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Nicolas Quénel
Journaliste
Reporter Indépendant
CBS, Match, Take Part
1 - Le général Haftar est soutenu explicitement par les Russes et dans les
médias, il est de plus en plus présenté comme le possible unificateur de la
Libye. Si le général venait à être le nouvel homme fort du pays, quelles
pourraient être les conséquences pour l'Europe ?
Le général Haftar, qui a récemment pris le titre de maréchal, est un « entrepreneur
de guerre », une sorte de condottière, qui évolue entre plusieurs allégeances et a
des ambitions propres. Un bref rappel biographique s’impose. Chef de l’« Armée
nationale libyenne », Khalifa Haftar n’est pas un homme neuf surgi du désert ou de
l’actuel chaos libyen. Âgé de 73 ans, il est l’un des compagnons et chefs de guerre
de Kadhafi. Au préalable, il a reçu une formation d’officier à l’Académie militaire de
Benghazi, complétée ensuite par un stage dans l’Egypte nassérienne, puis en
URSS. En 1969, il participe au coup d’Etat de Kadhafi qui met à bas la monarchie
sénoussiste et instaure la « République arabe de Libye ». Pendant plus de quinze
ans, il sert celui que l’on put nommer le « Trotsky des sables » (voir son rôle dans la
guerre du Kippour en 1973, dans la guerre contre le Tchad d’Hissène Habré en
1986). Fait prisonnier lors de la déroute du corps expéditionnaire libyen, il passe à
l’opposition et rejoint le Front de Salut National de la Libye (FSNL), basé au Tchad,
et il bénéficie du soutien de la CIA pour organiser un coup d’Etat contre Kadhafi.
Exfiltré en 1990, Haftar séjourne au Zaïre, puis au Kenya, avant d’être accueilli sur le
territoire des Etats-Unis. Il s’installe alors dans une petite ville à dix kilomètres de
Langley, le siège de la CIA. Lors de la guerre qui a renversé Kadhafi, l’homme n’a
joué qu’un rôle marginal, mais il est aujourd’hui décidé à se placer au premier plan
de la « nouvelle Libye ».
Présentement, le général Haftar est à la tête de l’« Armée nationale libyenne » qui
est tout sauf « nationale ». Il importe de conserver à l’esprit le fait que la Libye est un
vaste territoire (1,7 million de km²), au peuplement ténu (6,5 millions de Libyens),
parcouru par des lignes de partage sur les plans géographiques et ethniques.
Schématiquement, la Libye est composée de trois régions hétérogènes et
centrifuges : la Tripolitaine à l’ouest, la Cyrénaïque à l’est et le Fezzan au sud. Si
Kadhafi a amplement instrumentalisé le panarabisme, avant de tabler sur le
panafricanisme, il ne faut pas oublier la part des Berbères (10 % de la population) ou
encore des Toubous, une ethnie nilo-saharienne présente dans le Sud libyen, le nord
du Tchad et l’est du Niger (quelques dizaines de milliers d’âmes, mais des milliers
d’hommes en armes). A cela, il faut ajouter les clivages tribaux et les différentes
familles de l’Islam politique, en plus de l’« Etat islamique » aujourd’hui sur le repli.
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Dans cette partie géopolitique, Haftar dispose du soutien de l’Egypte d’Al-Sissi et des
Emirats arabes unis (EAU) qui, malgré l’embargo onusien sur les armes, lui ont livré
du matériel (avions, hélicoptères et blindés). En second rideau se trouve la Russie à
qui la guerre en Syrie a permis de se redéployer en Méditerranée. Sur le chemin du
retour, le porte-avions russe Kouznetsov a fait escale à Tobrouk (Est libyen) et
accueilli à son bord le général Haftar. Une visio-conférence avec le ministre de la
Défense russe a été organisée (11 janvier 2017). Moscou entend ainsi reprendre
pied en Méditerranée centrale et en Afrique du Nord. Assurément, ces soutiens
extérieurs pèsent, mais cela suffira-t-il à prendre le pas sur le gouvernement de
Fayez al-Sarraj, le seul reconnu par l’ONU, et sur les différentes forces et milices ?
