Migros Magazine N° 36 / 02 SEPTEMBRE 2013 (française)

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|Migros Magazine |No36,2 septembre 2013 |entretien |Luc Mary
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Hannibal,
le pire cauchemar
romain
Brillant tacticien, le plus grand adversaire du futur
empire fut aussi un mauvais strage,précipitant
la destruction de Carthage, explique l’historien
Luc Mary dans son dernier ouvrage.
Peut-être faut-il d’abord nous replonger dans
le contexte de l’époque. Vous évoquezune
guerre mondiale miniature, opposant Car-
thage et Rome. Pourquoi?
Nous sommes au IIIesiècle avant Jésus-
Christ. L’essentiel du monde occidental
se concentre autour de la Méditerranée,
la Mare Nostrum des Romains.L’enjeu
est bien le contrôle des voies maritimes
de commerce,et notamment la Sar-
daigne et surtout la Sicile. C’est sur cette
dernière île que se déroulent d’ailleurs
les premiers heurts entre les deux
grandes cités.Durant plus d’un siècle et
demi, les guerres puniques constituent
ainsi sans conteste le principal conflit de
l’Antiquité.
Quelles sont les origines de cetteCarthage un
peu mythique, dont il ne restera rien après le
passage des troupes de Scipion l’Africain?
L’autre nom de la ville est Elissa,qui n’est
autre que la fille du roi de Tyr, Mutto.
Contrainte de quitter la Phénicie (l’actuel
Liban) au début du IXesiècle avant notre
ère, pourchassée parson frère alors
maître du royaume, Elissa et sescompa-
gnons traversent toute la Méditerranée
pour s’échouer non loin de l’actuelle Tu-
nis.C’est en cherchant un terrain qu’ils
déterrent une tête de cheval, qui devien-
dra le symbole de Carthage, dont le nom
signifie «la nouvelle ville». En passant,
il est amusant de constater que les fu-
tures grandes ennemies sont fondées
presque en même temps: 814 av. J.-C.
pour Carthage, 753av. J.-C. pour Rome.
Comme si leurs destins étaient com-
muns dès leurs premières pierres
Pendant des siècles, chacune s’occupe donc
du développement de soncommerce,sans
chercher querelle à l’autre…
Rome et Carthage ont même été alliées
contre Pyrrhus d’Epire (l’ancienne You-
goslavie) qui s’était aventuré en Italie.
Les Puniques avaient alors aidé Rome à
repousser l’envahisseur.Mais,plus tard,
la montée en puissance de Carthage in-
quiète les Romains,qui
craignent de perdre leurs dé-
bouchés commerciaux en Mé-
diterranée. Prospères,les
Carthaginois sont alors deve-
nus les dignes héritiers de la
civilisation phénicienne. A la
fois marins et marchands,ils
dominent le commerce de la
Méditerranée occidentale de l’Afrique à
la Sicile, en passant par la Sardaigne et
l’Espagne.Carthage elle-même est deux
fois plus grande que Paris,entourée de
trois rangées de remparts hauts de
15 mètres, avec un port rectangulaire
pour les marchands et un autre, circu-
laire, pour les militaires; alors que des
casernes et des écuries pour les chevaux
et les éléphants parsèment la cité. L’his-
torien Appien écrira: «Par leur puis-
sance, ils furent les égaux des Grecs,et
par leur richesse des Perses.»
Rome et Carthage partagent un même ré-
gime politique, ce sont toutes deux des pu-
bliques…
Oui, mais celle des Puniques est profon-
dément divisée entre deux grandes fa-
milles: les Barcides,dont sera issu Han-
nibal, qui sont hostiles aux Romains.Et
«Carthage elle-
même était deux
fois plus grande
que Paris.»
Migros Magazine    entretien Luc Mary

le parti des Hannonides,défavorable à
un conflit ouvert. Cet antagonisme aura,
à mon sens,une grande importance dans
l’échec d’Hannibal en Italie.
Quant à leur structure militaire, tout les op-
pose: armée de circonscription longue et gé-
néraux à la gloire éternelle romain, mer-
cenariat et méfiance envers les hauts mili-
taires côcarthaginois…
Absolument. D’une certaine façon, les
chefs d’armée puniques ont le choix
entre la mort – tout faux pas militaire
étant passible de la peine capitale – et
l’exil; puisque le Sénat de Carthage, ap-
pelé le Conseil des 104, se méfie des gé-
néraux trop puissants. Quant aux soldats
puniques,ce sont des mercenaires issus
d’une mosaïque de peuples du pourtour
de la Méditerranée, des Gaulois aux
Africains en passant par les Libyens et
les célèbres cavaliers numides.Alors
qu’à Rome les citoyens devaient jusqu’à
vingt-cinq ans de leur vie au service mi-
litaire.
