UNIVERSITE PARIS-EST MARNE-LA-VALLEE ------------FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES ------------------ École doctorale « Organisations, Marchés, Institutions » ------------Espaces éthique et politique – Institut Hannah Arendt THESE Pour l’obtention du Doctorat Nouveau Régime en PHILOSOPHIE Spécialité : Éthique Présentée et soutenue publiquement par : Monsieur Steeve Elvis Thimotée ELLA ENJEUX ETHIQUES DE LA FIN DE VIE DANS LA MEDECINE MODERNE ET TRADITIONNELLE : CAS DU GABON Sous la direction de : Monsieur le Professeur Dominique FOLSCHEID Jury : Professeur Dominique FOLSCHEID (Université Paris-Est Marne-La-Vallée). Professeur Jérôme PORÉE (Université de Rennes 1), Rapporteur. Professeur Bonaventure MVÉ-ONDO (Université Omar Bongo de Libreville), Rapporteur. Professeur Edouard NGOU-MILAMA (Université des Sciences de la Santé de Libreville), Examinateur. Session décembre 2011. 1 Dédicaces Il m’agrée de dédier cette thèse qui entend écrire un chapitre entier de l’éthique de la fin de vie dans la médecine moderne et traditionnelle au Gabon, à Dominique Folscheid. Pour avoir profondément renouvelé en impulsant en France, au Gabon et au Cameroun la réflexion éthique dans le domaine de la médecine. Nous lui devons d’avoir coordonné, en collaboration avec Brigitte Feuillet-Le Mintier et Jean-François Mattéi, une œuvre angulaire, indispensable et d’autorité dans son genre, Philosophie, éthique et droit de la médecine1. Et d’avoir, pendant les séminaires du jeudi, à l’hôpital la Pitié-Salpêtrière de Paris, réussi à nous donner les ingrédients nécessaires à la compréhension de l’éthique telle qu’elle est parvenue à s’occuper d’un territoire entier de la philosophie à l’aune de l’actualité et des problèmes rencontrés par nos sociétés contemporaines. Avec toute ma gratitude. A la mémoire de Jeanne-D’Arc Zabe Mboulou, décédée le 17 avril 2011 à Libreville. Atteinte d’un cancer de l’utérus en phase terminale. Dans la souffrance extrême, l’agonie, la douleur, elle nous a laissé un témoignage frappant de courage, de patience et de sérénité vis-àvis de la mort. 1 D. Folscheid, B. Feuillet-Le Mintier, J.-F. Mattéi (Coordination), Philosophie, éthique et droit de la médecine, Paris, Puf, Coll. « Thémis », 1997. 2 Exergues « Qu’est-ce donc qui me met le plus radicalement en cause ? Non pas mon rapport à moi-même comme fini ou comme conscience d’être à la mort et pour la mort, mais ma présence à autrui en tant que celui-ci s’absente en mourant. Me maintenir présent dans la proximité d’autrui qui s’éloigne définitivement en mourant, prendre sur moi la mort d’autrui comme la seule mort qui me concerne, voilà ce qui me met hors de moi et est la seule séparation qui puisse m’ouvrir, dans son impossibilité, à l’Ouvert d’une communauté. » Maurice Blanchot, La communauté inavouable, Paris, éd. De Minuit, 1983, p. 21. « (…), que la vie continuait, il valait mieux s’en contenter. – Asseng, lui dit-elle d’un ton attendrissant, je crois que tu choisis mal le moment pour te tracasser. L’essentiel, en ce qui me concerne, est que tu vives ; or tu vis. Vivre peut augurer de beaucoup. Ne revenons donc pas sur ce qui s’est passé. » Tsira Ndong Ndoutoume, Le Mvett – L’homme, la mort et l’immortalité, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 96. « La mort apparaît donc bien comme la part maudite de notre civilisation. Plus que toutes les autres, elle multiplie les moyens de s’en divertir, et l’homme moderne fait tout pour l’oublier. Mais il n’oublie pas son oubli et sait que son hymen avec la camarde est prévu depuis le jour de sa naissance. Que va-t-il faire ? » E. Fiat, Grandeurs et misères des hommes, Petit traité de dignité, Paris, Larousse, Coll. « Philosopher », 2010, pp. 214215. 3 Remerciements J’adresse d’abord mes vifs remerciements au professeur Dominique Folscheid pour avoir accepté de diriger ce travail inscrit dans un champ absolument contemporain et m’avoir fait bénéficier, quatre années durant, de sa compétence. Je lui témoigne toute ma dette pour la rigueur et le suivi constants et méticuleux qui ont permis à ce travail d’être abouti. Merci pour votre accompagnement appuyé tout au long de cet itinéraire. Je remercie également le professeur Bonaventure Mvé-Ondo, Recteur honoraire de l’Université Omar Bongo de Libreville et Vice-recteur de l’Agence Universitaire de la Francophonie, non seulement pour l’attention généreuse qu’il a prêtée à cette réflexion, mais aussi pour les encouragements qu’il n’a cessé de m’adresser tout au long de ma formation ces dernières années. A Jérôme Porée, professeur à l’Université de Rennes 1, qui a bien voulu faire partie du jury. Avec le plaisir d’échanger avec vous sur ce thème de la fin de vie pensé à l’aune de l’éthique. Edouard Ngou Milama, professeur Titulaire de Biochimie médicale. Pour avoir accepté de participer à ce jury de thèse, malgré ses nombreuses contraintes en sa qualité de Vice-recteur de l’Université des Sciences de la Santé de Libreville et membre du conseil scientifique de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF). Son accueil et ses orientations pendant ma période de terrain en janvier 2008 au Gabon m’ont ouvert des horizons. Je ne manquerai pas de remercier le professeur Eric Fiat, mon directeur de recherche en Master 2. Il m’a aidé à relire et à mieux comprendre l’Ethique à Nicomaque d’Aristote et les Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant. Je remercie sincèrement David Smadja, pour son enseignement et son accompagnement dans la lecture du Principe responsabilité de Hans Jonas. Merci à Thierry Ekogha, pour avoir initié mes premiers pas dans la recherche au sein du département de philosophie de l’Université Omar Bongo de Libreville, en prenant la direction de mes travaux sur l’éthique de Levinas. D’abord en Licence, « La question de l’intersubjectivité chez Emmanuel Levinas », ensuite en Maîtrise, « Enjeux éthiques de l’altérité chez Emmanuel Levinas ». Je lui témoigne ici toute ma gratitude. Mes remerciements vont également à l’endroit du professeur Grégoire Biyogo, pour l’attention toute particulière qu’il a accordée à ce travail depuis sa finition. Son contact m’a ouvert des horizons heuristiques considérables. 4 Cyriaque S. Akomo-Zoghe et Régis Ollomo, pour m’avoir fait bénéficier de leur compétence au plan technique et par le travail de la mise au point finale. Mes sincères remerciements à Ezéchiel Simon-Pierre Mvone-Ndong, philosophe de la médecine. Notre contact en 2008 lors de mon voyage de terrain au Gabon, m’a ouvert des portes auprès de l’Association des Tradipraticiens du Gabon. Ses idées, conseils et orientations m’ont été d’un grand secours. Je voudrais dire merci à Antonin Mba Nguéma et Joseph Igor Moulenda, mes compagnons de route. Pour nos discussions autour de Husserl, Heidegger, Levinas et Ricœur. Tous mes remerciements aux médecins, infirmières et nganga qui ont accepté de me livrer les informations qui étaient nécessaires à cette recherche. Avec toute ma gratitude. Je remercie également les malades que j’ai rencontrés dans certaines structures hospitalières du Gabon, et dans les temples de Bwiti. Nos échanges m’ont donné une vision différente de l’idée de soin. Je remercie enfin ma famille : Angeline Obone Zué, Marina Michelle Ella, Evangeline Okome Bikoro, Guy Zogo, Maixent et Arlette Zogo, Constant et Edith Zogo, Jule Zoé Obone Zogo, Carine Nsourou Zogo… Ma fille et mes frères et sœurs pour leur amour. 5 INTRODUCTION Travailler sur le thème de la fin de vie dans la médecine moderne et traditionnelle n’est pas un exercice aisé. Il s’agit de prendre en charge une réflexion qui est engagée dans la société occidentale ainsi que dans le paysage scientifique européen et anglo-saxon, et qui, par un effet de solidarité à la fois sur les concepts, les situations et les problématiques, conjuguée avec le phénomène de la mondialisation, finit par s’imposer en Afrique en général et au Gabon en particulier. Car la situation, avant la réflexion, concernant la fin de vie touche les sociétés contemporaines quelles qu’elles soient sans qu’il soit encore possible, sous l’effet cumulé des médias et des parents qui expriment de plus en plus leur inquiétude et leur désarroi à l’égard de la médecine, de la minorer ou de la minimiser. En effet, plus sérieusement encore, ce qui constitue le centre de gravité du sujet traité ici est l’homme. Pourquoi l’homme ? Pourquoi associer fin de vie et humanité ? Et par quoi cette association tient-elle en proximité, sous des formes diverses, les sociétés d’aujourd’hui ? Parce que le phénomène de la mondialisation qui gagne toutes les sociétés du monde et toutes les cultures qui s’y rattachent d’où qu’elles viennent, même s’il dévoile les différences entre les peuples et les cultures, même s’il met en évidences les faiblesses et les forces des uns et des autres, a au moins l’avantage de mettre en avant l’idée que par-delà ces différences dues à la géographie et à l’histoire de chaque peuple, il y a une unité synthétique par quoi nous reconnaissons qu’il y a l’homme. En ce sens, réfléchir sur la fin de vie c’est réfléchir sur l’homme, cet être vivant universel qui prend l’aspect d’un « genre prochain et d’une différence spécifique »2 selon le mot d’Aristote. C’est de l’homme qu’il s’agit ici, c’est de lui dont nous avons à parler, c’est lui qui crée le lien avec tous les autres, c’est-à-dire que c’est lui qui réduit les distances qui séparent par l’espace, la culture, les pratiques et les disciplines. Et la médecine, où qu’elle puisse se pratiquer et de quelle que façon que ce soit, est toujours déjà, et d’abord, une affaire d’homme, une science de l’homme, une discipline qui a à travailler sur et en faveur de l’homme. Par conséquent, dans toutes les régions où existe une médecine qui s’illustre par telle ou telle est autre pratique se pose indéniablement le problème de la mort et du soin tel qu’il est donné en fin de vie. D’un côté, parler de la fin de vie revient en même temps à parler de la mort. Et le phénomène de la mort concerne bien entendu toutes les sociétés du monde. Si en Occident, elle tente d’être apprivoisée par les forces de la technique, si en France elle est encadrée par la 2 Aristote, Ethique à Nicomaque, Traduction et présentation par Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p. 70. 6 législation, au Gabon comme en Afrique il en est autrement. En effet, si la mort n’est pas apprivoisée, on la contourne en cherchant à anticiper sur elle par la voie euthanasique, c’est-àdire la voie qui permet à l’homme de commander sa propre mort et d’en être le maître, le seul responsable comme s’il était Dieu. C’est en tout cas le sens de la démarche occidentale qui est au fond la démarche de la médecine moderne, plus rationnelle, plus conventionnelle, plus pragmatique. A la vérité, cette médecine est « expérimentale » : c’est cela qui fait qu’elle soit scientifique ! C’est en tout cas ce qui ressort clairement du propos de Claude Bernard, à savoir que « la médecine ne peut se constituer, ainsi que les autres sciences, que par voie expérimentale, c’est-à-dire par l’application immédiate et rigoureuse du raisonnement aux faits que l’observation et l’expérimentation nous fournissent. »3 Il ne suffit donc pas d’observer, de voir et de décrire, encore faut-il raisonner à l’aide de cette observation, encore faut-il savoir appliquer les instruments techniques qui accompagnent le diagnostic, et interpréter le résultat de leurs examens comme l’imagerie par résonnance magnétique (IRM), les scanners et autres matériels sophistiqués, encore faut-il trouver une cohérence et une intelligibilité à ce qui saute aux yeux. De l’autre côté, la médecine traditionnelle se fait l’écho d’une démarche vis-à-vis de la mort totalement froide : elle interprète à partir de l’observation en rattachant le sujet malade à sa communauté de base, à sa généalogie et à ses ancêtres qui sont les ascendants de son propre lignage. La mort dans les sociétés africaines et particulièrement dans la médecine traditionnelle gabonaise, non technicisée, mais plus spiritualisée, établit une relation avec le malade de nature à le mettre en situation, non pas de peur mais de banalisation. Il s’agit, au fond, d’affronter courageusement la mort en face, de la regarder droit dans les yeux. En effet, l’homme d’Africain vit dans la quotidienneté de la mort rendue visible par l’importante mortalité des enfants, l’ampleur des funérailles publique et des cérémonies des retraits de deuil, le plus souvent en période estivale ; mais aussi parce qu’il ne l’exclut pas de ses pensées, de ses chants, contes et proverbes et parce que, devenu vieux, on ne conçoit pas qu’il ne s’y prépare pas. A même l’enfance, la mort est déjà là, car elle accompagne chaque processus initiatique selon la société à laquelle on appartient, selon l’ethnie, selon le rite. Au Gabon, chez les Fang, il y a le Byéri, une pratique rituelle strictement privée et « clanique » par laquelle le jeune initié côtoie très tôt la mort par le biais des ancêtres qu’il est appelé à rencontrer ; chez les Mpongwè, il y a l’Okukwè, une société initiatique où l’on danse avec le masque, sorte de manifestation en l’honneur de l’esprit d’un mort vénéré, 3 Cl. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Le Monde Flammarion, Coll. « Les livres qui ont changé le monde », 2010, p. 16. 7 spécialement réputé, protecteur de la communauté au sein de l’ethnie. La mort est donc un vis-à-vis permanent, un acteur indispensable qui a un jeu plein, à la fois dans la maladie et en dehors d’elle, même si les conditions de sa manifestation s’interprètent de diverses façons en fonction du nganga4. « Le nganga, appelé auprès d’un malade, s’approche de lui, un miroir à la main. Il lit, dans ce dernier, les symptômes de la maladie et les remèdes magiques qu’il doit appliquer. »5 Et puis, il y a le Bwiti qui fédère la plupart des peuples du Gabon. Sorte de société secrète masculine qui a ses rites, ses cérémonies de soins et ses mouvements qui diffèrent en fonction de l’ethnie. Lui aussi prend la mort et les maladies mortelles en charge, et nous verrons plus tard par quel processus et à quelles fins. Cela dit, ce travail présente vraisemblablement une réflexion qui concerne chaque être humain d’où qu’il vienne et quoi qu’il fasse. Pourquoi ? Parce que la fin de vie interpelle deux moments majeurs qui cernent le vivant, à la fois la vie et la mort, par quoi tout un chacun est indéniablement concerné. En effet, dès lors que nous naissons, nous avons la vie, nous en jouissons et elle nous fait grandir, mûrir, vieillir et petit à petit nous mène vers la mort, notre propre fin. Mais la fin de vie, ne nous y trompons pas, est d’abord une expérience de la vie et une philosophie de la vie. Une expérience de la vie parce que la personne qui contracte une maladie mortelle par laquelle le diagnostic révèle qu’elle est en stade final, irrémédiable, incurable et donc lourdement invalidante est une personne qui est en vie. Jamais un mort ne contractera une maladie mortelle, jamais on n’en dira qu’il est en fin de vie car l’expérience de la maladie, fût-elle curable ou incurable, est une expérience de la vie. Voilà pour quoi, un malade simple est appelé, en fang, « nkoukwane »6, mais quand il est mourant et agonisant, il est désigné par le terme fang « nsinsing »7. Car la maladie a des degrés et le malade se distingue en fonction de ces degrés. Un nsinsing est un mourant agonisant, un malade en phase terminale vis-à-vis duquel la médecine ne peut plus pouvoir. Ensuite, la fin de vie invite à une réflexion philosophique sur le sens accordé à la vie, notamment dans les moments sensibles et pénibles qui la caractérisent, où l’existence bascule vers l’autre extrémité c’est-à-dire, au fond, vers la mort. Il ne s’agit pas d’une philosophie de la vie fondée sur les plaisirs, la luxure, le bonheur, mais d’une philosophie de la vie en tant qu’elle prend pleinement conscience de ce que veut dire la vie, de ce que vaut la vie, à savoir qu’elle n’a pas de prix. Cette philosophie de la vie est de l’ordre de la « sensibilité », non pas 4 Ce nom sert à désigner le médecin de la médecine traditionnelle. Nous aurons l’occasion de revenir longuement sur sa fonction et ses pratiques dans la suite de notre propos. 5 A. Raponda-Walker, R. Sillans, Rites et croyances des peuples du Gabon, Libreville, éd. Raponda-Walker, Coll. « Hommes et société », 2005, p. 140. 6 D’après notre informateur, J.-.B. X. Entrettien du 24 janvier 2009 à Libreville. 7 Ibid. 8 au sens empirique du terme mais au sens existentiel par quoi la personne malade prend en compte chaque détail de la vie, par quoi elle peut en apprécier les battements, et peut particulièrement passer en revue toutes les étapes qu’elle a vécues depuis la naissance jusqu’au moment de la maladie mortelle. Cette philosophie de la vie est pour nous – osons l’appeler ainsi – une « philosophie de la conscience pleine ». La conscience pleine est la conscience de la mesure, la mesure du poids de la douleur, la mesure du poids de la souffrance, la mesure de ce que vaut et représente la vie en fin de vie, la mesure du sens accordé au concept d’ « entourage », c’est-à-dire tous ceux qui sont capables de faire bloc autour du malade pour lui témoigner affection, solidarité et responsabilité, autant de choses qui participent du soin. Cette philosophie de la vie ramène le malade à lui-même par un effort réflexif, et témoigne de ce que la vie n’a ni couleur ni culture, qu’elle est antérieure à ces deux constituants et qu’elle transcende toute catégorisation de l’existence. En effet, en fin de vie, la douleur est la même quelle que soit la culture, la couleur de la peau, et quel que soit le continent d’où l’on vient. En fin de vie, l’expérience de la conscience pleine n’a pour aspect véritable que celui de la maladie selon sa manifestation et selon la manière dont elle éprouve le malade. En son acuité, sur le vif de son intensité, la maladie vient neutraliser toutes considérations autres que celles de la vie en tant qu’elle se conjugue, ici au singulier et non au pluriel, aux modes indicatif et impératif du présent : « je vis », « tu vis », « il vit », ou encore « vis » ! On le voit : on ne conjugue pas la vie au passé ni au futur mais toujours au présent, dans la conscience pleine et sous le régime biblique de l’évangile : « A chaque jour suffit sa peine »8. Cette peine journalière et existentielle instruit aussi l’idée de la conscience pleine. La philosophie de la vie montre, à travers l’expérience réflexive de la conscience pleine, que rien ne vaut la vie, qu’aucune douleur, aucune souffrance, aucune diminution physique ou morale, aucune humiliation de toutes sortes ne peuvent être au-dessus de la vie ni justifier qu’on puisse délibérément vouloir la supprimer. La philosophie de la vie, à partir de l’expérience de la vie du mourant témoigne de ce que la vie n’a pas d’égal aussi longtemps qu’elle continue de se manifester et de se donner dans le corps de l’être malade, aussi longtemps que ce dernier continue de respirer, de communiquer, de bouger comme lors des premiers moments qui ont ponctué sa naissance. Même en pleurant, même en se tordant de douleurs, il s’agit toujours-là d’actes, de traces de vie, de témoignages concrets qu’il y a encore de la vie en cet être quoique mourant. Même si la vie accable le mourant, tant qu’elle 8 Evangile selon Matthieu, chapitre 6, verset 34, La Sainte Bible, traduite des textes originaux hébreu et grec par Louis Second, docteur en théologie, version revue, Genève, Société biblique de Genève, 1979, p. 961. 9 se signale il faut la tenir en respect et considérer qu’elle est toute digne. Cette philosophie de la vie qui prend essor à partir de la situation concrète du malade en fin de vie concerne tout homme, le mourant en premier. Ne perdons jamais de vue l’idée qu’ « il faut défendre la vie tout au long de la vie jusqu’à la fin de la vie, jusqu’à la mort. »9 Cette philosophie de la vie d’inspiration existentialiste se donne également dans une dynamique de réciprocité par laquelle le mourant et le bien-portant, le malade et le sain, « le pathologique » et « le normal » communiquent indirectement sur l’idée de vie. Pourquoi ? Parce que, au fond, l’expérience du mourant est une expérience qui affecte doublement au plan de la sensibilité et de la conscience, c’est-à-dire que la douleur, l’agonie et l’état de dégradation physique du mourant nous saisissent, nous, non-mourants, nous, bien-portants, dans notre chair en même temps qu’elles nous font prendre conscience par la conscience que la finalité de toute vie est la mort. Même si elle ne passe pas nécessairement par la maladie mortelle. D’où la réflexion qui s’en suit et qui a valeur thérapeutique par rapport à toute crainte éventuelle de la mort : de toutes les façons elle nous atteindra bon gré mal gré. Cette philosophie est aussi doublement efficace, d’abord parce qu’elle ramène la conscience du mourant à lui-même, à reconsidérer le sens de la vie, de l’existence, en suite parce qu’elle conduit chacun à faire une introspection en considérant la valeur de la vie, le sens de l’existence et le bonheur d’être en situation de sainteté médicale, de « normal » ou de « bienportant » contre la souffrance que procure le pathologique. « Le normal et le pathologique »10 sont donc concernés par cette expérience réflexive où l’un vit la maladie et l’expérience du mourir en tant qu’expérience qui précède la mort dans la douleur et la souffrance, et où l’autre vit cette expérience par anticipation dans un mouvement de réciprocité affective. 1. Historiographie et état des lieux de la recherche Cela dit, il est pertinent de commencer par faire un état des lieux concernant l’état de la recherche en éthique au Gabon. L’occasion nous est donnée ici de signaler les travaux antérieurs – s’ils existent – sur ce qu’il est convenu d’appeler, depuis au moins Descartes, la « philosophie pratique »11, et plus précisément sur l’éthique de la médecine encore appelée éthique médicale et hospitalière. Quels sont donc les travaux les plus récents dans ce domaine de la philosophie pratique ? Sur quelles problématiques la recherche en éthique médicale ces dernières années s’est-elle penchée ? Et quelle est notre contribution, ou, qu’est-ce que nous 9 S. E. Ella, Mvett ékang et le projet bikalik, Essai sur la condition humaine, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 139. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Quadrige/Puf, 2007. 11 R. Descartes, Discours de la méthode (Introduction et notes d’Etienne Gilson), Paris, J. Vrin, 2005, p.127. 10 10 apportons de significatif, à partir de ce travail, comme valeur ajoutée dans ce champ heuristique de plus en plus prégnant, indispensable, éclatée et en fortes demandes ? Au Gabon, l’actualité forte de la recherche sur les problématiques les plus récentes en philosophie pratique et dans le domaine de la médecine concerne le travail de Simon-Pierre Ezéchiel Mvone-Ndong, sur le sujet « Médecine traditionnelle entre rationalité et spiritualité – Réflexion éthique et épistémologique sur l’approche africaine de la médecine : le cas du Gabon ». Cette thèse de doctorat a été soutenue le 25 juin 2005 à l’Université de Lyon3. Au fond, il s’agit beaucoup plus d’un travail d’épistémologie que d’éthique, où l’auteur, pour la première fois, entreprend une recherche approfondie qui permet d’indiquer qu’il y a dans la médecine traditionnelle africaine une démarche scientifique qui n’obéit pas aux mêmes procédés que la médecine moderne occidentale, ce qui la définit en propre, son rapport étroit avec l’imaginaire, le culte des ancêtres, le rapport à la forêt, l’exigence de l’aveu avant toute initiation. C’est, au Gabon, l’un des premiers textes qui pointe l’idée que la philosophie ne devrait plus regarder de haut les tâches pratiques, et qui a essayé d’appliquer la philosophie au champ de la médecine, plus particulièrement la médecine traditionnelle qu’on ne devrait plus laisser à la seule responsabilité des tradipraticiens (praticiens de la médecine traditionnelle). Ce travail va donner naissance à une série de publications faisant autorité dans ce champ heuristique, notamment Bwiti et christianisme : approche philosophique et théologique, La nature entre rationalité et spiritualité, Imaginaire de la maladie au Gabon, Approche épistémologique (en collaboration avec Pierre Marie Gontran Maka), Médecines et recherche publique au Gabon et le tout récent Réflexion sur la philosophie du médicament et du soin : la rationalité des remèdes traditionnels. Mvone-Ndong a ainsi ouvert un espace de réflexion concernant la pluralité des rationalités en insistant davantage sur le plan épistémologique qu’éthique : la rationalité de l’homme africain n’est pas cartésienne, elle ne distend pas le sujet de son objet, elle ne fait pas du sujet un « maître et possesseur de la nature » comme Descartes le promettait de ses vœux. Mais bien au contraire, prend-elle ancrage dans le respect de la nature, dans l’interprétation d’un certain nombre de codes et fait intervenir d’autres acteurs en dehors du malade et du guérisseur encore appelé nganga, à savoir la famille du malade, ses ancêtres qui participent aussi au soin. La rationalité médicale de la médecine traditionnelle réfère ainsi à une démarche spirituelle qui pointe l’effort vers le passé, la confession de la faute, la communication avec les ancêtres. « Il s’agira, par exemple à travers le diagnostic étiologique, de comprendre l’approche bantoue de l’être humain et son insertion dans le cosmos, son approche de la santé, de la vie, de la mort, de la maladie et la démarche de guérison à travers ces traditions 11 mystiques et spirituelles. »12 Plus qu’un anthropologue de la santé, Mvone-Ndong fait œuvre de philosophe en interrogeant la manière dont la médecine traditionnelle soigne l’homme dans sa globalité, à la fois par le corps et par l’esprit. Les connaissances de la médecine traditionnelle servent à dévoiler les choses cachées pour permettre à l’homme de mieux se comporter dans son double rapport à l’existence dans le monde physique et dans le monde non-physique, visible et invisible. A partir de là, Mvone-Ndong conclut que « si la « rationalité », dans la médecine traditionnelle, désigne le fait que celle-ci utilise des éléments de mesure qui lui sont propres, il est, par conséquent, important de souligner que la médecine traditionnelle, en son explication fondamentale, puise sa force dans ce qui relève de la vie spirituelle et de l’immatérialité des choses. Cette détermination met en jeu une forme de gestion de la santé et de la maladie qui est différente de l’approche moderne de la médecine. »13 Ainsi, après avoir montré que la médecine traditionnelle prend l’aspect d’une phytothérapie – médecine par les plantes – et d’une médecine initiatique – l’initiation comme condition de possibilité du soin –, l’auteur en conclut que, si c’est l’esprit qui met en relation tout ce qui vit et participe du vivant, c’est que dans le domaine médical africain, la place de l’esprit est prépondérante à telle enseigne que certains « tradithérapeutes »14 n’hésitent pas à dire que leur médecine est une médecine de l’esprit. Mvone-Ndong, on le voit, ouvre ici tout un pan de la philosophie pratique centrée sur l’épistémologie médicale, par quoi il constitue, au Gabon, un pionnier. Les travaux de Mvone-Ndong vont dans le droit fil de ceux de Meinrad Hebga, philosophe et théologien camerounais, auteur de La rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux15. Quelle est la thèse d’Hebga, qui obéit à la même logique épistémologique de la médecine traditionnelle ? Pour lui en effet, le discours africain de la médecine traditionnelle n’a rien d’irrationnel, au contraire, vise-t-il à réconcilier ce qui est séparé dans la logique occidentale : l’âme et le corps, le visible et l’invisible, l’esprit et la matière. A l’accusation de futilité portée contre la philosophie, au nom de la science, on peut, dit-il, répondre que l’approche scientifique n’est pas la seule possible, ni la seule digne d’intérêt. De ce point de vue, « la philosophie est un effort de lucidité embrassant toutes les situations de l’homme sans exception, y compris sa confrontation avec ce que beaucoup 12 S-P. E. Mvone-Ndong, La médecine traditionnelle, Approche éthique et épistémologique de la médecine au Gabon, Paris, L’Harmattan, Coll. « Etudes africaines », 2008, p. 18. 13 Ibid., p. 140-141. 14 Terme désignant les opérateurs du soin dans la médecine traditionnelle au Gabon. 15 Texte publié aux éditions L’Harmattan, Coll. « Ouverture philosophique », 1998, 361 p. 12 appellent l’irrationnel. »16 L’ouverture philosophique encourage à intégrer à la compréhension du réel d’autres modes opératoires, à la prise en charge du malade d’autres démarches de soin qui peuvent êtres spécifiques à une culture qui privilégie l’imaginaire contre laquelle la plupart des scientifiques s’insurgent. Le point critique de cette méthode qui donne à penser est que « la pensée africaine repose sur un certain savoir, sur une certaine connaissance de la nature »17 en tenant compte du fait que « le caractère africain de cette réflexion tient aux thèmes de la tradition orale, à l’enracinement culturel du penseur, au schéma pluraliste, en l’espèce triadique du composé humain. »18 Mais qu’en est-il de la recherche en éthique ? L’état de la recherche est quasiment une page blanche dans le domaine de l’éthique au Gabon. Il est donc difficile de donner des résultats concrets et satisfaisants de l’état de la recherche dans ce domaine. C’est d’ailleurs ce qui justifie la carence des références et de travaux sur l’éthique et dans l’éthique médicale encore plus. Il est de la sorte à signaler que nous faisons office, comme les pionniers, dans ce champ heuristique encore à ses débuts et qui, à la vérité, prend véritablement naissance avec ce travail, y compris sur le thème de l’éthique en fin de vie où la question du soin et de l’accompagnement mobilise l’essentiel de la réflexion médicale. 2. Délimitation du sujet Concernant la délimitation de notre sujet, il est à préciser, comme l’indique son intitulé – Enjeux éthiques de la fin de vie dans la médecine moderne et traditionnelle – qu’il s’agit d’un travail de philosophie pratique comparée, qui entend interroger deux démarches clairement distinctes du soin et de l’accompagnement telles qu’elles sont à l’œuvre dans le contexte gabonais. En effet, si les références en matière d’éthique au Gabon sont rares, il en est autrement des pratiques qui abondent d’une région à l’autre en fonction de l’ethnie, du rite, du nganga ou du médecin traditionnel, de la médecine – au demeurant plurielle, car chaque ethnie pratique sa médecine dans un réseau de solidarité avec les ancêtres, ces êtres du lignage qui ont en effet existé et qui sont partis dans l’arrière-monde, dans l’ « Ayät » ou de l’autre côté – et de la maladie. 16 M. Hebga, La rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux, Paris, L’Harmattan, Coll. « Ouverture philosophique », 1998, p. 10. 17 Ibid., p. 22. 18 Ibid., p. 22-23. 