"cité grecque" positiviste.

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LA "CITE GRECQUE" POSITMSTE
Anatomie d'un modèle historiographique
Collection Histoire Ancienne et Anthropologie
dirigée par Monique et Pierre Lévêque
Cette collection cherche à tirer parti des considérables possibilités de
recherches croisées dans les secteurs des sociétés de l'Antiquité et des
sociétés traditionnelles.
Elle envisage de publier des études analytiques de cas, comme des
réflexions plus théoriques dans un domaine où s'ouvrent de vastes
perspectives de renouvellement des problématiques.
Déjà parus
Daniel FAIVRE, L'idée de Dieu chez les hébreux nomades, 1996.
Carmen ARANEGUI GASCO, Dames et cavaliers dans la cité ibérique,
1997.
Jean-Luc DESNIER, La légitimité du prince, IIi-XII' siècles. La justice du
fleuve, 1997.
José Antonio DABDAB TRABULSI, Religion grecque et politique
française au }(]}{èsiècle, 1998.
Pilar LEON, La sculpture des Ibères, 1998.
Danièle et Yves ROMAN, La Gaule et ses mythes historiques, 1999.
Christophe VENDRIES, Instruments à cordes et musiciens dans l'empire
romain, 1999.
José Antonio Dabdab Trabulsi
LA "CITÉ GRECQUE" POSITIVISTE.
Anatomie d'un modèle historiographique
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) CANADA
H2Y IK9
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
@L'Harmattan, 2001
ISBN: 2-7475-0599-5
Pour Ida
INTRODUCTION
Dans la seconde moitié du xxe siècle, il est devenu courant de
commencer les travaux sur l'histoire en général, et l'histoire grecque en
particulier, par une critique plus ou moins acerbe, plus ou moins dédaigneuse, sur les façons de faire "positivistes". Cela est arrivé à se constituer
en une mode, un réflexe, presque une obligation pour quiconque voulait
être pris au sérieux. Cette réaction antipositiviste a été d'autant plus violente que pendant toute la première moitié du XXe siècle, cette approche,
que dans nos domaines on confond souvent avec "I'humanisme traditionnel", a été dominante et même hégémonique, dans l'aire d'expression
française encore plus qu'ailleurs. Weber était peu connu et peu discuté,
le marxisme bien cantonné dans un espace peu ou pas fréquenté par des
antiquisants très conservateurs, et l'anthropologie le fait de marginaux ou
de "fous sympathiques" comme Jeanmaire ou Gemet, rejetés aux marges
du système.
À la fin du xxe siècle, il est devenu à la mode de dire que l'on a
trop enfoncé les positivistes, et que l'on a caricaturé leurs propos pour
mieux s'en débarrasser. Ce qui est souvent vrai, mais qui n'en constitue
pas plus une explication pour cette nouvelle attitude. Retour à un modèle
décrié, pour mieux sortir des modèles qui l'ont remplacé, et qui semblent
aujourd 'hui insuffisants? Convergence réelle de vues avec des éléments
d'une méthode sinon d'une idéologie d'autrefois, dans cette fin-de-siècle
de "restauration" ?
Il est sûr, en tout cas, que pour ce qui est des travaux sur la cité
grecque, depuis plusieurs décennies, que ce soit pour critiquer ou
pour relativiser les critiques, on parie sans trop savoir de quoi, car on ne
lit plus ces auteurs. Toute une génération - la mienne - a été fonnée sur
des textes qui refusaient ces auteurs. Je crois donc utile de proposer une
étude "dans le texte" de la cité grecque "positiviste". Je prends ce tenne
dans son usage courant, tel qu'il est compris dans les milieux des études
classiques, sans souci de rigueur philosophique. Je prends en compte
l'ensemble de la production en langue française, mais je limite l'analyse
à la première moitié du siècle, tant que cette approche a été appliquée
"sans complexe", car après l'attaque a été telJement forte que même les
positivistes se défendaient d'appliquer ces modèles. Il y a un positivisme
"honteux" (mais cela semble presque fini aujourd'hui) qui se prête moins
bien à l'analyse. Mais je ne renonce pas à tenter de déceler ce qui, déjà
dans les décennies glorieuses, annonce le déclin foudroyant de cette
approche qui a marqué une époque où les études grecques avaient encore
un impact très fort (mais en diminution rapide) sur les sciences humaines.