Et puis, en -264,Rome prend prétexte de l’ap-
pel de ses alliés marmetins bloqués parles
Carthaginois en Sicile pour entrer en guerre
contre sa grande rivale…
Officiellement pour venir en aide à ses
«frères de race», selon les propos tenus
au Sénat romain. Cependant il s’agit
aussi et surtout de conjurer la menace
maritime punique. Faisant figure de
guerre préventive,la première guerre
punique a donc aussi des motifs écono-
miques,puisque le contrôle de la Sicile
aurait permis à Carthage de prendre pied
en Italie du Sud. Elle dure près de vingt
ans,et après une issue longtemps incer-
taine: la supériorité terrestre des Ro-
mains répond à celle des marins pu-
niques.Elle finit quand même par la vic-
toire de la République romaine. Carthage
perd la Sicile, se voit interdire d’attaquer
Syracuse, alliée de Rome, et est aussi
contrainte de verser une importante in-
demnité de guerre. Incapable de payer
ses mercenaires,elle devra faire face pen-
dant plus de trois ans à leur révolte et à
une guerre interne dont Hamilcar,le père
d’Hannibal,viendra difficilement à bout.
Troisième fils d’Hamilcar,Hannibal grandit
donc dans la haine de Rome...
Il a 10 ans lors de la guerre des merce-
naires. Un de moins lorsque son père lui
fait prononcer sonfameux serment de
rester à jamais un ennemi de Rome. Il a
juré de venger l’honneur de Carthage.
Peut-on le décrire physiquement?
On dit qu’il ressemblait à son père: le
teint mat, barbu, les cheveux bouclés,
d’assez haute stature. Il perdra un œil
durant la traversée des marais toscans.
Il est donc nommé chefdes armées à 26 ans…
Par acclamation du peuple, et succédant
non pas à son père,mais à son beau-frère
Hasdrubal le Beau, mort en 221 av. J.-C.
Son armée se compose d’un ensemble
multiethnique de 100 000 mercenaires,
qui vont s’élancer dans une folle épopée
pour porter la guerre jusqu’en Italie.
En mai 218av.J.-C., soit vingt-trois ans après
la fin de la première guerre punique, Hannibal
décide de s’yrendre non pasparmer,mais par
voie terrestre,et c’est le début d’un fameux
périple de sept mois passant parles Alpes, qui
assoit sa gende…
Mais avant les Alpes,il faut déjà que
cette immense armée traverse une Es-
pagne peu pacifiée, où elle subit de mul-
tiples attaques de peuplades hostiles.Si
bien que de nombreux hommes meurent
avant même le franchissement des Pyré-
nées.Hannibal doit en laisser plus de
10 000 sur place pour assurer la domi-
nation carthaginoise. Le long de la Mé-
diterranée, ils font ensuite face aux har-
cèlements des Gaulois.Si bien qu’au
moment où il arrive devant la chaîne des
Alpes,ses effectifs ont fondu de moitié.
Vient ensuite la lèbre travere…
Un épisode horrible qui dure quinze
jours, dans la neige, le harcèlement des
tribus montagnardes,les chutes,les
éboulements. Autant de dangers qui
provoquent la mort quotidienne d’un
millier de soldats! Et la descente côté
italien sera aussi meurtrière,
5000 hommes supplémen-
taires y laissant la vie. Ce ne
seront finalement que 20 000
guerriers bien fatigués qui
parviendront jusqu’en Italie.
Deux déceptions à ce sujet en li-
sant votre livre: les éléphants ne
sont pastous morts en montagne, et Hanni-
bal ne serait paspasséparle col du Petit-
Saint-Bernard…
En fait, la plupart des pachydermes (ils
étaient 37 au départ) mourront dans les
marais toscans,noyés.Quant au col,
l’historien Tite-Live cite Hannibal qui
galvanise ses troupes au sommet en leur
montrant l’Italie. Cela correspond plu-
tôt au Mont-Clapier,entre les Alpes-
Maritimes et le Piémont italien.
Malgré cette déroute, la perte des trois
quarts de ses troupes et de ses éléphants,
Hannibal va pendant deux ans remporter
quatre victoires contre Rome, dont la pre-
mière a pour cadre le Tessin. Comment l’expli-
quer?
