Migros Magazine N° 36 / 02 SEPTEMBRE 2013 (française)

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entretien
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Bio express
Luc Mary
Luc mary est né à paris en
1959. Il a deux enfants et une
petite-fille. enseignant au
Cours Legendre (niveau
baccalauréat), il est historien
des sciences et spécialiste
de l’Antiquité gréco-romaine.
Il est également physicien,
d’où plusieurs ouvrages
consacrés à la conquête
spatiale ou aux différents
mythes de la fin du monde.
«Hannibal, l’homme qui fit
trembler rome» est son
vingtième ouvrage.
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entretien
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Luc Mary
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Hannibal,
le pire cauchemar
romain
Brillant tacticien, le plus grand adversaire du futur
empire fut aussi un mauvais stratège, précipitant
la destruction de Carthage, explique l’historien
Luc Mary dans son dernier ouvrage.
Peut-être faut-il d’abord nous replonger dans
le contexte de l’époque. Vous évoquez une
guerre mondiale miniature, opposant Carthage et Rome. Pourquoi?
Nous sommes au IIIe siècle avant JésusChrist. L’essentiel du monde occidental
se concentre autour de la Méditerranée,
la Mare Nostrum des Romains. L’enjeu
est bien le contrôle des voies maritimes
de commerce, et notamment la Sardaigne et surtout la Sicile. C’est sur cette
dernière île que se déroulent d’ailleurs
les premiers heurts entre les deux
grandes cités. Durant plus d’un siècle et
demi, les guerres puniques constituent
ainsi sans conteste le principal conflit de
l’Antiquité.
Quelles sont les origines de cette Carthage un
peu mythique, dont il ne restera rien après le
passage des troupes de Scipion l’Africain?
L’autre nom de la ville est Elissa, qui n’est
autre que la fille du roi de Tyr, Mutto.
Contrainte de quitter la Phénicie (l’actuel
Liban) au début du IXe siècle avant notre
ère, pourchassée par son frère alors
maître du royaume, Elissa et ses compagnons traversent toute la Méditerranée
pour s’échouer non loin de l’actuelle Tunis. C’est en cherchant un terrain qu’ils
déterrent une tête de cheval, qui deviendra le symbole de Carthage, dont le nom
signifie «la nouvelle ville». En passant,
il est amusant de constater que les futures grandes ennemies sont fondées
presque en même temps: 814 av. J.-C.
pour Carthage, 753 av. J.-C. pour Rome.
Comme si leurs destins étaient communs dès leurs premières pierres…
Pendant des siècles, chacune s’occupe donc
du développement de son commerce, sans
chercher querelle à l’autre…
Rome et Carthage ont même été alliées
contre Pyrrhus d’Epire (l’ancienne Yougoslavie) qui s’était aventuré en Italie.
Les Puniques avaient alors aidé Rome à
repousser l’envahisseur. Mais, plus tard,
la montée en puissance de Carthage inquiète les Romains, qui
craignent de perdre leurs débouchés commerciaux en Méditerranée. Prospères, les
Carthaginois sont alors devenus les dignes héritiers de la
civilisation phénicienne. A la
fois marins et marchands, ils
dominent le commerce de la
Méditerranée occidentale de l’Afrique à
la Sicile, en passant par la Sardaigne et
l’Espagne. Carthage elle-même est deux
fois plus grande que Paris, entourée de
trois rangées de remparts hauts de
15 mètres, avec un port rectangulaire
pour les marchands et un autre, circulaire, pour les militaires; alors que des
casernes et des écuries pour les chevaux
et les éléphants parsèment la cité. L’historien Appien écrira: «Par leur puissance, ils furent les égaux des Grecs, et
par leur richesse des Perses.»
«Carthage ellemême était deux
fois plus grande
que Paris.»
Rome et Carthage partagent un même régime politique, ce sont toutes deux des républiques…
Oui, mais celle des Puniques est profondément divisée entre deux grandes familles: les Barcides, dont sera issu Hannibal, qui sont hostiles aux Romains. Et
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le parti des Hannonides, défavorable à
un conflit ouvert. Cet antagonisme aura,
à mon sens, une grande importance dans
l’échec d’Hannibal en Italie.