Pour ce faire, j'étudie plusieurs aspects de cette cité grecque des positivistes, aspects de configuration, aspects d'idéologie, aspects de méthode.
Puisque la production est prolifique, et pour pouvoir mener une étude
attentive aux textes, il a fallu choisir. J'ai essayé de faire un choix qui soit
varié mais représentatif de l'équilibre d'influence et de notoriété qui
pouvait exister à l'époque. Ainsi, certains auteurs sont plus présents,
comme Francotte, Jardé, Cloché, Glotz ou A. Croiset. Puisque mon souci
est d'établir, à long terme, une évaluation, une comparaison des "cités
grecques" diverses, les parallèles, les analogies, les confrontations, les
anticipations sont fréquents et volontaires, avec les auteurs plus récents.
Il me semble souhaitable de faire une historiographie de la cité grecque qui
soit en même temps et dans la mesure du possible une histoire de la cité
grecque, sinon même une proposition de cité grecque.
Dans cette intention, quelques choix difficiles ont dû être faits. Tout
d'abord, le problème des limites chronologiques. Pourquoi l'étude commence-t-elle à telle date? Pourquoi finit-elle à telle autre? L'essentiel de
nos efforts se concentre sur les années 20, 30 et 40. Il me semble qu'il y a
une cohérence globale dans la production de l'entre-deux-guerres. Mais
il m'a paru important soit de m'intéresser à quelques textes de jeunesse
d'auteurs qui deviendront très influents après - et c'est le cas, par
exemple, du Glotz du début du siècle -, soit de saisir les points de rupture
et les points d'appui; à cet égard, l'héritage de Guiraud m'a semblé
fondamental pour l'analyse de la génération qui lui a succédé. D'autre part,
à l'autre bout, Aymard, qui écrit après la Seconde Guerre, me semble un
auteur symptomatique de la sortie du positivisme; encore très positiviste
par sa méthode, par son style, par ses prises de position sociales et
politiques, il est déjà annonciateur de "l'autre cité grecque", celle qui
deviendra prédominante dans la seconde moitié du siècle, influencée ou
inspirée par le marxisme, par le webérianisme, par le structuralisme.
De même, autant que faire se pourra, nous essayerons de distinguer, à
l'intérieur de la période, des problématiques spécifiques aux années 20, 30
ou 40, puisque le rapport au contemporain est l'une des préoccupations
centrales de notre travail.
Une seconde série de choix concerne les textes et les auteurs. La production est immense, et il était impossible de travailler au plus près des
textes sur un corpus aussi étendu. Ainsi, j'ai choisi de circonscrire un
ensemble de textes et d'auteurs qui soient à la fois importants par leurs
8
apports scientifiques et par leur succès auprès du public, ainsi que par
leur importance universitaire. Il y a un grand exclu: L. Gernet. Gernet
annonce, avec une voire deux générations d'avance, la cité grecque qui sera
la nôtre. Bien que, par certains aspects, il ne soit pas différent des auteurs
que nous avons retenus, il ne serait pas juste de le placer parmi les
"positivistes" ou au sein de "I'humanisme traditionnel". Il suffit de lire les
comptes-rendus qu'il a écrits sur quelques-uns des livres des positivistes
(Gernet, 1983, 83-244), pour se rendre facilement compte qu'il ne se
considérait pas un des leurs; il suffit, de façon symétrique, de voir
comment il était rejeté par les autres hellénistes français pendant presque
toute sa vie (Vernant, 1996, 188) pour constater qu'il n'était pas considéré
par les autres comme l'un des leurs.
Il y a, d'autre part, quelques grands assidus. G. Glotz, bien entendu,
dont la Cité grecque aura une place centrale, mais que nous suivrons aussi
par le biais d'autres textes. La cité grecque est, sans aucun doute, le plus
lu et le plus connu des livres sur la Grèce antique, en France et dans beaucoup de pays étrangers, dans les trente ou quarante ans qui ont suivi
sa parution. Mais aussi A. Jardé, sans doute le plus caractéristique de
la "pensée me République" appliquée à l'histoire grecque. Ou encore
P. Cloché, si représentatif des méthodes d'écriture de l'histoire à la façon
positiviste. Et, encore, A. Croiset, M. Croiset, et d'autres encore. Ils sont
tous francophones et presque tous français, à l'exception notable de
H. Francotte, belge. Alors, forcément, il y aura des injustices. C. Picard,
par exemple, n'est jugé que par son petit livre de 1930, alors que son
œuvre immense est postérieure, lui qui a eu une emprise si forte sur la vie
universitaire française.
