LECRITURE CEREMONIEUSE CHEZ LES ENFANTS:
QUELQUES EXEMPLES DINTEGRATION GRAMMATICALE
FEDERIC SABIO
Université de Provence Equipe DELIC
Abstract: Formal register in childrens texts: some instances of grammatical cohesion.
Beyond a traditional sociolinguistic perspective, which generally opposes formal to informal
variants of language in terms of pure alternatives of register, this study considers some texts
of French elementary school children, written in a markedly formal tone, on a grammatical
point of view. The analysis of the syntactic resources used by these young children when they
wish to imitate the adult literary style, reveals interesting procedures of grammatical cohe-
sion which it would be worth teaching in a more overt and explicit way, in order to show
their communicative ecacy.
Keywords: Formal written register Childrens texts Grammatical cohesion.
LOPPOSITION ENTRE LANGUE QUOTIDIENNE ET LANGUE CEREMONIEUSE
Les études descriptives consacrées aux productions linguistiques enfantines
montrent que les jeunes locuteurs développent précocement une conscience
sociolinguistique qui favorise, lorsque la situation langagière sy prête, lem-
ploi de tournures réputées cérémonieuses. Cela a notamment été illustré à
travers diverses situations de jeux de rôles, dans lesquels il était proposé aux
enfants de se mettre dans la peau dun personnage amené à prendre la parole
dans une situation formelle. Les corpus oraux établis à lUniversité de Pro-
vence conrment pour le français le recours aux formes de langue prestigieu-
ses, comme dans ce passage qui met en scène des enfants dune dizaine dan-
nées en train de parodier un journal télévisé:
Revenons àlactualité: les tremblements de terre en Turquie ont eu lieu en août sep-
tembre. Il y a eu des m- des m- plus de vingt mille morts et des milliers de blessés, des
familles détruites et beaucoup de dégâts. Comment vont-ils passer Noël?
On relève ici plusieurs caractéristiques typiques de la langue du diman-
che, telles que lemploi dun sujet lexical (les tremblements de terre en
Turquie), le recours à une forme prestigieuse dinterrogation (vont-ils),
. SLOSBERT ANDERSEN (), BLANCHE-BENVENISTE (à paraître).
. BLANCHE-BENVENISTE, ROUGET et SABIO eds. ().
. BLANCHE-BENVENISTE ().
. Dans les conversations quotidiennes que nous avons recueillies, les sujets purement lexi-
caux sont assez peu fréquents: on trouve en revanche beaucoup de tournures en il y a (par
exemple: il y a eu des tremblements de terre); ainsi que des réalisations dans lesquelles l’élé-
 Federic Sabio
et le choix du verbe avoir lieu, rarement utilisé dans la langue parlée
quotidienne.
Comme dans toutes les sociétés lettrées, cest, en français, lusage écrit de
la langue qui illustre le plus régulièrement la capacité des jeunes scripteurs à
sélectionner les tours les plus cérémonieux. Cela est notamment le cas dans
les textes narratifs auxquels les enfants ont à coeonner un caractère nette-
ment littéraire.
Les exemples de tournures grammaticales ranées auxquels on pense le
plus généralement sont ceux qui se laissent ramener à une opposition duelle
entre la forme jugée familière ou fautive et la forme cérémonieuse qui peut
lui être substituée en situation de langue surveillée; ces oppositions peuvent
se manifester par la présence ou labsence dun trait linguistique donné: par
exemple, dans un énoncé négatif, labsence de ne sera ressentie comme fa-
milière, sa présence comme prestigieuse; dans une construction comme les
enfants ils arrivent, la présence du pronom sera perçue comme lourde et
redondante, son absence comme élégante. Dans la plupart des cas, loppo-
sition entre forme cérémonieuse et non cérémonieuse est liée au choix de la
bonne tournure, lorsque deux sont disponibles: cest ainsi quen situation
formelle, nous,lorsque ou car feront meilleure gure que on,
quand ou parce que; de même, dans de nombreux énoncés interrogatifs,
la postposition du pronom sujet (vont-ils venir?) est préférée à son antépo-
sition (ils vont venir?); dans les récits littéraires, lusage du passé simple a
un eet incomparablement plus rané que celui du passé composé...