Quant à leur structure militaire, tout les oppose: armée de circonscription longue et généraux à la gloire éternelle côté romain, mercenariat et méfiance envers les hauts militaires côté carthaginois…
Absolument. D’une certaine façon, les
chefs d’armée puniques ont le choix
entre la mort – tout faux pas militaire
étant passible de la peine capitale – et
l’exil; puisque le Sénat de Carthage, appelé le Conseil des 104, se méfie des généraux trop puissants. Quant aux soldats
puniques, ce sont des mercenaires issus
d’une mosaïque de peuples du pourtour
de la Méditerranée, des Gaulois aux
Africains en passant par les Libyens et
les célèbres cavaliers numides. Alors
qu’à Rome les citoyens devaient jusqu’à
vingt-cinq ans de leur vie au service militaire.
photo: Ullstein bild - the Granger Collection
Et puis, en -264, Rome prend prétexte de l’appel de ses alliés marmetins bloqués par les
Carthaginois en Sicile pour entrer en guerre
contre sa grande rivale…
Officiellement pour venir en aide à ses
«frères de race», selon les propos tenus
au Sénat romain. Cependant il s’agit
aussi et surtout de conjurer la menace
maritime punique. Faisant figure de
guerre préventive, la première guerre
punique a donc aussi des motifs économiques, puisque le contrôle de la Sicile
aurait permis à Carthage de prendre pied
en Italie du Sud. Elle dure près de vingt
ans, et après une issue longtemps incertaine: la supériorité terrestre des Romains répond à celle des marins puniques. Elle finit quand même par la victoire de la République romaine. Carthage
perd la Sicile, se voit interdire d’attaquer
Syracuse, alliée de Rome, et est aussi
contrainte de verser une importante indemnité de guerre. Incapable de payer
ses mercenaires, elle devra faire face pendant plus de trois ans à leur révolte et à
une guerre interne dont Hamilcar, le père
d’Hannibal, viendra difficilement à bout.
Troisième fils d’Hamilcar, Hannibal grandit
donc dans la haine de Rome...
Il a 10 ans lors de la guerre des mercenaires. Un de moins lorsque son père lui
fait prononcer son fameux serment de
rester à jamais un ennemi de Rome. Il a
juré de venger l’honneur de Carthage.
Peut-on le décrire physiquement?
On dit qu’il ressemblait à son père: le
Hannibal traverse le Rhône avec ses éléphants. Peinture d’Henri-Paul Motte après 1878.
teint mat, barbu, les cheveux bouclés,
d’assez haute stature. Il perdra un œil
durant la traversée des marais toscans.
Il est donc nommé chef des armées à 26 ans…
Par acclamation du peuple, et succédant
non pas à son père, mais à son beau-frère
Hasdrubal le Beau, mort en 221 av. J.-C.
Son armée se compose d’un ensemble
multiethnique de 100 000 mercenaires,
qui vont s’élancer dans une folle épopée
pour porter la guerre jusqu’en Italie.
En mai 218 av. J.-C., soit vingt-trois ans après
la fin de la première guerre punique, Hannibal
décide de s’y rendre non pas par mer, mais par
voie terrestre, et c’est le début d’un fameux
périple de sept mois passant par les Alpes, qui
assoit sa légende…
Mais avant les Alpes, il faut déjà que
cette immense armée traverse une Espagne peu pacifiée, où elle subit de multiples attaques de peuplades hostiles. Si
bien que de nombreux hommes meurent
avant même le franchissement des Pyrénées. Hannibal doit en laisser plus de
10 000 sur place pour assurer la domination carthaginoise. Le long de la Méditerranée, ils font ensuite face aux harcèlements des Gaulois. Si bien qu’au
moment où il arrive devant la chaîne des
Alpes, ses effectifs ont fondu de moitié.
Vient ensuite la célèbre traversée…
Un épisode horrible qui dure quinze
jours, dans la neige, le harcèlement des
tribus montagnardes, les chutes, les
éboulements. Autant de dangers qui
provoquent la mort quotidienne d’un
millier de soldats! Et la descente côté
italien sera aussi meurtrière,
5000 hommes supplémentaires y laissant la vie. Ce ne
seront finalement que 20 000
guerriers bien fatigués qui
parviendront jusqu’en Italie.
«La plupart
des éléphants
se noient dans les
marais toscans.»
Deux déceptions à ce sujet en lisant votre livre: les éléphants ne
sont pas tous morts en montagne, et Hannibal ne serait pas passé par le col du PetitSaint-Bernard…
En fait, la plupart des pachydermes (ils
étaient 37 au départ) mourront dans les
marais toscans, noyés. Quant au col,
l’historien Tite-Live cite Hannibal qui
galvanise ses troupes au sommet en leur
montrant l’Italie. Cela correspond plutôt au Mont-Clapier, entre les AlpesMaritimes et le Piémont italien.