Cette pensée française est-elle prédominante? Il me semble que la fin
de la Grande Guerre a marqué la fin des "complexes" des auteurs français
par rapport à l'érudition allemande, trop présente entre 1871 et 1914
(Dabdab Trabulsi, 1998, chapitre 1). Ils ne sentent plus le besoin systématique d'être d'accord ou pas d'accord avec tel ou tel livre allemand; le
poids des citations, d'ailleurs, est nettement plus léger. La pensée républicaine et libérale s'épanouit et s'applique à la cité grecque. Les valeurs
démocratiques sont affichées et défendues face aux modèles autoritaires.
La défense de la démocratie à l'intérieur se couple avec celle de l'Empire à
l'extérieur. Les deux thèmes occupent le devant de la scène, occultant sans
doute aisément une idéologie de classe; c'est une Grèce "bourgeoise" qui
s'impose, encore une fois.
Un autre choix a été difficile à faire; une possibilité intéressante
aurait été de prendre les auteurs individuellement et successivement.
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Cela aurait un avantage évident, celui de restituer de façon cohérente
chacun des parcours, chacun des systèmes de pensée. C'était prendre le
parti d'une logique d'œuvres. C'était un choix légitime, et, d'ailleurs,
plus commode; il n'a pas été le mien. À celui-là, j'ai préféré l'examen
d'une aventure collective, plus à même de fournir les clefs des rapports
entre ces auteurs et leur temps. Alors, forcément, des doutes peuvent surgir sur la cohérence de l'ensemble. Or, il me semble que, s'il n'y a pas
une totale cohérence d'ensemble, puisque les termes de "positivisme"
ou d"'humanisme traditionnel" sont très larges, il y a néanmoins de fortes
cohérences partielles. Ainsi, l'un de nos auteurs aura une méthode
d'analyse partagée avec d'autres, alors que ses opinions politiques sont
diverses; tel autre aura des opinions politiques semblables, mais des
procédés narratifs différents. Et ainsi de suite, de telle sorte que, au total,
nous percevons un très clair effet d'ensemble. Pour aider le lecteur a s'y
retrouver, une brève liste commentée des auteurs et des livres les plus
étudiés est proposée à la fin.
Une étude de la diffusion aurait été très utile. Elle est impossible,
puisque les éditeurs n'ont pas d'archives. À défaut, il nous reste
l'expérience, le flair, et des sondages. Les références croisées entre auteurs
donne une bonne idée de l'influence des textes; la fréquentation des
bibliothèques spécialisées, une idée juste de l'impact auprès des lecteurs.
Ainsi, par exemple, le succès incroyable de la collection L'évolution
de l'humanité, sa présence partout en Europe, en Afrique, dans les
Amériques, souvent en plusieurs exemplaires dans les bibliothèques
universitaires, donne un poids très fort aux livres de Glotz ou Jardé.
Nous nous attacherons, comme dans toute étude d'historiographie,
plutôt à analyser les opinions et reconstructions de chacun, à les situer
dans des ensembles et dans des contextes plus vastes, plutôt que de
choisir "la bonne interprétation" du passé. Bien sûr, nous ne sommes pas
neutre, et notre opinion ne cherche pas à s'effacer. Bien au contraire, et
peut-être serons-nous accusé de désinvolture et de manque d'égards à l'encontre de prédécesseurs si illustres. Peu importe. Et ce n'est pas vrai, après
tout, ou alors nous n'aurions pas employé tant de temps et d'efforts à les
lire et à méditer sur leurs travaux.
Cela dit, le véritable objectif de notre travail est de comprendre la
façon dont la cité grecque antique a été perçue par les historiens francophones du début du xxe siècle, la façon dont elle a été expliquée au
public lecteur, quels ont été les rapports entre la réalité contemporaine et la
vision du passé. Bref, tout ce qui peut expliquer leur succès. Et, aussi, en
même temps, tout ce qui pouvait exister de désaccord, d'écart profond
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entre leur pensée et la marche du siècle, tout ce qui explique, après un
succès énorme, leur déclin rapide, qui va accompagner le déclin très
sensible, spectaculaire même, des études grecques (et anciennes en général)
dans le savoir collectif. Leur cité grecque est aussi une cité du déclin:
pourquoi? Voilà les raisons pour lesquelles je vous invite à suivre de très
près ces auteurs aujourd'hui oubliés.
