Napoléon III et Abd-el-Kader, Charlemagne et Witiking,
étude historique et politique par le Cte Eugène de Civry
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près des lieux saints. Il opta pour Damas, en Syrie, où était enterré Ibn
Arabi, le maître soufi du XII
e
s. dont il se réclamait. Soutenue par
Napoléon III, cette requête fut acceptée par le sultan turc. Dans sa
nouvelle résidence, Abd el-Kader consacra son temps à l'étude, à la
prière, à l'enseignement de la théologie dans les lieux saints de la ville
comme la mosquée des Omeyyades, à des audiences quotidiennes
dans son palais tant son aura était grande dans le monde musulman, à
son abondante correspondance dont trois secrétaires assuraient le suivi
ou encore à la gestion de ses domaines ruraux. Il restait en contact avec
sa patrie et de nombreux Maghrébins décidèrent de venir habiter à ses
côtés. Le gouvernement français qui le protégeait par l'intermédiaire du
consulat, car le sultan était mécontent de son influence et voulut
rapidement son départ, restait vigilant. L'interprète de l'émir, Bullad, était
d'ailleurs un espion à sa solde.
Après la pacification de l'Algérie par le général Randon, Napoléon III
décida de mener une politique conciliante à l'égard des Arabes. Un
ministère de l'Algérie et des Colonies fut créé, en juin 1858. Il était
porteur de grands espoirs. Les deux titulaires successifs de ce ministère,
le prince Napoléon et le comte de Chasseloup-Laubat, étaient des amis
de l'émir. Cependant, en novembre 1860, l'empereur se rendit sur place
et prit la mesure de la mésentente entre les civils et les militaires. Il
décida de revenir au régime militaire. Abd el-Kader ne lui en tint pas
rigueur. Ce régime était mieux à même de protéger les Arabes :
Napoléon III avait d'ailleurs déclaré à Alger, devant des colons médusés
: « Notre premier devoir est de nous occuper du bonheur de trois millions
d'Arabes que le sort des armes a fait passer sous notre domination ». À
en croire le biographe de l'émir, Bruno Étienne, Napoléon III lui aurait
même proposé de le placer à la tête d'un royaume arabe s'étendant de la
Méditerranée au golfe d'Akaba et destiné à s'opposer aux prétentions
impériales britanniques, mais il aurait repoussé cette proposition.
Parallèlement, au Liban, les Druses pratiquant une religion dérivée de
l'Islam avaient commencé à massacrer leurs voisins chrétiens, les
Maronites. Le mouvement avait rapidement gagné la Syrie. L'émir
proposa généreusement l'asile de sa maison aux Français et aux Arabes
chrétiens menacés par une populace ivre de sang et en sauva près de 1
500 d'une mort certaine, alors que plusieurs milliers d'autres n'eurent pas
cette chance. Ces massacres de Damas provoquèrent une émotion
considérable en France où la noble attitude de l'émir fut louée. Le sultan
turc qui avait laissé se perpétrer les premiers massacres avant de se
raviser et qui était maintenant très embarrassé devant la menace d'une
intervention française décora Abd el-Kader de l'ordre du Medjidie,
pendant que Napoléon III lui envoyait le grand cordon de la Légion
d'honneur. Non seulement, l'émir accepta la décoration, mais la porta
dès lors avec fierté.
Depuis son voyage de 1860, Napoléon III s'était pris d'une véritable
passion pour l'Algérie et pour les Arabes auxquels il voulait apporter,
outre les « bienfaits de la civilisation », l' « égalité parfaite » avec les
Européens. En novembre 1862, il invita cinq chefs arabes aux chasses
de Compiègne. Sous l'influence des saint-simoniens, d'Ismaël Urbain et
du colonel Lapasset, il développa sa politique du royaume arabe. Le 6
février 1863, il adressa ainsi une lettre au gouverneur général de
l'Algérie, le maréchal Pélissier, qui fut rendue publique et dans laquelle il
se dit être « aussi bien l'Empereur des Arabes que l'Empereur des
Français », car « l'Algérie n'[était] pas une colonie proprement dite, mais
un royaume arabe ». Il affirma vouloir « rendre les tribus ou fractions de
tribus propriétaires incommutables des territoires qu'elles occup[ai]ent »
et limiter la colonisation agricole. Le sénatus-consulte du 22 avril 1863 fit
de la volonté impériale une réalité. Abd el-Kader se satisfit de cette
mesure généreuse. Cependant, ce texte provoqua une véritable fronde
des colons. De nombreux Arabes eux-mêmes se révoltèrent. Napoléon
III décida donc de traverser à nouveau la Méditerranée, en mai 1865. Au
cours d'un périple de trente-six jours et de 3 084 km, il visita le territoire
avec le nouveau gouverneur général, le maréchal de Mac Mahon et prit
une mesure assez juste de la situation, même si ne lui furent montrées
que les régions les plus sûres et les plus prospères. De retour à Paris, il
adressa au gouverneur général une très longue lettre-programme qui
cherchait à définir l'Algérie : « ce pays est à la fois un royaume arabe,
une colonie européenne et un camp français » et qui ambitionnait de «
réconcilier les colons et les Arabes, en ramenant les uns et les autres