13 Comme on le sait, la première délimitation de notre sujet est géographique et concerne le Gabon. Ensuite, l’autre délimitation concerne à proprement parler un territoire de la philosophie appelé éthique. Plus précisément l’éthique de la fin de vie. Il ne s’agit pas de parler de l’éthique en fin de vie d’une manière abstraite, mais plutôt de recentrer la réflexion sur les pratiques quotidiennes en matière de soin et d’accompagnement chez les personnes atteintes de maladies graves, incurables et irrémédiables, sur la prise en charge de la douleur qui caractérise toute maladie mortelle, en l’occurrence les cancers ou les accidents particuliers qui engendrent une souffrance pour le malade lui-même et pour son entourage immédiat. Le Gabon comme beaucoup de pays dans le monde, est confronté à ces situations de grande fragilité humaine qui affectent les personnes, les malades, les soignants et qui mobilisent l’attention de la médecine moderne et traditionnelle. Pourquoi nous intéressons-nous au cas de malades en fin de vie ? Parce qu’il s’agit bien entendu d’un cas particulier qui a attiré particulièrement notre attention sur le vif de l’intensité et de la gravité de la situation de grande fragilité des mourants qui « souffrent », agonisent », mais surtout sur le fait que la médecine avoue son échec face à certaines pathologies. C’est donc au nom de la fragilité humaine et de cet aveu d’impuissance de la médecine que nous avons pris le parti de cibler notre réflexion sur la problématique de la fin de vie. En plus, il faut préciser que l’expérience médicale est une expérience particulière qui concerne chaque être humain particulier, même si en effet, il s’agit de soigner l’humanité ou le collectif de tous les hommes d’une manière générale. Et l’éthique tient en proximité cette approche du soin : ne prendre toujours en compte que les situations particulières, et ne pas traiter tous les cas de la même manière. L’éthique comme la médecine sont des disciplines de la situation, de l’expérience, car l’expérience parle et il convient de saisir son discours, son intelligibilité et ses lois. L’expérience met en évidence les situations particulières qui mobilisent l’attention et la réflexion, par quoi l’éthique entre en scène. Elle éveille à la réflexion. Souvenons-nous de ce que disait Aristote à cet effet : « c’est que l’expérience ne fait connaître que les cas particuliers. (…). Le médecin, qui soigne un malade, ne guérit pas l’homme, si ce n’est d’une façon détournée ; mais il guérit Callias, Socrate, ou tel autre malade affligé du même mal, et qui est homme indirectement (…), puisque, pour lui, c’est le particulier, l’individu, qu’avant tout il s’agit de guérir. »19 Et l’éthique ne se distend pas de cette démarche : considérer l’individu, le particulier, les situations spécifiques qui conduisent à la réflexion, et ce qui établit leur mise en question. 19 Aristote, La Métaphysique, Traduction de Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, revue et annotée par Paul Mathias, Introduction et dossier de Jean-Louis Poirier, Paris, Pocket, Coll. « Agora », 1991, p. 40-41. 14 L’éthique est donc une démarche qui consiste à partir de l’expérience individuelle, de la particularité des situations concrètes qui se présentent chaque fois de manière renouvelée. Ces situations touchent l’existence des individus, leurs actions, leurs pratiques par quoi il importe de se référer auparavant au fondement ultime de toute pensée et de toute action : à l’homme lui-même. Une apparente abstraction, si elle est pertinente et réfléchie, nous permettra de rejoindre plus valablement le concret. Parce qu’il s’agit de l’homme vivant luimême dans sa réalité palpable, celui-ci doit être aussi saisi comme individualité déployant toutes les formes de son activité et de sa vie effective ; fondamentalement source de sens, elle est à la fois individuelle et sociale, effective et cognitive. Cette richesse et cette unité de l’activité humaine vivante, constituant un véritable individu, nous les rassemblerons dans le concept de sujet. Ce terme ne désigne pas ici la pure conscience intellectuelle et réflexive que l’homme concret peut choisir d’être en certaines circonstances. Il désigne, en effet, cet individu concret, saisi dans l’intégralité de ses déterminations et défini précisément comme le pouvoir d’intégration de toutes ces déterminations. Car ce dont se soucie l’éthique est précisément cet individu existant, concret et toutes les situations particulières qui se rattachent à lui. En raison de quoi l’éthique véritable est toujours concrète. Elle se rapporte toujours déjà aux individus et « aux choses singulières »20 qui sont des êtres de désir, engagés dans des relations et des situations singulières, et cela par la médiation d’actions précises et singulières. Pourquoi la philosophie s’intéresse au champ médical ? En quel sens la problématique de la fin de vie est-elle pertinente dans le registre de la philosophie ? Et qu’est-ce que l’éthique, appliquée à la médecine pour devenir « « éthique médicale », par rapport à la philosophie ? Quelle est la pertinence de notre recherche ? Et quel est notre corpus de base ? Il faut dire que la recherche médicale en philosophie débouche sur ce carrefour d’interrogations et obéit d’abord à une logique ancienne qui remonte à Aristote, à savoir que la philosophie est un savoir totalisant, autant que faire se peut : « A cet égard, notre première conception, dit-il, c’est que le mérite principal du sage, c’est de savoir, autant du moins qu’un tel avantage peut appartenir à l’homme, l’ensemble de toutes choses »21. Or qui dit ensemble de toutes choses dit ensemble des savoirs, y compris la médecine. D’ailleurs, on sait que les premiers philosophes étaient tout à la fois philosophes-géomètres, philosophes-biologistes, philosophes-physiciens, philosophies-astronomes ou philosophes-médecins. La philosophie ne ménage donc aucun effort pour se préoccuper des problèmes qui concernent chaque 20 Spinoza, Ethique, Présenté, traduit et commenté par Bernard Pautrat, Paris, Seuil, Coll. « Essais », 1999, p. 495. 21 Aristote, op. cit., p. 43. 15 domaine du savoir humain quand elle le peut, sans restreindre cet effort à elle-même puisque tout en étant critique vis-à-vis du reste des sciences, elle l’est également vis-à-vis d’ellemême. C’est en ce sens que la philosophie est une discipline particulière qui s’enrichit de l’expérience des autres disciplines en même temps qu’elle contribue significativement à donner une valeur ajoutée, par sa réflexion critique, à ces disciplines qui, pour la plupart d’entre elles, lui doivent leur naissance. Comme on le voit : « La philosophie paraît ici sans égale, parce que, dans notre tradition de pensée qui remonte à la Grèce, elle est la seule discipline réflexive constituée comme telle dès son origine ; c’est pourquoi l’histoire nous présente une philosophie de la biologie, par exemple chez Aristote, une philosophie de la médecine, chez Claude Bernard, et une même philosophie de la philosophie, chez Hegel, alors qu’il n’y a pas de biologie de la biologie, ni de médecine de la médecine. »22 Concernant le thème de la fin de vie, on doit dire qu’il concerne véritablement la mort. La fin de vie c’est la vie finissante, et la vie finissante c’est la mort. Or depuis toujours le thème de la mort est pris en charge par la philosophie. En effet, depuis Platon, cette question de la mort apparaît à la fois comme une expérience de la vie et comme une réflexion critique. Socrate, on le sait, est confronté à sa propre mort puisqu’il est condamné par les juges d’Athènes à boire de la ciguë après avoir purgé sa peine de prison ; mais bien avant, il propose à ses amis, Echécrate et Phédon, une réflexion sur le thème de la mort, que ce soit la mort symbolique ou philosophique, c’est-à-dire la mort au sensible par quoi l’âme se détache du corps qui l’emprisonne et l’empêche de s’élever à la réflexion, l’empêche de penser : « Etre mort, n’est-ce pas ceci ? A part et séparé de l’âme, le corps n’en vient-il pas à être isolé en lui-même, et l’âme, à part et séparée du corps, n’est-elle pas isolée en elle-même ? La mort, n’est-ce pas rien d’autre que cela ? »23 C’est que la philosophie ne se préoccupe pas seulement des autres disciplines qui ne sont pas elle, elle s’intéresse également aux thèmes divers tels que la mort. Et beaucoup de philosophes se sont confrontés à cette dernière, même s’il faut avouer que, parce que la mort nous renvoie à nous-mêmes, à notre propre condition de mortels, et à ce que, demain, nous ne serons plus, il n’est jamais aisé de l’aborder de front. On comprend pourquoi Descartes, dans une certaine mesure, et à contre-courant de Platon, penchera pour le thème de la vie. De sorte que, chez l’auteur du Discours de la méthode, philosopher ne consiste plus à réfléchir sur la mort, mais sur la vie. En effet, pour lui, les connaissances acquises par la philosophie doivent 22 D. Folscheid, B. Feuillet-Le Mintier, J.-F. Mattéi, « Avant-propos », Philosophie, éthique et droit de la médecine, Paris, Puf, Coll. « Thémis philosophie », 1997, p. 2-3. 23 Platon, Phédon, 64c, (Apologie de Socrate, Criton. Phédon), Paris, Gallimard, Coll. « folio essais », 1950, p. 113. 16 privilégier le thème de la vie contre celui de la mort, c’est à croire qu’il n’osait affronter de face cette question, mais plutôt lui trouver un antidote. Et c’est d’ailleurs dans la médecine qu’il trouvera ce remède, à court terme, contre la mort. Celle-ci nous concerne tous en tant que vivants, tout autant qu’elle concerne la philosophie, tandis que la vie concerne la vie et constitue le bien général de tous les hommes. Et toutes ces connaissances se rapportant à la physique et à la médecine comme à la philosophie, pour Descartes, ont fait voir, in fine, « qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie »24. Philosopher ne consisterait plus, à partir de lui et à contre-courant de Platon, à réfléchir sur la mort, ou à mourir, mais à réfléchir sur la vie, sur comment prolonger la vie. Que dire du rapport entre éthique et philosophie ? A ce sujet, nous dirons que la première fait partie de la deuxième qui l’englobe et en assure son déploiement à travers tous les domaines qu’elle s’efforce d’annexer. L’éthique n’est qu’une branche de la philosophie, comme la logique ou la métaphysique, elle fait partie intégrante de l’histoire de la philosophie par quoi elle devient un champ qui investit, contrairement à la métaphysique, non pas le « pourquoi ? » des choses, leurs causes ultimes mais le « comment ? » et le « devoir faire » des situations, des habitudes, des comportements et des pratiques des individus dans leurs relations, quel que soit le domaine. L’éthque concerne ce qui devrait être fait par l’individu à proprement parler dans ces situations particulières. En effet, « parce que la philosophie est le lieu natif de l’éthique, entendue comme réflexion rationnelle sur la pratique morale. »25 Au départ, chez Platon repris par Aristote, l’éthique prend l’aspect d’une « habitude » qui se pratique plus qu’elle ne s’enseigne, car le plus important ici n’est pas la théorie ou l’abstrait auxquels la philosophie nous a longtemps habitué, mais la pratique, le concret, l’expérience commune des hommes, leurs habitudes pour ainsi dire. Voilà pourquoi elle est rangée du côté de la vertu morale au lieu d’être du côté de la vertu intellectuelle encore prisonnière de la théorie et des définitions. Le philosophe de l’éthique, de ce point de vue, n’est pas un « récitant » mais celui qui fait corps à corps avec la pratique de laquelle il tire sa réflexion, de sorte qu’il n’y a pas une vertu ni une seule et unique définition de la vertu, mais plusieurs, comme le courage, la tempérance, la sagesse, la générosité, et l’élément commun de toutes est la pratique qui les conditionne. L’éthique de vertu a pour définition générale – si tant est qu’elle peut se définir – l’action ou la pratique de celle-ci ; elle est « faire ». Il ne 24 R. Descartes, Discours de la méthode (Introduction et notes d’Etienne Gilson), Paris, J. Vrin, 2005, p. 126127. 25 D. Folscheid, B. Feuillet-Le Mintier, J.-F. Mattéi, « Avant-propos », op. cit., p. 5. 17 suffit pas, par exemple, de connaître la vertu du courage pour être courageux, encore faut-il pratiquer ce courage dans des situations concrètes pour être courageux. D’une part : « La vertu a deux formes : elle est intellectuelle d’un côté, et de l’autre, morale. Si elle est intellectuelle, c’est en grosse partie à l’enseignement qu’elle doit de naître et de croître. C’est précisément pourquoi elle a besoin d’expérience et de temps. Mais si elle est morale, elle est le fruit de l’habitude. C’est même de là qu’elle tient son nom en grec, êthikê : « morale » moyennant une petite modification du mot ethos, en grec « habitude ». »26 D’autre part, si on suit ce raisonnement, toute habitude ne doit pas seulement s’enseigner, encore faut-il en avoir la pratique et l’expérience pour en garantir la réflexion et la compréhension. D’où la question posée par Socrate à Anytos : « Alors comment peux-tu, mon bon, savoir s’il y a quelque chose de bon ou de mauvais dans leur métier, si tu n’en as pas la moindre expérience ? »27 Formulation qui va être radicalisée par Aristote : « Or les vertus, nous les tirons d’actes préalables, comme c’est le cas des techniques au demeurant. En effet, ce qu’on doit apprendre à faire, c’est en le faisant que nous l’apprenons. Ainsi, c’est en bâtissant qu’on devient bâtisseur et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste. De la même façon, c’est donc aussi en exécutant des actes justes que nous devenons justes, des actes tempérants qu’on devient tempérant et des actes courageux qu’on devient courageux. »28 On le voit : l’éthique, dans le régime de la philosophie, occupe le rayon des pratiques et de l’expérience à partir de quoi prend essor la réflexion qui formule l’idée que chaque acte requis doive répondre à une exigence de qualité, c’est-à-dire, au fond, la nécessité « de considérer la particularité des actions en s’interrogeant sur la manière dont il faut accomplir celles-ci, puisque ce sont elles qui déterminent souverainement jusqu’aux qualités acquises par les états »29. Cette exigence de qualité prend ainsi la forme d’un devoir, d’un « tu dois ». Cette exigence a pour objet d’encadrer les habitudes et les pratiques des hommes selon le domaine de leur activité. L’éthique ici peut s’appliquer à la médecine, aux médias, à l’environnent ou à l’entreprise. « L’éthique est donc toujours en dialogue douloureux avec des exigences qu’il faut à la fois respecter et prendre en compte, mais aussi critiquer, recadrer, 26 Aristote, Ethique à Nicomaque (1103 a 8-19), Traduction et présentation par Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p. 99. 27 Platon, Menon ou sur la vertu, 91d-92 c, (Protagoras, Euthydème, Gorgias, Ménexène, Ménon, Cratyle), Traduction et notes par E. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 362. 28 Aristote, Ethique à Nicomaque (1103a 34-b 16), op. cit., p. 100-101. 29 Ibid., (1103 b 16-31), p. 102. 18 filtrer, voire récuser quand la part coutumière a pris le dessus sur des exigences plus fondamentales que la raison, à un certain moment, est seule capable de raviver. »30 La particularité de notre recherche réside ainsi dans le fait d’avoir été sur le terrain, à faire corps à corps avec les situations et les pratiques des malades en fin de vie et des soignants dans leurs pratiques, dans les hôpitaux et dans les temples où se pratique la médecine traditionnelle. La pertinence de notre recherche réside en effet dans les entretiens avec ces différents acteurs du soin, pendant plusieurs jours, les expériences que nous ont partagé ces acteurs dans les pratiques de soins accordés aux mourants pour finalement comprendre, in concreto, que c’est la vie humaine qui est le pôle central de référence de la médecine et de l’éthique telle qu’il convient de les penser conjointement. La pertinence de notre recherche est qu’elle n’est pas une pure spéculation, un simple corps à corps avec les textes philosophiques, mais qu’elle mêle théorie et pratique, donne la chance aux concepts d’être éprouvés par le concret des situations, ou plutôt, permet aux situations concrètes de mieux nous faire comprendre les concepts philosophiques, ce qu’il veulent dire, et, inversement, ce qui leur donne à être. Sans doute que la particularité de notre recherche repose également sur le fait que philosopher ne devrait plus nous couper des tâches pratiques par quoi nous saisissons mieux la pensée, qu’elle soit celle d’Aristote, de Kant ou de Levinas, car l’exercice de la raison philosophique atteint son niveau critique en évitant de regarder de haut ces tâches pratiques, en se consacrant davantage au côté concret des problèmes, en se mesurant aux situations urgences, graves et délicates qui tenaillent le monde pour permettre à ceux qui l’habitent de le comprendre tout en se comprenant eux-mêmes. La partinence de notre recherche pointe alors cette idée que la rencontre humaine, dont la relation médicale est une modalité, redevient possible en ce sens que la pratique du soin aide à comprendre la philosophie, puisque cette pratique est déjà philosophique et éthique, en son essence même. Ce qui cadre parfaitement avec notre corpus de base : Aristote, Kant, Levinas, Ricœur, Bruaire, et les sources orales issues de nos entretiens pendant notre période d’enquête de terrain. Ce que l’on retiendra en plus de cette expérience de terrain, c’est la vulnérabilité du visage comme Appel à la responsabilité et rejet systématique de toutes les formes de suicide ou de demandes d’euthanasie qui soient. A plusieurs reprises, dans les hôpitaux comme dans les temples de soin où se pratique la médecine traditionnelle, la plainte du malade est adressée à quelqu’un qui, dès cet instant, est en position de responsabilité vis-à-vis d’un être faible. Et 30 D. Folscheid, B. Feuillet-Le Mintier, J.-F. Mattéi, « Avant-propos », op. cit., p. 4. 19 c’est ici que nous comprenons comment s’effectue la construction lévinassienne indissolublement anthropologique et éthique. En effet, la faiblesse n’est pas d’abord un acte de la volonté, le résultat d’un devoir imposé de l’extérieur, c’est le geste d’emblée éthique qui se noue dans la relation de vulnérabilité d’autrui. Rencontrer un visage, n’est-ce pas immédiatement rencontrer un appel impératif à la responsabilité. Le mourant, dans le dévoilement du regard, interdit au meurtre, à la négligence et à l’insouciance. Il nous fait saisir cette idée que « le visage n’est pas l’assemblage d’un nez, d’un front, d’yeux, etc., il est tout cela certes, mais prend la signification d’un visage par la dimension nouvelle qu’il ouvre dans la perception d’un être. »31 Par quoi il faut accepter que le visage est un mode irréductible selon lequel « Autrui est le seul être qu’on peut être tenté de tuer. Cette tentation du meurtre et cette impossibilité du meurtre constituent la vision même du visage. Voir un visage, c’est déjà entendre : « Tu ne tueras point. » »32 Ainsi donc, on conviendra que la nouveauté de cette recherche réside dans la conjonction de ces deux articulations à la fois pratiques et théoriques, dans le dialogue de la médecine moderne avec la médecine traditionnelle, du médecin avec le nganga, du Bwiti dans sa version fang avec l’evu tel qu’il s’applique dans le contexte de la maladie et de la mort. 3. L’hypothèse de recherche Quelle est notre hypothèse de recherche ? Que voulons-nous démontrer ? Notre hypothèse de recherche s’énonce clairement de la manière suivante. Plusieurs pensées se sont penchées sur la mort, ou sur la vie après la mort. Ce n’est pas cela le lieu de notre préoccupation, car la question que nous traitons concerne particulièrement les moments qui précèdent toute mort biologique en tant que telle, c’est-à-dire le soin ultime qui accompagne la personne en fin de vie. Ce qui revient à dire que nous nous intéressions à cet ultime accompagnement qui caractérise la période agonique que traverse un sujet mourant. De la sorte, notre hypothèse de recherche est qu’en fin de vie, c’est l’assumgha éning ou le « commencement de la vie » comme expression d’un désir d’être qui l’emporte sur la mort. Autrement dit : la fin de vie ne veut pas dire la fin biologique du sujet mourant mais la possibilité, pour lui, de re-vivre, de re-naître conformément à l’initiation qui absout la mort sans jamais la vaincre définitivement. Car être malade à mort, c’est pouvoir vivre jusqu’au bout sa vie pour autant qu’on est vivant. La fin de vie témoigne ainsi, non pas d’une clôture 31 32 E. Levinas, Difficile Liberté, Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel, Coll. « biblio essais », 1976, p. 20. Ibid., p. 21. 20 mais d’une ouverture par quoi la maladie mortelle ne veut pas dire ici le début de la fin, mais la fin de la fin ou le début du début. Et l’ensemble de nos analyses tentera de confirmer et de corroborer cette hypothèse de recherche. 4. Les méthodes de la recherche Quelles sont les méthodes que nous avons utilisées pour mener cette recherche ? Sontelles compatibles avec l’énoncé du sujet traité ? Il y a deux méthodes qui sont présentes dans ce travail. D’abord, bien entendu, la méthode philosophique qui consiste au questionnement et à la mise en question des apparences et des certitudes closes. Puis il y a la méthode d’enquête de terrain, caractérisée par des entretiens semi-directifs. Concernant la méthode philosophique, elle a consisté, comme on le sait, au questionnement et au travail de conceptualisation. Le questionnement que nous avons construit tout au long de cette réflexion a consisté à élaborer, chaque fois, tout au long de chaque problématique, aussi bien dans la présentation générale de chaque grande partie que dans la présentation générale de chaque chapitre, une série de questions visant à mettre à distance les acquis aux fins de mieux exploiter leurs mouvements internes. Mettre à distance les acquis, c’est ne pas les prendre pour comptant, c’est les re-considérer à la fois dans leur élaboration théorique et dans leur application concrète et contextuelle. On prendra exemple sur la première partie qui, en apparence, n’a rien de franchement éthique étant entendu qu’il s’agit de présenter le cadre où se déroule la recherche ainsi que le contexte socio-historique ayant favorisé l’avènement de la médecine moderne au Gabon. D’où l’idée, suivant Ricœur, selon laquelle « la seule manière de penser éthiquement consiste d’abord à penser non éthiquement. »33 A partir de là, on va se rendre compte que le concret des situations, le contexte socio-historique, les pratiques en vigueur en matière de soins tant dans la médecine moderne dans le cadre de l’hôpital que dans le cadre de la médecine traditionnelle dans les temples où se pratique le soin, sont autant de faits à mettre à distance, à interroger pour en saisir l’alticulationce à quoi ils donnent à penser. Ce travail qui consiste à considérer des faits et des énoncés en apparence non philosophiques, confine à ce que Ricœur nomme « reprise », c’est-à-dire philosopher en partant du non-philosophique. C’est l’étape éthique « à travers une « reprise » de la non- 33 P. Ricœur, Le conflit des interprétations – Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, Coll. « L’ordre philosophique », 1969, p. 439. 21 philosophie dans la philosophie »34, pour autant que « la philosophie est l’intervalle critique entre deux immédiatetés, entre une naïveté primordiale (qui peut être hallucinatoire : peu importe) et une intuition finale qui reste la limite de la pensée raisonnante. »35 On le voit : la philosophie doit peut-être avoir des présupposés qu’elle remet en question et résorbe critiquement dans son propre point de départ. Dès lors, il n’est pas sans intérêt d’accéder au centre de la philosophie par ses marges apparentes, par la non philosophie qu’elle ressaisit. C’est ce qui est indiqué sous le titre « Prolégomènes aux médecines du Gabon ». En raison de quoi, en effet, « si le mysticisme n’est pas philosophique, c’est parce que la reprise de ce qui fut philosophique se fait non sur le mode critique du recommencement, de la mise en question, mais sur le mode du dépôt, du sédiment, de l’avoir. »36 C’est ce travail de reprise du non-philosophique qui a nourri la méthode du questionnement, de la distanciation critique et de la conceptualisation. Ce d’autant plus que nous avons eu recours, à la manière des anthropologues, à la méthode d’enquête de terrain consistant aux entretiens semi-directifs. Mais de quoi est-il question ? Tandis que la philosophie, comme on le sait, s’accommode au travail rigoureux sur les textes, au corps à corps avec les textes, ici nous avons été contraint, pour les besoins de la cause et au nom de ce qu’il est convenu d’appeler, au moins depuis Descartes, « philosophie pratique »37, au corps à corps avec l’expérience pratique. « Mais, dit-il, je remarquais, touchant les expériences, qu’elles sont d’autant plus nécessaires qu’on est plus avancé en connaissances ? »38 En quoi a consisté concrètement cette entreprise ? Elle a consisté en l’élaboration de quatre questionnaires de plus d’une vingtaine chacun, avec des relances, soit pour étayer l’argumentation de l’interlocuteur pour qu’il soit plus précis, soit par des reformulations quand la question était mal comprise. Il va de soi que chacun des questionnaires obéit à des contenus différents, selon l’interlocuteur : à l’hôpital, soit l’infirmière ou le médecin, soit le mourant, et dans les temples soit le tradipraticien encore appelé nganga ou son assistant, ou dans un mbandja39 soit l’initié ou le mourant futur initié. En dehors de ces lieux, nous avons aussi été reçus pour des entretiens dans les locaux de l’Association Nationale des Thérapeutes 34 P. Ricœur, Lectures 3 – Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, Coll. « La couleur des idées », 1969, p. 153. 35 Ibid., p. 161-162. 36 Ibid., p. 162. 37 R. Descartes, Discours de la méthode, op. cit., p. 127. 38 Ibid., p. 128. 39 En langue tsogho, ce terme désigne le temple comme lieu de culte et de soin. 22 du Gabon40 (ANTG) et de l’Institut de Pharmacopée et de Médecine Traditionnelle41 (IPHAMETRA). En effet, nous avons rencontré des mourants lors de nos entretiens, tantôt à l’hôpital, tantôt dans les temples de soins de la médecine traditionnelle, tantôt aussi à leur domicile. Ce qui nous a permis de confronter l’expérience du soin dans les deux sens et des deux côtés, dans la médecine moderne et dans la médecine traditionnelle, chez les soignants et chez les malades. Nous avons côtoyé la mort indirectement, nous l’avons regardée en face, nous avons été confronté aux souffrances de l’Autre en tant que témoin oculaire du dialogue éternel de la vie et de la mort. Et, à la vérité, nous pourrons presque reprendre, mot pour mot, le propos du Président François Mitterrand : « En quelques jours parfois, à travers le secours d’une présence qui permet au désespoir et à la douleur de se dire, les malades saisissent leur vie, se l’approprient, en délivrent la vérité. Ils découvrent la liberté d’adhérer à soi. »42 La méthode de terrain qui est en fait une méthode proprement anthropologique a le bénéfice de nous avoir fait comprendre et peser chaque concept philosophique à la lumière des situations concrètes vécues par le mourant en position de grande vulnérabilité. La méthode philosophique qui consiste au questionnement nous a permis de prendre de la distance, et donc de ne pas être totalement dominé par l’affect et le pâtir des personnes en fin de vie. Le côté vivant des concepts éclate dès les premiers entretiens, dans le face-à-face avec l’Autre en qualité de mourant. Ce n’est aucunement face à la mort qui se reflète dans le visage de l’autre homme que le concept de fin de vie est posé ; au contraire, la mort dans le visage d’autrui aide-t-elle à comprendre très concrètement ce qu’est la fin de vie. Les deux méthodes combinées ont l’avantage d’être complémentaires : sans perdre sa distanciation critique, la méthode philosophique est éprouvée par l’épreuve vécue par une conscience en situation, le concret de l’empirique et du face-à-face avec autrui n’absout nullement la réflexion. L’enquête de terrain consiste à partir des faits et s’y collant, la méthode philosophique consiste à interroger les faits par l’opération de la mise à distance. Ici 40 Cette association a été créée le 31 mars 1991, après la « Conférence nationale » de 1990, et légalisée en mars 1996 par le Ministère de l’Intérieur. 41 Créé par décret N° 1161/PR/PRSEPN du 11/12/1976. Placé sous la tutelle du Ministère de la Recherche Scientifique et du Développement Technologique et de celui en charge de la santé publique. L’Institut de Pharmacopée et de Médecine Traditionnelle est dirigée par un Directeur (Pr Bourobou Bourobou) assisté d’un Directeur adjoint (Dr Hilarion Mathouet). Ses missions consistent à étudier les herbes et les plantes médicinales, alimentaires et toxiques ; les produits et procédés utilisés en médecine traditionnelle. Etablir la liaison et la coordination entre la médecine conventionnelle (moderne) et la médecine traditionnelle. Promouvoir une collaboration étroite entre les praticiens des deux médecines. Apporter un soutien aux tradithérapeutes. Exploiter la flore gabonaise par des études scientifiques multidisciplinaires. Mettre au point une pharmacopée gabonaise et produire des médicaments traditionnels améliorés. Promouvoir la formation des chercheurs et des techniciens. 42 F. Mitterrand, « Préface », La mort intime (Marie de Hennezel), Paris, Robert Laffont, Coll. « Pocket », 1995, p. 11. 23 Aristote nous a servi de guide, « car, dit-il, il faut toujours partir des données connues. »43 Et c’est cela que l’enquête de terrain nous a appris, d’abord de décembre à janvier 2008, puis de décembre 2009 à janvier 2010. L’intérêt d’avoir combiné de ces deux méthodes de travail était de toucher du doigt les faits et les données connus d’une situation sur laquelle on devait philosopher. L’éthique, en tout cas, nous invite à analyser les situations in concreto, à partir justement de celles-ci pour ensuite réfléchir sur elles, « car les examiner avec toute la rigueur nécessaire relèverait plutôt d’une autre philosophie »44, plus pratique, plus féconde et plus actuelle. Par quoi en effet, nous admettons que si « le point de départ, c’est le fait et s’il apparaît suffisamment »45 alors on admettra également que la philosophie rompt avec la spéculation et la fermeture dans le soi philosophique, et que l’anthropologie gagne par la mise en question de ses propres données. Exigence pratique et exigence de pensée, la conjonction de ces deux exigences a facilité notre démarche en faisant en sorte que l’une et l’autre puissent s’enrichir mutuellement. Dès lors, en ce qui concerne les entretiens que nous avons réalisés au Gabon, nous proposons de mettre en annexe leur retranscription. Précisons dès à présent que nos interlocuteurs ont requis l’anonymat, par conséquent nous ne pouvions pas indiquer leurs patronymes ici. 5. Le plan de travail Enfin, ce travail obéit à un plan ternaire. Chaque partie comprend respectivement deux chapitres. Dans la première partie que nous avons intitulée « Prolégomènes aux médecines du Gabon », nous présenterons, avec le concours de l’histoire, l’implantation coloniale de la médecine au Gabon depuis la médecine militaire jusqu’à l’époque de Schweitzer avant d’aboutir à la situation actuelle totalement moderne comprenant l’hôpital et ses structures. Dans le même temps, nous interrogeons les acquis de cette médecine moderne venue de l’Occident et ses liens avec la médecine traditionnelle d’avant la Colonisation. Dans la deuxième partie, nous examinerons à proprement parler le moment médical qui caractérise la situation de la fin de vie, à savoir qu’elle révèle un certain aveu d’impuissance de la médecine vis-à-vis de certaines maladies dont elle n’a pas encore trouvé de solution durablement efficace. Jusqu’à quel point le pouvoir et les progrès enregistrés en 43 Aristote, Ethique à Nicomaque (1095 a 30-b 4), op. cit., p.55. Ibid., p. 64. 