Sans parler de trois thèses, d'ouvrages collectifs et d'une bonne
trentaine d'articles dans les revues spécialisées, ce livre est mon quatrième
livre individuel sur l'histoire grecque. C'est, je crois, le plus médité de
tous, résultat de plus de vingt ans de lectures et de réflexions sur le sujet.
Après avoir travaillé pendant une dizaine d'années sur la religion et sur la
politique, et avoir publié mes travaux sur le dionysisme (Dionysisme,
pouvoir et société. Paris-Besançon, Les Belles Lettres-Alub, 1990) et sur
la mobilisation politique (Essai sur la mobilisation politique dans la
Grèce ancienne. Paris-Besançon, Les Belles Lettres-Alub, 1991), je me
suis tourné vers l'historiographie des deux sujets, publiant d'abord
un livre sur I'historiographie de la religion grecque (Religion grecque
et politique française au x/xe siècle. Dionysos et Marianne. Paris,
L'Harmattan, 1998), et maintenant celui-ci. Le livre sur le dionysisme est
une étude de Dionysos et de son culte dans l'histoire grecque, des origines
à la fin de l'époque classique, surtout en rapport avec les formes de pouvoir et les formes de sociabilité. Celui sur la mobilisation politique est
une réflexion sur les raisons de la création en Grèce de ces idées si surprenantes de liberté, de citoyenneté, de participation politique, et une analyse
de quelques-uns des conflits, de quelques-unes des luttes qui ont permis
aux Grecs de vivre ces nouveautés. Dionysos et Marianne m'a permis de
m'interroger sur les mécanismes de récupération, de resémantisation,
d'utilisation, pour les besoins de l'époque, d'un héritage du passé, que
l'on redécouvre ou que l'on réinvente. L'histoire grecque ancienne et la me
République française ont, ainsi, fait un bon bout de chemin ensemble,
mariage de raison, bien entendu, mais aussi mariage de passion, dont nous
sommes encore aujourd'hui un peu les enfants. Avec celui que je vous
propose maintenant, ils forment comme deux couples respectifs (histoire
et historiographie d'un sujet donné). J'ai toujours aimé travailler successivement sur l'histoire et l'historiographie; je pense même qu'au fond il
s'agit de la même chose. Il n'y a pas d'histoire qui soit isolée du travail
des générations passées. Bien les connaître est un impératif pour marcher
sur un terrain solide et, surtout, conscient d'où l'on va; d'autre part, il ne
devrait pas y avoir d'historiographie purement descriptive, puisque parler
de la façon selon laquelle l'histoire a été faite par d'autres auteurs,
Il
implique des choix personnels à chaque pas, et débouche donc sur une
vision personnelle du passé, qui n'est plus celle des auteurs commentés.
De plus, une sorte "d'urgence historiographique" s'est imposée à moi,
devant la double constatation de la richesse incroyable des études sur
l'Antiquité et, comme je l'ai dit, de l'effacement rapide de ces études dans
la vie universitaire et plus largement culturelle. Voilà les raisons de ce
livre, et sa place dans l'ensemble de mes travaux.
Pour finir, je dois remercier quelques personnes et institutions.
D'abord, l'Université Fédérale du Minas Gerais, au Brésil, où je travaille,
qui m'a accordé une année sabbatique, et le Ministère de l'Éducation du
Brésil (CAPES), qui m'a accordé une bourse pour que je puisse séjourner
en France pendant la période de documentation et du début de la recherche.
Ensuite, François Hartog, qui m'a reçu au sein de son séminaire à
l'EHESS, et du Centre Louis Gernet, à Paris. L'Institut des Sciences et
des Techniques de l'Antiquité, à Besançon, m'a reçu comme quelqu'un de
la famille, lors de mes voyages de travail en Franche-Comté. François
Hartog et Pierre Lévêque ont lu une première version de ce texte, et m'ont
beaucoup aidé à l'améliorer. Merci beaucoup à tous les deux. Évelyne
Geny a entièrement corrigé ce texte avec l'amitié et le professionnalisme de
toujours, et cela à un moment où je me trouvais en grande difficulté.
À elle, un grand merci; selon la formule consacrée, les erreurs et les
défauts qui restent sont de mon entière responsabilité. Pierre Lévêque
a bien voulu, 'une fois de plus, m'accueillir dans ses collections. Merci
donc plusieurs fois!