Les récits écrits par des élèves de l’école primaire (entre et  ans) illus-
trent la capacité des enfants à délaisser les tours jugés trop familiers au prot
de tournures plus prestigieuses; en voici quelques exemples:
.La présence du ne antéverbal, dans les tournures négatives:
il ne ressorti jammais plus jammais de son terrier. (ans)
il naime pas les reine con lui a aporté apar la seule prinsesse con lui amène. mé sé sa
lle. et elle ne ve pas se marié avec luis. (ans) [il naime pas les reines quon lui a ap-
portées àpart la seule princesse quon lui amène. mais cest sa lle. et elle ne veut pas
se marier avec lui.]
.La postposition du sujet,
dans les interrogations:
En quoi vas tu te déguiser ? (CE)
Je vais chez ma mère-grand ve tu macconpagné. (ans)
ment lexical est suivi dun pronom à valeur de sujet (les tremblements de terre, ils ont eu
lieu).
. Sauf mention contraire, les énoncés seront donnés avec leur graphie dorigine. Les exem-
ples les plus diciles à lire seront suivis de la version orthographiée.
LEcriture ceremonieuse chez les enfants 
Mais quoman se fait til, que tu soa genti (ans) [Mais comment se fait-il que tu sois
gentil]
pourquoi est tu sortie de la maison sans nous avertir (ans)
dans lintroduction de paroles rapportées:
En quoi vas tu te déguiser pour le carnaval de l’école ? dit Pierre Je ne sais pas
trop- répond Marc. (ans). Je vais la tuér dis le prince non dis la princesse (ans)
après certains adverbes ou compléments de lieu et de temps:
Le lendemain a eu lieu une manifestation! ( ans)
Savais-tu ma lle que sur la colline se trouvait un château abandonné ( ans. Ortho-
graphe corrigée)
Peut être las-tu oublier en classe (ans)
à paine avait-il touché le volcan quil était bleu (ans)
.Lusage de nous comme forme de sujet:
Nous aimerion que vous nous prêtez un peut dargens  F pour allés voir nos cor-
respondants. Ensuite nous vous les rendront. Nous adendon inpassiamen votre ré-
ponses. A très bientôt chère Madame. (ans)
.Lemploi du passé simple, dans les textes narratifs:
Il y avait tun mesieur qui construisé des voiture. Un jour il désida de construir un
robo quil l’appela Croque note parse quil mangé de tout le landemain il lanmena à
l’école. En classe il chanté des note la maîtresse naité pas contente, alor elle le méta
à lapporte mes il narrété jamais de chanté alor les sotre se mir à chanté [...]. (ans)
[il y avait un monsieur qui construisait des voitures. Un jour il décida de construire
un robot quil appela Croque Notes parce quil mangeait de tout le lendemain il la-
mena àl’école. En classe il chantait des notes la maîtresse n’était pas contente, alors
elle le mit à la porte mais il narrêtait jamais de chanter alors les autres se mirent à
chanter]
.Lusage de sujets lexicaux:
cete petite fille voulé bien mai ses parents lui disait pas question (ans)
.Lusage du pronom y comme complément de lieu, avec certains verbes:
Un jour, ses parents, sa soeur et elle allerent dans la forêt voisine pour y ramaser des
champignons ( ans)
. PAZERY ().
. SABIO, sous presse.
 Federic Sabio
Camille va touts les matins dans la forêt pour y ceuillir des eurs, des fruits, etc... (
ans)
En marchant il trouva une maison, elle était abandonnée, et curieux il décida dy en-
trer pour voir ce quil y avait dedans. ( ans)
.Lemploi de car:
Il voulait lit allécar sa mère la chate était prisonière (ans)
je tatendait car je savais que tu allait tarrêter chez moi, et tu as bien fait car si tu
avait continuée dix mètres de plus, la foudre se serait abatue sur toi car javais ou-
blier de te donner la formule magique. ( ans)
Cette pratique de la conversion, qui repose sur lalternance entre deux for-
mes jugées concurrentes au plan sociolinguistique, a de tout temps été en-
couragée par les grammairiens sous la forme dinjonctions du type dites...,
mais ne dites pas.... Nos propres observations conrment dailleurs que les
jeunes enseignants en cours de formation universitaire sen tiennent bien
souvent àcette conception étroitement oppositive de la correction gram-
maticale: comme si le fait de bien écrire revenait essentiellement à remplacer
toutes les formes fautives ou familières dun texte par les formes normatives
ou cérémonieuses correspondantes.