La réalité de la Libye est polycentrique et Haftar s’est surtout imposé comme l’une
des parties avec lesquelles il faut compter. Les Etats européens soutiennent la
solution préconisée par la « communauté internationale » et donc le gouvernement
de Fayez al-Sarraj. Théoriquement, la Russie également puisqu’il s’agit d’une
décision prise au sein de l’ONU, mais elle pratique un double jeu
2 - Si cette ascension se confirme, quelles pourraient être les conséquences
sur la crise migratoire ? La Libye étant une des principales sources de
préoccupation de l'agence Frontex mais Haftar serait-il seulement disposé à
négocier avec l'Europe pour endiguer ce phénomène au vu du rapprochement
établi avec la Russie ?
La montée en puissance du général Haftar, qui domine le parlement installé à
Tobrouk, et le conflit avec le premier ministre, chef du gouvernement sis à Tripoli,
repoussent la constitution d’un gouvernement d’unité nationale. Fayez al-Sarraj a
réussi à évincer l’ex-gouvernement (l’émanation de la coalition « Aube de la Libye »)
qui contrôlait la Tripolitaine, mais il n’a pu s’imposer au camp de l’Est (la
Cyrénaïque). Le parlement de Tobrouk est contrôlé par les amis et alliés du général
Haftar qui refusent de valider l’autorité de Sarraj. Au sein du Conseil de sécurité, la
Russie veille à ce que le « parti » d’Haftar échappe aux sanctions internationales. Il
est évident que la persistance du clivage Est-Ouest et l’absence de gouvernement
d’unité nationale interdisent toute refondation politique et instauration d’un semblant
d’ordre dans le pays, ce qui ne facilite pas le contrôle des flux migratoires à
destination de l’Europe. Un mauvais esprit pourrait penser que le pouvoir russe y
trouve son intérêt, les flux migratoires contribuant à déstabiliser la situation politique
dans les pays d’accueil. En effet, l’appareil de propagande du Kremlin exploite ces
situations (faits divers montés en épingle et désinformation) et soutient en Europe les
formations politiques qui ont fait de l’hostilité à l’immigration leur fond de commerce
électoral. Au vrai, les vues géopolitiques russes sont certainement plus larges.
Moscou entend rétablir en Méditerranée les positions qui étaient les siennes à
l’époque de l’URSS et de la Guerre froide (la « grande stratégie » russe est de
facture néo-soviétique).
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Il reste que le phénomène migratoire dépasse largement les calculs d’Haftar et la
situation libyenne. A ce sujet, il est trop facile d’affirmer que l’intervention militaire
occidentale en Libye (mars-octobre 2011) est à l’origine de ce phénomène de masse.
Déjà, elle visait à empêcher des massacres et une longue guerre, avec une
extension à l’Afrique du Nord, qui auraient inévitablement provoqué de vastes
mouvements de populations. Si l’actuel chaos politique a fait de la Libye une plaque
tournante de l’immigration illégale en l’Europe, le très grand nombre des réfugiés et
migrants provient d’espaces plus lointains : le Moyen-Orient (Syrie, Irak), le Sahel et
la Corne de l’Afrique (Mali, Niger, Erythrée), la Haute-Asie (Afghanistan). Insistons
plus particulièrement sur la guerre en Syrie, provoquée par la volonté de Bachar alAssad de se maintenir coûte que coûte au pouvoir, soutenu sans faille aucune par le
Kremlin et le régime chiite-islamique de Téhéran. La guerre et les exactions ont jeté
les populations sur les routes de l’exil (la moitié de la population syrienne a été
déracinée). Au-delà du contexte moyen-oriental, la composition des flux migratoires
appelle l’attention sur l’Afrique subsaharienne. La « transition démographique » n’a
pas encore produit tous ses effets. En 2010, le continent africain a dépassé le
milliard d’habitants, soit quatre fois plus qu’en 1950, et il atteindra les deux milliards
en 2050. L’Afrique représente le quart des naissances dans le monde et elle est
devenue le troisième foyer de peuplement au monde (à la place de l’Europe). La
démographie, le sous-développement, l’impéritie des dirigeants et les conflits armés
généreront d’autres flux migratoires.
