Sacrée mouche !
Elle est là soudain,bourdonnante, incongrue, si rare sous le ciel parisien .Son
apparition m'ébahit !
J'efface jusqu'au souvenir des pays chauds de mon enfance, où elle régnait
quotidienne et familière .Là-bas, les mouches arrivaient par essaims, on les
pourchassait à coups de chasse-mouches ou d'insecticide, on les piégeait sur de larges
bandes de papier englué ; on s'en protégeait,comme de tout insecte volant, en se
réfugiant sous d'épaisses moustiquaires .
Ce matin de mai, la voici : unique et virevoltante, tourbillonnant dans ma
chambre aux murs blancs, aux voilages bleutés .Insouciante, désinvolte, elle joue à la
danseuse , piquette l'air de son bourdonnement , s'esquive , reparaît , se terre de
nouveau.
Les insectes m'inspirent soit du dégoût , soit une frayeur que je qualifierai de
« cinématographique ».Comme dans un film de science-fiction , je les imagine
souvent en grand format : géants invertébrés en mouvement perpétuel , avec des têtes
rotatives à antennes , des yeux à facettes , de nombreuses paires de pattes , des ailes
agitées de vibrations continues .Suceurs , piqueurs , dévastateurs , leurs corps –
pourtant formés de substance vivante – s'apparentent aux machines composées de
boulons , d'écrous , de cliquets , de glissières , de rivets , de bielles , de roues …
Ainsi , d'hyperbole en hyperbole , ma terreur s'installe et se ramifie .
La mouche – particulièrement la mouche – m'évoque , à d'autres moments , un
univers d'immondices . Je la vois : verte ou bleue , friande d'ordures , plaquant sa
forme trapue sur des cadavres de bêtes , sur des viandes avariées ; y déposant ses
larves qui se gavent et se fortifient de ces matières organiques en putréfaction .
L'histoire que je me fabrique à son propos n'a soudain plus rien à faire avec ce
minuscule tiret noir qui occupe , en ce matin de mai , ma chambre ; et qui s'en donne
à coeur joie , zébrant le vide .
Celle-ci , je la tuerai sans pitié ; avec ce qui me tombe sous la main : d'un
revers de pantoufle ou de livre , d'un coup de serviette ou de journal replié .
Andrée CHEDID
in « les métamorphoses de Batine » Castor poche 477 Flammarion