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-1-
CONFIGURA
TION
1. DEUX CHOIX FONDATEURS:
UNE CITÉ "CLASSIQUE" ET "ATHÉNIENNE~~
Une cité "classique"
La cité grecque positiviste est une cité "classique". Le choix même
de ce mot - "classique" - pour désigner une période (ye - lye siècles),
l'instaure dans une sorte de centralité chronologique par rapport à laquelle
l'organisation de l'explication historique se fera et prendra sens. Au centre
de ce grand point d'équilibre nous trouverons la figure emblématique
de Périclès, incarnation d'une certaine démocratie et d'un certain nombre
de valeurs. Nous voyons donc que c'est l'époque de la démocratie
athénienne qui organisera toute l'explication historique positiviste sur
la "cité grecque".
Nous voyons que même dans l'analyse des époques plus anciennes,
l'Athènes classique est à l'arrière-plan. Ainsi, par exemple, lorsque Glotz
examine la "cité homérique", il y voit une "monarchie patriarcale" mais il
y "discerne même, mais à l'état purement embryonnaire, un élément de
démocratie" (Glotz, 1928, 69) ; il y manque encore le vote, mais nous
voyons très bien que la cité homérique de Glotz est une cité grecque en
puissance, une Athènes classique virtuelle, pour ainsi dire.
Pour ces auteurs-là, si la démocratie est un fait de l'époque classique,
sa construction s'inscrit dans la durée, avec quelques moments forts. L'un
de ces moments est marqué par la figure et par l'œuvre de Solon. Cette
personnalisation de I'histoire, qui s'appuie facilement sur les structures
narratives des sources antiques, permet aussi des appréciations et jugements sur le rôle des "grands hommes" dans l'histoire. Ainsi, "Solon
nous est connu par ses poésies, où il se met lui-même en scène et où
il nous dévoile ses idées et ses sentiments; il nous apparaît avec des
qualités tout attiques, un bon sens souriant, une grande confiance dans la
sagesse traditionnelle, un esprit de progrès accessible aux nouveautés"
(Jardé, 1914, 65). Solon est souvent loué pour ses qualités morales
et politiques. Parfois on reconnaît qu'il n'est pas le "père de la démocratie,
mais celui qui en jette les bases, c'est-à-dire, la liberté civile pour
l'Athénien" (Cloché, 1951, 16; Festugière, 1947,9).
En effet, pour les auteurs du début du siècle, la réforme de Solon
intervient à un moment crucial de l'histoire d'Athènes. Le début du Yle
siècle est un moment de crise sociale grave, de base agraire, avec les
partages successoraux de la terre; l'endettement paysan et le servage qui
en résulte caractérisent une situation d' "exploitation à outrance" (Glotz,
1920, 100). La crise est dramatique, car "elle pose la question de savoir si
la noblesse réussira ou non à donner la consécration juridique à la domination économique qu'elle exerce sur les hectémores, en un mot, si les thètes
seront serfs ou citoyens" et, poursuit Glotz, "sans la seisachteia, Athènes
devenait une petite Sparte" (Glotz, 1920, 103). La lecture historique sur ce
contexte est très homogène chez ces auteurs, et pour eux tous l'aristocratie
"abuse de sa victoire" (lardé, 1914, 174).
Dans ce contexte difficile, grâce à Solon, "les privilèges de naissance
sont abolis, l'émancipation des classes inférieures est rendue possible pour
l'avenir" (lardé, 1914, 175). Solon liquide un passé injuste, et prépare
l'avenir, en agençant, par l'évaluation des revenus non fonciers dans sa
classification censitaire, une place "pour les citoyens, de plus en plus
nombreux, qui s'enrichissent par le commerce et l'industrie" (Jardé, 1914,
175). Modernité (commerce et industrie) et liberté font ainsi leur première
apparition remarquée (et couplée) dans l'histoire d'Athènes.
Le trait le plus loué dans la figure historique de Solon est la modération. Ainsi, pour Francotte, "les partis extrêmes voulaient, en outre, un
nouveau partage des terres, une seconde injustice. Il la leur refusa"
(Francotte, 1922, 58) ; et, de l'avis de M. Croiset, "le peuple athénien
n'était pas encore mûr pour la démocratie; un législateur prudent devait se
borner à l'y préparer" (M. Croiset, 1922, 80). Solon visait donc un
"gouvernement mixte, une démocratie fortement tempérée d'aristocratie"
(M. Croiset, 1922, 80). Ainsi, Solon a ouvert le chemin à la démocratie,
mais peut-être sans en avoir l'intention.
