l'individu sur la façon de
se comporter ; le seul cadre est constitué de l'objectif de résultat économique.
L’entreprise peut avoir des engagements sélectifs. C’est le cas d'une entreprise du bâtiment qui a
toujours refusé d'exporter sur le marché africain, parce que les convictions religieuses des
dirigeants interdisaient qu'on fournisse des call-girls aux acheteurs. La position de l'entreprise a
toujours été claire là-dessus. Il n'empêche que la même entreprise a été impliquée dans des
affaires de corruption et d’entente illicite à l'intérieur du territoire français. Les valeurs s'appliquent
sélectivement, l’entreprise en fixe certaines, elle n’en fixe pas d'autres. Là où on n’en fixe pas, il se
passe des choses qui ne sont pas forcément éthiques.
L’entreprise peut avoir à certains égards un comportement hypocrite. Un cadre, qui a travaillé pour
une entreprise française sur le marché asiatique, disait que cette entreprise avait une très forte
éthique. Chaque cadre savait que l’entreprise ne voulait pas entendre parler de corruption. Si un
cadre était impliqué dans une affaire de corruption, l’entreprise annonçait clairement qu’elle ne le
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soutenait pas. Seulement, les objectifs commerciaux n’étaient pas en rapport avec ces principes.
Si les commerciaux n’emportaient pas les marchés, ils étaient licenciés. Que fait-on dans ces cas-
là ? Il y a un refus d'assumer collectivement les conséquences de certaines pratiques
commerciales.
Figure 3
L’entreprise fixe ou ne fixe pas de règles éthiques
Il y a également en matière d’éthique d’entreprise, une certaine part « d’inconscience » des
dirigeants. Quand on dirige une entreprise, on ne pense pas toujours à tout. Quand les entreprises
sont de taille très importante, on ne peut pas être derrière chaque personne et chaque
négociateur, pour s’assurer qu’il se comporte de la façon qu’on attend. Les règles sont là pour
essayer de fixer des limites et donner des points de repères , à la fois pour les salariés de
l’entreprise et pour l’extérieur. Un dirigeant d’une entreprise de plomberie raconte que sur un
chantier où l'architecte avait demandé son matériel dans le cahier des charges, l’entreprise s’était
vu réclamer une enveloppe par le responsable de l’entreprise chargée de la partie plomberie.
Comme l'entreprise affichait quand même depuis longtemps ses principes éthiques, le dirigeant a
téléphoné aux dirigeants de l’entreprise de plomberie pour leur exposer ce problème. Et
l’entreprise a mis bon ordre dans les pratiques de son salarié. Ces points de repères permettent à
quelqu'un qui se retrouve dans cette situation difficile de ne pas se laisser coincer par une logique
individuelle. Cette logique d'un individu qui dit "moi indépendamment de tout ce qu'on me dit, moi
je veux de l'argent, je vais court-circuiter tout le monde et je vais quand même essayer de faire
pression" ne peut le faire si un cadre de références permet des recours. Si l'entreprise n'affiche
rien, il est plus facile pour les individus livrés à eux-mêmes, de jouer des cartes individuelles. Il
peut alors se passer tout plein de choses que l'entreprise ne maîtrise pas.
Il n'est pas forcément satisfaisant de se laisser manipuler par des pratiques manquant
complètement d’éthique, mais on peut être obligé de les tolérer faute de mieux. Que fait une
entreprise qui a des salariés à faire travailler, dans des activités où le bakchich est le point de
passage obligé ? Dans les dernières années, si on observe ce qui s'est passé sur les marchés, on
se rend bien compte qu'un dirigeant qui se sent responsable de ses salariés peut, même si ça ne
lui plaît pas du tout, même si la corruption est contraire à tous ses principes, céder à cette
corruption, parce qu'il n'a pas envie de fermer l’entreprise et de mettre tout le monde dehors. Et
dans ces conditions-là, on ne peut pas porter des jugements de valeurs tranchés sans tenir
compte de ce type de contraintes.
Par rapport à ces logiques collectives, on ne doit pas oublier que nos étudiants, comme les
professionnels, vont se trouver dans des situations extrêmement difficiles. Notre objectif n'est pas
de les transformer en "Superman" de l'éthique. D'abord parce qu'ils ne tiendraient pas. Il est donc
volontairement
inconsciemment
sélectivement
hypocritement
faute de mieux
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