45 Ibid., p. 56. 44 24 médecine sont-ils confrontés à leurs propres limites ? Jusqu’à quel point la médecine traditionnelle et ses multiples techniques d’approches du soin, de la guérison, du diagnostic sont-elles aussi incapables de venir à bout de certaines pathologies et de pouvoir en rendre compte de façon totalement satisfaisante ? Bref, malgré l’effet conjugué de ces deux médecines, malgré les efforts conjoints de l’une et de l’autre, on constatera qu’il y a encore certaines maladies qui accablent l’humanité dans son ensemble et devant laquelle la médecine capitule. C’est à ce moment-là que nous parlerons d’une crise de la médecine qui doit céder la place au palliatif face à l’échec du curatif. En devenant une médecine plus humaine, ou en privilégiant l’humanité de la médecine au lieu de l’efficacité de son objectif qui est de guérir et de soigner. Enfin, la troisième et dernière partie que nous avons intitulée « Enjeux éthiques de la fin de vie » examinera deux problématiques concernant, d’une part, l’idée d’une ontologie de la vie liée, non pas au corps souffrant mais à l’être souffrant inaltérable, et d’autre part le concept de mourant qui sera remplacé par celui, chez Ricœur, de « vivant jusqu’à la mort »46 par quoi nous voyons, en proximité avec la médecine traditionnelle, la possibilité qu’en fin de vie, la vie l’emporte sur la mort, car la vie précède la mort tout en lui succédant. C’est du moins le sens accordé à l’ « assumgha éning » qui désigne en langue fang et sous le régime de la médecine traditionnelle, le fait de re-vivre, de re-naître. Car ici, la fin de vie veut dire aussi dialectiquement « atarega : le commencement »47 d’une vie nouvelle, non pas dans la mort, non plus après la mort mais avant celle-ci et donc pendant la vie. Assumgha éning, atarega et le concept ricœurien de « vivant jusqu’à la mort » pointent une seule et même idée, à savoir que la maladie mortelle, avant de conduire à la mort, conduit à la vie. 46 47 P. Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, Paris, Seuil, Coll. « La couleur des idées », 2007. Tsira Ndong Ndoutoume, Le Mvett – L’homme, la mort et l’immortalité, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 17. 25 PREMIERE PARTIE : PROLEGOMENES AUX MEDECINES DU GABON « La seule manière de penser éthiquement consiste d’abord à penser non éthiquement. » P. Ricœur, Le conflit des interprétations – Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, Coll. « L’ordre philosophique », 1969, p. 439. 26 INTRODUCTION GENERALE Est-il possible d’envisager une étude philosophique sérieuse sur le thème de la fin de vie en médecine, à l’aune de l’éthique, sans se poser préalablement des questions inhérentes au cadre de recherche qui borne notre réflexion, notamment le Gabon ? En effet, instruire la question relative aux enjeux éthiques de la fin de vie dans la médecine moderne et traditionnelle revient avant tout à convoquer ce pays aux plans géographique, historique, démographique, culturel, etc. car il est établi que chaque pays à l’intérieur duquel une recherche est envisagée réfère à une histoire, à son histoire, à ses us et coutumes qui ne sont rien d’autre que des clefs de compréhension du sujet que nous traitons tel que nous entendons l’examiner. Ceci ne veut pas dire que l’approche qui est la nôtre au titre de prolégomènes et que nous défendons très justement, ne soit pas conforme à l’esprit philosophique. Bien au contraire, le mobilier historique ainsi que la clarification conceptuelle sont la base même de tout discours philosophique, si philosopher a quelque chose à voir avec penser et si penser signifie, à tout le moins, clarifier. 1. Le geste philosophique de base : clarifier La première tâche de la philosophie consiste en effet, à clarifier et à circonscrire l’objet de son discours avant d’en dégager l’horizon de pensée approprié. C’est bien là un exercice de base auquel Paul Ricœur nous invitait : « C’est là comme ailleurs, disait-il, la tâche minimale de la réflexion philosophique : analyser, clarifier. »48 La réflexion peut commencer, après avoir présenté, clarifié et décrit un objet et le contexte qui le définit pour ainsi dire. Même s’il est vrai que les circonstances dont il dépend sont quasi toujours si particulières et si petites qu’il est très malaisé de les remarquer. Et si on en vient à faillir à cet exercice de premier ordre qui est en réalité un préalable et qui, à ce titre, a valeur de principe, il ne serait pas faux de dire que c’est tout l’édifice philosophique qui se trouverait véritablement fragilisé. Et c’est dans le même ordre d’idée que l’historique ne se désolidarise pas toujours du philosophique, le non éthique de l’éthique ni le factuel du conceptuel, simplement parce que l’attention portée sur l’un pourrait mobiliser la compréhension de l’autre en lui ouvrant une perspective : celle d’un cheminement de pensée qui donne toujours déjà à penser. Un « penser plus »49 comme le suggère Ricœur. 48 49 P. Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, op. cit., p. 36. P. Ricoeur, Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, Coll. « La couleur des idées », 1992, p. 493. 27 L’objet de cette première partie qui est binaire consiste à faire une brève histoire des médecines au Gabon : de la période précédant la pénétration coloniale jusqu’à la période poste-coloniale, c’est-à-dire la période actuelle, en passant évidemment par le moment de l’implantation coloniale proprement dit. L’enjeu ici est de comprendre qu’il y a plusieurs mutations qui se sont opérées dans le temps et dans l’espace, permettant ainsi d’apprécier fort utilement les pratiques en matière de médecines moderne et traditionnelle. Car l’histoire du Gabon ne se dissocie pas du contact avec le monde occidental, la France en particulier. A la faveur de cette rencontre, des échanges ont eu lieu, notamment au plan médical, de même que les cultures locales, confrontées à ces échanges, ont connu un certain nombre de modifications au plan des pratiques en vigueur. Il va donc s’agir ici d’aménager un espace d’investigation à l’aide des documents écrits et des sources orales, des témoignages et des faits marquant cette période de l’histoire. Ce n’est que de cette manière-là qu’on pourra apprécier pertinemment l’introduction de la médecine occidentale dite « moderne » au Gabon, et son impact à la fois sur les populations, leurs comportements et sur l’ensemble du territoire. 2. Problématiques Cette première partie nous permettra d’examiner deux chapitres. Le premier concentrera la problématique historique de la médecine moderne et traditionnelle au Gabon. La question qui guidera ce premier moment de notre réflexion sera de savoir : quel héritage la colonisation a-t-elle laissé au Gabon et qui tient lieu de repère ? Autrement dit, dans le contexte de la colonisation, l’introduction d’une médecine venue de l’Occident pour soigner les malades répondait à quelle fin ? Nous aurons le loisir, au terme du premier chapitre, de répondre de façon claire à cette interrogation, car sa réponse nous permettra d’aborder et d’évaluer, in fine, la problématique du deuxième chapitre relative à l’héritage ancestral, avec tout son arsenal : les symboles, les rites, les pratiques religieuses, la pluralité ethnique induisant une pluralité de médecines. Ce deuxième moment de notre réflexion nous donnera l’occasion, en effet, de présenter la médecine traditionnelle telle qu’elle fut exercée à une époque reculée précédant la colonisation à proprement parler. La question à laquelle nous tenterons de répondre est celle de savoir, sur quoi reposait l’efficacité de la médecine traditionnelle d’avant la Colonisation ? Peut-être faudra-t-il envisager avant de la dialectiser, ses ressorts, ses mécanismes de fonctionnement et la définition qu’elle donnait au soin. Etant entendu que les procédures de diagnostic et de thérapeutique étaient définies 28 selon le groupe ethnique, la religion à l’intérieur du groupe et le rapport du malade au groupe auquel il appartient. Nous vérifierons enfin si, à l’heure actuelle, les outils utilisés pendant la période précoloniale, celle que nous identifions comme le moment originaire où les choses furent ce qu’elles étaient avant de devenir ce qu’elles sont maintenant, sont encore les mêmes. Cela revient à poser que l’enjeu du dernier chapitre de cette première partie sera d’étudier les influences de la Colonisation sur les pratiques médicales traditionnelles et les avantages ou même les inconvénients de celles-ci. Ainsi donc, la question suivante nous servira de fil conducteur : quel comportement affichent les personnes aujourd’hui lorsqu’elles sont malades, dans un contexte où médecine moderne et médecine traditionnelle cohabitent ? A l’aide de plusieurs témoignages recueillis à la fois auprès de certains praticiens de la médecine traditionnelle et de la médecine moderne, à l’aide des faits que nous avons observés auprès de certains malades pendant nos recherches au Gabon, que dire de la représentation générale de la maladie et du statut général du soin ? 29 CHAPITRE PREMIER : HISTOIRE DE LA MEDECINE AU GABON : DES MEDECINS COLONIAUX JUSQU'A SCHWEITZER « Il n’est pas d’affection du Corps dont nous ne puissions former un certain concept clair et distinct. » Spinoza, « Proposition IV », Ethique (Bilingue latinfrançais), présenté, traduit et commenté par Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 1999, p. 489. 30 INTRODUCTION PARTIELLE La médecine au Gabon comporte une histoire. Celle-ci présente deux niveaux. Le premier niveau réfère à la médecine moderne et commence avec la pénétration coloniale car, les voyages des premiers Colons, Portugais, Américains puis Français, étaient « officiellement » menés par des explorateurs, missionnaires au sens évangélique du terme et médecins. Et si l’histoire du Gabon est en partie liée à celle de la médecine, c’est parce que « l’histoire de la médecine est une partie vivante de l’histoire. »50 En effet, la médecine occidentale pénètre en Afrique de manière générale et au Gabon particulièrement à un moment bien identifié de notre histoire ; ce moment, il faut le situer au XIXe siècle car, ainsi que le rapporte M. Sankalé : « Le XIXe siècle voit la médecine occidentale s’installer en Afrique. »51 1. Le « moderne » et le « traditionnel » : quel contenu de pensée ? On peut, d’entrée de jeu, exposer sommairement la démarche qui consiste à poser dosà-dos les termes « moderne » et « traditionnel » appliqués à la médecine. En effet, la médecine d’origine occidentale est qualifiée de « moderne » ou de « conventionnelle » parce qu’elle est scientifique, c’est-à-dire fondée sur des principes rationnels – la méthode d’observation –, objectifs et vérifiables, car elle s’appuie sur une somme de techniques et d’outils sophistiqués (imagerie médicale, scanner, radio, chirurgie médicale, etc.) qui permettent d’apprivoiser le phénomène humain comme un objet d’étude approfondie. La médecine moderne concerne en effet tout ce qui fonde les formes de rationalité médicale, c’est l’espace de l’expérience qui semble s’identifier au domaine du regard attentif, de cette vigilance empirique ouverte à l’évidence des seuls contenus visibles. La médecine moderne est science de l’observation et du visible des phénomènes pathologiques, de sorte que « l’œil devient le dépositaire et la source de la clarté ; il a pouvoir de faire venir au jour une vérité qu’il ne reçoit que dans la mesure où il a donné le jour »52. Il faut dire en fait que ce que nous mettons sous le mot de médecine moderne, c’est le caractère « clinique » de la tâche médicale à partir duquel, en effet, « la médecine comme science clinique est apparue sous des conditions qui définissent, avec sa possibilité historique, le domaine de son expérience et la 50 M. Sankalé, Médecins et action sanitaire en Afrique noire, Paris, Présence Africaine, 1969, p. 15. Ibid., p. 33. 52 M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, Quadrige/Puf, 1963, p. IX. 51 31 structure de sa rationalité. »53 Foucault disait d’ailleurs que la médecine moderne a fixé d’elle-même sa date de naissance vers les dernières années du XVIIIe siècle. En tant que science clinique, elle prend effet sous la forme du « vu » et du « dit », l’expérience pour elle étant définie doublement comme ce qui « se voit » et ce qui « se dit ». 2. La médecine moderne et l’hôpital Eric de Rosny qualifie de « savante » la médecine moderne, au motif qu’elle est née dans les milieux intellectuels et urbains. « C’est, dit-il, celle des hôpitaux et des dispensaires, mais aussi celle de l’acupuncture ou des anciennes universités indiennes, transcrites en tamoul ou en sanscrit, celle des écoles arabes… »54 Il n’y a donc pas de médecine moderne sans hôpitaux, infrastructures d’accueil adaptés pour les populations à la recherche de soins, bistouri, ciseaux, coton, alcool, blouse blanche, piqûre, etc. La médecine moderne, en ce sens, est dite « populaire » parce qu’elle est ouverte à tous, parce qu’elle diagnostique, opère et guérit ses malades à travers un formidable appareillage technique qui fait le triomphe de sa scientificité. Son apprentissage se fait en « sept années en moyenne »55 dans des lieux spécialisés appelés « Universités » et « Laboratoires » de recherche. Au niveau du Gabon, nous appelons également médecine moderne tout savoir-faire médical provenant d’ailleurs, étrangère aux pratiques endogènes et non conformes aux formations sociales précoloniales. Elle est aussi moderne parce qu’elle n’a pas toujours été implantée en Afrique ; elle a été adoptée, empruntée par la force des choses, par contingence historique, compte tenu du contexte dans lequel la rencontre avec les Blancs s’est effectuée, où la médecine était un excellent passeport pour l’Européen qui voyageait en Afrique. Elle est enfin dite moderne dans la mesure où elle a introduit un nouvel ordre médical chez l’Africain lié à des pratiques plus complexes, plus techniques et plus scientifiques par rapport au modèle traditionnel alors en cours. En Afrique, on qualifie même la médecine moderne de conventionnelle, selon un accord historique résolument établi entre le monde occidental qui a su, très tôt, avec l’invention de la science et de la technique, maîtriser la nature et en percer les secrets, se rendant ainsi « maître et possesseur de la nature » selon l’expression consacrée de Descartes, et les autres mondes, à travers l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). C’est en ce sens que l’on doit accorder une attention particulière à l’idée que « l’influence médicale de 53 Ibid., p. XI. E. de Rosny, L’Afrique des guérisons, Paris, Karthala, Coll. « Les Afriques », 1992, p. 49. 55 Ibid., p. 50. 54 32 l’Occident a suivi en Afrique les voies de la colonisation »56, ce qui explique le recul et la désorganisation généralisée des pratiques traditionnelles africaines à un moment de leur évolution. 3. La médecine traditionnelle : une question d’héritage La médecine traditionnelle est quant à elle « endogène » ; elle constitue un héritage des ancêtres. Cette médecine est qualifiée de « traditionnelle » parce qu’elle est transmise de génération en génération, et perpétuée sur fond culturel. Elle a en effet toujours existé car son histoire est étroitement liée à celle des peuples africains et du Gabon notamment. Elle est un « don » des ancêtres. Elle est aussi traditionnelle en ce sens qu’on ne saurait situer sa date de naissance car elle a toujours existé, elle est et sera. Continuum de l’histoire, c’est cette continuité permanente qui justifie son caractère « traditionnel ». Elle est sacrée, car son apprentissage est généralement de l’ordre de l’initiation (sa phase terminale) après avoir reçu des enseignements venant d’un maître, d’un père, d’une mère, après avoir étudié les secrets de la nature. Elle « préfère se référer à un don plutôt qu’à une science. L’attribution des causes elle-même diffère grandement. »57 Elle est enfin traditionnelle parce qu’elle se transmet fidèlement d’un groupe ethnique à un autre, d’une famille à une autre, d’une génération à une autre, de père en fils, de mère en fille, de maître à disciple. Elle est indissociable de l’histoire des peuples du Gabon. Plus rigoureusement, elle précède donc l’implantation coloniale et demeure foncièrement culturelle et initiatique. Elle est plurielle car elle varie d’une ethnie à une autre. En réalité, la médecine dite « traditionnelle » vient avant celle dite « moderne » dans la mesure où les peuples du Gabon avec leurs cultures, rites et religions ont préexisté à l’arrivée des premiers missionnaires explorateurs. On peut même dire, tout de go, que la pénétration coloniale a favorisé de nombreuses mutations au sein même de l’organisation des pratiques médicales en vigueur à l’époque. Toute l’intelligence de ce chapitre se concentrera sur les avantages de la pénétration médicale par la Colonisation et les effets induits de celle-ci. Comment évaluer l’efficacité de la pratique médicale occidentale au Gabon par les Européens sur les populations ? Etait-elle attendue ou regardée comme une panacée ou comme un complément médical critique articulé aux pratiques médicales locales ? Quels 56 57 M. Sankalé, op. cit., p. 29. E. de Rosny, L’Afrique des guérisons, op. cit., p. 50. 33 étaient ses remèdes ? Et quelles furent les principales maladies auxquelles firent face les premiers Européens qui s’installèrent au Gabon ? Enfin, nous examinerons la question de savoir si, à ce stade liminaire de notre réflexion, on peut apprécier les enjeux éthiques, non de la fin de vie en tant que telle, mais de la pratique et de l’organisation du soin. Autrement dit, l’étude de l’histoire de la médecine au Gabon, sous la Colonisation, fait-elle l’impasse de l’éthique, et donc de la philosophie pratique telle qu’elle s’applique dans le champ de la médecine ? 34 I. PRESENTATION GENERALE DU GABON : LES HOMMES ET LEUR HISTOIRE « Des divers territoires de l’Afrique Noire, le Gabon est un de ceux qui recèlent le plus grand nombre de coutumes et de rites que les diverses tribus de la grande forêt, pratiquent depuis des temps 58 immémoriaux. » Découvert à la fin du XVe siècle par les Portugais, le Gabon appartient au monde équatorial africain. En 1521 déjà, des missionnaires catholiques se fixèrent sur la côte, entre l’embouchure de l’Ogooué et celle du Congo. Largement ouverte sur l’Atlantique, la République du Gabon est limitée au nord par la Guinée équatoriale et la République du Cameroun, à l’est et au sud par la République démocratique du Congo. Et il est juste d’affirmer que ces frontières politiques ne résultent de rien d’autre que du découpage administratif, héritage de la Colonisation française. Ceci dit, au-delà des limites conventionnelles et du morcellement des ethnies, le Gabon s’intègre dans le vaste ensemble de l’Afrique noire francophone. La communauté de langue véhiculaire, le français, constitue, entre ce pays et les Etats voisins de l’Afrique centrale et occidentale, un puissant lien de rapprochement que des échanges multiples, notamment économiques, sont appelés à renforcer. D’une superficie de 267667 km2, presque la moitié de celle de la France, le Gabon comptait, en 1974, à peine 600 000 habitants. A ce jour, elle avoisine, selon un récent recensement, les 1 200 000 habitants. Ce qui fait de lui l’un des pays les moins peuplés d’Afrique centrale après la Guinée équatoriale. Ainsi que l’affirmait G. Sautter dans son ouvrage intitulé De l’Atlantique au fleuve Congo : « Aucun autre pays d’Afrique chaude et pluvieuse n’est aussi mal peuplé. »59 Ce sous-peuplement du Gabon se reflète dans les faibles densités régionales et l’inégale répartition de la population. Lié en partie au milieu naturel, ce déficit humain s’est aggravé dans le passé par le contact des hommes avec l’extérieur. Certains aspects de l’histoire en portent une part de responsabilité. Aujourd’hui, les perspectives nouvelles d’accroissement démographique et de développement de l’urbanisation ont quelque peu modifié ces données. 58 59 A. Raponda-Walker, R. Sillans, Rites et Croyances des Peuples du Gabon, op.cit., p. 1-7. G. Sautter cité par J. Bouquerel, Le Gabon, Paris, Puf, Coll. « Que sais-je ? », 1970, p. 27. 35 1. Les liens ethniques Au plan ethnique, malgré leur affaiblissement dû aux influences modernes et à leur contact avec la civilisation européenne, les liens ethniques conservent encore au Gabon une force indéniable. En effet, même dans les villes, les groupes ethniques modèlent le lien social, lient les personnes et se reflètent dans le peuplement des quartiers. Ceci dit, on dénombrait au Gabon, en 1960, environ 60 groupes ethniques. Le groupe le plus important, celui des Fang, occupe le Woleu-N’tem où domine la culture du cacao et où il s’est d’abord implanté. Mais ses représentants sont aussi très nombreux dans la région côtière, les villes et les exploitations forestières. Une très grande diversité ethnique règne d’ailleurs dans le bassin sédimentaire et près du littoral. Les Mpongwé de l’Estuaire, les Oroungou des bouches de l’Ogooué Maritime, les Nkomi du Fernand Vaz côtoient d’autres ethnies et les Fang, très nombreux dans le secteur côtier. Tout le Bas-Ogooué offre une diversité ethnique très prononcée, où subsistent les contrastes anciens, malgré l’influence urbaine qui tend à uniformiser par des genres de vie similaires les différenciations tribales. La répartition géographique des ethnies dans l’intérieur du pays est peu facile à délimiter. Entre le bassin supérieur de la N’gounié, par exemple, et le Haut-Ogooué, s’enchevêtrent une infinité de groupuscules dont il est malaisé d’apercevoir les différences ou les points de contact. « Dans le Gabon méridional, la Mayombé, la vallée de la Nyanga, le versant sud du massif du Chaillu, les groupements ethniques se rapprochent davantage de ceux du Congo voisin. Ce rapprochement est facilité aussi bien par la route qui mène de Franceville à Dolisie que par le Congo-Océan qui attire vers Pointe-Noire tout le sud-est gabonais jusqu’aux rives de la N’gounié »60. Les Batéké du Gabon, représentés par plusieurs groupes, offrent une forte individualité. Gens de la brousse, ils ont le sentiment d’appartenir à un même peuple, malgré la diversité des coutumes. Entre l’Alima et le Haut-Ogooué, les dialectes Batéké sont parlés chez les Bakota et les Ambété, à l’ouest et au nord des plateaux et jusqu’à Lastourville. 2. Les liens géographiques Le milieu géographique, malgré les différences de langue, lie, en un certain sens, les ethnies en présence et ce fait rend plus complexe le problème de savoir si une relation existe entre la notion d’ethnie et celle de densité. Il apparaît pourtant que les noyaux de densité plus 60 A. Raponda-Walker, R. Sillans, op. cit., p. 18-19. 36 élevée paraissent correspondre souvent à des ethnies « numériquement importantes, groupées en aires compactes ou peu disloquées ». Toutefois, il faudrait peut-être voir ce souspeuplement du Gabon plus comme un atout que comme un défaut, en ce sens qu’il « a constitué un puissant facteur d’intégration des différents groupes humains qui s’y sont retrouvés lors du moment colonial. »61 Les zones de peuplement dense au nord de l’Estuaire et sur les plateaux du WoleuN’tem, sont le fait des Fang. Les quatre grands groupes du massif central gabonais, Bapounou, Massango, Bandjabi et Batsangui, constituent l’essentiel des effectifs humains. En revanche, les secteurs de faible densité recouvrent souvent une poussière de petits groupes d’origine variée. C’est ainsi que le Moyen-Ogooué isole deux aires de peuplement, à l’est l’Okano et la rive droite de l’Ivindo où vivent les Bakota, à l’ouest le Bas-Ogooué et la région des lacs, où le peuplement Fang prédomine. Dans l’ensemble, le comportement démographique des différentes ethnies est peu aisé à définir, de même qu’on peut difficilement affirmer que telle ou telle ethnie est en progression ou en régression. La répartition actuelle des ethnies découle de plusieurs courants migratoires qui, partis du nord, du nord-est et du sud, se sont dans le passé répandus sur le pays gabonais. Un courant venu du centre Cameroun aurait amené les Mpongwé, les Benga, les Bakouélé, les Bakota et les Fang jusqu’à l’Ogooué ; certains groupes déviés vers l’ouest ont atteint la mer. Le courant venu du sud, de l’ancien royaume du Congo, a profité des couloirs naturels, entre le Mayombé et le Chaillu, pour occuper les savanes de la N’gounié et atteindre le delta de l’Ogooué. Ceci dit, à quel moment le Gabon s’est-il formé comme nation ? Pour répondre à cette question il faut remonter à la période précoloniale. On ne sait pratiquement rien de l’histoire du Gabon avant le XVe siècle. De récentes recherches comme celles de l’historien Meteghe N’nah, ont cependant permis de découvrir, dans plusieurs régions et notamment le long de la vallée de l’Ogooué, des vestiges de la préhistoire africaine. Pointes de lance, flèches en pierre taillée, haches polies et débris de poteries attestent l’ancienneté d’une implantation humaine. A l’époque historique, le sud du pays et la côte étaient partie du royaume bantou du Loango dont on ignore à peu près tout. Il s’agissait probablement d’une confédération de chefferies, dotées d’une organisation féodale où les femmes de sang royal auraient joué un rôle important. Jusqu’au second tiers du XVe siècle, sur les cartes et portulans d’Afrique, à l’emplacement du Gabon, on ne voyait que le blanc d’une terra incognita. Ce furent les 61 G. Rossatanga-Rignault, F. Enongoué, L’Afrique existe-t-elle ? A propos d’un malentendu persistant sur l’identité, Paris, Dianoïa & Raponda Walker, 2006, p. 38. 37 navigateurs portugais qui, les premiers, touchèrent les côtes de l’Afrique centrale. En 1471, ils s’établissent dans une île qu’ils baptisent île de Sao-Tomé. Leurs explorations aboutissent à la reconnaissance du littoral nord du Gabon et de l’Estuaire, « appelé par eux Rio de Gabao, à cause d’une certaine ressemblance avec un caban ou manteau de marin. »62 En 1473, Lopez Gonsalvo découvrait le cap auquel il donna son nom et Fernand Vaz la région côtière entre les bouches de l’Ogooué et la lagune de Setté-Cama. Quelques années plus tard, en 1482, un autre portugais, Diego Cam, atteignit l’embouchure du Congo et plusieurs comptoirs furent établis tout le long du littoral atlantique. Au plan de la géographie, il y a l’Ogooué, l’un des fleuves les importants du Gabon, qui permet de relier ses peuples. « Élément unificateur parmi les plus importants, le fleuve Ogooué a été, avec l’exploitation forestière dont elle permettait l’évacuation du produit, l’un des catalyseurs de l’identité gabonaise. »63 Car, jusqu’à la fin de la première moitié du XXe siècle, ce fleuve est resté la principale voie de communication permettant de relier la côte à l’hinterland et de faire se rencontrer les populations de l’intérieur et celles du littoral. La forêt est elle aussi excessivement présente sur le territoire gabonais, couvrant ainsi plus de 80% de la superficie. Les peuples du Gabon y vivent et y pratiquent une partie importante de leurs activités liées entre autres aux rites religieux et thérapeutiques. C’est dire que la forêt a joué et continue de jouer un rôle très significatif dans le quotidien des peuples du Gabon. Certes, elle préserve l’équilibre pluviométrique et écologique, mais elle sert plus encore de lieu sacré où se tiennent en proximité les dieux, les génies de la forêt et les hommes. Elle apparaît comme un autel, le site idéal où les peuples du Gabon, éloignés de tout le vacarme que la ville reflète, peuvent se retrouver pour se recueillir. Elle est le lieu où se déroulent le plus souvent les initiations. Ses richesses sont à la fois spirituelles et physiques puisqu’elle regorge de plantes utiles du Gabon64. Et il est certain que si la forêt gabonaise venait à disparaître, pour une raison et pour une autre, c’est tout l’équilibre écologique, mais surtout psychologique et spirituel de ses populations qui serait sérieusement endommagé car, les peuples du Gabon vivent en étroite relation avec elle. La forêt est partout présente et prégnante, sa « profondeur facilite le séjour des esprits en même temps que l’imprécision de leurs demeures. »65 62 J. Bouquerel, op. cit., p. 38. G. Rossatanga-Rignault, F. Enongoué, op. cit., p. 39. 64 Cette expression désigne le titre d’un ouvrage d’A. Raponda-Walker et R. Sillans. 65 A. Raponda-Walker, R. Sillans, op. cit., p. 2. 