démocratie en tant que déconstruction de soi iii

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mardi 28 décembre 2004
CONFERENCE 21
DEMOCRATIE EN TANT QUE DÉCONSTRUCTION DE SOI III:
L’EFFLEUREMENT DU NON-SENSE. LE SUJET DE
L'AUTODÉPASSEMENT
La formule de la RAISON DEMOCRATIQUE semble justement conjurer
l’évidence selon laquelle il n’existerait pas de raison qui ne soit
démocratique et pas de démocratie qui ne soit raisonnable. Et pourtant:
peut-être n’y a-t-il rien de moins évident que cette évidence qui semble
esquisser grossièrement la totalité de l’espace de la CULTURE
OCCIDENTALE DU LOGOS. Peut-être le dilemme de cette culture
réside-t-il précisément dans le fait qu’elle s’est vouée dès le départ à un
PRINCIPE D'EVIDENCE qui est plus sombre, plus déraisonnable ou
plus fou qu’elle ne pouvait l’admettre. Peut-être la lumière de l’évidence,
qui illumine les avant-cours et les halls des architectures philosophiques
du logos, est-elle la fiction originelle, le fantasme cardinal aveuglant
d’une raison qui se veut raisonnable. Peut-être la philosophie sert-elle
uniquement à évincer un endroit sombre au cœur de son évidence, à
faire disparaître une tache aveugle à l’aide d’un fondu enchaîné, par une
sorte d’éclairage excessif qui génère une propre forme d’obscurantisme.
C’est l’obscurantisme de la lumière, un trop de lumière qui enchaîne le
logos à un principe d’évidence qui lui procure l’illusion d’une identité
raisonnable. Comme si le logos n’était pas en même temps, et n’avait
pas toujours été, le principe du manque de principes. Comme s’il ne
“savait” pas dès le départ qu’il est né d’un non-savoir radical qui
échappe à sa souveraineté. Comme si la clarté proprement dite, l’autre
évidence, de la raison occidentalen’était pas justement le fait qu’elle se
précipite vers un soir, un crépuscule et une nuit, sans pouvoir encore
comprendre la raison ou l’abîme de cette accélération. La raison
occidentale surgit de la nuit de ce non-savoir élémentaire pour se
plonger dans la nuit d’un avenir aussi obscur et aussi imprévisible que sa
propre origine.
La formule de la raison démocratique ne peut donc servir qu’à affirmer
aussi souverainement et aussi résolument que possible l’ouverture de
cette raison sur une non-raison, la condition de la possibilité d’un sujet
démocratique qui, en restant en mouvement, se soustrait à la réduction
de l’évidence du démocratique. En se dirigeant vers sa limite et vers la
sphère de son indécidabilité.
Dans la mesure où elle est considérée comme un événement européen,
– l’événement d’une CULTURE DU LOGOS vieille de 2500 ans - la
philosophie s’est toujours associée à la lumière, au soleil platonicien, au
lumen chrétien, à la Aufklärung, aux Lumières ou à l’Enlightenment, à
l’évidence husserlienne et à la clairière (Lichtung) heideggerienne.1 La
philosophie a été dès le départ la métaphysique de la lumière: de l’éclair
générateur d’Héraclite, Platon et le néo-platonisme de Plotin, Proklos et
Prosyphyros, en passant par Saint-Augustin, jusqu’à Robert
Grosseteste, Roger Bacon, Bonaventura et Albertus Magnus, pour
finalement dominer à partir de la fin du Moyen Age l’ensemble des
Temps Modernes, les métaphysiques de l’auto-transparence cogitale, de
la recherche de la certitude apodictique, de l’auto-justification ou de
l’auto-fondement dans l’évidence de la conscience. Comme si le sujet
occidental, dès l’aube de son existence, avait toujours été soumis à la
dictée d’une lumière qui le pousse à s’articuler en concepts d’évidence,
de clarté, de visibilité ou d’ouverture (Erschlossenheit).
Et pourtant il est clair que, dans toutes ses phases diverses, le sujet de
la lumière est en contact permanent avec une obscurité qui assombrit la
lumière de l’évidence, de façon plus ou moins manifeste ou plus ou
moins consciente. Le sujet de la lumière en tant que tel est accompagné
de la menace d’une obscurité absolue. Il pressent ou ressent l’activité de
cette obscurité dans toutes ses pulsions et dans tous ses actes positifs.
On peut évoquer ici une pensée qui n’existe que par rapport à une limite
pressentie, dévoilant l’impossibilité de la pensée, la katastrophé du
sens. Effleurée par le non-sens, la pensée doit s’autoriser à des
affirmations. La liberté, la raison, la responsabilité comme condition de la
possibilité d’une auto-érection (autoerectio) démocratique,
émancipatrice, progressive, ne prennent un sens qu’à l’instant où elles
effleurent le non-sens:
“Est-il possible, en se préservant un certain souvenir fidèle de la raison
démocratique et de la raison tout court, je dirais même d’une certaine
Aufklärung (ne parlons pas de l’abîme qui s’ouvre encore aujourd’hui, ou
de nouveau, sous ces termes), non pas de la créer ou de la fonder, mais
de l’ouvrir et de la maintenir ouverte, là où il n’est incontestablement plus
1
Bien que Heidegger nie parfois tout lien entre lumière et Lichtung, la pensée de la clairière
(Lichtung), de la vérité de l’être ou de l’événement reste connotée à un vocabulaire lumineux.