Pourtant, il existe bien dautres ressources grammaticales qui contribuent
à donner aux productions linguistiques un caractère de formalité. Certaines
dentre elles reposent sur des procédés syntaxiques plus complexes que ceux
que nous avons illustrés ci-dessus, et paraissent de ce fait plus diciles à repé-
rer par les jeunes enseignants. Nous voudrions en donner trois illustrations
dont le caractère littéraire est pour nous saisissant. Seront évoqués successi-
vement:
Le phénomène de mise en facteur commun du sujet grammatical;
Un type spécique de constructions à sémantisme temporel introduites par
quand ou par lorsque;
Les participes et adjectifs détachés en début d’énoncés.
Les sujets placés en facteur commun
Parmi les langues romanes, le français a la particularité dexiger la réalisation
du sujet du verbe. Il existe cependant un cas bien connu qui autorise la non
réalisation du sujet: lorsque plusieurs constructions syntaxiques se succèdent
et quelles partagent un même sujet sémantique, il est possible de nexpri-
mer le sujet que dans la première des constructions. Par exemple, l’énoncé
.a- Marie entra et elle sapprocha de Paul
pourrait être donné sous la forme:
.b- Marie entra et sapprocha de Paul.
Plusieurs analyses ont été proposées pour rendre compte de ce phénomène:
LEcriture ceremonieuse chez les enfants 
lune des plus courantes revient à dire que dans la seconde construction, le
sujet aurait subi une élision, ce quillustre, dans la présentation suivante, le
recours à un élément zéro noté par “Ø”:
[Marie entra] et [Ø sapprocha de Paul]
Nous éviterons quant à nous dinvoquer leacement du sujet, et préfére-
rons considérer que dans l’énoncéb, le sujet Marie est commun aux ver-
bes entrer et sapprocher. Cet eet de mise en facteur commun appa-
raît clairement si lon adopte une présentation sur deux axes, qui distingue la
progression syntagmatique des énoncés (représentation horizontale) et les
eets de listage paradigmatique (représentation verticale):
Maria entra
et sapprocha de Paul
La mise en facteur commun du sujet produit un eet fortement cérémo-
nieux: cest là un procédé que lon ne rencontre quasiment jamais dans les
corpus de français parlé conversationnel, mais dont les jeunes scripteurs
usent trèsfréquemment pour décrire une série dactions successives à linté-
rieur dun récit. Il est essentiel de relever que, contrairement à dautres tour-
nures de prestige, la mise en facteur commun du sujet ne semble faire lobjet
daucun enseignement explicite de la part des maîtres: la plupart de ceux que
nous avons consultés ont avoué navoir prêté aucune attention particulière à
cette tournure avant que nous leur ayons signalé sa présence; par contre, une
fois informés, tous ont été très étonnés par lengouement quelle suscitait au-
près de leurs élèves ! Voici quelques exemples:
Un jour, il tomba à leau et se noya (ans)
Les abeilles sortes des ruches et vons dans les préts (ans) [Les abeilles sortent des
ruches et vont dans les prés]
Mme March revint à elle, relut le message et annonça à ses lles (...) ( ans)
Certains élèves recourent à ce procédé de façon récurrente, comme cet en-
fant de huit ans qui en fait ici un usage systématique:
Le lapin sortie fair une promenade est partie très loin et vu un chasseur. Le petit lapin
couru dans son terrier, et reveil les parants et dit papa maman jai vu un chasseur
dans la foret qui parté et le policier arriva et vu le chasseur qui parté et dit au chas-
seur vous avez pas le droit de chasser dans la forêt.
Dans ce court extrait, chaque sujet nominal (le lapin, le petit lapin et le
policier) est lié à trois verbes diérents, ce qui donne un total de trois sujets
exprimés pour neuf verbes constructeurs. En adoptant la disposition en gril-
les syntaxiques présentée plus haut, (et en corrigeant la graphie et la morpho-
logie des verbes pour plus de lisibilité), on obtient la représentation sui-
vante:
Le lapin sortit faire une promenade
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