63 38 II. LE GABON PENDANT L’IMPLANTATION COLONIALE ET MEDICALE Il faut dire que l’histoire du Gabon est, à plusieurs égards, identique à celle des autres pays d’Afrique qui sont d’anciens territoires coloniaux. On sait déjà que les Portugais furent les premiers à découvrir le Gabon et lui donnèrent le nom de Gabao, francisé Gabon, à la fin du XVe siècle. Au XVIe siècle, les missions des jésuites s’y installent, suivies par les marchands. Au XVIIe siècle, les Hollandais tentent de s’établir sur l’Estuaire, malgré l’hostilité des Mpongwé. L’ère de la pénétration européenne est ouverte au Gabon. Elle revêt la double forme de la Traite des esclaves et du troc des marchandises. Elle se développe au XVIIIe siècle quand Anglais et Français vont, à leur tour, régulièrement fréquenter les côtes gabonaises. Deux principautés existent alors, entre les bouches de l’Ogooué et le Loango : le royaume Iomba au sud, agglomérat de chefferies indépendantes, et le royaume de SainteCatherine, nom que les portugais avaient donné à la petite baie, voisine du cap Primeiro. Ailleurs, semble-t-il, n’apparaît aucune trace de royaume organisé. Le même genre de vie se retrouve dans tout le pays où le village forme le cadre de la vie sociale, en dépit de sa mobilité. Les tribus forestières ont des chefs traditionnels qui prennent conseil des anciens et des notables ; elles s’organisent en fraternités d’âge pour la chasse et la guerre. Le chef de tribu a des fonctions religieuses et militaires et est chef de la terre. Désigné par l’ensemble des chefferies, ces dernières le contrôlent. Le domaine de la tribu s’étend sur une région plus ou moins vaste dans laquelle chaque groupe familial dispose d’un terroir. L’esclavage est une institution partout répandue, que les guerres tribales ont développée considérablement. Des villages entiers peuvent être tributaires d’autres villages et les captifs de case, incorporés à la famille du vainqueur, sont considérés comme des domestiques, en général, d’ailleurs, aussi bien traités. Chaque tribu, qui vit en circuit économique fermé, a ses tabous et ses rites initiatiques particuliers. « Le culte des ancêtres, des génies de la terre et de l’eau, en somme de toutes les forces qui dominent la vie de l’homme, impose sacrifices et cérémonies de caractère magique. L’art du Gabon, notamment les sculptures Fang, se rattache à ses croyances. Cependant les structures villageoises et les genres de vie traditionnels vont progressivement s’altérer par les contacts avec les 39 Européens »66. L’ouverture de comptoirs sur la côte gabonaise, le système des échanges, instauré avec la participation des tribus, le long de l’Ogooué, ont eu des effets décisifs sur l’histoire du peuplement et du pays. « A côté du trafic de l’ébène et de l’ivoire, le développement de la traite des hommes marquera le Gabon, pendant deux siècles, d’un souspeuplement croissant. »67 1. Le contexte colonial Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les côtes d’Afrique occidentale firent la fortune des capitaines négriers qui se livraient au commerce des esclaves à destination des Amériques pour le compte des armateurs de Bordeaux, Nantes ou Liverpool. L’interdiction officielle, en 1815, de la Traite par les puissances européennes, la surveillance des côtes du Sénégal et du golfe de Guinée par les escadres française et anglaise obligèrent alors les trafiquants à opérer plus au sud, de chaque côté de l’Equateur, de l’Estuaire du Gabon à l’Angola. Le commerce des hommes devait durer bien au-delà de 1850. Il fallut l’occupation effective par la France de la région du Bas-Ogooué pour arrêter l’envoi des caravanes d’esclaves, mais le trafic des hommes à l’intérieur du pays continuait encore à l’époque des explorations de Sarvorgnan de Brazza. Précisons par ailleurs que, l’esclavage, loin d’être le résultat des contacts avec l’Europe, était pratiqué depuis toujours par les sociétés africaines et les capitaines négriers profitèrent, en l’aggravant, d’un état de fait. On devenait esclave en punition d’un crime pour une cause religieuse ou magique, par incapacité de payer ses dettes. Quand de graves famines sévissaient en certaines régions, des tribus vendaient parfois hommes, femmes et enfants comme esclaves. Les guerres intertribales ou entre les villages, très fréquentes, imposaient la servitude aux vaincus. Enfin les razzias ou les enlèvements individuels étaient une autre source par laquelle les chefs et les notables se procuraient des esclaves. Le sort de ceux-ci était assez variable. Des villages entiers soumis à d’autres villages, après quelque défaite, cultivaient la terre pour nourrir les vainqueurs. Les esclaves domestiques, rarement vendus jouissant d’une relative liberté, devaient chasser ou entretenir les plantations du maître. Comme le relève ici Albert Schweitzer, « la persistance de l’esclavage clandestin sur le Bas-Ogooué résulte probablement de la famine qui règne à l’intérieur du pays. (…). C’est pourquoi, pour que 66 67 Ibid., p. 133. J. Bouquerel, op. cit., p. 41. 40 leurs enfants aient assez à manger, les indigènes de ces régions les vendent aux habitants du Bas-Ogooué. »68 La Traite, au sens usuel du mot, fut pratiquée d’abord par les Arabes, puis par les Européens, avec la complicité et même la participation des tribus ; elle ne fit que développer, en l’aggravant, une institution ancienne. En dehors de Lambaréné, les grands marchés de la traite se situaient, au Gabon, dans le Fernand Vaz, aux bouches de l’Ogooué et surtout au cap Lopez. L’explorateur du Chaillu nous le présente, en 1856, « dans toute son étendue consacrée à la traite. Il produit en petites quantités de l’ivoire, de l’ébène, de la cire, mais le marché d’esclaves est le principal établissement commercial et l’achat, la vente et le support des noirs aux « baracons » du cap est le genre d’affaires le plus « lucratif » »69. Un de ces parcs à esclaves est décrit par ce voyageur comme « un immense enclos défendu par des palissades de douze pieds de haut, renfermant une grande quantité de hangars entourés d’arbres sous lesquels étaient couchées assez de créatures pour peupler un grand village d’Afrique »70. Pour cacher ce trafic interdit qui trouvait de larges débouchés aux Etats-Unis, au Brésil ou à Cuba, et, plus près, dans les plantations portugaises de Sao-Tomé, les négriers établissaient des factoreries où s’opéraient aussi les échanges de marchandises. La traite, procurant des gains élevés, intéressaient autant les navires brésiliens et américains du nord qu’européens. Au cap Lopez, sous les yeux de Paul du Chaillu, « un jeune homme fut cédé pour une barrique de rhum de cent litres environ, quelques aunes de cotonnades et bon nombre de perle »71. Ces profits étaient partagés par les tribus qui se réservaient jalousement le privilège d’alimenter ce triste commerce. Les Oroungou de l’île Mandji avaient le monopole de traiter directement avec les négriers du cap, et les tribus de l’intérieur leur fournissaient les esclaves ; de véritables relais s’établirent ainsi entre les différents secteurs géographiques d’où existaient expédiées de caravanes de captifs. Les esclaves arrivaient de très loin depuis le Haut-Ogooué et les montagnes voisines ; des milliers d’entre eux avaient été razziés dans les tribus Batéké, Bakota et Adouma au profit des tribus qui contrôlaient les passages du fleuve et servaient d’intermédiaires. Ainsi, les Okandé, établis sur le dernier grand rapide de l’Ogooué, et réputés comme les meilleurs navigateurs du fleuve, allaient chaque année visiter les Adouma (près de l’actuel Lastourville). Ils profitaient pour la remontée des eaux de la petite saison sèche. Ils pouvaient 68 A. Schweitzer, A l’orée de la forêt vierge – Récits et réflexions d’un médecin en Afrique équatoriale française, Paris, Albin Michel, 1995, p. 94-95. 69 J. Bouquerel, op. cit., p. 43. 70 Ibid. 71 Ibid., p. 53. 41 ainsi pousser la pirogue à la perche dans les passages difficiles, s’arrêter et camper sur les bancs de sable, à l’abri de l’hostilité des vivants. Comme le rappelle fort utilement Jacqueline Bouquerel, « il y avait une foire aux esclaves chaque année pendant deux semaines au village de Lopé. Les Adouma se ravitaillaient en homme sur le Haut-Ogooué, dans les régions de Franceville ; ils s’adressaient aux Awandji et aux Obamba qui se procuraient des captifs parmi les Adziana des Batéké. »72 La Traite des hommes se complétait par la traite des marchandises et le système du troc remonte à une période très ancienne. Cependant, un trafic commercial plus diversifié n’est guerre apparu avant le XIXe siècle. Son développement s’explique par les difficultés croissantes que rencontrait le commerce des hommes et par les besoins des économies européennes en pleine expansion. Vers le milieu du XIXe siècle, les échanges se localisaient encore sur la côte où arrivaient par une série d’intermédiaires les produits de l’intérieur. En 1850, le lieutenant de vaisseau Bouet-Willaumez énumérait les produits du Gabon les plus recherchés : « l’ivoire, un des plus beaux de la côte, mais qui devient de jour en jour plus rare ; le bois d’ébène qui se trouve en grande abondance sur les bords du Gabon même et des rivières voisines ; puis le bois de santal ou bois de teinture rouge qui vient avec une abondance encore plus remarquable dans cette contrée ; aussi un peu de cire et de gomme copal. »73 A cette liste s’ajoutait le caoutchouc et toutes ces marchandises étaient encore très demandées, vers 1875, dans les factoreries construites sur le littoral par les maisons de commerce européennes. Mais ce n’est qu’avec l’implantation française au Gabon et l’époque coloniale que l’intérieur du pays s’ouvre à la prospection des négociants, à l’établissement de leurs comptoirs, entraînant la désagrégation progressive des économies anciennes. Nous sommes là en plein cœur de l’époque coloniale. La répression de la Traite des esclaves fut l’occasion des premiers contacts officiels entre la France et le Gabon. En 1837, le lieutenant de vaisseau Bouet-Willaumez fut chargé de reconnaître les côtes guinéennes pour établir dans le golfe de Guinée un point de relâche pour les navires de la Marine nationale qui avaient pour mission d’anéantir la Traite des Noirs. Sur son brick La Malouine, il s’aventura jusqu’à l’Estuaire du Gabon dont il reconnut les avantages. « Deux ans plus tard, le 9 février 1839, après avoir débarqué dans l’Estuaire, il signait un traité avec le roi KowerapontChombo dit Denis, chef de la rive gauche du fleuve. Le 18 mars 1842, un second traité était conclu avec le roi Dowe dit Louis, chef de la rive droite. La France, par ces traités, prenait 72 73 Ibid., p. 44. Ibid., p. 45. 42 sous sa protection leurs deux Etats. »74 Le roi Louis cédait en toute propriété aux représentants de la France « le terrain de l’ancien village de son père pour y élever telle bâtisse ou fortification qu’il leur plaira ». L’année suivante, le capitaine d’infanterie de marine Guillemain construisait au bord de l’Estuaire le fort d’Aumale près duquel alait s’édifier la ville de Libreville, en 1849. Des rives de l’Estuaire, la pénétration française s’étendit aux régions voisines. BouetWillaumez signait successivement avec les « chefs de terres, îles et presqu’îles baignées par l’Estuaire et ses affluents » des traités définissant les limites du territoire « relevant en toute souveraineté du comptoir du Gabon, et celle de la région avoisinant l’Estuaire ». En 1855, toute la baie du Gabon et la côte jusqu’au Rio Muni se trouvent sous la protection française. L’intérêt manifesté pour le Gabon entraîna, outre l’installation de missions, catholiques et protestantes, une série d’explorations qui permirent la découverte géographique du pays. Généralement bien accueillis par les tribus avec lesquelles ils signaient, au nom de la France, des traités d’amitié, ces explorateurs reconnurent les rivières sans craindre de s’enfoncer dans la forêt. « Avec Paul du Chaillu qui, dès 1830, avait reconnu l’Ogooué, il convient de citer Serval qui atteignit Lambaréné, aidé par les chefs de l’Ogooué maritime, Marche et Compiègne qui, en 1874, découvrirent l’Ivindo. Ils furent les précurseurs de Brazza qui arriva au Gabon en 1875. A cette date, toute la côte allant du Fernan Vaz au Rio Muni était reconnue, tout le pays entre le Como et la mer exploré ; l’Ogooué avait été remonté jusqu’à plus de la moitié de son cours au confluent de la Lopé »75. Le temps de la pénétration française et des explorations au Gabon fut aussi celui des comptoirs. Les maisons de commerce, malgré une opposition de certaines tribus, hostiles à la perte de leur monopole d’intermédiaires, voulurent s’établirent à l’intérieur du pays. « Cette pénétration commerciale se fit par les voies d’eau ; Européens et traitants Noirs sillonnèrent les rivières « dans de grandes pirogues chargées de marchandises et d’alcool »76. 2. L’implantation médicale Il paraît juste de souligner que la pénétration de l’Occident – surtout médicale – ne s’est pas toujours faite par les armes mais qu’elle fut aussi l’œuvre de missionnaires, d’explorateurs, de philanthropes mêmes, qui, tels l’Allemand Karl Peters et les Anglais Rebman et Krapf (en Afrique orientale), signèrent avec les princes et les rois nègres des 74 Ibid, p. 46. Ibid. 76 Ibid., p. 65. 75 43 traités d’amitié. Comme Raffenel au Sénégal et au Soudan, ils voyageaient seuls, avec une petite escorte de porteurs indigènes. Tour à tour, diplomates, explorateurs, géologues, botanistes, ethnologues et médecins, ils firent une moisson de précieuses observations. Cependant, s’ils firent connaître la médecine européenne, ce n’est pas par eux qu’elle prit racine en Afrique. Par qui alors la médecine dite « moderne » ou occidentale prit-elle racine en Afrique ? Qui sont les pionniers en matière médicale en Afrique ? En Afrique, notamment dans les territoires français, « la pénétration médicale fut l’œuvre de Corps de Santé Militaire. Sa section coloniale s’individualisa lentement au sein du Service de Santé de la Marine»77 En effet, le Corps des médecins et chirurgiens de la Marine Royale, créé par Colbert en 1673, et celui des apothicaires, créé en 1683, furent unifiés au bout d’un siècle en un « Corps sanitaire de la Marine », desservant aussi bien la flotte que les colonies. Ainsi le XIXe siècle voit la médecine occidentale s’installer en Afrique. Dans les hôpitaux de fortune, des cliniciens de talent étudient et décrivent ces maladies tropicales qui font l’inhospitalité de la terre africaine. « La fabrication du vaccin antivariolique est assurée au Gabon (…). Des formations sanitaires fonctionnent à Libreville (…). Le milieu rural occupe plusieurs praticiens, car, la phase militaire terminée, le médecin est le meilleur agent de la « pacification » »78. En fait, dès les débuts de la pénétration, sitôt qu’un poste militaire était implanté, le médecin de la garnison s’intéressait aux autochtones. Mais les patients devaient pénétrer dans l’enceinte du poste pour se faire examiner. D’où certaines réticences qui furent levées seulement lorsque le médecin installa sa consultation dans le village. Dans les grands centres, les consultations externes avaient lieu à l’hôpital. Et lorsque l’administration coloniale fut confiée aux civils, les services médicaux conservèrent une large majorité de médecins militaires, détachés en position « hors-cadres ». Quant aux autres nations coloniales, GrandeBretagne, Belgique, Allemagne, Italie, Portugal, Espagne, elles ont suivi des voies comparables à celles de la France. Les données – fragmentaires – montrent que le déroulement a été partout le même : Pénétrations par les convois militaires, les pactes d’alliances, les traités de paix ; implantation d’une infrastructure sanitaire placée sous l’autorité militaire puis civile ; formation du personnel autochtone ; enfin construction d’hôpitaux et même de centres hospitaliers universitaires modernes comme le centre hospitalier de Libreville qui est l’un des plus importants qui soient au Gabon. 77 78 M. Sankalé, op. cit., p. 32. Ibid., p. 34-35. 44 Il est à préciser, par ailleurs, que la réussite des Britanniques a été l’une des plus nettes dans les domaines de l’hygiène et de la médecine préventive tandis que « dans la lutte contre les grandes endémies la France semble avoir obtenu les meilleurs résultats. »79Comme on le voit, l’occupation du territoire étant assurée, la Colonisation ne commence qu’avec l’apaisement des esprits et des cœurs. En Afrique, cette conversion fut essentiellement l’œuvre des médecins venus d’Europe et leurs collaborateurs africains. Ceci dit, si on considère la brièveté – quelques décennies le plus souvent – de la période pendant laquelle une médecine moderne a su s’implanter et fonctionner, on ne peut manquer de relever et d’admirer à tout le moins l’œuvre accomplie. D’autant plus qu’il a fallu faire œuvre originale. Les métropoles anglaise, belge ou française ne pouvaient transporter purement et simplement leur système dans ces terres nouvelles qui appelaient des solutions inédites. Même les villes comme Lambaréné où le docteur Albert Schweitzer s’établit au début du XXe siècle, peu de temps avant la guerre de 1914, firent de résultats remarquables. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus en avant. Toujours est-il qu’en dépit de difficultés considérables, les résultats de l’action sanitaire sont parmi les plus substantiels de la Colonisation européenne en Afrique. Car la victoire sur la maladie n’est pas encore en vue mais de substantiels progrès ont été réalisés, grâce à une efficacité des services chaque année plus grande. « Les statistiques montrent que l’Africain n’est plus réfractaire à la médecine moderne et que celle-ci gagne chaque jour sur les superstitions et les préjugés. »80 Au Gabon, avant la Guerre de 1914, on comptait dans le Bas-Ogooué environ deux cents Européens, établis comme planteurs, exploitants forestiers, négociants, fonctionnaires ou missionnaires. Les premiers missionnaires protestants dans l’Ogooué étaient Américains. Ils y arrivèrent en 1874. Ne pouvant enseigner en français, comme l’exigeait le Gouvernement français, ils cédèrent leur œuvre à la Société des Missions Evangéliques de Paris en 1892. « Cette société compte actuellement quatre stations dans la région : N’Gômô, Lambaréné, Samkita et Talagouga. N’Gômô est à environ 200 kilomètres de la côte. Les autres stations se trouvent en amont à une distance d’une cinquantaine de kilomètres l’une de l’autre. »81 En effet, chaque station comprend généralement deux missionnaires mariés et un célibataire auxquels s’joute ordinairement une institutrice. La Mission catholique possède trois stations sur le même territoire : une à Lambaréné, une à N’Djolé et une dans le voisinage de Samba, sur la N’Gounié, le plus grand affluent de l’Ogooué. Chacune comprend environ huit blancs, 79 Ibid., p. 45. Ibid., p. 54. 81 A. Schweitzer, A l’orée de la forêt vierge, op. cit, p. 22. 80 45 soit habituellement deux prêtres, deux frères et quatre sœurs. Tels sont les régions et les gens au milieu desquels le docteur Albert Schweitzer a « pratiqué la médecine pendant quatre ans et demi. »82 82 Ibid., p. 24. 46 III. ALBERT SCHWEITZER OU « L’HOMME DE LA FORET VIERGE » « Je dois lui montrer que je respecte la dignité de tout être humain ; et il doit s’en rendre compte. 83 L’essentiel est qu’il existe un esprit de fraternité. » Qui était l’homme de la forêt vierge ? Qu’a t-il apporté de significatif au plan de la médecine au Gabon ? Sa contribution se limite-t-elle à l’introduction de la médecine occidentale ou moderne, ou, va-t-elle jusqu’à influencer les détenteurs des rites et croyances médicales traditionnels ? Au nombre des missionnaires et médecins qui s’étaient rendus en Afrique, plus particulièrement au Gabon, on compte le docteur Albert Schweitzer. Né le 14 janvier 1875 à Kaysersberg dans l’Alsace occupée par les Allemands. Fils de Louis Schweitzer et d’Adèle Schillinger, tous deux de foi chrétienne protestante. Alors qu’il se trouvait n’être encore que professeur à l’Université de Strasbourg, organiste et écrivain, Schweitzer décida de tout quitter pour devenir médecin en Afrique équatoriale. Pour quelles raisons ? Pour deux, principalement, que nous tenterons de relever ici. D’abord, divers écrits et des témoignages oraux de missionnaires lui avaient révélé « la misère physique des indigènes de la forêt vierge. »84 Les Indigènes, c’est ainsi que les occidentaux surnommaient autrefois les Africains, parce qu’ils ne partageaient pas un mode de vie identique au leur, parce que leur niveau de développement était de loin inférieur à celui des Européens, parce que aussi, ils semblaient être coupés de la civilisation, c’est-à-dire de l’espace-monde dominé par la science, les industries, les nouvelles technologies ainsi que la démocratie comme principal modèle de régime politique. Le docteur Schweitzer emprunte donc ce terme à ses contemporains pour désigner principalement les hommes noirs, les Gabonais vivant dans l’arrière-pays, c’est-à-dire dans les régions dites rurales ou reculées, éloignées de Libreville notamment. En réalité, le terme d’ « Indigène » réfère à deux traits essentiels, à savoir la couleur de la peau et le territoire comme espace consacrant le lieu de vie d’une communauté d’Hommes. Et ce territoire, c’est la forêt. C’est ce second trait que Schweitzer va privilégier pour qualifier les Indigènes comme tels, parce que vivant dans la 83 84 Ibid., p. 163. Ibid., p. 15. 47 forêt vierge, habitants de la forêt vierge. Il se définissait d’ailleurs lui-même comme un homme de la forêt vierge puisqu’il y résidera la plus grande partie de sa vie, au milieu des indigènes du Gabon. 1. Albert Schweitzer : une vie au cœur de la forêt En effet, c’est dans une autobiographie intitulée A l’orée de la forêt vierge, que le célèbre docteur franco-allemand expose ce qui a constitué pour lui une seconde vie, une vie au service de l’humanitaire et des malades en tous genres. Son monde à lui, sa deuxième patrie était le Gabon, plus précisément la ville de Lambaréné : « (…) chez moi, dit-il, dans la forêt vierge. »85 Lambaréné, la ville du docteur Schweitzer ; c’est dans cette ville qu’il bâtit l’hôpital, alors de « brousse » mais dont la célébrité aujourd’hui fait le tour du monde : l’hôpital Schweitzer. On pourrait dire de lui qu’il est le père de la médecine moderne au Gabon, car il a introduit une somme de techniques de soins typiquement étrangère au contexte traditionnel d’alors. Comme l’indique très bien L. Codjo-Rawambia : « Interroger la « figure mystique et mythique » de Schweitzer et de son hôpital, c’est éclairer tout un pan de l’histoire bio-médicale, de la santé et de la maladie en milieu tropical au Gabon. »86 On le voit, la figure du docteur Schweitzer est incontournable dans l’histoire médicale et biomédicale du Gabon, car celui-ci constitue un tournant majeur pour comprendre le contexte de la Colonisation ainsi que les mutations qui ont eu lieu, non seulement au niveau de la conception par les malades de l’idée de soin axée sur l’utilisation de nouveaux procédés de guérison, mais également sur les remèdes, les médications et les traitements, violents ou pacifiques, s’inscrivant dans l’effort thérapeutique. 2. Schweitzer, le médecin et l’humanitaire Albert Schweitzer est une légende vivante en matière de médecine au Gabon, il est l’homme de « la forêt vierge » dans la mesure où, et c’est l’objet de son livre autobiographique, il a témoigné de sa vocation à venir en aide, par la médecine, aux populations gabonaises en difficulté. C’est la seconde raison de son implantation au Gabon. Non seulement dans ce livre, dit-il, « je relate l’histoire de mon premier séjour à Lambaréné, 85 Ibid., p. 121. L. Codjo-Rawambia, « Albert Schweitzer. Du mystique à l’engagement religieux et professionnel exceptionnel », Palabres actuelles. Revue de la Fondation Raponda-Walker, N° 2 – Vol A « L’homme et la maladie », Libreville, éd. Raponda-Walker, 2009, p. 187. 86 48 de 1913 à 1917 »87, mieux, « il évoque les conditions qui existaient au Gabon avant et pendant la première guerre mondiale. »88 Même si, par ailleurs, il reconnaissait : « depuis cette époque, beaucoup de choses ont changé dans ce pays. »89 On peut déjà dire qu’à ce niveau, la tâche du docteur Schweitzer était noble tant il était soucieux de venir en aide à une communauté d’hommes jamais rencontrée jusqu’ici mais dont il recevait le témoignage par écrit par l’intermédiaire des missionnaires. Sa vocation pour la médecine et pour l’humanitaire se révéla à la faveur des voyages et des témoignages des premiers missionnaires. Cette communauté d’hommes et de femmes, médecins, infirmiers, infirmières noua des liens forts et étroits avec les populations gabonaises à telle enseigne, témoignait-il, que « les plus sensés et les plus clairvoyants parmi les indigènes voyaient en nous les frères aînés et reconnaissaient que nous voulions leur bien et sa réalisation par les voies justes. »90 Car plus il y réfléchissait, plus il avait peine à comprendre que les Européens fussent « si médiocrement préoccupés de la grande tâche humanitaire qui nous incombe en ces lointains pays. »91 Il est vrai en effet que les progrès de la médecine ayant mis à leur disposition un grand nombre de connaissances et de moyens efficaces pour lutter contre la maladie et la douleur physiques, n’étaient pas toujours à la portée des populations gabonaises de toutes les souches sociales. Simplement, il fallait joindre à sa bonne volonté l’effort pour faire en sorte que ces progrès soient à la disposition des habitants de la forêt vierge. Schweitzer, de ce point de vue, est un pionnier, le premier médecin français, le premier Blanc dont nous ayons le témoignage de son implantation dans la forêt vierge, sur le bord du fleuve Ogooué, pour soigner les malades venus de cette région et de ses alentours. Il faut bien se dire que, historiquement, les choses n’étaient pas si simples comme cela semble être le cas aujourd’hui, au motif que les moyens de communication – infrastructures aériennes, routières et fluviales – n’étaient pas ceux que nous connaissons aujourd’hui. « Autrefois, les transports par terre se faisaient par caravanes de porteurs sur les sentiers de la forêt vierge. Aujourd’hui, celle-ci est traversée par quelques routes accessibles aux automobiles et d’autres sont en construction. »92 Certes, la tâche était grande, l’œuvre de Schweitzer l’était aussi et elle le demeure. Les quelques centaines de médecins que les Etats européens entretenaient officiellement dans les colonies ne pouvaient accomplir qu’une part 87 A. Schweitzer, op. cit., p. 9. Ibid., p. 10. 89 Ibid. 90 Ibid., p. 12. 91 Ibid. 92 Ibid., p. 10. 88 49 infime de cette tâche immense, d’autant plus que la plupart d’entre eux, on l’a vu, étaient destinés avant tout aux Colons blancs. Il appartenait donc à la société dite civilisée ou européenne, de répondre au devoir de faire sienne cette tâche. L’heure était venue où des médecins volontaires, envoyés par elle en nombre suffisant et soutenus par elle, iraient au loin faire du bien aux Indigènes. « Alors seulement nous commencerons à reconnaître et à réaliser notre responsabilité de civilisés à l’égard des hommes de couleur. »93 Comme on le voit, ces réflexions taraudèrent le docteur Schweitzer qui décida, à l’âge de trente ans, d’étudier la médecine pour tenter lui-même là-bas, c’est-à-dire en Afrique, notamment au Gabon, la réalisation de ses idées et venir en aide aux malades. C’est ainsi qu’au début de 1913, il obtint le grade de docteur en médecine. Au printemps de la même année, accompagné de sa femme qui avait fait son apprentissage d’infirmière, il partit pour l’Ogooué, en Afrique équatoriale, afin d’y commencer son activité. Pourquoi avait-il fixé son choix sur cette région d’Afrique ? Simplement parce que des Missionnaires alsaciens, établis là-bas au service de la Société des Missions Evangéliques de Paris, lui avaient dit qu’un médecin y serait fort nécessaire, surtout dit-il, « à cause de l’extension que prenait la maladie du sommeil. »94 La Société des Missions se déclara prête à mettre à sa disposition un des bâtiments de sa station de Lambaréné et lui permit de construire un hôpital sur son terrain. Il dut cependant réunir lui-même les fonds qu’exigeait son entreprise. Il y consacra le gain réalisé par ses concerts d’orgue et par la publication en trois langues de son ouvrage sur Jean-Sébastien Bach. La Cantor de Saint-Thomas à Leipzig a donc contribué pour sa part à la création de l’hôpital destiné aux Noirs de la forêt vierge. Des amis d’Alsace, de France, d’Allemagne et de Suisse lui vinrent également en aide par leurs dons. De sorte que quand il quitta l’Europe, l’existence de son œuvre était assurée pour deux ans. Schweitzer agissait alors en co-partenariat avec la Société des Missions Evangéliques de Paris. Mais il reconnut bien volontiers que son œuvre était en elle-même supraconfessionnelle et internationale : « J’étais et je demeure convaincu que toute tâche humanitaire en terre coloniale incombe non seulement aux gouvernements ou à des sociétés religieuses, mais à l’humanité comme telle. »95 Il abandonna ainsi le soin de la comptabilité et des achats de matériel à des amis dévoués de Strasbourg. La Société des Missions Evangéliques de Paris se chargea d’expédier ses caisses avec celles destinées à ses missionnaires du Gabon. Le territoire de l’Ogooué qui 93 Ibid., p. 16. Ibid., p. 17. 95 Ibid. 94 50 fait partie de la colonie du Gabon devenait dès lors le lieu où allait s’écrire une histoire, celle d’un homme avec son activité médicale, celle d’une population avec ses maladies. Albert Schweitzer traçait par là les lignes de fractures entre les Européens s’occupant moins de plantations, de la cueillette de caoutchouc dans la forêt vierge que du commerce des bois et du forage en mer pour extraire le pétrole et autres matières minières, et ceux comme lui, s’adonnant corps et âme à sauver l’humanité dans le corps. Ce que Schweitzer a apporté au Gabon, c’est sa part d’humanité médiatisée par son savoir et son savoir-faire en médecine, la médecine moderne. Toutefois, a-t-il su concilier le moderne et le traditionnel, la médecine d’importation et la médecine autochtone ? Autrement dit, la forêt vierge où il fonda son hôpital était-elle vraiment vierge au plan médical chez les populations indigènes qui la composent ? 3. Schweitzer : « l’envers d’un mythe » Ceci dit, on doit relativiser quelque peu les prouesses attribuées à Schweitzer, afin de marquer ce qui peut constituer un pan critique de son action médicale et humanitaire à Lambaréné. Si jusqu’ici en effet, la majeure partie de ce que nous savons de Schweitzer est de lui-même, l’occasion nous est donc donnée de prendre de la distance vis-à-vis de ce qu’il a dit au titre de témoignages, pour écouter d’autres sons de cloche au sujet de son action médicale et humanitaire au Gabon. C’est la question suivante qui nous servira de fil directeur : peut-on se satisfaire encore aujourd’hui de l’image très largement répandue de « bon docteur » qui passa sa vie à soigner des « pauvres noirs », des lépreux, et des longues files d’attente devant son bureau ? Autrement dit : l’image colle-t-elle toujours à la réalité ? On peut esquisser bien des portraits de Schweitzer. Celui du médecin de Lambaréné n’est pas le plus convaincant. Que l’on ne s’y trompe pas ! Schweitzer était un intellectuel, un penseur à en croire le nombre d’ouvrages qu’il a publiés sur des sujets variés partant de la philosophie à la musique, de la religion à la méditation : Ma vie et ma pensée (Paris, Albin Michel, 1960), Le secret historique de la vie de Jésus (Paris, Albin Michel, 1961), Humanisme et mystique (Paris, Albin Michel, 1995), J. S. Bach, Le Musicien-poète (Lausanne, Maurice et Pierre Foetisch, 1904)… Il était également missionnaire et prédicateur. Alors qu’on le réduisait à la seule tâche de médecin en Afrique, il fut surtout artisan à Lambaréné. De façon à peine caricaturale, on pourrait dire qu’il fut surtout un manuel, un authentique chef de chantier, maçon et charpentier, et qu’il mena ses ouvriers avec une sévérité et une autorité redoutables. 