question de création et de fondement, mais d’une ouverture pour l’avenir
ou plutôt pour le “viens” d’une certaine démocratie?”2
La pensée de la lumière doit s’affirmer comme pensée de l’obscurité. De
même que le sujet de l’expérience de l’Autre, de l’impossible, de l’avenir
absolu ou de l’événement, le sujet de l’affirmation de la lumière affirme
une obscurité originelle comme fondement de la possibilité de son
expérience. En tant que pensée du possible, il est soumis à cette
expérience de l’impossible. Il décide, comme l’a répété inlassablement
Derrida, dans la nuit de l’indécidable. “L’indécidable” n’a jamais été
pour moi le contraire de la décision, mais la condition de la décision, et
plus précisément dans tous les cas où cette dernière ne découle pas du
savoir, comme le ferait une machine à calculer.”3
L’alliance spécifique de la lumière et de l’obscurité, du retrait (léthé) et du
non-retrait (alêthéia) dans la pensée déconstructive d’une autre
Aufklärung semble donc être celle-ci : le sujet de la lumière, du savoir,
de la décision, doit s’affirmer en tant que sujet d’une ouverture qui
prolonge son être de la dimension de la fermeture, de l’impossibilité, de
l’indécidabilité et de l’obscurité absolue. Nous appelons le sujet de cette
prolongation le sujet démocratique.
S’il est vrai que la philosophie est inséparable de l’événement d’une
certaine introspection d’un sujet, si donc l’image de soi, c’est à dire du
propre, fait partie de la notion de philosophie en tant que telle, s’il est
prouvé “que l’inépuisable question de la vérité et de la lumière, de
l’Aufklärung (…) a toujours été liée à la question de l’homme”,
2
Jacques Derrida, Politiques de l’Amitié, p. 409.
qu’elle“revendique une notion de propre de l’homme”4, comme le dit
Derrida, la question se pose de savoir ce que serait une philosophie qui
rompt avec cette notion de propre, avec la logique de la propriété.
Peut-il y avoir une philosophie qui renonce à cette notion? Une
philosophie qui se dépasse en tant que philosophie du propre pour être
une autre philosophie, une philosophie de l’Autre ou d’une autre pensée
de l’Autre? Peut-on envisager une pensée qui ne soit plus animée par le
souci de l’humanité de l’homme, une pensée qui se soit délestée du
fardeau de l’idée de l’homme? Une philosophie qui se soustrairait au
terrible dispositif ontologique qui réunit les notions d’un soi ou d’un moimême, du propre et du vrai, de l’essence, de la substance, de l’identité,
de la subjectivité d’un sujet pour garantir en même temps l’objectivité
des objets, la nature des choses, de l’être non-humain? La philosophie
n’est-elle pas apparue dès le départ comme la question du on hé on, de
l’étant en tant qu’étant, en tant que pratique ontologique qui pose la
question de l’être de l’étant, de son fondement élémentaire? Et cette
question (du sens) de l’être en soi, la question heideggerienne de l’être,
n’est-elle pas justement liée au fondement du propre? Cela ne fait
aucun doute.
Et pourtant ce propre et peut-être le plus propre de l’homme, l’être du
Dasein, ne peut pas être lui-même approprié. Le plus propre de l’homme
n’appartient pas à l’homme. Peut-être est-ce là l’aspect le plus radical de
la pensée heideggerienne: avoir pensé ce plus propre en tant que
quelque chose d’absolument étranger, tout en insistant en même temps
3
Jacques Derrida, Marx & Sons, Francfort-sur-le-Main 2004, p. 63.
Jacques Derrida, Die unbedingte Universität (L’université sans condition), Francfort-sur-le-Main, p.
10.
4
sur la nécessité de la question du plus propre. L’être de l’homme “est”
(comme l’être en soi) ce qui dépasse l’homme (le Dasein). Le sens de ce
que l’on nomme la différence ontologique entre l’être et l’étant est que
l’étant “homme” habite son être comme une étrangeté absolue, comme
un océan infini. Pour ce sujet océanique, l’expérience de soi est en
même temps expérience de l’étranger, l’expérience de ce qui défie son
soi. Le sujet de cette expérience doit se dépasser soi-même pour être
dans son soi. A vrai dire, il n’est son être qu’à l’instant de son
dépassement, que lorsqu’il devient autre qu’il est. C’est là que la
distinction entre le sujet de la démocratie et le sujet démocratisé
s’exprime en tant que modalité de la différence ontologique:
Le SUJET DEMOCRATISE est attaché à la (pseudo-)substantialité de
sa détermination et de sa limitation ontologiques. Il défend son statut
d’être établi au nom d’une identité politique. Il est le sujet d’une
immobilité identitaire. Le SUJET DE LA DEMOCRATIE par contre est le
sujet hyperbolique du devenir, du DEVENIR-AUTRE, donc d’une
mobilité qui le propulse au-delà de son STATUT IDENTITAIRE (qui est
de toutes façons toujours multiple). Le propre de ce sujet réside dans sa
non-propriété, son essence est sa non-essence, sa substance consiste à
être sans substance.
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