Modéré, il est aussi moderne. Ainsi, selon Francotte, "Solon se
serait franchement élevé contre le préjugé antique, qui condamnait le
travail manuel" et "il y a poussé ses concitoyens par la menace de peines
sévères" (Francotte, 1900, v2, 122). Démocrate modéré et promotteur de
l'activité, nous voyons se dessiner le Solon positiviste.
S'il est moderne, c'est qu'il est porté par un groupe plus vaste, "une
classe nouvelle, une bourgeoisie
commerçante
(...) sortie
du peuple, elle
était ennemie des nobles. Elle souffrait des discordes, qui paralysaient son
activité". Cette bourgeoisie rédemptrice, qui a besoin d'ordre pour ses
affaires, sera incarnée par Solon qui, malgré une naissance illustre, était
proche des gens du commerce, "vraiment l'un des leurs, actif et moderne,
étranger aux préjugés étroits de sa caste" (A. Croiset, 1920, 42-43).
Aux aristocrates et à leurs "préjugés", A. Croiset oppose des bourgeois
"actifs et modernes", servis par "I 'humanité clairvoyante" de Solon
(A. Croiset, 1920,44).
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Ayant "un sens très juste des réalités économiques et le goût des
solutions pratiques", c'est à l'occasion un Solon presque "mercantiliste"
qui se dessine, interdisant "la sortie hors de l'Attique des denrées de première nécessité, blé et figues", autorisant "l'exportation de l'huile, préparant ainsi le développement de la céramique athénienne et l'essor du
Pirée". C'est pourquoi Hatzfeld se refuse à croire à l'annulation des dettes,
ne voyant pas comment l'économie athénienne "aurait pu supporter la perturbation apportée par une mesure aussi radicale", alors même que la fin de
la contrainte par corps est approuvée, et cela d'autant plus "en se rappelant
qu'en France la contrainte par corps n'a été supprimée qu'en 1867"
(Hatzfeld, 1926, 86-87). Libertés civiles, État entreprenant, propriété
inviolable, dans ce Solon à notre usage.
Activité économique et émergence de classes moyennes sont accompagnées, chez le Solon d'Hatzfeld, d'une intégration généreuse. Petite
propriété rurale affermie, en ville "progrès d'une classe moyenne de négociants, grossie par de nombreuses naturalisations pour lesquelles la législation solonienne semble s'être montrée très large" ; la réforme "prépara
l'avènement de cette sorte de Tiers-État de paysans, de commerçants et
d'industriels qui fera la grandeur d'Athènes au ye et au lye" (Hatzfeld,
1926, 88). C'est presque un rêve de Ille République!
Dans cette législation de Solon, il y avait le sentiment d'humanité
(philanthropie) et une "raison libérale" (A. Croiset, 1920, 55), le mot
ne saurait manquer; sa constitution censitaire est "un progrès vers
l'égalité" ; il s'agit, pour A. Croiset, d'une "véritable révolution", mais
d'une révolution "modérée à bien des égards" (A. Croiset, 1920, 52).
Alors que tous ces auteurs traitent Solon de réformiste, A. Croiset invente
cette "révolution modérée"... Cependant - et ici A. Croiset retrouve la
grande majorité des auteurs - tout cela "était trop beau pour devenir
immédiatement une réalité", car "les esprits n'étaient pas mûrs pour la
paix sociale" (A. Croiset, 1920,54).
Dans l'évolution de la cité grecque, la tyrannie archaïque est considérée par les positivistes comme une période de transition assez positive.
Ainsi, pour Hatzfeld, "la tyrannie à ses débuts est pour les cités grecques
une époque de prospérité et de splendeurs que plusieurs d'entre elles,
Sicyone par exemple, et peut-être même Corinthe, n'ont jamais retrouvée
plus tard" (Hatzfeld, 1926,83). Si, à Athènes, "le rêve, un instant entrevu,
d'une cité à la fois libre et disciplinée, se dissipa brusquement" à la prise
de pouvoir par Pisistrate, "devenu tyran, il reste démocrate" ; "il est doux
au petit peuple, ami des paysans, soucieux de favoriser l'agriculture",
gouvernant "plutôt en citoyen qu'en tyran" ; "par la sagesse de son
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administration", il a préparé le peuple à la démocratie. Faisant œuvre
d'éducation populaire (théâtre, etc.), il "a été plus démocrate que bien
d'autres qui n'ont su que flatter la foule" (A. Croiset, 1920,56-59).