51 En réalité, sa conversion tardive, obligée, assez incompréhensible, explique parfaitement le peu d’intérêt du médecin de Lambaréné pour la médecine tropicale qui ne fut pas sa raison de vivre comme il semble se laisser entendre. L’action sanitaire, adaptée aux problèmes du moment et du terrain, ne fut pas non plus sa préoccupation première. Il ne publia presque jamais aucun article médical utile. Il ne participa ni à la recherche ni à la formation des infirmiers et des médecins africains. Il ne prit jamais à son service un seul médecin noir. Alors qu’il s’interrogeait déjà en 1931 et déplorait le manque de personnel de santé, pourquoi ne le fit-il pas ? Ne pourrait-on pas trouver le personnel nécessaire en formant des infirmières indigènes ? Il va de soi que l’accès à la carrière médicale doit être ouvert à l’élite des populations coloniales. Comme on le voit, sa vie de médecin colonial, Schweitzer la commença sur la S/S Europe qui le menait de Bordeaux à Port Gentil. Il s’était embarqué le jour de Pâques1913 avec son épouse Hélène et 70 caisses de matériels et médicaments dont il aurait besoin pour débuter. Sur le bateau il rencontra un médecin militaire, preuve qu’il y en avait bien avant lui. Déjà un peu âgé, vrai médecin colonial, qui après son congé en métropole, repartit en Afrique pour prendre du service. Peut-être avait-il fait une cure thermale à Vichy ou Châtel Guyon, souffrant de paludisme et de dysenterie ! Il lui a été très précieux de faire la connaissance d’un médecin militaire qui a vécu douze ans déjà en Afrique Equatoriale avant de diriger l’Institut Bactériologique de Grand Bassan en Côte d’Ivoire. Sur la demande de ce dernier, il lui consacra deux heures chaque matin, passa en revue avec lui la médecine tropicale et le mit au courant de toutes ses tentatives et ses expériences. En effet, le médecin militaire considérait comme fort nécessaire que des médecins indépendants, en nombre aussi grand que possible, se dévoient volontairement à la population indigène. Voilà Schweitzer conforté dans sa décision ! La traversée fut donc une découverte et il en enregistra tous les détails. Il écouta son confrère et un autre vieil africain lui donner quelques conseils à propos de la vie sous les tropiques ; d’abord ne jamais sortir sans casque colonial, à cause des insolations. Depuis lors, le « Grand Blanc de Lambaréné » ne le quittait jamais, car il avait plus peur du soleil que des eaux de vie ou du cognac à l’eau. Toujours est-il qu’il faut se demander si la médecine l’intéressait ? Pas vraiment, mais il lui reconnaissait un aspect pratique qui lui plaisait bien, préférant cependant le côté intellectuel. Dans quelques petits ouvrages qu’il écrivit à Lambaréné, il parla peu de ses malades, dissertant plutôt longuement sur les pathologies qu’il rencontrait au quotidien, infligeant de la sorte une véritable leçon magistrale à laquelle le lecteur non initié ne comprenait rien. En fait, pour parler franchement mais de manière cohérente, « Schweitzer 52 n’était pas un homme à faire de la médecine. Personnage anxieux, c’était un homme d’émotion qui ne put jamais se blinder contre la souffrance des malades. »96 En effet, non seulement la maladie et la souffrance des hommes l’agressaient, en plus il n’aurait certainement pas dû être médecin mais vétérinaire, tellement il aimait les animaux, qui eux, étaient capables d’accepter leurs souffrances. On a même dit que « Schweitzer se moque autant des Africains que de la médecine disait un écrivain de passage à Lambaréné. »97 A propos de l’humanitaire : Schweitzer a-t-il été l’inventeur de l’humanitaire ? Par définition, toute médecine, par ses moyens d’actions qui visent à apporter un mieux être physique et mental, est destinée à remplir dans l’humanité souffrante un rôle particulièrement sensible aux problèmes des humains. Schweitzer, on peut le dire, est sans doute le premier médecin sans frontières, au sens où on l’entend aujourd’hui. Mais qu’est-ce que cela signifiait au juste en 1913 ? Après des démarches sans fin, plus de sept ans, et avec une audace incroyable, il s’arrogea en effet, lui l’Allemand, le droit ou le devoir d’ingérence dans un territoire français ! Ce n’était pas vraiment désintéressé, car c’est bien de ce côté ingérence humanitaire, ce néo-colonialisme de la pitié, dont Schweitzer se servit pour se faire accepter au Gabon afin de réaliser cette fameuse « œuvre personnelle et indépendante »98. Pourquoi privilégier les populations de Lambaréné plutôt que celles du Cameroun ? C’est pourtant là que sévissait la plus terrible des endémies dévastatrices d’alors, la maladie du sommeil. Est-ce que Lambaréné était humanitairement plus correct ? Il faut rappeler que bien avant Schweitzer, les médecins de la marine et des colonies ont été présents partout lorsque la situation sanitaire l’exigeait et que les Etats les réclamaient. Ils ont largement payé de leur vie sur tout le continent pour pouvoir prétendre être les premiers humanitaires. Cela dit, le docteur Schweitzer n’a pas combattu la lèpre et la maladie du sommeil. Schweitzer s’est contenté de soigner, de soulager les souffrances des lépreux et des sommeilleux hospitalisés chez lui, ce qui est fondamentalement différent. Par sa présence à leur côté, avec les bonnes paroles et les antalgiques qu’il leur administrait, il faisait de l’humanisme médical et pas de l’humanitaire. En effet, il ne faut point commettre l’erreur qui consiste à assimiler l’humanisme médical de Schweitzer aux humanitaires d’aujourd’hui. A cette époque, seuls les personnalités comme le docteur Jamot et les médecins coloniaux des services des grandes endémies ont pensé et pratiqué l’humanitaire. Empêcher le plus d’hommes possible de mourir, telle était leur devise. Pour cela, il fallait une attitude 96 A. Audoynaud, Le docteur Schweitzer et son hôpital à Lambaréné – L’envers d’un mythe, Paris, L’Harmattan, Coll. « Acteurs de la science », 2005, p. 166. 97 Ibid. 98 Ibid. 53 courageuse, et faire un choix bannissant toute hypocrisie : médecine individuelle ou médecine de masse ? L’humanisme médical de Schweitzer s’inscrit dans le droit fil de sa foi chrétienne. En ce sens, le médecin de Lambaréné « n’aurait rien fait de plus que son devoir professionnel, comme le fait tout missionnaire »99. Concernant la médecine tropicale : le docteur Schweitzer a-t-il fait progresser les choses ? Nous répondons : pas suffisamment pour ne pas dire, non. Son itinéraire médical est sans grands progrès. En effet, il n’a pas fait bouger les choses et ne produisit aucun document avec des idées intéressantes sur la santé en Afrique. Combien de mémoires, communications, articles, Schweitzer a-t-il consacrés à la lèpre ? Aucun. Alors que son aura lui a été conféré non par son œuvre théologique ou philosophique, mais bien par l’image très forte du grand Docteur et du médecin des lépreux, « il n’a pourtant rien laissé qui puisse intéresser la médecine tropicale et la science en Afrique »100. Les médecins militaires des troupes coloniales avaient, contrairement à Schweitzer, une solide formation, une expérience, un savoir et une spécialisation en médecine tropicale. Lui et ses jeunes médecins ne pouvaient prétendre rien avoir de cela. Ce sont les médecins coloniaux qui, sur le terrain, dans les laboratoires et les centres de Recherche, élaborèrent pour l’Afrique les politiques de santé et les protocoles de traitement. Finalement, « le Docteur Schweitzer a sans doute brillé en tout, sauf en médecine. Il n’a contribué ni à l’étude ni aux traitements des maladies tropicales. Il avait pourtant les moyens et la matière, et cinquante années de présence à Lambaréné constituait une occasion exceptionnelle pour lui et son équipe médicale qui avaient tout à apprendre de l’épidémiologie et de la prophylaxie. Ce n’est pas en se fixant à Adolinanongo, et en construisant de pauvres baraquements, que Schweitzer fit preuve d’une vision très réaliste et originale des problèmes sanitaires auxquels étaient confrontés le Gabon et l’Afrique en général. »101 99 Ibid., p. 165. Ibid., p. 171. 101 Ibid., p. 172. 100 54 IV. CHRONIQUES D’UNE MEDECINE D’OCCASION « Les statistiques montrent que l’Africain n’est plus réfractaire à la médecine moderne et que celle-ci gagne chaque jour sur les superstitions et les préjugés. »102 Le Gabon n’est pas avare de témoignages concernant le comportement de certains malades face à certaines maladies. Nous souhaitons poursuivre la réflexion précédente en montrant quel a été le comportement des indigènes pendant l’époque schweitzerienne au Gabon. Ces chroniques sont remarquables tant elles invitent à prendre la pleine mesure de la situation pendant cette première période de la « modernité médicale » au Gabon que nous situons à partir de l’implantation médicale des premiers missionnaires sous l’égide de la Société des Missions Evangéliques de Paris en 1892. Ces chroniques touchent essentiellement au problème de l’opération chirurgicale. De même que nous les rattachons au terme de médecine d’occasion eu égard aux moyens de fortune avec lesquels ces opérations se pratiquaient. C’est ici l’occasion de rendre hommage au docteur Schweitzer pour avoir su très tôt faire le sacrifice de sa vie en choisissant d’aller exercer le métier de médecin au Gabon avec les moyens de fortune que nous savons de cette époque coloniale. Car la Société des Missions Evangéliques l’aidait à la mesure de ses moyens, tout autant que les infrastructures de qualité faisaient cruellement défaut, les médicaments n’étaient pas toujours disponibles car les moyens de transport de Libreville vers Lambaréné et de Lambaréné vers d’autres localités telles N’Gômô, étaient d’occasion, la pirogue étant souvent le seul moyen emprunté pour se déplacer. Depuis quelques années, en effet, il s’occupait à ranger les médicaments arrivés de France en octobre et en novembre. Les réserves étaient logées dans une petite baraque en tôle ondulée, sur la colline, mise à sa disposition après le départ de M. Ellenberger. Il se faisait du souci au sujet des frais qu’occasionneraient ces envois considérables de médicaments, de gaz et de coton hydrophile. Un objet lui revenait à Lambaréné « à peu près au triple de son prix d’achat en Europe. »103 Cela tenait au coût de l’emballage, qui devait être extrêmement soigné, au frais de transport par chemin de fer, de l’embarquement, du fret maritime et fluvial, 102 103 M. Sankalé, op. cit., p. 54. Ibid., p. 91. 55 de la douane coloniale, et aux fortes pertes dues à la grande chaleur et à l’humidité ou au traitement brutal du chargement et du débarquement. 1. Les interventions chirurgicales de Schweitzer à Lambaréné Ceci indiqué, les chroniques qui vont suivre s’articulent essentiellement autour des interventions chirurgicales à la Schweitzer, étant donné que c’était en effet la première fois que ce dernier opérait des malades au Gabon. Première expérience donc. Et première épreuve. La première concerne Aïda, un sujet masculin atteint d’une hernie étranglée. Le docteur Schweitzer raconte que le 15 août, il fut obligé d’opérer d’une hernie étranglée un Indigène arrivé la veille au soir. « Cet homme, nommé Aïda, me supplia d’intervenir, parce que, comme tous les indigènes, il connaissait bien les Indigènes, il connaissait bien le danger de son état. »104 Et il n’y avait vraiment pas de temps à perdre. L’équipe du docteur rassembla à la hâte les instruments dispersés dans plusieurs caisses. M. Christol, un de ses plus fidèles collaborateurs, mit à sa disposition, comme salle d’opération, le dortoir de ses boys. L’épouse du docteur Schweitzer fut chargée de la narcose ; un missionnaire fonctionna comme assistant. Schweitzer raconte qu’il fut « profondément ému par la confiance avec laquelle Aïda se plaça sur la table d’opération. Tout alla bien, au-delà de ce que j’aurais osé espérer. »105 Un médecin militaire, venu de l’intérieur et qui partait en congé en Europe, l’enviait d’avoir été si bien assisté lors de sa première opération. Pour la sienne, il était aidé par un forçat noir qui administrait le chloroforme au petit bonheur, tandis qu’un autre forçat lui tendait les instruments. Chacun de leurs mouvements faisait s’entrechoquer les chaînes à leurs pieds. Son infirmier était tombé malade, et il n’y avait personne pour le remplacer. L’asepsie fut naturellement imparfaite, mais le malade guérit. Une autre expérience datait du 10 janvier. Le docteur dut se rendre en urgence au débarcadère. Madame Georges Faure, missionnaire à N’Gômô, gravement atteinte de paludisme, arriva en bateau à moteur. « J’avais, dit-il, à peine terminer la première injection intramusculaire de quinine, qu’une pirogue m’emmenait un jeune homme dont la cuisse droite avait été fracturée et affreusement déchiquetée par un hippopotame, dans le lac de Sonangué. »106 Il rentrait à la maison avec un compagnon, venant de la pêche. Dans le voisinage du débarcadère du village, un hippopotame émergea subitement et projeta la 104 A. Schweitzer, A l’orée de la forêt vierge, op. cit., p. 77. Ibid., p. 78. 106 Ibid. 105 56 pirogue en l’air. Son camarade put se sauver ; quant à lui, poursuivi dans l’eau pendant une demi-heure par l’animal furieux, il parvint enfin à atteindre la rive, bien qu’il eût une cuisse brisée. Schweitzer craignait une forte infection traumatique, car, pour ce voyage de douze heures en pirogue, on lui avait enveloppé la jambe déchiquetée dans du linge malpropre. « Il m’est arrivé, dit-il, avec des hippopotames, une aventure qui a heureusement bien fini. »107 Une autre chronique. C’était un soir d’octobre ; un planteur l’avait fait appeler. Pour arriver chez lui, il devait passer avec son équipe par un étroit canal, long d’une cinquantaine de mètres, où le courant était impétueux. A son extrémité, ils aperçurent au loin deux hippopotames. Pour le retour, la nuit était tombée, les propriétaires de la factorerie le conseillèrent de faire un détour de deux heures, afin d’éviter les hippopotames et le canal étroit. Mais ses pagayeurs étaient si fatigués qu’il ne voulut pas leur imposer ce surcroît d’effort. A peine étaient-ils à l’entrée du canal que deux hippopotames émergèrent à trente mètres devant eux. Leurs beuglements rappelaient quoique plus retentissants, le bruit que font les enfants qui jouent de la trompette avec un arrosoir. Les pagayeurs se hâtèrent vers la rive, où le courant était moins violent ; les hippopotames les accompagnèrent, en nageant le long de l’autre bord. « Nous n’avancions que centimètre par centimètre. C’était merveilleusement beau et passionnant. Quelques troncs de palmiers embourbés émergeaient au milieu du courant, et vacillaient comme des roseaux. »108 Sur le rivage, la forêt vierge dressait son mur noir. Un clair de lune féérique éclairait toute la scène. Les pagayeurs haletants s’excitaient à voix basse ; et les hippopotames élevaient leurs têtes informes au-dessus de l’eau et leur jetaient des regards courroucés. Au bout d’un quart d’heure, ils étaient sortis du canal et descendaient le petit bras du fleuve. Les hippopotames leur envoyèrent un beuglement d’adieu. Schweitzer se jura, à la suite de cette épreuve, de ne plus regarder dorénavant à un détour de deux heures pour éviter la rencontre de ces intéressants animaux. Mais il ajouta qu’il ne voudrait pas ne point avoir vécu ces instants d’une inquiétante beauté. Dans certaines régions d’Afrique équatoriale, il est difficile d’amener les Noirs à se laisser opérer. Il est remarquable que ceux de l’Ogooué se précipitent littéralement sur la table d’opération. Cela vient sans doute de ce qu’un médecin militaire, nommé Jorryguibert, qui avait séjourné pendant un certain temps chez l’administrateur de Lambaréné, il y a quelques années, a fait avec succès bon nombre d’opérations. Schweitzer, pour ainsi dire, récoltait ce que son prédécesseur avait semé. En effet, il eut à opérer un cas assez rare que plus d’un chirurgien célèbre pourrait certainement l’envier, surtout dans un pareil contexte. Il s’agissait 107 108 Ibid., p. 79. Ibid. 57 d’une hernie étranglée dite lombaire, faisant saillie sous les côtes postérieures. Ce cas présentait toutes les complications possibles. « Je n’avais pas achevé, dit-il, mon travail quand la nuit tomba. Joseph dut m’éclairer à la lampe pour les dernières sutures. Le malade guérit. »109 Il a fait sensation en opérant un jeune garçon chez lequel un fragment d’os, long comme la main, sortait du tibia depuis un an et demi. Il s’agissait d’une ostéomyélite. La sécrétion putride avait une odeur si infecte que personne ne pouvait supporter de rester dans son voisinage. Le sujet lui-même était maigre comme un squelette. « Il est maintenant, dit-il, tout rond et bien portant, et commence à faire ses premiers pas. »110 Il notait que jusqu’à présent toutes les opérations eurent une heureuse issue. La confiance des Indigènes s’en trouva augmentée à un point qui l’effraya. En réalité, ce qui leur en imposait le plus, c’était la narcose ou sommeil artificiel. Pour les Indigènes en effet, une narcose est la mort. C’est ainsi qu’ils appréhendent cette pathologie. Quand quelqu’un veut faire savoir au docteur Schweitzer qu’il a eu une attaque d’apoplexie, il dit : « j’étais mort »111. Il y a des opérés qui manifestaient leur reconnaissance par des actes. Par exemple, l’homme qui fut délivré le 15 août, M. Aïda, d’une hernie étranglée, rassembla parmi sa parenté vingt francs « pour payer au docteur le fil coûteux avec lequel il recoud le ventre ». L’oncle du jeune garçon opéré d’ostéomyélite, menuisier de profession, travailla quinze jours pour Schweitzer, et lui fabriqua des armoires avec des vieilles caisses. Fabriquées au moyen de planches clouées ensemble, provenant de caisses et portant encore les inscriptions opposées pour la traversée, ces meubles n’étaient peut-être pas beaux ; mais il pouvait tout y loger, et c’est l’essentiel. 2. Cas de la maladie du sommeil Il faut d’abord noter que, la pathologie de l’Afrique intertropicale est dominée par les grandes endémies, parmi lesquelles il faut souligner le paludisme, les infections intestinales, la bilharziose, les tréponématoses, la trypanosomiase, la tuberculose. Et après avoir soumis à l’épreuve de ces différentes maladies collectives, après la sélection naturelle sévère qui explique à la fois l’hécatombe de la première enfance et la faible espérance de vie à la naissance, les chances d’arriver à l’âge adulte et même à un âge avancé deviennent réelles pour le Noir, les risques se limitant ou presque à la pathologie cosmopolite. On observe deux 109 Ibid., p. 88. Ibid., p. 89. 111 Ibid. 110 58 types de pathologies : une pathologie dite tropicale et une pathologie dite cosmopolite. En effet, la pathologie cosmopolite, qui n’épargne pas l’Africain, se juxtapose aux maladies tropicales. Il s’agit ici d’une médecine clinique. En quoi consiste-t-elle ? Elle tient au regard. Comme le note Foucault, « la clinique demande autant au regard que l’histoire naturelle. Autant et jusqu’à un certain point la même chose : voir, isoler des traits, reconnaître ceux qui sont identiques et ceux qui sont différents, les regrouper, les classer par espèces ou familles. »112 Si le patient Noir est menacé par la lèpre, la bilharziose, le pian ou la fièvre jaune, nous verrons qu’il n’est pas moins menacé d’ulcère de l’estomac, d’attaque d’apoplexie ou de congestion pulmonaire que l’Européen ou l’Américain moyens. Car la pathologie de l’Africain ne se réduit pas aux affections typiquement tropicales. Les différentes maladies humaines l’affectent également, avec le même aspect qu’ailleurs pour les unes, avec un masque original pour les autres. Un caractère commun des affections proprement tropicales est que leur infestation peut rester silencieuse, et le vainqueur peut s’en accommoder fort bien. De loin en loin, se produisent des réveils évolutifs, parfois saisonniers, puis tout rentre dans l’ordre. Selon la boutade, le malade se fait à sa maladie et ne s’en fait plus. Il sait qu’à chaque saison des pluies, il présente quelques accès de fièvre, c’est son paludisme qui se réveille. Aux mois chauds, il y a quelques débâcles diarrhéiques, c’est une reprise évolutive d’amibiase. Une autre urine de sang de temps en temps, signe d’une inflammation bilharzienne de la vessie, sortie de sa phase de quiescence. « Certaines affections ont en Afrique les mêmes caractères qu’en Europe et ne posent de problème particulier ni de diagnostic, ni de traitement. Ce sont par exemple les oreillons, la diphtérie, l’asthme ou l’épilepsie. »113 S’il est une des maladies les plus répandues en Afrique depuis l’implantation coloniale, c’est bien la maladie du sommeil. Depuis la France, en effet, Schweitzer avait entendu parler d’une maladie qui décimait les populations vivant la colonie du Gabon, plus précisément dans le district de Lambaréné et ses environs. Cette pathologie était celle couramment appelée : la maladie du sommeil (trypanosomiase). Certes, on le sait, la pénétration de l’Occident – surtout médicale – ne s’est pas toujours faite par les armes mais qu’elle fut aussi l’œuvre de missionnaires. Dans des hôpitaux de fortune, des cliniciens de talent étudient et décrivent ces maladies tropicales qui font l’inhospitalité de la terre africaine Et le martyrologue médical s’allonge rapidement au rythme d’épidémies impressionnantes. L’année 1878 est l’une des plus meurtrières : « vingt médecins périssent, sur les trente qui se 112 113 M. Foucault, op. cit., p. 88. M. Sankalé, op. cit., p. 119. 59 trouvent au Sénégal, les uns à Gorée, les autres à Saint-Louis. Plusieurs stèles et plaques commémoratives illustrent ces sacrifices. Nombreux sont les rues d’Afrique qui portent des noms de médecins. »114 A cette époque, les maladies tropicales, dont les signes commencent à être bien connus, n’ont pas encore livré leur mystère et leurs causes restent inconnues. Telle était la réputation de l’Afrique, et du Gabon en particulier que connurent les premiers médecins coloniaux dont M. Sankalé on a dit qu’ils étaient des « missionnaires médicaux ou encore « des soldats de la médecine. » L’institut Pasteur de Brazzaville est créé en 1908 ; il succède à la mission d’études de la maladie du sommeil mise sur pied en 1906. »115 Et malgré le fait que la fabrication du vaccin antivariolique est assurée au Gabon, en Oubangui, au Tchad… Des formations sanitaires fonctionnent à Libreville. Le milieu rural occupe plusieurs praticiens, car, la phase militaire terminée, le médecin est le meilleur agent de la purification. Au Gabon comme bon nombre de pays africains de cette époque, la maladie du sommeil fait des ravages. Mais elle est encore plus répandue au Gabon qu’ailleurs. Son foyer principal se trouve dans le territoire de la N’Gounié, affluent de l’Ogooué. On trouvait aussi des foyers isolés autour de Lambaréné et sur les lacs au-delà de N’Gômô. Qu’est-ce que la maladie du sommeil ? Comment se présente-elle ? Elle semble avoir toujours existé en Afrique équatoriale ; mais elle restait limitée à ses foyers, parce qu’on ne voyageait pas. Les Indigènes, en effet, avaient organisé le commerce de la manière suivante : de la mer à l’intérieur et vice versa, chaque tribu amenait des marchandises jusqu’à la limite de son territoire, où les marchands de la tribu voisine venaient les prendre. Les Européens, une fois débarqués dans le pays, emmenèrent les équipes de pagayeurs et de porteurs d’une contrée à l’autre. S’il y avait parmi eux des sujets atteints de maladie du sommeil, ils importaient cette maladie. On l’ignorait autrefois sur les rives de l’Ogooué. Ce sont des porteurs de Loango qui l’y propagèrent, il y a aujourd’hui plus d’une trentaine d’année. Quand la maladie du sommeil atteignait une nouvelle contrée, elle y produisait tout d’abord d’énormes ravages ; son premier assaut pour emporter le tiers de la population. Dans le district de l’Ouganda, par exemple, elle abaissa en six ans le chiffre des Indigènes de trois cent mille à cent mille. Un officier aurait raconté à Schweitzer « qu’il avait vu dans le HautOgooué un village comptant environ deux mille habitants. Lorsqu’il y revint deux ans plus tard, il n’en trouva plus que cinq cents ; les autres avaient entre temps péri de la maladie du 114 115 M. Sankalé, op. cit., p. 33. Ibid., p. 34. 60 sommeil. »116 Lorsque la maladie du sommeil était établie quelque temps dans une contrée, elle perdait sa virulence première, sans qu’on puisse expliquer ce fait ; elle continuait cependant à faire régulièrement des victimes. Elle pouvait aussi reprendre subitement son allure dévastatrice. Le mal commence par des excès de fièvre irréguliers, tantôt forts, tantôts plus faibles, qui disparaissent et réapparaissent pendant plusieurs mois, sans que le sujet se sente vraiment malade. Certains passent presque directement de l’état de santé au sommeil. Mais on éprouve ordinairement de violents maux de tête pendant la période fébrile. Une insomnie torturante précède souvent la phase du sommeil. Certains malades accusent des troubles mentaux au début de la maladie, sont atteints de mélancolie ou de surexcitation maniaque. La fièvre est généralement accompagnée de douleurs rhumatismales. Ces caractéristiques décrites ici montrent que la maladie du sommeil fait office de signe et de cas, selon une terminologie bien connue de Michel Foucault, car le docteur Schweitzer ne fait pas que constater des troubles du comportement organiques, il va plus loin en les décrivant tels qu’ils apparaissent et en les rangeant au cas par cas. La maladie du sommeil ici permet de nous intéresser aux faits, à l’empirique. Nous nous trouvons à ce niveau dans une véritable phénoménologie clinique traduite autrement par le vocable de « phénoménologie du regard » telle que Foucault nous en donne la démarche, à savoir que « le regard médical s’organise, en outre, sur un mode nouveau. D’abord il n’est plus simplement le regard de n’importe quel observateur, mais celui d’un médecin supporté et justifié par une institution, celui d’un médecin qui a pouvoir de décision et d’intervention. »117 Observer, décider et intervenir sont ici des thèmes dominants dans le traitement de la maladie du sommeil, selon l’approche schweitzerienne : « Un Blanc de la région des lacs, près de N’Gômô, vint me voir pour une sciatique. Je poussai l’examen à fond : c’était le début de la maladie du sommeil. Je l’expédiai immédiatement à l’Institut Pasteur, à Paris, où l’on soigne les Français atteints de la maladie du sommeil. »118 On voit, par ailleurs, qu’avec la maladie du sommeil, les malades accusent très souvent une disparition inquiétante de la mémoire. Il n’est pas rare que ce soit là le premier symptôme qui donne l’éveil à leur entourage. Ce faisant, le sommeil commence parfois deux ans seulement après les premières fièvres ; ce n’est d’abord, habituellement, qu’un grand 116 A. Schweitzer, A l’orée de la forêt vierge, op. cit., p. 105. M. Foucault, op. cit., p. 88. 118 A. Schweitzer, A l’orée de la forêt vierge, op. cit., p. 106. 117 61 besoin de dormir : le malade s’assoupit dès qu’il est assis tranquillement ou qu’il a mangé. Voici un exemple concret rapporté par le docteur Albert Schweitzer : J’ai eu récemment, dit-il, la visite d’un sous-officier blanc de Mouila, à six jours de voyage d’ici ; il s’était logé une balle dans la main en nettoyant son revolver. Il séjournait à la Mission catholique. Quand il venait se faire penser, son ordonnance noire l’accompagnait et attendait dehors. Lorsque ce malade me quittait, il fallait presque chaque fois chercher et appeler son ordonnance, jusqu’à ce qu’enfin il débouchât d’un coin quelconque, les yeux ensommeillés. Son maître se plaignit à moi de l’avoir perdu plusieurs fois déjà, parce qu’il avait l’habitude de s’endormir de longues heures, où qu’il se trouvât. J’examinai le sang du noir et découvris qu’il était atteint de la maladie du 119 sommeil. Le sommeil finit par devenir toujours plus profond et se transforme en coma. Les malades gisent insensibles et indifférents, émettent leur urine sans s’en rendre compte, et maigrissent toujours davantage. Des eschares provoquent sur le dos et les côtés la formation d’ulcère qui s’étendent de plus en plus. Les genoux sont remontés vers le menton. Le tableau est atroce. La mort se fait souvent attendre longtemps. Parfois même survient une amélioration d’une certaine durée. Le plus souvent, c’est une pneumonie qui amène à la fin. La connaissance de la maladie su sommeil est l’une des conquêtes les plus récentes de la science médicale. Les noms de Ford, Castellani, Bruce, Dutton, Koch, Martin et Lebœuf sont attachés à cette découverte. Car en effet, la première description de la maladie du sommeil date de 1803, d’après les cas observés sur des Indigènes de Sierra Leone. Elle fut ensuite étudiée sur des Noirs transportés d’Afrique aux Antilles et à la Martinique. Vers 1860 seulement, on entreprit des observations étendues en Afrique même. Elles ne conduisirent tout d’abord qu’à la description plus précise de la dernière phase de la maladie. On ignorait que celle-ci fût précédée d’autres manifestations. Personne ne pouvait s’imaginer qu’il y eût un rapport entre des fièvres réapparaissant durant des années et la maladie du sommeil. Ce ne fut possible que par la découverte du même agent pathogène dans les deux affections. En 1901, deux médecins anglais, Ford et Dutton, examinant au microscope le sang de fiévreux de la Gambie, n’y trouvèrent pas les parasites de la malaria qu’ils s’attendaient à rencontrer, mais y découvrir de petits organismes mobiles dont ils comparèrent la forme à des 119 Ibid. 62 mèches de vilebrequin en rotation et les nommèrent pour cette raison trypanosomes (corps perceurs). Deux ans plus tard, les chefs d’une expédition anglaise envoyée dans l’Ouganda pour étudier la maladie du sommeil, découvrirent également de petits organismes mobiles chez un certain nombre de malades. Connaissant les publications de Ford et Dutton, ils se demandèrent si ces corps ne seraient pas identiques aux organismes trouvés sur les fiévreux de la Gambie ; en examinant de leur côté des fiévreux, ils y constatèrent le même agent pathogène que chez les sujets atteints de la maladie du sommeil. Ainsi fut démontré que la « fièvre gambienne » n’est qu’un premier stade de la maladie du sommeil. En réalité, la maladie du sommeil (trypanosomiase), se transmet surtout sur la Glossina palpalis, variété de la mouche tsé-tsé. Lorsque cet insecte s’est infecté en suçant le sang d’un sujet atteint de la maladie du sommeil, il la propage longtemps, peut-être pendant toute sa vie. Les trypanosomes recueillis avec le sang du malade se conservent et se multiplient dans le corps de la glossine, puis pénètrent avec la salive dans le sang des personnes qu’elle pique. Les glossines ne volent que de jour. Ainsi en étudiant de plus près la maladie du sommeil, on a constaté qu’elle peut aussi être transmise par les moustiques, quand ceux-ci se gorgent du sang d’une personne bien portante, immédiatement après avoir piqué un malade, pendant qu’ils ont encore des trypanosomes dans leur salive. Les armées innombrables des moustiques poursuivent par conséquent durant la nuit l’œuvre que les glossines exécutent pendant le jour. Il faut que le médecin cherche à diagnostiquer la maladie du sommeil durant la phase où elle ne provoque encore que des fièvres. S’il y réussit, il peut entreprendre le traitement avec quelque chance d’aboutir à une guérison. 63 V. LE DESPOTE DE LA DOULEUR La question de la douleur au Gabon est examinée sous l’angle des fléaux qui sévissent sur les populations. Il faut toujours avoir présent à l’esprit le contexte dans lequel cette question s’inscrit. Le contexte de la Colonisation, où la « médecine du Blanc » venue de l’Occident est en pleine expérimentation dans les colonies africaines, et où le Noir appelé autrefois « Indigène » la regarde, l’accueille non seulement comme quelque chose de nouveau, mais également comme un complément médical critique efficace à la médecine locale. Ainsi donc, on prendra plusieurs faits marquants qui se sont produits sous Schweitzer pour comprendre comment ce que nous avons appelé le despote de la douleur s’est caractérisé. 