Malgré cette déroute, la perte des trois
quarts de ses troupes et de ses éléphants,
Hannibal va pendant deux ans remporter
quatre victoires contre Rome, dont la première a pour cadre le Tessin. Comment l’expliquer?
Par le génie tactique – plutôt que stratégique – d’Hannibal, assurément. Les
généraux romains semblent aussi trop
sûrs d’eux, arrogants, et tombent dans
les pièges tendus par le Carthaginois.
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Luc Mary
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Grâce à son
génie tactique,
Hannibal remporte
quatre victoires en
deux ans face aux
troupes romaines.
Notamment lors de sa plus grande victoire,
celle de Cannes…
Elle se déroule le 2 août 216 av. J.-C.
Hannibal sait ses forces largement inférieures en nombre, avec 50 000 hommes
contre 80 000 du côté de l’adversaire. Il
utilise au mieux sa principale force: sa
cavalerie, en plaçant son infanterie plus
faible au centre (notamment les Celtes),
laissant ses cavaleries numides et gauloises sur les côtés. Les Romains pensent
enfoncer ses troupes, jettent toutes leurs
forces dans la bataille alors que les flancs
puniques se referment sur eux. Il y aura
47 000 morts parmi les légions, dont 80
sénateurs, contre seulement 6000 dans
les rangs carthaginois. Un exemple de
réussite tactique, toujours enseigné dans
les écoles militaires…
Cette nuit-là, Hannibal prend toutefois la
décision de laisser son armée se reposer, et
de ne pas marcher sur Rome pourtant très affaiblie.
Evidemment, avec le recul, on dit ensuite que c’était pourtant la seule chose
à faire. Il faut cependant d’abord se rappeler qu’il ne cherchait pas à envahir
Rome, mais à forcer l’adversaire à négocier la reddition de la Sicile et la Sardaigne tout en restaurant l’honneur de
Carthage. D’autre part, plusieurs cen-
taines de kilomètres le séparent alors encore de la ville ennemie, qui est protégée
par le mur Servien. Ce qui supposerait
un siège pour lequel les Carthaginois ne
sont pas équipés.
Après le célèbre épisode des délices de Capoue, où Hannibal et ses troupes s’abandonnent après avoir conquis la ville, il devient en quelque sorte prisonnier de ses
conquêtes…
Pendant une dizaine d’années, il reste en
Italie du Sud, entre autres en Calabre. Il
conquiert quelques cités, soutenus notamment par les Macédoniens, eux aussi ennemis de Rome.
Reste que cela l’engage dans une vaine guerre
d’usure dans le sud de l’Italie pendant une décennie, alors que de son côté Rome regagne
le terrain perdu…
Voilà. Une grande victoire tactique n’aura pas été transformée en succès stratégique. Rome parvient petit à petit à mobiliser à nouveau 100 000 hommes, alors
que de son côté Hannibal ne recevra jamais les renforts réclamés à Carthage.
C’est ce qui vous fait dire que, finalement,
c’est autant le manque de soutien des siens
que son adversaire qui provoqua sa défaite.
Oui parce qu’au fond Carthage considère
qu’il mène une sorte de guerre personnelle en Italie, et refuse d’engager davantage de fonds pour lever de nouvelles
troupes de mercenaires.
Plus tard se déroulera la seule confrontation
entre Hannibal et un général romain aussi fin
tacticien que lui, Scipion l’Africain.
En -202, après trente-quatre ans d’absence, Hannibal foule à nouveau le sol africain. Il affronte
l’armée romaine à Zama (environ 160 kilomètres au sudouest de l’actuelle Tunis).
Mais la victoire a changé de
camp: les Numides ont rejoint
les rangs romains, et Scipion
aménage des couloirs entre
ses troupes pour cribler de projectiles les
éléphants carthaginois. Carthage capitule pour la seconde fois. Les Romains la
détruiront pierre par pierre, la ville brûlant pendant des jours. On versera du sel
pour que rien ne repousse sur cette terre
qui osa défier Rome. Hannibal, lui, devra
s’enfuir en exil et finira par se suicider.
«Hannibal
ne cherchait pas
à envahir Rome
mais à négocier.»
Texte: Pierre Léderrey
Photos: Julien Benhamou
Luc Mary, «Hannibal, l’Homme qui fit trembler
Rome», Editions de L’Archipel.
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