3 - Concernant le terrorisme, même si le général a déclaré "avoir le même
ennemi" que les Européens. Quelle stratégie celui-ci compte-t-il mettre en
place pour lutter contre le terrorisme, celle-ci vous semble-t-elle pertinente ?
Le général Haftar a pour habitude de désigner comme « terroristes » l’ensemble de
ses opposants et ennemis politiques. Il faut lire à ce sujet l’interview récemment
donnée au Journal du Dimanche (5 février 2017). De fait, il mène sa propre guerre
contre l’« Etat islamique » et l’on sait qu’il a bénéficié de l’aide de services
occidentaux, notamment français : la présence d’unités spéciales de la DGSE
(Direction générale de la sécurité extérieure) a été révélée par la mort de
trois membres du service action, lors d’un « accident d’hélicoptère » qui s’est produit
le 17 juillet 2016. Le gouvernement de Fayez al-Sarraj avait alors protesté contre
cette « ingérence française » dans l’Est libyen. Du point de vue de la France, il s’agit
de soutenir les forces qui combattent l’« Etat islamique ». Cela dit, le général Haftar
n’incarne pas la seule force à mener ce combat. Pour mémoire, c’est une coalition de
brigades venues de Tripolitaine, affiliée à Serraj, qui depuis Misrata, a lancé une
offensive militaire contre Syrte, le bastion de l’Etat islamique en Libye. Le général
Haftar a alors mis à profit la situation pour s’emparer du « croissant pétrolier », à l’est
de Syrte. On désigne ainsi un arc de terminaux qui, en temps normal, assure environ
la moitié des exportations libyennes de pétrole (elles sont tombées à 12 % du volume
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exporté avant 2011). A l’évidence, Haftar est animé par un but qui dépasse
largement la lutte contre l’« Etat islamique ». Il s’agit de prendre le pouvoir en Libye.
La dénonciation du « terrorisme » lui sert à légitimer son combat personnel et à
obtenir des appuis extérieurs. Dans l’entretien accordé au numéro du Journal du
Dimanche, mentionné plus haut, il est évident qu’il entend utiliser cette cause et
l’appui apporté par la Russie pour disposer d’un levier à l’égard des Occidentaux
(« Si la Russie nous ouvre ses bras, nous n’hésiterons pas à accepter cette offre »).
Les buts politiques du général Haftar sont donc clairs. En a-t-il les moyens ? Ceux
dont il dispose sont suffisants pour lui assurer un pouvoir de nuisance et bloquer
toute transition politique. Sur le plan diplomatique, d’aucuns déjà évoquent un
triangle Russie-Algérie-Egypte prêt à jouer la carte « Haftar ». Son chantage et les
positions qu’il occupe dans l’Est libyen lui permettront peut-être d’obtenir des
puissances occidentales quelques facilités et accords « derrière les rideaux ».De là à
réunifier la Libye et à neutraliser durablement les forces centrifuges, il y a une marge.
Dans l’immédiat, la volonté de cet « entrepreneur de guerre » de se mettre à son
compte et le refus de placer ses forces sous le contrôle politique du gouvernement
de Fayez al-Sarraj expliquent dans une certaine mesure la perpétuation du chaos,
une situation qui profite à toutes les forces anomiques, dont les groupes djihadistes.
Il est vrai que les puissances occidentales ne font pas grand-chose pour soutenir le
gouvernement reconnu par la « communauté internationale ». En définitive, la
situation est fluide, bien des retournements sont possibles et la situation politique de
la Libye donne le sentiment que ce pays, comme d’autres parties du monde, renoue
avec l’âge précolonial (localisme et fragmentation). Une différence toutefois : ce
« retour du refoulé » se produit dans un monde plein et interconnecté. Du fait des
multiples flux et nuisances qui relient les rives sud et nord de la Méditerranée, sans
même parler du terrorisme, les puissances occidentales ne sauraient pratiquer une
politique de « douce négligence ». Du reste, c’est la piraterie barbaresque qui a été
autrefois un des déclencheurs des expéditions militaires européennes en Afrique du
Nord.
Jean-Sylvestre Mongrenier
Chercheur à l’Institut français de géopolitique (Paris VIII)
Chercheur à l’Institut Thomas More
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