1. Schweitzer et les chroniques médicales Le premier exemple est le cas de la dysenterie amibienne. N’oublions pas que cette dernière maladie fait partie des fléaux qui sévissent en Afrique du vivant du docteur Schweitzer. Les amibes qui en sont les causes sont des êtres unicellulaires. Ces parasites s’établissent dans le gros intestin et provoquent des lésions de la paroi intestinale. Les douleurs qui en résultent sont atroces. Sans cesse, jour et nuit, le malade éprouve des envies d’aller à la selle. Mais il n’évacue que du sang et des glaires, c’est-à-dire une « substance visqueuse, incolore ou blanchâtre, dont l’aspect rappelle celui du blanc d’œuf, sécrétée par certaines muqueuses. »120 Autrefois, le traitement de cette dysenterie, très commune au Gabon, dans la région de Lambaréné notamment, était fort long et, en somme, peu efficace. Le seul remède employé, la racine d’ipéca pulvérisée, ne pouvait être administrée en doses suffisamment actives, parce que, prise par la bouche, cette poudre provoque des vomissements. Depuis quelques années, on se sert du principe actif tiré de l’ipéca, c’est-à-dire du chlorhydrate d’émétine. Injecté sous la peau plusieurs jours de suite en solution à I%, à la dose de 6 à 8 centimètres cubes par jour, il produit aussitôt une amélioration et habituellement une guérison durable. Les effets de ce traitement tiennent du miracle. Notons que sous Schweitzer, en fait d’opérations, on n’entreprend naturellement dans la forêt vierge que celles qui sont urgentes et promettent un succès certain. Les plus 120 Bernard et Geneviève Pierre, Dictionnaire médical pour les régions tropicales (sous la dir. De J. Courtejoie), Kinshasa, Bureau d’études et de recherches pour la promotion de la santé, 1989, p. 316. 64 fréquentes sont celles des hernies. Du point de vue de Schweitzer, « les Indigènes de l’Afrique centrale sont beaucoup plus affectés de hernies que les blancs. Nous ignorons pourquoi. Les hernies étranglées sont donc bien plus répandues chez eux qu’en Europe. »121 Nous savons en effet que, dans la hernie étranglée, il y a obstruction complète de l’intestin. Les gaz qui s’y forment en augmentent le volume ; cette dilatation cause de violentes douleurs. Après plusieurs jours de tortures, la mort survient, si l’on ne réussit pas à réduite à temps la hernie. Nos ancêtres Gabonais ont malheureusement eu souvent l’occasion de voir cette mort terrible. Elle a pratiquement disparu aujourd’hui en Europe ; toute hernie étranglée est opérée dès qu’elle est diagnostiquée par le médecin. « « Ne laissez pas le soleil se coucher sur une hernie étranglée », tel est l’axiome que le professeur de chirurgie répète sans cesse à ses étudiants. Mais en Afrique, cette mort horrible est chose commune. »122 2. Qu’appelle-t-on despote de la douleur ? Après ces deux exemples, on peut se poser la question de savoir à quel niveau situe-ton le despote de la douleur ? En quoi consiste-t-il ? Pourquoi l’appelle-t-on ainsi ? Nous répondons en indiquant que le Noir, dès son plus jeune âge, a déjà vu les hommes se tordre en hurlant pendant des jours sur le sable de leur hutte, jusqu’à ce que la mort les délivre. Aussi à peine un homme se rend-il compte de l’étranglement de sa hernie, qu’il supplie les siens de le mettre dans une pirogue et de l’amener vers le docteur Schweitzer. Le despote de la douleur désigne ces formes de maladies qui sont des ennemis de l’homme, plus dangereuses que la mort, qui consistent à ramener l’homme à l’état d’enfant par la vulnérabilité et l’impuissance qui le caractérisent. Il consiste en effet à asservir l’homme, à le dominer sans lui laisser la possibilité d’un moindre répit. D’où l’idée que la mort lui est préférable. Certes, le premier remède contre cette forme de douleur, atroce, pénible, voire indescriptible quoique relevant du corps, est la morphine. Qu’est-ce que la morphine ? Selon le Dictionnaire médical pour les régions tropicales, la morphine désigne un « alcaloïde principal de l’opium, ayant une puissante action analgésique et narcotique. La morphine est efficace dans presque tous les types de douleurs. »123 Tout médecin administre ainsi une injection de morphine au patient atteint de douleurs très fortes. En dehors de ce remède, de circonstance, la douleur terrasse et ne laisse sa victime indifférente. D’où les hurlements des 121 A. Schweitzer, A l’orée de la forêt vierge, op. cit., p. 117. Ibid. 123 Bernard et Geneviève Pierre, op. cit., p. 484-485. 122 65 malades qui laissent à penser que, finalement, « la douleur est un despote plus terrible que la mort. »124 Cette manière de caractériser la douleurs comme un despote, comme quelque chose de plus terrifiante que la mort interpelle la pensée sur le fait que l’homme est un ennemi de l’homme, et la maladie un puissant ennemi de l’homme à ne jamais négliger. Il n’y pas que l’homme, en effet, pour assujettir l’homme, il y a également les forces de la maladie, la tyrannie de la pathologie, la violence du dysfonctionnement de nos organes. Car la douleur relève d’un état organique qui affecte la vie de nos organes au point de nous réduire à un état d’enfance où nous pleurons, gémissons et dépendons d’une aide extérieure fût-elle celle d’un médecin comme Schweitzer. Certes, la plupart des maladies rencontrées au Gabon sont également connues en Europe. Preuve, les médicaments utilisés sont les mêmes en France par exemple. La différence entre les soins au Gabon et ceux de France, est de quantité par rapport à l’approvisionnement en médicaments. Seulement, certaines d’entre elles causent plus de mal aux Noirs qu’aux Blancs. Et quant à la douleur, elle est aussi vivement ressentie par les Noirs que par les Blancs, car tout être humain est soumis à la puissance du maître redoutable qui se nomme la souffrance. La misère physique est immense en Afrique. Les Européens peuvent ainsi être considérés comme des privilégies, d’abord parce qu’ils sont eux-mêmes producteurs de médicaments en quantité industrielles, ensuite parce qu’ils sont forment eux-mêmes leurs médecins en quantité suffisante par rapport à l’Afrique et enfin, parce qu’ils facilitent l’accès à tous au système social gagé par la Couverture Maladie Universelle (CMU). Quand, en Occident, quelqu’un tombe malade, on appelle immédiatement le médecin. Est-il nécessaire d’opérer ? Les portes de l’hôpital ou d’une clinique s’ouvrent aussitôt. C’est que l’accès aux soins n’est pas aussi aisé en Afrique qu’en Occident. On est au début des années 1900. L’intérêt philosophique du thème de « despote de la douleur » est l’état de dépendance et de régression auquel le malade est soumis. Il ne peut rien de lui-même, il attend tout de l’Autre, éprouve le désir d’avoir l’Autre à ses côtés pour le toucher, le calmer, lui administrer une injection de morphine. Dans le contexte du docteur Schweitzer, ce produit est d’une rareté telle qu’il provient des voyageurs Blancs qui n’effectuent pas assez souvent le déplacement de l’Europe vers Lambaréné. C’est donc dire que c’est un produit de luxe, et le déplacement vers le docteur par des voies de fortunes laisse imaginer le nombre important de décès des personnes accablées par la difficulté d’accéder directement aux soins. Comment décrire ce 124 A. Schweitzer, op. cit., p. 118. 66 que ressent Schweitzer à ce moment où un malade réussit à faire le déplacement jusqu’à lui ? « Je suis, dit-il, le seul à des centaines de kilomètres à la ronde qui puisse le soulager. Parce que je suis ici, parce que mes amis me fournissent les moyens de séjourner ici, il sera sauvé, comme ceux qui sont venus avant lui dans le même cas et ceux qui viennent ensuite, alors que, sans moi, il succomberait à ses tortures. »125 Le despote de la douleur tient compte de ce que l’avènement de la médecine occidentale au Gabon comme en Afrique, dans le contexte de la Colonisation, vient rompre la solution unique des Noirs relative au traitement traditionnel. Il s’inscrit dans un schéma de pensée où il faut accepter l’Autre, l’étranger, avec ce qu’il apporte de nouveau, avec sa science et son savoir-faire. Si Schweitzer et sa médecine ont eu un tel succès, c’est à la faveur de ce contexte et de cette conception africaine selon laquelle on ne refuse pas l’aide d’un étranger. Bien sûr, à cette époque le Blanc était regardé comme un dieu, mais pour ces nombreux malades surtout, comme un sauveur. Nous en avons la preuve ici, sous la consigne de l’aveu, par Schweitzer lui-même faisant part à son assistant, un Gabonais, M. Joseph Azoawanie : « Alors, dit-il, je commence à lui raconter, ainsi qu’aux assistants, que c’est le Seigneur Jésus qui a ordonné au docteur et à sa femme de venir dans l’Ogooué, et qu’il y a en France des hommes blancs qui nous donnent les moyens de vivre ici pour les malades. »126 3. Schweitzer et l’éthique de la personne On peut accorder à Schweitzer tout le crédit d’un honnête homme, lorsqu’il prend partie pour le continent africain et le Gabon en particulier, en argumentant que la plupart des maladies connues en Europe, et certaines d’entre elles, qui émergent en Afrique y causent si possible, plus de mal qu’en Occident. D’où son engagement dans la médecine : « j’ai vu, ditil, se confirmer des raisons qui m’ont amené à abandonner la science et l’art pour me rendre dans la forêt vierge »127, contre l’avis de ses amis qui voulaient le retenir en Europe. Il assume ainsi la part de responsabilité des médecins Européens sur les Noirs, à partir du moment où de nombreuses expériences ont été faites sur certains malades entraînant de la sorte leur décès. Comme autrefois en Allemagne, pendant la seconde Guerre mondiale, où des médecins nazis prenaient les personnes détenues pour martyre, en se servant d’elles comme cobayes pour les expériences médicales plus insupportables les unes que les autres précédant leur mort. 125 Ibid. Ibid., p. 118-119. 127 Ibid., p. 210. 126 67 L’intérêt philosophique qui prévaut dans la démarche schweitzerienne, n’est pas tant que la gravité du crime médicalement exécuté soit perçue dans sa dimension nazie, coloniale ou politique, mais c’est la question de la soumission des personnes humaines à l’expérimentation scientifique qui précède et suivra l’extermination d’un bon nombre d’entre elles. Autrement dit, le « Grand Blanc de Lambaréné »128 reconnaissait de façon explicite que, à côté de l’entreprise humanitaire introduite en Afrique par la Colonisation, il y a eu aussi d’autres formes d’entreprises visant à mettre à mal « la fragilité humaine induite par le développement vertigineux des connaissances du vivant. »129 C’est cela qui est essentiel dans la prise de conscience et l’interpellation de Schweitzer : réduire l’humain à un objet de manipulation, introduisant de la sorte tout type de maladie venant s’ajouter à celles dites tropicales. Finalement, on ne doit pas nier au fait colonial son apport au plan médical, au plan des infrastructures de base, au plan de la qualité des traitements. En même temps, on doit lui reconnaître des comportements blâmables du point de vue éthique, c’est-à-dire en matière de respect du droit et de la dignité de la personne humaine. Car aucune colonisation ne s’est jamais faite sans heurts, sans oppression et, la réalité politique ou coloniale ne doit nullement suspendre notre « critique de la raison pratique » vis-à-vis de certains actes. Dans la mesure où le fait colonial est par définition avantages et inconvénients, la tâche des philosophes est de relever ces deux aspects des choses, plutôt que de privilégier un aspect au détriment d’un autre. Comme l’indiquait Kostas Axelos, « tous les avantages entraînent des inconvénients »130 et à cet égard, on ne peut pas faire l’impasse sur la question des préjudices éthiques en termes de faits perpétrés sur des malades innocents et vivants, quellles que fussent les raisons évoquées. C’est donc avec justesse que Schweitzer se refuse de laisser vierge cette page de l’histoire s’agissant de la pénétration médicale des Européens pendant la Colonisation. Sans jamais parvenir à se soustraire lui-même à toute responsabilité. On doit raisonnablement apprécier les effets induits de cette pénétration médicale, car des enjeux éthiques se posent déjà à ce stade de notre réflexion. On peut alors très bien évaluer la pertinence des interrogations portées au jour par le « Grand Blanc de Lambaréné » : Comment les Blancs de toutes nations ont-ils agi à l’égard des indigènes depuis la découverte des terres nouvelles ? Que signifie à lui seul ce fait que là où les Européens, parés du nom de Jésus, sont parvenus, un si 128 A. Audoynaud, op. cit., p. 96. D. Sicard, L’éthique médicale et la bioéthique, Paris, Puf, Coll. « Que sais-je ? », 2009, p. 11. 130 K. Axelos, Le jeu du monde, Paris, éd. De Minuit, Coll. « Arguments », 1969, p. 310. 129 68 grand nombre de peuples ont déjà disparu, d’autres sont en train de disparaître ou diminuent constamment ? Qui décrira les injustices et les cruautés commises au cours des siècles par les peuples de l’Europe ? Qui pourra jamais évaluer les maux causés par l’eau-de-vie et les 131 maladies que nous leur avons apportées ? Pour lui, en effet, s’il existait un livre qui consignât tous les faits qui se sont passés entre Blancs et peuples de couleur, il y aurait bien des pages que les premiers préféreraient tourner sans les lire, parce qu’elles contiennent trop de choses qu’ils ont à se reprocher. Une dette pèse sur la civilisation occidentale vis-à-vis des Noirs. C’est la raison pour laquelle faire le bien, par la médecine, aux populations d’Afrique ne relève pas d’un choix mais d’un devoir. Comme l’exprime Schweitzer : « Le bien que nous leur faisons est un acte, non de charité, mais de réparation. Pour chaque homme qui a fait souffrir, il en faut un qui parte et porte secours. »132 Les nations qui possèdent des colonies doivent savoir qu’elles se sont ainsi chargés vis-à-vis de leurs populations d’une responsabilité au point de vue humanitaire. Les Etats ont certes l’obligation de contribuer en tant qu’Etats à l’œuvre à faire. Mais ils ne peuvent l’accomplir que si la société dite « civilisée » en a conscience. En outre, l’Etat est à jamais incapable de s’acquitter seul de ces devoirs humanitaires, parce qu’ils relèvent essentiellement de la société et des individus. L’Etat peut envoyer dans ses colonies autant de médecins qu’il a à sa disposition, et que le budget de la colonie le permet. On sait qu’à l’époque d’alors de grandes puissances coloniales n’ont pas même assez de médecins pour pourvoir les formations sanitaires déjà créées et qui sont d’ailleurs loin de suffire. La plus grande part de cette œuvre médicale humanitaire revient donc à la société et à l’individu. « Il nous faut aussi des médecins qui se rendent volontairement auprès des indigènes et qui acceptent, en des postes perdus, la vie difficile sous un climat équatorial, et tout ce que comporte l’éloignement de la patrie et de la civilisation. »133 Ainsi, le chapitre sur l’histoire de la médecine au Gabon peut se refermer sur le problème des relations entre Blancs et Indigènes. Ce problème n’a pas changé dans ses données fondamentales. Il ne peut recevoir une solution définitive que si nous arrivons, par l’estime que nous nous témoignons réciproquement et par la façon dont nous nous comportons les uns envers les autres, à établir des vrais rapports spirituels entre les deux groupes. Ce qu’il faut comprendre sous le vocable de « rapports spirituels » c’est la somme des savoirs qui distinguent la civilisation africaine de la civilisation occidentale, centrée sur ce 131 A. Schweitzer, A l’orée de la fore vierge, op. cit., p. 211. Ibid., p. 212. 133 Ibid., p. 212-213. 132 69 à quoi chacun est fondé à croire. Toutes les autres entreprises, de quelle que nature qu’elles soient, ne sont que des tentatives d’une solution par l’extérieur, qui compliquent le problème plutôt qu’elles ne le simplifient. A l’époque, dans le contexte colonial, les Occidentaux avaient le droit de se sentir visà-vis de l’Indigène dans la position du frère aîné, qui veut le bien de son cadet et qui, par son instruction et son intelligence, est à même de juger quels facteurs sont plus favorables à son développement et à son progrès véritable, et ils pouvaient se conduire en conséquence. Maintenant les occidentaux doivent se résigner à ne plus se sentir comme les frères aînés et à ne plus agir comme tels. D’après l’opinion qui prévaut aujourd’hui, l’avènement de l’ère du progrès ne peut se faire qu’à condition que le frère cadet soit considéré comme majeur et capable de discernement au même titre que le frère aîné, et que ceux que l’on qualifiait hier d’indigènes puissent prendre de plus en plus les destinées de leurs pays en mains. Ainsi en a décidé l’esprit de l’époque. En toute chose et sur toute la terre, il faut supprimer ce qui reste d’un système patriarcal pour mettre à sa place un système non-patriarcal, difficile à définir et plus difficile encore à réaliser. « L’histoire un jour prononcera son jugement sur les résultats obtenus par cet abandon du système patriarcal dans les territoires qui autrefois s’appelaient les colonies et qui aujourd’hui ne portent plus ce nom. Les événements qui constituent le cours de l’évolution historique sont pour leurs contemporains insondables dans leurs origines et incalculables dans leurs effets. »134 En fin de compte, à la question initiale de ce premier chapitre, à savoir « quel héritage la Colonisation a-t-elle laissé au Gabon et qui tienne lieu de repère ? », nous répondons, clairement et indiscutablement : l’héritage de l’introduction de la médecine moderne à travers la figure du docteur Albert Schweitzer. En effet, la médecine moderne dont nous savons dorénavant qu’elle opère par des instruments et des mécanismes de diagnostic et de soins distincts de la médecine traditionnelle, trouve ses lettres de noblesse avec Schweitzer. Et l’hôpital qui porte son nom constitue un véritable symbole, une trace, un témoignage, une histoire. Certes, on l’a évoqué, peut-on lui faire un certain nombre de grieffes, ceux qu’on ferait à tout homme Blanc rempli de préjugés vis-à-vis de l’homme Noir ? Néanmoins, il a le mérite, non par pure sympathie mais par objectivité, d’avoir reconnu que « l’Indigène est beaucoup plus « réfléchi » qu’on ne se le figure généralement »135 car, contrairement à ce que l’on pourrait penser, contrairement aux opinions en vogue à l’époque, Schweitzer, pour avoir, comme Claude Lévi-Strauss, vécu longtemps avec les hommes différents ou de couleurs, 134 135 Ibid., p. 13. Ibid., p. 190. 70 admet sereinement que le Noir « a cependant médité sur bien plus de choses que nous ne le croyons »136. Il ira même jusqu’à conclure, sous la consigne de l’aveu : J’ai été profondément ému par les conversations que j’ai eues, à l’hôpital, avec des indigènes d’un certain âge sur les ultimes problèmes de l’existence. La différence entre Blanc et Noir, entre civilisé et primitif, disparaît, lorsqu’on en vient à s’entretenir avec les habitants de la forêt vierge de questions qui concernent nos rapports avec nous-mêmes, avec les 137 hommes, avec le monde et avec l’éternité. Grâce à ce brave médecin, au témoignage de son éthique et de sa confiance en l’homme, en l’homme Noir, et aux progrès scientifiques effectifs tout au long des XIXe et XXe siècles, il a su mettre au service de ce dernier son savoir médical, son savoir-faire et permettre ainsi à des dizaines de Gabonais de recouvrer la santé. Nous avons, de la sorte, une dette vis-à-vis de cet homme. Nous lui rendons témoignage de même qu’en son temps, il a rendu service à tout un territoire symbolique qui est Lambaréné et à tout un peuple, le peuple gabonais. Nous lui reconnaissons l’élaboration d’une philosophie de l’éthique qu’il a su mettre à l’épreuve au contact des hommes Noirs par le truchement de la médecine. Car il était, également, philosophe, philosophe praticien pour ainsi dire. L’éthique de Schweitzer que nous reconnaissons ici et qui guidera notre réflexion prend tout son ancrage dans cette proposition : Pour l’homme véritablement moral, toute vie est sacrée, même celle qui, du point de vue humain, semble inférieure. Il n’établira des distinctions que sous la contrainte de la nécessité, notamment lorsqu’il lui faudra choisir, entre deux vies, laquelle préserver, laquelle sacrifier. Dans toutes ces décisions, il aura conscience d’agir subjectivement et arbitrairement et (de) porter la responsabilité de la vie 138 sacrifiée. C’est que, pour l’exprimer autrement, dans la philosophie éthique de Schweitzer, aucune vie n’est comparable à une autre, quelle que soit sa qualité ou sa quantité. Les différences que nous observons, les catégorisations que nous voyons et qui sont le fait de l’homme n’ébranlent nullement la réalité selon laquelle toute vie mérite d’être vécue comme une expérience unique, expérimentée de sa singularité, parce que toute vie, où qu’elle se 136 Ibid. Ibid. 138 Schweitzer, Respect de la vie, Introduction de Alexandre Minkowski, Postface de Bernard Kaempf, Paris, Arfuyen, 1990, p. 82. 137 71 trouve, n’est ni supérieure ni inférieure à une autre si ce n’est qu’elles se valent et n’ont pas de prix. Il ne s’agit pas là d’un sentimentalisme mais d’un humanisme, d’une éthique philosophique que Schweitzer a réussi à traduire par son action essentiellement médicale envers le peuple gabonais, par son dévouement pour un pays, pour des populations qu’il ne connaissait que de nom. Il a donné à l’éthique de s’appliquer dans un champ difficile d’accès mais passionnant par la quantité d’expériences qu’il occasionne en mettant l’homme face à l’homme par l’entremise du soin. Il s’agit d’une éthique qui rétablit la notion philosophique d’égalité, non de fait, mais de principe, entre les hommes de couleurs et de races différentes. Une grande partie de sa vie a été dévouée à la cause des nécessiteux, dans des contrées reculées loin de l’Alsace et de Strasbourg, sa vielle natale. La figure de Schweitzer est le témoignage de cette idée que l’éthique est moins ce qui énonce que ce qui se pratique ou ce qui s’éprouve par l’action, ce qui prend effet dans des situations singulières et concrètes. Et c’est là tout le crédit qu’on peut accorder à l’œuvre médicale de ce médecin à partir duquel on doit reconnaître, en effet, l’idée qu’ « un rationaliste pieux et éthique sommeille en tout Indigène. »139 4. Albert Schweitzer et l’iboga Consulter le médecin et le nganga, l’hôpital et la forêt, traduit bien une réalité complexe et intégrée, à savoir que les Gabonais ne peuvent choisir définitivement entre deux médecines qui se complètent à leur bénéfice. Ce réflexe est donc un geste éthique d’adaptation à un nouveau contexte qui vient subvertir un ordre ancien dominé par une tradition de pensée et d’action, par une pratique ancestrale transmise de génération en génération : la médecine traditionnelle. En effet, l’époque coloniale est dominée par la pénétration de la médecine moderne et des médecins occidentaux venus exercer en Afrique, et l’on peut dire sans exagération, pour ce qui est du Gabon, que « la France n’a pas failli à sa mission d’encourager les populations colonisées par l’école et par la médecine. »140 C’était, entre autres, pour des raisons humaines et humanitaires qu’il fallait mettre en place une action sanitaire adaptée, c’est-à-dire que la Colonisation, en dehors de ses parts d’ombre que nul ne peut nier, devait faire reculer partout la maladie là où l’état de santé des populations s’était altéré. Mais le réflexe des populations de consulter le médecin et le nganga n’a pas toujours été bien appréhendé par certains colons, comme le docteur Albert Schweitzer. Ce dernier, en 139 Schweitzer, A l’orée de la forêt vierge, op. cit., p. 191. A. Audoynaud, Eloge de la médecine coloniale, Regard sur la santé en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 43. 140 72 effet, s’opposait farouchement à la consommation de l’iboga par les populations gabonaises, et jugeait mal que celles-ci puissent consulter simultanément le médecin et le nganga. Schweitzer minimisait les vertus thérapeutiques de la plante iboga et était contre l’attitude de la double consultation en plein milieu équatorial. Pour lui, les populations ne devaient consulter que le médecin, l’hôpital étant le seul cadre adéquat pour combattre les maladies. Le docteur n’avait jamais étudié scientifiquement cette plante aux vertus thérapeutiques, bien qu’il connût son utilisation. L’iboga, à laquelle les Gabonais attribuent des propriétés spécifiques en matière de soins, est la plante de l’initiation par excellence. Schweitzer considérait cette plante comme du poison, et comme en témoigne Robert Arnaud dans une biographie consacrée au médecin et philosophe. En effet, il rapporte de Schweitzer qu’il n’acceptait pas la double consultation. « Il écrasa les cabosses d’iboga dans ses grosses mains et ajoute : « Va au Bwiti chez toi, au village, si ça te plaît, mais ici, à l’hôpital, je ne veux pas d’iboga ! C’est compris ? »141 Albert Schweitzer n’a cessé de cheminer dans les arcanes du christianisme en faisant des incursions dans les autres religions du monde, celles qui, à ses yeux, proposent une solution universelle aux problématiques éthiques de toute civilisation, c’est-à-dire le brahmanisme, le bouddhisme, l’hindouisme et certains penseurs chinois ; elles seules, selon lui, témoignent d’une réelle originalité spirituelle et d’une pensée profonde. Curieusement, Schweitzer n’a retenu ni les religions africaines qu’il côtoyait journellement, ni l’islam qui s’avançait pourtant jusqu’en plein Gabon. Il semble avoir nourri à leur endroit un sentiment de supériorité qui, aujourd’hui, laisse évidemment bien songeur. Schweitzer ne pouvait pourtant pas être mieux placé pour étudier les traditions de cette région : de tous les territoires d’Afrique noire, le Gabon est un de ceux qui recèlent le plus grand nombre de coutumes et de rites que les tribus pratiquent depuis des temps immémoriaux. Pendant cinquante ans, Schweitzer a trempé dans cette ambiance, sans vouloir analyser dans quelle eau il se baignait. « Lorsqu’il crée ce modèle d’hospitalisation communautaire, lorsqu’il bâtit ce village thérapeutique, lorsqu’il tient compte des relations tribales de ses pensionnaires, lorsqu’l règle les problèmes internes à la manière d’un chef coutumier, il démontre à quel point il est proche de ces populations. »142 Alors pourquoi sa curiosité scientifique ne va-t-elle pas au-delà de son rationalisme ? Pourquoi ne cherche-t-il pas à approfondir les traditions, les rites ? Pourquoi reste-t-il sur le 141 R. Arnaut, Albert Schweitzer, L’homme au-delà de la renommée internationale. Un médecin humaniste d’exception en Afrique équatoriale française, Paris, De Vecchi, 2009, p. 260-261. 142 Ibid., p. 261. 73 seuil de ce panthéon extraordinaire qui s’ouvre devant lui ? Pourquoi refuse-t-il la double consultation, le double soin ? Cet espace d’interrogations est pertinent dans la mesure où il nous donne d’apprécier l’éthique du soin chez Schweitzer, et sa capacité, en tant que médecin, à accepter l’Autre et sa culture, dans leur différence. En fait, toutes ces croyances ne sont pour lui que des superstitions, naïvetés, et se résument à des anecdotes qui font sourire le Blanc. Quand on constate tous les travaux que Schweitzer a entrepris, il est difficile de croire qu’il n’a jamais eu le temps de se pencher sur cet aspect social des populations au milieu desquelles il vivait. Nous ne pouvons pas penser, non plus, que sa rigueur protestante ait repoussé avec mépris ces croyances. En admettant qu’il n’ait pas eu le temps de s’appesantir sur les coutumes de la société qui l’entourait, pourquoi n’a-t-il pas fait appel aux spécialistes qui, depuis le début du siècle, se penchaient sur ces problèmes et lui auraient fourni des clefs pour accéder à des domaines inconnus. Quelle sorte d’esprit scientifique est-il ? L’éthique médicale ne veut-elle pas signifier, aussi, l’ouverture aux pratiques venant d’ailleurs, venant des autres ? Un médecin n’est-il pas d’abord un être d’ouverture, un carrefour de plusieurs rencontres, de plusieurs cultures ? En réalité, Albert Schweitzer veut rester maître chez lui, et on peut même dire que sous double condition éthique et épistémologique, il manquait de curiosité et faisait preuve de fermeture par rapport à ce que les autres pouvaient lui apporter en termes de cultures, de pratiques de soins traditionnels. Lui qui, à la manière de Claude Lévi-Strauss, pour étudier « les hommes », c’est-à-dire les Autres dans leur différence et leur particularité, avait su porter son regard au loin en se rendant au Gabon, loin de son Alsace-Lorraine natale, étant incapable de s’élever à la hauteur de l’universel, là où l’Autre se distingue du Même. C’est que, visiblement, il tient solidement en main les rênes de l’attelage et ne veut pas être détourné des pistes qu’il ne contrôle pas. Il continue donc à soigner à sa manière, c’est-à-dire celle d’un Blanc qui apporte sa science et l’applique, fort de son efficacité et de son geste chrétien. Lui, qui interdit la pratique de ces coutumes à l’hôpital, sait très bien que les hommes de la forêt ne se détacheront jamais de leurs croyances et assistent clandestinement au rituel. Certains partent quand tout le monde est couché, participent à la cérémonie, dansent jusqu’au lever du jour, et sont présents à l’appel du matin. « Par son rendement sur le chantier, on devine si tel ouvrier a fait bwiti. On a trouvé sous un lit un tambour vertical, une harpe à huit cordes et une clochette en fer recouverte d’une peau de genette : aucun doute possible, il y a des initiés à l’hôpital. Il serait facile de dépister les adeptes, mais si Schweitzer veut conserver l’harmonie de son hôpital, il doit respecter la tradition tant qu’elle 74 n’entrave pas le règlement »143, et tant qu’elle permet aux populations de vivre épanouie et équilibrée. Le nganga aide à s’enraciner dans les traditions, le médecin vise l’ouverture au monde, et les Gabonais peuvent profiter des deux. 143 Ibid., p. 262. 75 CHAPITRE II : DE LA MEDECINE TRADITIONNELLE : L’HERITAGE ANCESTRAL « Des divers territoires de l’Afrique Noire, le Gabon est un de ceux qui recèlent le plus grand nombre de coutumes et de rites que les diverses tribus de la grande forêt, pratiquent depuis des temps immémoriaux. » A. Raponda-Walker R. Sillans, Rites et croyances des peuples du Gabon, Libreville, Raponda-Walker, Coll. « Hommes et société », 2005, p. 1-2. 76 INTRODUCTION PARTIELLE Indéniablement, le Gabon d’aujourd’hui est sensiblement différent, à la fois, du « Gabao » des Portugais de la fin du XVe siècle, circonscrit à l’embouchure du Como, du Gabon de 1887, qui se limitait à une étroite bande côtière de moins de deux cents kilomètres de large s’étendant du Muni au Cabinda et de celui de 1907-1818 qui, bien plus vaste, intégrait des régions attachées par la suite définitivement au Moyen-Congo. Comme on le voit en effet, il existe bel et bien une histoire du Gabon recouvrant toutes les périodes de l’évolution de l’humanité. S’il est vrai qu’en tant que territoire politique et administratif, le Gabon n’est né qu’au dix-neuvième siècle, il n’en reste pas moins que, sur son territoire actuel, vivaient déjà, depuis des millénaires, des êtres humains organisés en société plus ou moins structurées. Entre ces premiers habitants et les Gabonais actuels, il y a nécessairement un lien, comme il en existe entre l’homme de Cro-Magnon et le Gaulois du premier siècle avant Jésus-Christ ou le Français d’aujourd’hui. Ce lien n’est rien d’autre que l’héritage ancestral culturel et génétique issu des mélanges passés. 