Certains vont très loin dans l'éloge. Ainsi, pour Francotte, "son
gouvernement fut, pour les Athéniens, une ère de calme et de réparation
dont ils avaient besoin" (Francotte, 1922, 70). Pour lardé, "la tyrannie
de Pisistrate fut pour Athènes douce, bienfaisante et féconde; il encourage
le commerce et l'industrie, protège les lettres, embellit Athènes" (lardé,
1914, 64). On reprend souvent à ce sujet les jugements d'Aristote,
certes. Mais souvent en plus affirmatif. C'est un Pisistrate en despote
éclairé, menant la transition vers la démocratie. Chez lardé par exemple,
très peu de personnages auront une évaluation si favorable: il "travaille
au bien-être et à la prospérité du peuple", avec lui "commence la grandeur.
politique, économique et intellectuelle d'Athènes" (lardé, 1914, 175).
Alors que pour un Cloché ce régime est un "recul sur le plan
politique" malgré toutes ses vertus (Cloché, 1951, 10-15), pour un
M. Croiset, plus conservateur, il a raffermi la petite propriété rurale,
"élément de stabilité propre à contrebalancer politiquement l'influence
de la population urbaine en constante augmentation", ce qui prépare le
terrain à la démocratie qui, "plus que tout autre (régime), a besoin
d'opposer une certaine force de résistance aux excès de la liberté"
(M. Croiset, 1922, 81). Ce qui est une façon de préparer l'éloge du
conservatisme, ancien ou moderne.
Glotz résume très bien l'opinion de tous ses contemporains, lorsqu'il
affirme que "le tyran a joué un rôle historique" (Glotz, 1928, 118). Même
si l'on pense, comme Aymard, que la tyrannie est au fond contraire à
l'idée de cité, son succès montre qu'il a correspondu à quelque chose
(Aymard, 1953, 265). C'est une étape, car "ce régime ne dura nulle part.
Après avoir rendu les services que (es classes populaires en attendaient,
lorsqu'il eut puissamment contribué à la prospérité matérielle et au
développement de la démocratie, il disparut avec une étonnante rapidité"
(Glotz, 1928, 124). C'est une étape qui "n'a existé que dans les cités où le
régime industriel et commercial tendait à prévaloir sur l'économie rurale,
mais où il fallait une main de fer pour organiser la foule et la lancer
à l'assaut d'une classe privilégiée" (Glotz, 1928, 119). Dans ce schéma,
tout ce qui mène à la démocratie a sa raison d'être, même la tyrannie.
Il est significatif que Glotz réunisse d'ailleurs les deux dans un seul
chapitre (chapitre IV, "La naissance de la démocratie et la tyrannie" (Glotz,
1928, 109-125).
18
De façon générale, l'époque archaïque reçoit une grande attention de
la part des auteurs positivistes, même si leur époque de référence est sans
conteste l'époque classique. La raison peut être trouvée dans leurs présupposés méthodologiques: dans la perception historique de ces auteurs, on
comprend par ce qui précède. Donc, pour bien analyser le classicisme, une
étude attentive de l'archaj'sme est indispensable.
L'époque classique est la grande époque de la cité grecque et,
au-delà, de la civilisation hellénique. À Athènes, les lois politiques de
Clisthène complètent les lois civiles de Solon, marquant comme un
troisième pilier: chez Glotz, il y a une continuité parfaite de Solon à
Clisthène en passant par Pisistrate, dans une sorte d' "inévitabiIité" démocratique qui confine au providentialisme, certes laïque. C'est peut-être
d'ailleurs la raison pour laquelle Glotz est l'un de ceux qui considèrent la
réforme de Solon comme marquant "l'avènement de la démocratie" (Glotz,
1928, 133). Cette vision n'était pas consensuelle, et apparaît aujourd'hui
comme exagérée (Mossé, 1979), mais il était, pour lui, important de
confondre au maximum libertés civiques et démocratie, dans une
perspective libérale.
