CONNEXION TRANSDISCIPLINARITÉ Slavoj Žižek ou l’autre regard sur le monde Le philosophe et psychanalyste Slavoj Žižek, professeur à l’Université de Ljubljana (Slovénie), est un des principaux animateurs de la philosophie contemporaine. Il se partage entre conférences spécialisées, tenues dans des universités d’Europe et des ÉtatsUnis, et participation au débat de société, grâce à son analyse de la politique et du cinéma en particulier. En mars, il était l’invité du cycle de conférences « Penser la condition anthropologique aujourd’hui », organisé par le Département de philosophie. Libre cours l’a rencontré à cette occasion. Quel regard portez-vous sur la jeunesse actuelle ? Le dernier grand mouvement mobilisateur, où il y a eu différentes demandes (par rapport à l’éducation, à la famille, aux conditions de travail, etc.) a été 1968. Le système capitaliste a intégré ces demandes à tel point que toutes les anciennes normes ont explosé, mais aucun programme d’identité n’a été proposé. La jeunesse actuelle est donc dans une situation difficile, où ni elle ni les aînés ne savent comment formuler une alternative. La désorientation de la jeunesse n’est ainsi que le signe d’une désorientation générale. On voit juste émerger, d’un côté, du cynisme, de l’autre, des demandes contradictoires qui pourtant se rejoignent dans leur volonté d’attirer l’attention : violence dans les banlieues, grands rassemblements de foule où l’objectif est de faire un geste anodin (tout le monde lève le pied en même temps par exemple), etc. La jeunesse se retrouve donc entre violence ou conformisme, c’est une situation assez triste. Selon vous, quels sont les éléments essentiels à apprendre aux étudiants en philosophie ? Le rôle de l’université est de corriger les questions plutôt que d’apprendre à donner les réponses. L’université doit inciter l’étudiant à se retirer du monde, et à se demander si la façon d’approcher le problème est pertinente. Il y a beaucoup de fausses batailles dans les débats de société actuels. Par exemple, on pose mal la question du racisme, réduite à celle de la tolérance, alors que cette équivalence ne va pas de soi. De même pour celle de la libération sexuelle : Le rôle de l’université est de corriger les questions plutôt que d’apprendre à donner les réponses Philosophie et psychanalyse, sœurs siamoises Slavoj Žižek exerce sa philosophie avec des éléments de notre monde : la politique, le cinéma et les neurosciences en particulier. Il le fait avec des références qui appartiennent à la fois à la philosophie fondamentale (Hegel, Schelling, etc.) et à la psychanalyse lacanienne, elle-même réputée, a priori, antiphilosophique. Il propose donc une pensée très originale, et est un bel exemple de transdisciplinarité dont se réclame le cycle organisé par Antoine Masson et Sébastien Laoureux autour du thème « Penser la condition anthropologique aujourd’hui ». Outre l’animation d’une journée d’études consacrée à l’analyse de ses travaux, le professeur slovène a tenu une conférence pour répondre à la question « est-il possible d’être hégélien aujourd’hui ? ». Il relit la dialectique hégélienne à travers l’enseignement de Lacan et renouvelle ainsi la théorie du savoir absolu, et éclaire en retour les enjeux de la psychanalyse à partir de la dialectique hégélienne. Il propose de concevoir le retournement qu’Hegel opère vers la « chose inatteignable », comme ce qui ouvre un écart traumatique qui est la « chose » même. Cet « écart » ou « impossible » n’est rien d’autre que la réalité traumatique déployée dans le cadre de la psychanalyse : celle qui fait de la chose inatteignable la cause du désir. Il faut donc l’apport de la psychanalyse pour lire Hegel de cette façon, mais aussi, c’est Hegel qui a permis à la psychanalyse d’avoir ce regard. Les deux disciplines s’intriquent l’une à l’autre. Tout comme la psychanalyse fait un aller-retour incessant entre pratique clinique et théorie, la pensée de Slavoj Žižek vaut par son application à des choses concrètes (le cinéma par exemple). Et comme elle, la philosophie du professeur Žižek apporte un décalage qui permet de voir le monde autrement pour faire avancer la réflexion. Un changement de point de vue sans que l’objectif soit de fournir une solution clef sur porte. il ne s’agit pas de savoir s’il faut revenir à davantage d’interdits en la matière, mais pourquoi cette libération s’accompagne de l’émergence de problèmes tels que l’impuissance, etc. Il faut être innovant et interroger la forme même du questionnement. Pensez-vous que les universités européennes sont en phase avec la société contemporaine ? Le problème pour l’université n’est pas d’être en phase avec la société, c’est notre société qui n’est pas en phase avec elle-même. Je ne veux pas vivre dans un monde où il n’y aurait que deux modèles possibles : le libéralisme anglo-saxon et le nouvel autoritarisme asiatique. Les universités ont un rôle à jouer dans ce renouvellement, mais elles ne risquent pas de le faire, si elles-mêmes sont acquises au principe d’utilitarisme. C’est pour cela que j’estime que la Réforme de Bologne est catastrophique. Elle demande aux universités de répondre aux attentes de la société, mais qui va définir ce que sont ces attentes ? Ce ne sont que des décisions idéologiques et politiques. L’histoire nous montre que toutes les grandes idées ou inventions sont nées par « surcroît1 ». Le productivisme est une erreur. Si les universités prennent cette voie, c’est désastreux pour la société elle-même. L’université doit s’affranchir de la société, afin de laisser un espace de liberté pour ce « surplus » créatif. Propos recueillis par E.D. 1 Voir Antoine Masson et Bernard Chouvier (eds), Les fabriques du surcroît, Presses universitaires de Namur, 2007 Antoine Masson (à gauche) et Sébastien Laoureux (à droite), chargés de cours au Département de philosophie, ont invité le philosophe et psychanalyste slovène Slavoj Žižek (au centre), Université de Ljubljana, à enrichir de sa pensée originale leur réflexion sur la condition humaine. Un événement qui a réuni plus d’une centaine de chercheurs, d’étudiants et de cliniciens. 4 MAGAZINE DE L’UNIVERSITÉ DE NAMUR