1. Le culte des ancêtres On comprend dès lors que l’histoire du Gabon ne puisse commencer seulement avec la création de la colonie française, mais elle intègre aussi le passé des populations vivant sur le territoire de ce pays aux époques les plus reculées. Nos ancêtres considéraient que le sort de chaque homme dépendait plus étroitement de la nature des rapports que chacun entretenait avec le milieu ambiant, à savoir le milieu social et le monde invisible des esprits. « Car, pour les peuples du Gabon antique, tout ce qui se produisait sur terre était dû soit aux hommes, morts ou vivants, soit aux génies et aux fées ombwiri. »144 L’idée dominante est, ici, que l’homme est estimé encore plus puissant, puisque son âme, immortelle, allait séjourner pour toujours dans un monde invisible mais très proche de celui des vivants dans lequel elle intervenait en permanence. En effet, les peuples du Gabon antique étaient persuadés que tous ceux qui étaient morts continuaient à côtoyer les vivants et à influencer leur destin. Ils pouvaient ainsi punir ceux qui se conduisaient mal envers leurs congénères, récompenser ceux qui agissaient bien et, d’une façon générale, veiller sur l’ensemble des membres du groupe 144 N. Metegue N’nah, Histoire du Gabon. Des origines à l’aube du XXIe siècle, Paris, L’Harmattan, Coll. « Etudes africaines », 2006, p. 45. 77 familial ou clanique pour les protéger de toute menace venant du monde des vivants ou de celui des morts. « C’est ce qui expliquait l’importance, chez tous les peuples du Gabon antique, du culte des ancêtres qui était censé assurer le lien entre les membres encore vivants de la famille et du clan et ceux qui étaient déjà morts, manifestant ainsi leur unité et leur solidarité à travers les siècles. »145 2. Le milieu naturel comme habitat primitif Pour comprendre ce que nous avons appelé plus haut « les médecines du Gabon », il est important de tenir compte de ce que, avant la colonisation, avant l’arrivée des Blancs et des Européens sur le sol gabonais, les populations autochtones vivaient déjà en parfaite harmonie avec en leur possession des savoirs endogènes relevant de la médecine. En effet, la société gabonaise, comme toutes les sociétés du monde, a une histoire qui tient compte à la fois de son milieu naturel et de ses cultures, de ses pratiques relatives aux rites, aux coutumes, aux religions, aux mythes dont l’ensemble constitue la base de leur connaissance. Tout concourt d’ailleurs à cette croyance ancestrale : la lumière atténuée des sous-bois inquiétants, le lourd silence qui vous enveloppe, la hauteur impressionnante des voûtes végétales qui ne fait qu’accentuer le mystère des cieux étoilés que l’on aperçoit noirs et pesants entre ces arbres de toutes tailles, aux divers aspects, qui, tantôt s’éparpillent, tantôt se serrent pendant des heures, des jours des 146 pistes, sur des centaines de kilomètres… Cet héritage ancestral, on le voit, est d’abord de l’ordre du milieu naturel où baignent les populations gabonaises depuis les temps qui précèdent l’arrivée des Blancs. C’est qu’elles entretiennent un lien très étroit avec ce milieu naturel qu’elles affectionnent et gardent jalousement, du fait de leurs ressources utiles pour l’entretien du corps et de l’esprit. La compréhension des maladies, qu’elles soient curables ou incurables, et leurs manifestations chez les sujets qui les contractent, passe donc par la médiation de l’élément naturel. De même que le soin d’une personne malade ne peut se faire sans la médiation du groupe ethnique, du clan ou de la famille dont elle se réclame. L’héritage ancestral opère par cette double approche : nature et religion. L’homme gabonais, comme l’homme africain en général, croit aux forces naturelles, et à la réalité de l’initiation comme moyen d’accès aux ancêtres, et la 145 146 Ibid., p. 47. A. Raponda-Walker, R. Sillans, Rites et croyances des peuples du Gabon, op. cit., p. 2. 78 guérison d’un malade tient compte de la proximité de ces deux ordres. L’objet de ce chapitre est de décrire les procédés par lesquels la médecine dite traditionnelle opère dans le rapport qu’elle établit entre l’homme, la nature et la religion. 79 I. THERAPEUTIQUE CONCEPTUELLE On ne peut pas comprendre la manière dont opère la médecine traditionnelle au Gabon sans prendre en compte ce que nous appelons « thérapeutique conceptuelle ». De quoi s’agitil ? Il s’agit de clarifier l’idée que la réalité médicale et l’orientation thérapeutique, même en Occident, conjoignent deux partenaires comme vis-à-vis, dans une relation éthique que Levinas décrit comme « le face à face, relation irréductible »147. Ce sont ces deux partenaires qui sont au cœur de toute thérapeutique, à savoir : le médecin et le malade. La relation éthique se joue, déjà, dans ce face à face, dans cette dualité au sein de laquelle on retrouve d’un côté, une personne malade et en quête de guérison (le patient, étymologiquement celui qui pâtit, qui souffre) et de l’autre, une personne qui offre un soin de guérison et qui possède le savoir et le savoir-faire nécessaires pour satisfaire le demandeur (le médecin). Nous allons nous intéresser ici à cette relation, particulièrement à la médecine traditionnelle. En effet, le médecin de la médecine traditionnelle n’est pas à considérer à proprement parler comme un médecin de la médecine occidentale ou moderne, car il n’obéit pas à la même formation ni aux mêmes critères. Et pourtant, il est tout aussi sollicité que lui, même si leur efficacité respective reste à être appréciée, notamment par les demandeurs de soins que sont les malades. La spécificité de la réalité médicale traditionnelle réside dans une thérapeutique conceptuelle : la première guérison est d’abord celle de la clarification conceptuelle relative au thème de « médecin traditionnel ». Est-il un charlatan ? Est-il un féticheur ? Est-il un jeteur de sort ? D’où lui viennent sa science et son savoir-faire thérapeutiques ? Suscitent-ils de la méfiance vis-à-vis de ses contemporains ? 1. De la situation conflictuelle à la clarification conceptuelle Répondre à ces questions n’est pas un acte anodin. Répondre à ces questions renvoie à l’idée que l’on doit se faire du médecin ou du soignant de la médecine traditionnelle gabonaise, idée qui ne doit pas être erronée, mais juste. Le malade lui-même qui sollicite un soin quelconque, les proches qui entreprennent toutes sortes de démarches quand le malade ne 147 E. Levinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1971, p. 78. 80 peut le faire, l’institution mondiale de la santé dénommée OMS (Organisation Mondiale de la Santé) et le médecin moderne, occidental ou formé à l’école occidentale, bref, tous les acteurs qui s’intéressent à la médecine traditionnelle africaine et gabonaise ne doivent pas se tourner vers elle sans avoir dissipé toutes confusions conceptuelles qui s’y mêlent. Cette démarche est une tâche philosophique minimale que nous souhaitons introduire ici, en cela qu’elle établit l’idée que, « face à d’autres situations de confusion conceptuelle, la clarification conceptuelle a déjà valeur thérapeutique. »148 Le thème de la thérapeutique conceptuelle établit une nette démarcation à l’intérieur des noms qui sont attribués au médecin de la médecine traditionnelle, entre celui qui œuvre pour le bien de la communauté et celui qui jette les mauvais sorts, entre le soignant véritable et le nuisible par excellence. L’enjeu est ici la distinction, la clarification selon le contenu accordé à telle ou telle autre appellation, selon la sémantique ethnique de chaque terme, et selon les réalités empiriques qui s’y rattachent. Clarifier les concepts guérit en effet de la confusion et des erreurs d’appréciation concernant les termes de la médecine traditionnelle. Celui qui parvient à mettre de l’ordre dans ces différents concepts relatifs au médecin dans la médecine traditionnelle franchit une étape importante dans la compréhension de son fonctionnement, dissipe tout malentendu et guérit de toute confusion inutile. Car si l’on veut définir l’exercice de la médecine traditionnelle gabonaise, il faut s’accommoder des termes exacts qu’elle emploie pour désigner les praticiens et spécialistes de cette médecine sans pour autant occulter, comme c’est le cas partout ailleurs, les dangers et les dérives de cette médecine. Etant entendu qu’il s’agit bien de la vie des personnes qui est en jeu, et que celle-ci doit être préservée quel que soit le médecin qui s’emploie à la soigner, Européen ou Africain. Le médecin traditionnel comme le médecin moderne (africain ou occidental) sont soumis à cette préoccupation majeure qui est la protection de la vie des malades et l’amélioration de leur état de santé. « Cela ne vaut pas seulement pour l’Européen marqué par la culture scientifique. Cela reste également la première préoccupation de l’homme même dans les contrées où rites religieux et savoir médical déterminent les soins de santé que contrôlent certains groupes sociaux et des figures de chef comme des guérisseuses ou des hommes-médecin. »149 148 P. Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, op. cit., p. 35. H.-G. Gadamer, Philosophie de la santé, trad. de l’allemand par Marianne Sautrey, Paris, Grasset-Mollat, 1998, p. 114. 149 81 2. La médecine traditionnelle et ses fonctionnaires : les tradipraticiens Si les populations du Gabon ont peuplé l’Univers d’êtres fantastiques, ils ont aussi peuplé leurs pays d’un grand nombre de magiciens, appelées vulgairement « féticheurs », que l’on confond à tort au nom de « sorciers ». Ces noms n’ont rien de péjoratif dans le contexte traditionnel gabonais. Il ne faut donc pas les épeler avec un certain préjugé, mais avec le contenu que leur donne les spécialistes et les praticiens eux-mêmes. En effet, détenteurs de certaines connaissances traditionnelles et médicinales, les médecins de la médecine traditionnelle gabonaise, quel que soit le groupe ethnique auquel ils appartiennent, travaillent dans le sens d’améliorer l’état de santé des populations qui se présentent à eux. Si, comme le fait remarquer Eric de Rosny, « au temps de la Colonisation, le mot médecine n’était pas appliqué à ces pratiques traditionnelles »150, on ne doit pas mettre en doute l’idée qu’il existe une médecine traditionnelle gabonaise qui a préexisté à la Colonisation et qui a fait ses preuves en matière de soins, en matière de guérisons, en matière de restauration relativement aux pathologies que nous avons étudiées précédemment et que nous continuerons d’étudier dans la suite de ce travail. C’est qu’on retrouve au Gabon des systèmes de croyances et des démarches éthiques inhérentes aux soins médicaux, dans leurs formes latentes et légales, et qui constituent des structures soutenant une certaine manière de vivre, distinct de celle de l’Occident. Ainsi donc, il y a à rejeter l’idée que « la seule médecine jugée digne de ce nom était « La Médecine » tout court, adaptée aux conditions morbides de l’Afrique, et considérée comme un secteur d’un tout monolithique que les écrits des années trente appellent sans ironie : « La Civilisation ». »151 Il y a, plutôt, « à reconnaître l’authenticité d’une médecine locale préexistante »152 que nous appelons médecine traditionnelle, avec ses médecins et chercheurs. Les premiers travaillent au soin et à la guérison à proprement parler, tandis que les seconds travaillent à la recherche, par les plantes, les remèdes en fonction des maladies : à chaque type de plante correspond le traitement d’un type particulier de pathologie. Cette branche de la médecine traditionnelle s’appelle « phytothérapie » : « (gr. Phuton, plante ; thérapie). Traitement par les plantes ou par des extraits végétaux. »153 Ceux qui s’emploient à cette forme de médecine s’appellent « herboristes » : « (lat. herba, herbe). Personne qui sans 150 E. de Rosny, L’Afrique des guérisons, op. cit., p. 25. Ibid., p. 25-26. 152 Ibid., p. 26. 153 Bernard et Geneviève Pierre, op. cit., p. 575. 151 82 être médecin ou infirmier, soigne à l’aide de substances végétales qu’elle recueille et prépare elle-même. »154 Le médecin qui exerce en médecine traditionnelle s’appelle, tradipraticien. Ce terme peut paraître incongru, mais il rend compte de la réalité selon laquelle il existe bien une médecine de type traditionnel, fondée sur une connaissance des plantes médicinales (c’est le volet naturel) et sur une pratique de rites initiatiques (c’est le volet culturel et religieux). Dans le contexte traditionnel de base, leur activité apparaît très complexe, en raison de ce que les tradipraticiens étaient et sont encore, ceux qui abordent la maladie en replaçant la personne qui en souffre dans sa dimension organique ou corporelle et spirituelle, dans son rapport à la nature environnante et aux ancêtres dont elle est censée dépendre, selon son groupe ethnique de base. Les tradipraticiens, eux-mêmes, à partir des conceptions métaphysiques, éthiques, des coutumes, des lois et des tabous forment un unique ensemble, ininterrompu, dans cette conception africaine, au point que dans le passé traditionnel il n’était pas usuel de les séparer, au moins du point de vue des membres ordinaires de la communauté. Et ce sont ces conceptions-là qui constituent l’armature du tradipraticien. Comme le montre très bien Godfrey B. Tangwa : « Toutes traitaient de ce qui devrait et ne devrait pas être fait, et les sanctions pour violations variaient, les plus sévères peut-être punissant les violations des tabous qui, volontaires ou non, entraînaient des conséquences non seulement pour l’individu responsable mais parfois pour sa famille étendue ou l’ensemble de la communauté et imposaient expiation, ablution et purification rituelle. »155 Toujours est-il que les tradipraticiens sont des mages, qui sont l’oracle du pays, détiennent maintes secrets bénéfiques, ou maléfiques, au nombre desquels il faut souligner une connaissance étendue des diverses propriétés de certaines plantes. Une foule de comportements leur furent attribués. Par exemple on faisait appel à eux pour consulter les morts, demander leur avis ou ramener le bonheur, provoquer des enchantements, procéder aux exorcismes, prédire l’avenir. « A ces difficultés s’ajoute celles qu’avaient certaines personnes – notamment plusieurs grands chefs d’autrefois, dont le vieux roi Denis Rapontchombo, - de voir des choses cachées, ou éloignées, et de les rendre, parfois, visibles à d’autres dans certaines circonstances, notamment au cours des séances publiques du Bwiti. C’est le 154 Ibid., p. 342. G. B. Tangwa, « Bioéthique et recherche biomédicale internationale sous l’angle de la philosophie et de la culture africaines », Ethique de la recherche et des soins dans les pays en développement (Sous la direction de François et Emmanuel Hirsch), Paris, Vuibert, Coll. « Espace éthique », 2005, p. 57. 155 83 phénomène de la « double vue », de la « vue à distance : okowé (perspicacité), okengele (clarté, netteté). »156 A. La figure du nganga Le terme traditionnel gabonais et africain, par lequel on désigne le soignant de la médecine traditionnelle, ou le tradipraticien, est celui de « nganga ». Son appellation varie légèrement d’un groupe à un autre. Mais dans la conception traditionnelle héritée des ancêtres, ce sont des devins tant leurs connaissances leur confèrent des pouvoirs « particuliers » à la fois sur les êtres et sur les choses. « Ces devins sont désignés sous les noms de nganga (eshira, masango, bavili, baduma, banzabi, bavarama, balumbu, bapunu, loango, ivea, apindji, bènga, mitsogo) ; oganga (galoa, nkomi, orungu, adyumba, enenga, mpongwè) ; uganga, ngang (fang) ; ngang (fang, sekyani) ; nga (ambamba, mindumu) ; ngangha (mindumu). »157 Que traduit, réellement, ce terme ? En langue fang il désigne le respect dû à quelqu’un, soit pour son âge, soit pour ses connaissances, soit simplement pour ce qu’il est. Pour Raponda-Walker et Roger Sillans, ces appellations ont deux sens distincts. « Le premier correspond à « médecin, guérisseur, rebouteux », en un mot, celui qui fait profession de soigner les gens. »158 Le premier sens, on le voit, est noble et ne diffère en cela en rien à celui qui est accordé à un médecin des hôpitaux formé à l’université. Le nganga est véritablement le médecin de la médecine traditionnelle qui s’occupe du malade en mettant, autant que faire se peut, hors d’état de nuire la maladie dont il est victime. Il assure le rôle que lui a confié l’histoire humaine et celui dont il détient le pouvoir, soit l’ancêtre, soit un maître quelconque, à savoir : conserver la santé, guérir la maladie et soulager du mal dans un contexte donné. Il concentre ainsi tous ses efforts au bénéfice du seul patient dont l’espoir repose entièrement sur lui, étant donné qu’il a la compétence et le savoir nécessaires pour accomplir cette tâche. C’est là le sens du mot ngèngan en fang (mingèngan au pl.), c’est-à-dire celui qui soigne, qui apporte les soins, qui est au service de la communauté. Ce genre de nganga travaille, comme le médecin moderne, avec conscience et responsabilité, dans l’intérêt seul du malade, en lui administrant le traitement qui doit correspondre à sa maladie. 156 R. Sillans, Rites et croyances des peuples du Gabon, op. cit., p. 32. A. Raponda-Walker, Rites et croyances des peuples du Gabon, op. cit., p. 32. 158 Ibid. 157 84 Qu’en est-il maintenant de l’autre sens du terme nganga ? « L’autre sens se rapporte aux pratiques occultes – telles que divination, magie – et peut se rendre par les termes français suivants : « devin, enchanteur, nécromancien, magicien, mage, diseur de bonne aventure, faiseur de charmes, de philtres, de talismans bénéfiques, spirite, voyant, exorciseur, médium ». »159 Attention ! Toutes les pratiques occultes évoquées ci-dessus ne sont pas à mettre dans le même sac en pensant qu’elles contribuent à nuire aux individus que le nganga consulte. Car il y a une distinction nette à faire entre le contenu donné aux termes français utilisés par Raponda-Walker et le contenu proprement traditionnel qui tient compte d’un contexte particulier, étant entendu que le nganga travaille avec des entités suprasensibles dont il dépend le plus souvent. On aurait donc tort de regarder d’un mauvais œil celui qui porte le nom de devin, car, en médecine traditionnelle, le nganga ne fait rien sans consulter ces entités qui leur donnent leurs connaissances, qui le guident quand il se rend par exemple dans la forêt pour chercher des écorces et autres plantes susceptibles de soigner une maladie. Dans ce sens, on conviendra que « le plus souvent le nganga cumule, plus ou moins, ces deux activités, c’est pourquoi le terme de devin-guérisseur (…) est à notre avis très juste. A sa très grande connaissance des vertus des plantes, le nganga joint la faculté d’être l’intermédiaire entre le monde visible et le monde invisibles. »160 Le nganga est à la fois guérisseur et devin, et on ne peut séparer l’un de l’autre, étant donné que son approche est double : il travaille avec les ressources naturelles dont il s’efforce de maîtriser les vertus médicinales, de même qu’il interpelle souvent les entités invisibles, les génies de la forêt comme les ancêtres pour l’aider à soigner son patient. Le plus souvent, quand on se rend chez un nganga, la première chose qu’il vous dira c’est que la guérison ne dépend pas de lui, mais de dieu (sous-entendu ces entités suprasensibles qu’on ne voit pas). Ainsi donc, lorsque le nganga est dans l’exercice de ses fonctions, c’est-à-dire lorsqu’il fait des incantations, des exorcismes pour ainsi dire, il prend le nom, selon le groupe ethnique auquel il se rattache, « d’ovogisi (mpongwè) ; ngèngan, ngang-misok (fang) ; nganga-misoko (mitsogo) ; nganga-widyetsi (sekyani ou beseki) ; murètsiri (eshira). Ce serait un peu l’équivalent de « célébrant », d’ « officiant ». »161 Cela dit, si le nganga a le double sens d’un guérisseur et d’un devin au motif qu’il consulte des entités invisibles, et puisque lui seul les consulte, puisque lui seul reçoit d’elles des instructions pour soigner les maladies, qu’est-ce qui garantit au malade qu’il est en face d’un bon ou d’un mauvais nganga ? Etant 159 Ibid. Ibid., p. 33. 161 Ibid. 160 85 donné qu’il y en a aussi qui exercent la médecine traditionnelle sans en avoir les compétences, par simple imitation ou pour des besoins d’argent. On doit donc répondre à la question de savoir à quoi reconnaît-on un vrai d’un faux nganga, s’il n’y a, objectivement, aucun diplôme, aucune attestation, aucune université qui puisse reconnaêtre leur authenticité. Pour le dire franchement, le nganga est-il un sorcier. L’occasion nous est donnée, ici, de clarifier le sens des termes qui se rattachent, souvent improprement, à la personne du nganga. Ces termes sont, marabout, féticheur, charlatan, magicien. Car il y a une telle confusion dans leur utilisation qu’il apparaît nécessaire de les définir. 3. Le marabout, le féticheur, le charlatan et le sorcier A. Le marabout Commençons par le marabout. Selon un de nos informateurs, tradipraticien Gabonais, « le marabout est comme le prêtre exorciste, c’est quelqu’un qui travaille par les prières. Ce terme réfère aux médecins musulmans qui soignent à base des prières et des recommandations du Coran ».162 Mais le marabout, en dehors de ces drogues d’origine végétale ou animale, fruits de l’empirisme, en dehors de ces parfums qu’il utilise fréquemment pour attirer l’attention, utile des procédés surnaturels qui tiennent à la fois de la magie et du sacré. Ce sont les amulettes et les fétiches. La composition des amulettes ou gris-gris varie à l’infini. Leurs propriétés aussi. « L’Islam semble avoir renforcé la croyance dans les gris-gris »163 et les marabouts se révèlent être les experts de ces pratiques. Il en est pour procurer la richesse, la fécondité, l’amour ou même le gibier à la chasse, il en est aussi qui rendent invulnérables ou qui préservent la santé. « Le « marabout » devient guérisseur, mais aussi le féticheur devient « marabout » puisqu’il conjure le mauvais sort, responsable de la maladie. (…). Rares sont les musulmans africains dont les sous-vêtements n’abritent pas quelque amulette, ne serait-ce qu’une cordelette autour de la taille. »164 162 Ce tradipraticien nous a reçu au mois de janvier 2008 à LIbreville. Il est membre de l’Association Nationale des Thérapeutes du Gabon (ANTG) créée le 31 mars 1991 et légalisée en 1996 par le Ministère de l’Intérieur. 163 M. Sankalé, op. cit., p. 26. 164 Ibid., p. 26-27. 86 B. Le féticheur Concernant le féticheur, notre informateur nous dit que c’est celui qui fabrique des fétiches comme des amulettes, lesquels servent à être portés par celui à qui ils sont destinés, soit pour le protéger contre les agressions extérieures, soit pour le cacher des mauvais sorts. En effet, le fétiche a plusieurs fonctions : il peut être conçu pour arracher un mari ou une femme, pour réussir à un examen, pour avoir du succès auprès des femmes, etc. Tout va dépendre de l’intérêt recherché par son demandeur. Toujours est-il que « tout fétiche est un objet ou un être auquel sont attachées des propriétés magiques ou même spirituelles, bénéfiques pour son possesseur. Le fétiche n’est donc pas quelque chose de forcément mauvais, bien qu’il puisse quand y avoir une certaine différence dans la nature des objets qu’on peut posséder, de nature vibratoire, ou de leur provenance. »165 C’est peut-être là qu’on peut parler de bon et de mauvais fétiche. Car il peut être bénéfique pour son possesseur mais maléfique pour les autres. C. Le charlatan Et le charlatan ? C’est celui qui prétend être nganga et qui ne l’est pas en réalité. Il abuse ainsi de la confiance des personnes qui le consultent, car il est à la recherche du profit. Généralement, il n’est ni guérisseur ni féticheur et les produits qu’il vend ou qu’il présente au public sont habituellement efficaces. « Vendeur d’illusions ou de drogue sur les places publiques. Il exploite la crédulité du public en vantant ses produits. Il peut vendre des produits naturels ou ceux que lui-même peut fabriquer pour n’importe quel cas. »166 Le charlatan n’a pas la conscience responsable qu’on retrouve chez le nganga, tout ce qui l’intéresse, c’est de pouvoir profiter de la faiblesse des autres. Il est prétentieux. Il ne connaît pas les plantes qu’il exploite maladroitement, il n’a subi aucune initiation par un maître. Il cherche tout simplement à vivre de son métier en s’improvisant nganga. Ainsi donc « c’est un escroc, un ignorant. »167 Il faut se méfier de ce genre de personnes, de pseudo nganga. 165 Maître Atome Ribenga, Tradition bwitiste au Gabon. Voie directe de communication avec le Divin, Libreville, La Maison Gabonaise du Livre, 2004, p. 26. 166 Ibid., p. 27. 167 Ibid. 87 D. Le sorcier Et que dire du sorcier ? Pour Maître Atome Ribenga, c’est une « personne qui est en relation avec le diable, c’est-à-dire les forces du Mal, à des fins maléfiques. C’est un petit connaisseur. »168 Petit parce que d’abord, il est limité dans ses connaissances, ensuite, parce que le peu de connaissances des lois naturelles et spirituelles qu’il possède sert à faire du tort aux autres. C’est dans ce domaine qu’il excelle. Il peut faire un peu de bien selon ses propres intérêts, car les lois naturelles et spirituelles agissent généralement dans la stricte neutralité. « Elles peuvent être utilisées pour le Bien comme pour le Mal, mais c’est l’utilisateur qui est responsable des conséquences qui en découlent. C’est donc une question d’individu avec son état d’esprit, sa moralité, ses intérêts. »169 Au sujet du guérisseur, c’est une personne qui soigne en dehors de l’exercice légal de la médecine. Ce concept intègre aussi les personnes qui soignent avec les médicaments des pharmacies, mais qui cependant ne sont pas autorisées par la loi à exercer cette fonction. D’un autre côté, celui qui soigne avec les herbes, plantes, arbres et autres éléments naturels mais qui est autorisé par la loi est un médecin traditionnel ou tradithérapeute. Au Gabon, c’est l’Institut de Pharmacopée et de Médecine Traditionnelle (IPHAMETRA), créé en 1976, qui régit ces guérisseurs. Enfin celui qui a étudié la médecine officielle à l’Université jusqu’à l’acquisition du diplôme de « docteur » et qui est autorisé ensuite par la loi à exercer son métier, dès lors qu’il est recruté par le ministère de la santé, même s’il utilise la médecine traditionnelle, est un médecin ou un docteur. Les médecins et les docteurs sont, à ce titre, des thérapeutes. Pour Atome Ribenga, il y a : la tradition médicale « privée » qu’il rattache à la médecine traditionnelle, et la tradition médicale « officielle » ou scientifique que nous désignons par le terme général de « médecine moderne ». S’intéressant de très près à la première à laquelle il se réclame, il soutient : « la tradition médicale privée, encore appelée médecine traditionnelle, se pratique depuis que l’Homme vit sur terre. Tous ceux qui pratiquent la tradition médicale privée ou médecine traditionnelle doivent s’appeler « médecins traditionnels ou tradi-thérapeutes » s’ils sont autorisés par la loi, ou « guérisseurs » s’ils ne le sont pas et non tradi-praticiens, cette expression ne désignant pas avec précision la tradition pratiquée. »170 168 Maître Atome Ribenga, op. cit., p. 27. Ibid. 170 Ibid., p. 30. 169 88 4. La spécificité du nganga Enfin, qu’en est-il du terme de nganga ? La spécificité de ce concept tient d’abord au fait qu’on le retrouve dans la plupart des langues bantou localisées principalement en Afrique centrale. Pour notre informateur, « le nganga signifie en langue vernaculaire le médecin, le soignant ou le traitant. Nous au Gabon, lors de la promulgation des textes de promulgation de la médecine traditionnelle, nous avons choisi le nom nganga qui est local, puisqu’on le retrouve au Cameroun, en Guinée Equatoriale et ailleurs. »171 Le concept de nganga se distingue de celui de sorcier et cette distinction est nette. En effet, il y a « une nette démarcation entre le nganga, qui est un médecin populaire, et le sorcier, personnage nuisible par excellence »172. Il faut reconnaître qu’au Gabon, il n’y a pas, à proprement parler, de profession de sorcier, terme qui ne jouit d’ailleurs nullement de faveur : ce n’est qu’occasionnellement que l’on peut se trouver en état de sorcellerie, se livrer à la sorcellerie. « Aussi le terme de « sorcier » doit-il être, à notre avis, strictement limité aux « jeteurs de sorts », envoûteurs », qui peuvent, notamment, extérioriser leur évur, occasionnellement, la nuit, pour procéder à des sortilèges : ce ne sont pas des nganga. »173 Les appellations correspondant sont : bemba (batéké) ; agodo (mitsogo, ivéa, apindji) ; balogi (bavili de sindara) ; balosi (eshira, bavarama, bavungu, masango, balumbu) ; beyem (fang). Les beyem et les nganga, c’est-à-dire les « sorciers » et les devins ne constituent donc pas un seul et unique personnage, loin de là. Ils sont même diamétralement opposés car les nganga que l’on consulte pour savoir si une personne s’est livrée, de son vivant, à des actes de « sorcellerie ». Celle-ci est généralement désignée par les termes suivants : maganga (mitsogo) ; mam-mengang (fang) ; alors qu’en réalité la traduction exacte des termes ci-dessous est : « pratiques occultes ». « La sorcellerie proprement dite, que les vrais nganga, répétons-le, ne pratiquent jamais, n’englobe que les actes de magie noire auxquels on peut se livrer momentanément, par exemple : envoûter quelqu’un (…) ; accomplir des actes de vampirisme (…) elum-evus, esang-ngwèl (fang) »174. Le terme de nganga est réservé généralement à ceux qui ont été formés pendant de longues années, par un maître éminent dans l’art de guérir et d’étudier l’existence des relations entre le monde « visible » et « invisible », et qui disent ce qu’ils savent et voient. Il convient, dès lors, de reconnaître les vrais des faux par de critères objectifs, surtout en zone urbaine où la confusion est la plus grande. Eric de Rosny retient 171 Entretien réalisé à Libreville en janvier 2009. E. de Rosny, L’Afrique des guérisons, op. cit., p. 51. 173 A. Raponda-Walker, op. cit., p. 33. 174 Ibid., p. 34. 