L'explication historique est scandée par quelques noms: après Solon
et Pisistrate, et avant Périclès, place à Clisthène. "Clisthène, qui était à ce
moment l'homme le plus remarquable de cette grande famille
(Alcméonides), et le plus sympathique au peuple athénien. L'agitation
qui, depuis l'expulsion d'Hippias, se remarquait dans le parti aristocratique, lui donna l'occasion de proposer aux Athéniens d'importants changements constitutionnels" (Hatzfeld, 1926, 93). Comme on le voit,
l'initiative est au leader, et l'histoire avance grâce aux grands hommes.
Selon M. Croiset, par exemple, aux ye et lye siècles, Athènes est "le
centre de la civilisation grecque" ; "sans doute, d'autres cités produisent
alors des hommes remarquables, mais aucune n'en réunit un aussi grand
nombre (...) Athènes est vraiment alors la ville privilégiée, où se détachent
en pleine lumière les grands traits de la civilisation grecque, ceux qui ont
laissé leur empreinte sur l'humanité" (M. Croiset, 1922, 113).
Cette époque classique, marquée par l'Athènes démocratique apparaît
comme une vraie référence, dont les éléments constitutifs seront développés ensuite. Le maître mot est "équilibre", appliqué à la politique comme
à l'art. Ainsi, pour Glotz, "la démocratie athénienne du ye siècle tend à
maintenir un juste équilibre entre la puissance légale de l'État et le droit
nature} de l'individu" (Glotz, 1928, 156). Ainsi aussi pour la justice, il y
a un "parfait équilibre" (Glotz, 1928, 241). Pour Festugière, qui écrit ceci
en 1947, en France, "il n'est pas douteux que la démocratie grecque,
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en son premie~ état, ait été un régime infiniment meilleur que l'oligarchie
purement égoïste qu'il remplaçait" (Festugière, 1947, 10) ; et nous voyons
clairement percer les événements de l'époque. À l'époque classique, tout
n'était peut-être pas parfait, mais tout était "pour le mieux", et même
l'esclavage aurait été aboli sans l'intervention macédonienne, qui apparaît
ainsi comme une brusque interruption dans la marche de la civilisation
(Glotz, 1920, 264).
Cet équilibre classique, c'est la figure de Périclès qui l'incarne à la
perfection, selon les auteurs positivistes. Selon M. Croiset, "sous le gouvernement de Périclès, entre 460 et 430 environ, elle (Athènes) déploie
magnifiquement son génie" (M. Croiset, 1922, 114). Pour Glotz, qui
insiste beaucoup sur la notion d'équilibre, "à l'époque de Périclès, la vie
politique d'Athènes atteste un équilibre parfait entre les droits de l'individu et la puissance publique" (Glotz, 1928, 140). Les panégyriques se
suivent et - souvent - se ressemblent, comme chez Hatzfeld, qui fait
l'éloge du leader du peuple, de sa parfaite intégrité, "qualité déjà rare à
cette époque", de son mélange de tact et de franchise, de la façon dont il a
"mené l'Assemblée" (Hatzfeld, 1926, 147). Pour lardé, "il avait une éloquence concise, sentencieuse, calme et sereine. Démocrate logique et
convaincu, il poursuit avec une intelligence claire et précise les conséquences des principes qu'il a adoptés; mais de ses origines, de son éducation, il conserve les manières un peu hautaines d'un aristocrate" (lardé,
1914,62). Dans l'encomium, Périclès surclasse tous les autres personnages
de l'époque classique. Pour Francotte, "Périclès les dépasse tous. C'est un
homme complet, aussi apte à diriger les armées qu'à diriger la foule;
général, orateur, homme d'action, homme de pensée, une intelligence
ouverte à tous les grands problèmes, discutant avec les philosophes,
frayant avec les artistes. Grâce à ces dons multiples, il possède sur les
Athéniens un prestige incomparable qu'aucun autre ne possédera après lui"
(Francotte, 1922, 95).
Il est curieux de voir que dans cet éloge du chef démocrate, on fait
l'éloge du chef plutôt que du démocrate. Il est supérieur aux autres, il
mène l'Assemblée. Il y a ici confluence entre l'opinion antique sur ce
régime ("pour ce qui est du nom, une démocratie") et les convictions politiques des auteurs modernes sur la nécessité de conduire, de guider le
peuple. Ainsi, pour Glotz, "avec un chef comme Périclès, Athènes est
parvenue à faire une œuvre remarquable d'entraide et de préservation
sociales", et cela sans "fouler aux pieds les droits et les intérêts" des
riches; donc, pas d'abolition des dettes, pas de partage des terres, mais la
misthophorie, les clérouquies, les travaux publics, le pain bon marché
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