Par le génie tactique – plutôt que stra-
tégique – d’Hannibal, assurément. Les
généraux romains semblent aussi trop
sûrs d’eux, arrogants, et tombent dans
les pièges tendus par le Carthaginois.
«La plupart
des éléphants
se noient dans les
marais toscans.»
Hannibal traverse le Rhône avec ses éléphants. Peinture d’Henri-Paul Motte après 1878.
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entretien |Luc Mary|No36,2 septembre 2013 |Migros Magazine |
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Notamment lors de sa plus grande victoire,
celle de Cannes…
Elle se déroule le 2 août 216 av. J.-C.
Hannibal sait sesforces largement infé-
rieures en nombre, avec 50 000 hommes
contre 80 000 du côté de l’adversaire. Il
utilise au mieux sa principale force: sa
cavalerie, en plaçant son infanterie plus
faible au centre (notamment les Celtes),
laissant sescavaleries numides et gau-
loises sur les côtés.Les Romains pensent
enfoncer ses troupes,jettent toutes leurs
forces dans la bataille alors que les flancs
puniques se referment sur eux. Il y aura
47 000 morts parmi les légions,dont 80
sénateurs, contre seulement 6000 dans
les rangs carthaginois. Un exemple de
réussite tactique, toujours enseigné dans
les écoles militaires…
Cette nuit-là, Hannibal prend toutefois la
décision de laisserson armée se reposer, et
de ne pas marcher sur Rome pourtant très af-
faiblie.
Evidemment, avec le recul, on dit en-
suite que c’était pourtant la seule chose
àfaire. Il faut cependant d’abord se rap-
peler qu’il ne cherchait pas à envahir
Rome, mais à forcer l’adversaire à négo-
cier la reddition de la Sicile et la Sar-
daigne tout en restaurant l’honneur de
Carthage. D’autre part, plusieurs cen-
taines de kilomètres le séparent alors en-
core de la ville ennemie, qui est protégée
par le mur Servien. Ce qui supposerait
un siège pour lequel les Carthaginois ne
sont pas équipés.
Après le lèbre épisode des délices de Ca-
poue, où Hannibal et ses troupes s’aban-
donnent après avoir conquis la ville, il de-
vient en quelque sorte prisonnier de ses
conquêtes…
Pendant une dizaine d’années,il reste en
Italie du Sud, entre autres en Calabre. Il
conquiert quelques cités,soutenus no-
tamment par les Macédoniens,eux aus-
si ennemis de Rome.
Reste que cela l’engage dans une vaine guerre
d’usure dans le sud de l’Italie pendant une dé-
cennie, alors que de sonRome regagne
le terrain perdu…
Voilà.Une grande victoire tactique n’au-
ra pas été transformée en succès straté-
gique. Rome parvient petit à petit à mo-
biliser à nouveau 100 000 hommes,alors
que de son côté Hannibal ne recevra ja-
mais les renforts réclamés à Carthage.
C’est ce qui vous fait dire que, finalement,
c’est autant le manque de soutien des siens
que son adversaire qui provoqua sa faite.
Oui parce qu’au fond Carthage considère
qu’il mène une sorte de guerre person-
nelle en Italie, et refuse d’engager da-
vantage de fonds pour lever de nouvelles
troupes de mercenaires.
Plus tard se déroulera la seule confrontation
entre Hannibal et un néral romain aussi fin
tacticien que lui, Scipion l’Africain.
En -202,après trente-quatre ans d’ab-
sence, Hannibal foule à nou-
veau le sol africain. Il affronte
l’armée romaine à Zama (en-
viron 160 kilomètres au sud-
ouest de l’actuelle Tunis).
Mais la victoire a changé de
camp: les Numides ont rejoint
les rangs romains,et Scipion
aménage des couloirs entre
ses troupes pour cribler de projectiles les
éléphants carthaginois.Carthage capi-
tule pour la seconde fois.Les Romains la
détruiront pierre par pierre, la ville brû-
lant pendant des jours. On versera du sel
pour que rien ne repousse sur cette terre
qui osa défier Rome. Hannibal,lui,devra
s’enfuir en exil et finira parse suicider.
Texte: Pierre Léderrey
Photos: Julien Benhamou
Luc Mary,«Hannibal, l’Homme qui fit trembler
Rome», Editions de L’Archipel.
«Hannibal
ne cherchait pas
à envahir Rome
mais à négocier
Grâce à son
nie tactique,
Hannibal remporte
quatre victoires en
deux ans face aux
troupes romaines.
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