172 89 quatre critères qui aident à faire leur discernement : « quelle est la stabilité du nganga, l’origine de son pouvoir, la durée des guérisons qu’il opère ? (…) un quatrième : la connaissance et le bon usage des plantes médicinales, sans lesquels nul ne peut prétendre être un médecin populaire. »175 Concernant la stabilité, un charlatan changera souvent de quartier quand ses clients trompés viendront se plaindre à lui, tandis qu’un vrai nganga sera plus stable. Deuxièmement, ne prendre un nganga au sérieux que si les habitants de son village peuvent témoigner de la l’authenticité de sa vocation. Troisièmement, s’assurer en se renseignant qu’il procure des guérisons durables. Toutefois, un nganga reste avant tout un homme. A ce titre, il « peut être compétent… et malhonnête, comme le sont certains de ses confrères de l’autre médecine. »176 175 176 E. de Rosny, L’Afrique des guérisons, op. cit., p. 52. Ibid. 90 II. UNE MEDECINE TRADITIONNELLE DOUBLEMENT EFFICACE Si l’Organisation Mondiale de Santé (OMS) définit le statut du tradipraticien par cela qu’il est une personne reconnue par la collectivité où il vit, comme compétence pour dispenser les soins de santé, grâce à l’emploi de substances végétales, animales et minérales, et d’autres méthodes fondées sur le fondement socio-culturel et religieux aussi bien que sur les connaissances, compétences et croyances, liées au bien-être physique, mental et social ainsi qu’à l’étiologie des maladies et invalidités prévalant dans la collectivité », c’est que son apport est profitable à l’ensemble de l’humanité. Mais pouvons-nous analyser ce qui vaut au tradipraticien un tel statut ? Autrement dit, en quoi le nganga se distingue-t-il du médecin ou du docteur que l’on rencontre dans les hôpitaux, au point de lui reconnaître une certaine place dans le destin des peuples en matière de santé ? En quoi la médecine traditionnelle est-elle finalement doublement efficace ? Retenons bien qu’il a été dit, pour présenter la médecine traditionnelle africaine, que « sous toute médecine on peut déceler une vision de l’homme, du cosmos, d’un rapport à une transcendance ou à un au-delà du visible. « L’engouement contemporain pour une approche holistique de la santé renoue parfois avec des traditions médicales très anciennes où la santé concerne l’homme dans sa globalité. »177 1. La double prise en charge de la personne Il faut d’abord indiquer que la thèse générale qui sous-tend cette double efficacité de la médecine traditionnelle, où qu’elle œuvrât en Afrique, c’est qu’elle « prend la personne globalement pour la réintégrer dans son univers social et cosmique, quelle que soit la région du corps (ou de l’esprit !) qui est atteinte. »178 En effet, ce qui fait la spécificité du tradipraticien, c’est le fait de considérer l’existence humaine comme un tout articulé, un système à l’intérieur duquel il est difficile de séparer la réalité corporelle de la réalité spirituelle, la réalité sensible de la réalité suprasensible. La médecine traditionnelle opère dans ces deux champs qu’elle juge inséparables, l’un étant indéniablement lié à l’autre. Elle n’abordera donc pas le malade seulement d’un point de vue organique en fonction de la région du corps malade. Elle tentera d’établir un lien entre la manifestation extérieure de la maladie 177 178 B. Ugeux, Guérir à tout prix ?, Paris, éd. de l’Atelier, Coll. « Questions ouvertes », 2000, p. 85. E. de Rosny, L’Afrique des guérisons, op. cit., p. 49. 91 et ses causes. La médecine traditionnelle établit cette dualité âme/corps dans le processus du diagnostic et de la guérison. Car en effet, tout traitement est précédé par un diagnostic qui permet de localiser, mieux, d’identifier l’origine de la maladie. C’est ainsi que le traitement qui sera adapté à telle pathologie prendra en compte une réalité matérielle et une réalité spirituelle. Cette double efficacité qui conjoint un diagnostic corporel et un diagnostic spirituel, une consultation de la chair et une consultation de l’esprit, fait de la médecine traditionnelle une science à part et une valeur ajoutée dans le système de santé mondial. C’est pourtant en raison de cette double efficacité que, pendant la période coloniale, « le terme même de médecine n’est pas repris lorsqu’on se situe en dehors de l’hôpital, mais il est plutôt question de croyances ou de sorcellerie. Pourtant, les médecines endogènes évoquent plusieurs thèmes, mais la tentation est souvent grande de les réduire à la sorcellerie ou à la superstition. »179 La démarche que l’on observe dans la médecine occidentale dite « médecine savante » n’est pas forcément la même dans la médecine traditionnelle. Or pendant longtemps, on peut dire que « le colonisateur a choisi d’adopter une posture que l’on peut résumer ainsi : ce qui ne s’explique pas selon les canons de la réalité occidentale relève de la sorcellerie. »180 La meilleure démarche n’eût donc pas été de convertir les pratiques et les savoirs endogènes à la réalité occidentale, mais plutôt de comprendre un mode d’opération avec son intelligence et son efficacité, dans la logique de son contexte culturel de base, qui puisse être différent d’un autre et profitable à l’humanité. Même s’il est vrai que la combinaison de la réalité matérielle et spirituelle n’est pas seulement une spécificité africaine. La pensée occidentale, elle aussi, est marquée par cette conjonction, à la seule différence qu’elle les distingue assez souvent, les oppose, les compare en privilégiant l’un au détriment de l’autre. Depuis Parménide et Platon jusqu’à Descartes, en effet, la pensée occidentale se distingue par son dualisme, « être et non-être », « âme et corps ». Et cette distinction établit l’intérêt épistémologique selon lequel les deux éléments du dualisme sont des modes de connaissance, des moyens à partir desquels il est possible d’accéder à la connaissance du Réel. Autrement dit, le principe même du dualisme dans la perspective de la pensée occidentale est de relever l’idée que l’âme comme l’esprit sont des facultés du connaître à partir desquelles les connaissances produites par l’une seraient plus certaines, plus exactes, 179 A. Emane, « Médecine traditionnelle et droit au Gabon : un éclairage sur des relations complexes », Palabres actuelles. Revue de la Fondation Raponda-Walker, N°2-Vol. A « L’homme et la maladie », op. cit., p. 167. 180 Ibid. 92 plus objectives, plus fondées, plus stables que les connaissances produites par l’autre. Pour ce qui est de la pensée traditionnelle africaine, il ne s’agit pas d’opposer une faculté à une autre, ni de comparer leurs modes de connaissances ; il s’agit plutôt de montrer en quoi une faculté peut compléter une autre, et en quoi ces deux facultés constituent l’unité du genre humain. Il ne s’agit pas non plus d’opposer la pensée traditionnelle africaine à la pensée occidentale, mais d’articuler ensemble les voies d’opérations de leurs deux médecines, en indiquant que si l’une et l’autre défendent la dualité qui caractérise le genre humain, ce qui les départagera sera que l’une (la pensée africaine) privilégiera l’unité tandis que l’autre (la pensée occidentale) sera du côté de la dichotomie. L’intérêt philosophique d’une telle proposition est que la médecine africaine doit son efficacité à la jointure, alors que la médecine moderne doit la sienne aux oppositions, aux séparations, aux classifications. L’une abordera la complexité du composé humain âme/corps de l’intérieur, tandis que l’autre l’abordera de l’extérieur, par l’opération de mise à distance et de distinction, de séparation et du détachement, souvent en minimisant l’un (le corps) au profit de l’autre (l’âme). C’est donc en privilégiant l’âme au détriment du corps que la pensée occidentale va devenir une pensée rationnelle, c’est-à-dire une pensée dans laquelle l’ordre de la raison va prendre le dessus sur l’ordre du corps ou des sens. Le premier renvoyant au Vrai, au Beau, au Juste, le second au Faux, à la Tromperie et à l’Illusion. Avec la pensée occidentale, nous sommes dans la dissociation et la division, avec la pensée africaine nous sommes dans l’association et la conciliation. Sur le fond, ce qui rapproche les deux, c’est l’idée que le genre humain conjoint ces deux réalités. Ainsi l’âme ou la Raison fonde la certitude, tandis que le corps ou la matière produit le doute et l’incertitude. Dès lors, à la question de savoir « qui suis-je ? », la pensée occidentale par la voix de Descartes, répondra, d’un côté : « je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison (…). Je ne suis point cet assemblage de membres, que l’on appelle le corps humain »181. Et de l’autre côté, la pensée africaine répondra : je suis un concentré de deux ordres que sont la matière et l’esprit, l’âme et le corps, toujours déjà inextricables. 2. La médecine traditionnelle et la logique dialectique Comment s’exprime la logique dialectique dans la médecine traditionnelle ? Peut-elle surmonter cette logique ? 181 R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion, 1992, p. 77-79. 93 La médecine traditionnelle tente de comprendre l’homme dans sa globalité et avec la complexité de sa dualité, sans formuler le projet de répondre à son besoin de guérison par le travail de la séparation des éléments qui composent cette dualité. Ce qui se dégage lorsqu’elle opère, c’est le mouvement d’articulation de ces deux propriétés humaines, en rendant compte de leur interaction et de leur fécondité réciproque. Si donc la médecine traditionnelle prend l’homme dans sa globalité et dans milieu immédiat, pour comprendre sa maladie, la médecine moderne quant à elle s’occupe de lui de façon distincte, l’oriente en fonction de sa maladie. Elle fonctionne bien à la manière de la pensée occidentale : par la méthode de la division, de la séparation. De telle manière « qu’elle s’efforce de circonscrire le mal pour le confier à un spécialiste de l’organe malade. »182 L’intérêt philosophique d’une telle démarche est de produire plus d’efficacité par la spécialisation, son déficit éthique est l’unité de la personne humaine et son appartenance au groupe et à des mondes en interaction. Les nganga soigneront les patients avec d’autant plus d’efficacité qu’ils tenteront de prendre en compte leur double réalité (âme et corps) ainsi que leur rapport aux mondes entre lesquels ils sont partagés. La logique dialectique concerne les mondes dans lesquels nous évoluons. En effet, la double efficacité de la médecine traditionnelle permet, également, de comprendre que nous ne vivons pas dans un monde mais dans plusieurs mondes qui communiquent les uns avec les autres, en faveur ou en défaveur de l’être humain. C’est alors que « dans ces mondes, le désordre se révèle toujours nœud de communication, croisements des chemins, là où, précisément, les univers se superposent »183. La maladie qui est l’objet de la rencontre entre médecin et patient, est souvent considérée comme un trouble, un « désordre » que la médecine traditionnelle tente de ramener à l’ordre au moyen de la guérison. C’est ce « désordre » qui pose problème et qui permet de convoquer le tradithérapeute, de lui donner de répondre à l’appel du malade ; c’est elle aussi qui permet au tradithérapeute de rechercher les causes, naturelles ou surnaturelles de la maladie avant de se lancer dans le processus de la guérison. Le nganga, pour trouver une solution efficace au « désordre » causé par la maladie, peut interroger le malade, mais surtout les objets reliés à l’univers caché, aux entités invisibles qu’il détecte parfois dans la nature. Quelquefois, il lui suffit de « voir » seulement grâce à un « don ». Si l’on se soumet à ce type d’investigation, le désordre est alors nécessairement perçu d’une certaine manière comme le résultat d’un déséquilibre causé, soit par la nature, soit par des « forces » vitales qui l’habitent. Il devient signe, par conséquent obligation de s’intéresser à la richesse du monde, à la multiplicité des êtres qui le peuplent. 182 183 E. de Rosny, L’Afrique des guérisons, op. cit., p. 49. T. Nathan, I. Stengers, Médecins et sorciers, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/Seuil, 2004, p. 20. 94 Le désordre déclenche une machinerie étonnamment complexe destinée à créer des liens, un art consommé de la multiplication des univers qui soupçonnent la présence du « caché » et la matérialité de son action. Grâce à sa double efficacité, la médecine traditionnelle fournit des interrogations essentiellement tournées vers le caché, et qui déplacent l’intérêt placé sur le malade : elles le déplacent vers l’invisible ; de l’individuel au collectif, étant entendu que l’individu malade appartient à une communauté ethnique, avec ses rites et croyances ; du fatal au réparable. On le voit, tout cela est la preuve qu’il existe « un monde caché, un monde secret, seulement connaissable par les Maîtres du secret »184, c’est-àdire les nganga. En réalité, toute la différence entre la médecine moderne ou savante ou conventionnelle et la médecine traditionnelle ou endogène, se situe au niveau du processus d’identification des causes de la maladie. La première interroge les symptômes, naturellement par l’intermédiaire du malade lui-même, car aucune maladie n’échappe au seul univers réel. La recherche scientifique qui s’y rattache cherche moins à découvrir des mondes qu’à étendre le sien. Tandis que le nganga interroge les mondes pour savoir lequel d’entre eux serait à l’origine du désordre provoqué par la maladie. Lorsqu’il procède de la sorte, l’objectif visé est de montrer aux malades deux appartenances insoupçonnées. La logique dialectique concerne également la double efficacité de la médecine traditionnelle. En effet, si le médecin des hôpitaux travaille toujours de manière à couper le sujet de ses univers, de ses affiliations possibles, de le soumettre, lui aussi, lui comme tout le monde, et surtout en tant qu’individu seul, le nganga de son côté tentera de souder le symptôme à la personne, de la solidariser de ses semblables, du groupe ethnique, de la tribu. Car en diagnostiquant, la maladie peut être solidaire de la personne, et cette dernière du groupe, ou tout simplement des forces invisibles de la nature. Le résultat d’une telle opération est « l’attribution d’une intentionnalité à l’invisible. »185 C’est ainsi que si l’on prend l’exemple de la mort, on admettra, dans la perspective de la double efficacité de la médecine traditionnelle et de la multiplicité des mondes, que tout événement produisant du désordre pourrait être engendré par une intention invisible, alors aucune mort ne serait considérée comme naturelle. Autrement dit, l’auteur de la mort peut être un malfaiteur, un mauvais esprit ou tout simplement le résultat d’un processus naturel qui ne permet à aucun homme d’y échapper. C’est le nganga, dans tous les cas, qui déterminera, en fonction des résultats de sa recherche, selon l’approfondissement de l’examen relatif aux causes de la maladie. C’est parce que, la démarche du nganga prend en compte le fait que, autant les causes de la maladie 184 185 Ibid., p. 21. Ibid., p. 64. 95 peuvent relever d’un monde imperceptible par les yeux de la chair, autant le remède ou les ingrédients de sa guérison peuvent provenir de ce même monde. En quoi consiste la double efficacité de la médecine traditionnelle ? La double efficacité de la médecine traditionnelle ne consiste pas à mettre au jour un visible caché, en revanche sa fonction est d’interroger le lieu même de l’invisible. Qu’est-ce qui mobilise l’éthique dans une telle démarche finalement ? Ce qui mobilise l’éthique dans une telle démarche, c’est l’idée que l’invisible n’est éventuellement perceptible qu’à un être singulier dans une situation singulière. Autrement dit, même si l’interrogation du monde invisible ou du monde visible rattache le désordre occasionné par la maladie au collectif, elle n’annule en rien la réalité éthique du processus du diagnostic et de la guérison, à savoir qu’il s’agit-là d’un sujet singulier, d’une situation singulière, d’une convocation thérapeutique singulière, et d’un processus de guérison tout aussi singulier. Etat entendu que l’éthique se joue toujours au sein de la dialectique de « l’unique et du singulier »186, chaque cas mobilisant sa démarche. Plus nous comprenons la singularité de la démarche du nganga, plus nous comprenons la singularité des situations auxquelles il est confronté, et plus nous admettons que chaque malade est unique et irremplaçable, quand bien même il appartient à un collectif, et plus nous comprenons l’éthique telle qu’elle se définit dans le contexte traditionnel africain. L’éthique, dans la perspective de la médecine traditionnelle prend corps à partir de cette situation de singularité du traitement d’un malade par un nganga. « La singularité de l’interrogateur de l’invisible a pour fonction d’empêcher la création de « clergés » d’interrogateurs de l’invisible. »187 Le nganga sait qu’il existe plusieurs mondes, et que la guérison d’un malade passe par la communication avec ces mondes. Il y a un monde où habitent les humains, il y a un monde où habitent les non-humains, il y a un monde où habitent ceux qui autrefois étaient humains mais ne le sont plus en raison de la mort. Les non-humains existent, leur lieu est défini, les règles d’établissement d’un commerce avec eux aussi ! « Si l’on s’arrête pour se demander la conséquence du fonctionnement d’un système thérapeutique orienté vers les non-humains, vers l’éclaircissement de leurs intentions, on est amené à constater qu’à l’inverse du nôtre, un tel système produit des thérapeutes solidaires et des malades en groupe »188, quoi que uniques. Ainsi donc, le nganga prétend être au cœur de la réalité, pas une autre réalité que celle de la vie ordinaire, mais celle-là même, redoublée, pour ainsi dire concentrée, dévoilée. 186 Suivant une terminologie propre à Paul Ricœur (L’unique et le singulier, Liège, Alice, 1999), pour déterminer, entre autres, les modalités de la reconnaissance de l’éthique telle qu’elle dans les relations humaines. 187 T. Nathan, I. Stengers, op. cit., p. 79. 188 Ibid. 96 La médecine traditionnelle ne tient pas seulement son efficacité des herbes, ni même de son caractère global, mais de sa capacité d’intégration. « Cette vérification faite, l’art du nganga consistera à rétablir l’harmonie, à réinstaller son client à la place qu’il tenait avant sa maladie, dans l’ordre cosmique-et-humain qui doit être le sien. »189 Ainsi, en Afrique notamment ici au Gabon, la conception de l’être humain n’est pas dichotomique comme en Occident. Elle varie d’une ethnie à l’autre, mais on note quelques traits généraux communs. L’homme est constitué d’un tout, composé d’éléments distincts mais étroitement reliés et tributaires les uns des autres. Le sujet malade n’est pas une sorte d’appareil psycho-biologique à entretenir et à réparer chimico-mécaniquement, mais l’enjeu et la jonction personnelle des relations communautaires, dont sa maladie éventuelle atteste sa dégradation ou compromet l’indispensable existence. Soigner efficacement consiste dès lors pour le tradipraticien, à restaurer, au travers des cas individuels pris en compte, une santé collective. L’approche thérapeutique présente ici un caractère holistique, puisque l’homme se situe au centre d’un réseau de relations qui concernent autant le monde visible (les autres hommes, les animaux, les plantes, les minéraux, bref tout le cosmos visible) que le monde du non-visible (Dieu, les esprits, les génies, les ancêtres, etc.). Parce que ces mondes sont interactifs, ils sont appelés à contribuer au maintien de l’équilibre vital de l’homme au sein du cosmos. « Quand une de ces relations est sérieusement endommagée, il y a déséquilibre dans le cosmos ou dans l’individu, perte d’harmonie et irruption de la maladie, qui concerne autant l’individu que le groupe. Le travail du guérisseur est de repérer à quel niveau et comment une relation a été atteinte (divination, discernement), afin de la restaurer et de reconstruire l’harmonie perdue (thérapie, rites). »190 Un enjeu éthique intervient donc ici dans la double efficacité de la médecine traditionnelle, à savoir que quelle que soit la spécialité du nganga que l’on consulte, l’approche du malade est globale et souvent communautaire. Il s’agit d’un combat pour la vie entre des forces contraires contre lesquelles le nganga s’investit en plaçant l’individu au centre. La double efficacité de la médecine traditionnelle retrace le parcours de l’individu en relation avec les êtres qui habitent les mondes visible et suprasensible, suggère une thérapie où la singularité de l’individu compte par-delà sa relation avec le groupe. 189 190 E. de Rosny, L’Afrique des guérisons, op. cit., p. 31. B. Ugeux, Guérir à tout prix ?, op. cit., p. 91. 97 III. UNE MEDECINE PLURIELLE Lorsqu’on regarde le paysage démographique gabonais, on s’aperçoit très vite de la fécondité de sa richesse par cela qu’il offre une diversité de peuplement, c’est-à-dire plusieurs groupes ethniques qui se côtoient tout en gardant, chacun, sa spécificité. Le Gabon est un pays cosmopolite d’à peine un million et demi d’habitants, divisé en neuf (9) provinces en général pluri-ethnique (les frontières ethniques ne correspondent d’ailleurs pas aux frontières géopolitiques), véritable une mosaïque culturelle, d’où cependant, les ethnologues ont permis de dégager des traits communs permettant de parler d’une culture bantu. Les pratiques médicales obéissent également à la diversité culturelle mais présentent des points communs au niveau conceptuel, si bien que l’on peut parler d’une médecine gabonaise distincte de la médecine chinoise et indienne pour ne citer que celles-ci et par contre presque entièrement intégrée à la médecine traditionnelle négro-africaine. Les spécificités sont donc ethniques, et l’ethnie établit une spécificité de la médecine traditionnelle. Autrement dit, ce qui justifie le titre d’une médecine plurielle, c’est cela que chaque ethnie conjoint un type de médecine propre à son histoire, à sa tradition, à sa localité et à son patrimoine ancestral. En réalité, on devrait parler des médecines traditionnelles, étant donné que les pratiques thérapeutiques qui s’y prêtent varient d’une ethnie à une autre, d’un système communautaire à l’autre. « Chaque médecine traditionnelle va correspondre à la façon de vivre d’une ethnie particulière. Car l’explication de ce qu’est la guérison ou la santé relève des représentations imaginantes environnementales qui, elles-mêmes, dépendent, non pas du savoir, mais du co-naître et du croire, plus encore du croire et du connaître que du savoir. »191 C’est donc à l’aune de la question de la perception de la maladie et du processus conduisant à la guérison de son porteur que nous instruirons le thème d’une médecine plurielle. Il faut, à cet effet, soulever le fait que si les lois de la nature sont l’expression de la nature comme force et mouvement qui se réfléchit, comme force vitale, la coutume et l’ethnie, dans les sociétés traditionnelles africaines, est adéquation immédiate et infrangible, parce qu’elle est loi cosmobiologique, à la fois loi de la vie et du monde. On peut dire que, ce que vise la médecine traditionnelle dans le cadre de l’ethnie, c’est le service de la vie, le maintien permanent de l’équilibre de l’homme et de sa place dans les mondes qui le partagent. 191 S.-P. E. Mvone-Ndong, La médecine traditionnelle. Approche éthique et épistémologique de la médecine au Gabon, Paris, L’Harmattan, Coll. « Etudes africaines », 2008, p. 163-164. 98 1. Une médecine-ethnique Au Gabon comme dans de nombreux pays africains, l’humanité et la santé se diffractent en « ethnie ». Qu’est-ce qui fait prisme ? C’est le milieu, la géographie, la langue. L’ethnie, c’est la nature humaine comme destin immuable, comme lot de nécessités qualitatives et distinctives. En effet, l’ethnie a la rigidité d’une espèce, dans la perspective du fixisme, selon lequel toutes choses auraient été constituées chacune selon son espèce à la création du monde. La nature humaine s’est exprimée d’un coup et une fois pour toutes comme diversité qualitative d’ethnies. « L’ethnie est une qualité d’abord, une énergie qualitative originaire en laquelle se modélise la nature humaine. »192 Nous allons, pour comprendre cette pluralité de médecines sous l’angle de l’ethnie, étudier deux communautés linguistiques, l’une s’étend du nord et au centre du Gabon (les Fang) et l’autre au sud (les Punu) : quelle représentation se font-elles en effet de la maladie et de la guérison ? Il faut souligner ici que le choix de ces ethnies s’explique par l’importance de leur nombre, mais surtout par la littérature abondante qui leur ai consacrée, depuis les premiers missionnaires chrétiens jusqu’à la période actuelle. Concernant les Fang, on les retrouve au Gabon, mais également en Guinée-Equatoriale, au nord du Congo-Brazzaville, et au sud et au centre du Cameroun où ils sont reconnus sous le nom général de « Béti ». Où qu’ils soient éparpillés dans l’Afrique centrale, côtoyant ainsi d’autres communautés ethniques, il y a un fond culturel identique qui les rapproche quelle que soit la distance qui les sépare. Au cours de nos entretiens avec des tradipraticiens, nous avons rencontré un d’entre eux, membre d’une ONG dénommée PROMETRA (promotion de ma médecine traditionnelle). On retiendra de lui que : La médecine traditionnelle est une ethno-médecine, c’est-à-dire la médecine de son ethnie, de son environnement car chaque ethnie possède ses croyances et ses pratiques. Par exemple si nous prenons le cas du paludisme, vous pourrez le traiter dans votre ethnie avec le baobab, le citronnier et un rituel particulier. Tandis que chez les Punu il sera traité avec le cocotier, le palmier ou les racines de tel arbre. Les rituelles qui seront organisés chez les Fang ne seront pas forcément les mêmes chez les Eshira, 193 selon les maladies. 192 F. Eboussi-Boulaga, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence africaine, 1977, p. 47. 193 Entretien réalisé en janvier 2009 au Gabon. 99 Chaque ethnie présente ses spécificités, en matière de croyances, de rites, de rituelles, d’initiations, etc. Chaque ethnie présente ses sociétés secrètes à partir desquelles on retrouve une certaine médecine. D’une ethnie à une autre, il y a des différences qui sous-tendent la manière dont le nganga va se conduire vis-à-vis d’un malade. Prenons l’exemple des interdits. Raponda-Walker rapporte que « dans la société secrète du Bwiti, les néophytes ne peuvent coucher sur un lit ou une couchette quelconque, non seulement durant l’été, d’ébriété ou d’hébétude, provoqué par l’iboga, mais aussi pendant tout le temps consacré à l’initiation. »194 Il est défendu aux nouveaux initiés de prendre des bains, des ablutions, de se laver le visage. Ils ne sont autorisés à le faire qu’à la fin de leur claustration. A ce moment-là, ils se débarrassent de leur crasse par un bain à la rivière et revêtiront un pagne propre. « Dans la société secrète du Ndjèmbé, les jeunes néophytes sont soumis à de nombreux interdits dont le plus important est de ne pas paraître devant un homme (…). De plus il est interdit à ces dernières de se montrer en dehors de la case d’initiation. Les non-initiés n’ont pas le droit de manger de la pintade. »195 Le Ndjèmbé est une société secrète féminine qui initie les jeunes filles de dix à douze ans, afin de les préparer à la vie de femme, et surtout d’épouse. Son principe actif est d’attirer la fécondité, de purifier des souillures et maladies, de protéger contre les forces nocives, de savoir garder son époux pour qu’il « n’aille pas à l’extérieur ». Les biki chez les Fang constituent un autre exemple d’interdits liés à des pratiques rituelles : ils consistent en interdictions imposant, souvent, l’obligation d’accomplir des actes déterminés. Autrefois, ces interdits étaient promulgués la nuit en forêt, mais ils pouvaient être, aussi, au sein d’une case hermétiquement close. Précisons que ces interdits ne sont pas forcément donnés par des nganga ; ils peuvent parfois être imposés par un père, un oncle, maternel, ou une autre personne de la famille ayant autorité sur l’individu, vu une circonstance particulière. « Mais il est vrai qu’un nganga peut imposer un tabou à quelqu’un qui a recours à lui pour obtenir un talisman-porte-bonheur, pour la chasse, la pêche, l’exercice d’un métier, d’un emploi quelconque, interdit qu’il devra observer sous peine de voir son talisman devenir inefficace. »196 Comme on le sait, dans le système médical des Fang, celui qu’on appelle guérisseur est désigné en lange fang ngengan ou ngan (pl. mingengan), tandis que la maladie se définit par le terme okwan, (pl. akwan). Quant au terme biang, il est traduit par « médicament » (pl. 194 A. Raponda-Walker, Rites et croyances des peoples du Gabon, op. cit., p. 134-135. Ibid., p. 135. 196 Ibid., p. 137-138. 195 100 mebiang). On sait par exemple que « la plupart des mebiang, s’ils avaient une action thérapeutique effective, la devaient sans doute à des réactions psychosomatiques, ce qui n’est d’ailleurs pas particulier à la médecine pahouine. »197 En dehors de la médecine et de la divination et de la lutte contre les sorciers, le rôle essentiel des mingengan consistait à influencer sur le déroulement de la destinée du groupe ou des individus, sinon à diriger leur existence au quotidien. Les pouvoirs des grands initiés n’étaient pas sans rappeler certains de ceux des sorciers contre lesquels ils avaient à lutter, de même que certains de leurs procédés. « Comme eux, ils pouvaient se transformer en animal, ou utiliser les services d’un animal voué, elanela. »198 2. Classification des maladies chez les Fang Ainsi donc, pour les Fang, les maladies sont classées en trois catégories. Il y a les maladies dites « naturelles », résultant de l’usure de l’organisme ou de tout autre chose ; les maladies dont l’origine est liée aux mauvaises actions de l’individu lui-même, conséquences du choc en retour de ses maléfices, et enfin, les maladies qui proviennent des mauvais esprits et qui sont régis par des malfaiteurs. On aura alors le schéma suivant. Prenons trois sujets a, b et c. le sujet a présente une hernie étranglée (mban), le sujet b déclare avoir reçu une blessure invisible (é luma) au cours d’un affrontement nocturne ; le sujet c ne présente aucun signe clinique particulier mais a le sentiment que depuis quelque temps, rien ne va plus dans sa vie, en raison de ce que ses affaires courantes ne marchent plus comme il le souhaite : son agriculture n’est pas rentable, ses pièges n’attrapent plus de gibier, il se parvient pas à s’admettre aux examens à l’école, ou il ne trouve pas de femmes sérieuses à épouser. Pour résoudre leurs problèmes respectifs, les sujets a, b et c vont tous avoir la même démarche, à savoir qu’ils vont aller consulter chacun un tradipraticien susceptible de leur expliquer ce qui ne va pas, le pourquoi de leur situation, et leur proposer un traitement adéquat. Car ils ont tous le sentiment d’être malades. Ce simple constat prouve à suffisance l’extraordinaire complexité que recouvre le terme de maladie (okwan) au sein de ce groupe ethnique. Une fois chez le nganga, nos trois sujets vont être considérés comme des minkokwan (malades) qui nécessitent donc un suivi médical. Il faut néanmoins préciser que les sujets a et b sont réellement conscients de la nature de leur maladie, alors que le sujet c ne le saura qu’après le diagnostic du nganga. La maladie 197 P. Alexandre et J. Binet, Le groupe dit pahouin (Fang-Boulou-Beti), Paris, Mongraphies Ethnologiques Africaines publiées sous le patronage de l’Institut International Africain, L’Harmattan, 2005, p. 120. 198 Ibid. 101 associée au sujet a est bien connue dans la nomenclature de la médecine occidentale ; quant au symptôme que présente le sujet b, il n’a pas d’équivalent dans la tradition occidentale. L’on sait que dans beaucoup de cultures, le cas du sujet c ne fait pas partie des préoccupations de la médecine en général. Pourtant, nous verrons plus loin lorsque nous le système explicatif des causes de la maladie chez les Fang, pourquoi il est normal de considérer ce cas comme un cas « pathologique » à l’intérieur de ce système. A partir de là, on doit pouvoir établir une classification de maladies chez les Fang. Ceux-ci distinguent en effet deux sortes de maladies : les maladies banales (zézé okwan) et les maladies spécifiques à la culture fang (akwan fan) que l’on traduit encore par okwan ya dza (la maladie du village). L’appartenance d’une maladie à l’une ou à l’autre catégorie dépend en dernier ressort de la manière de les contracter. Telle maladie peut être contractée par une force ou non. A partir de ces deux possibilités nous obtenons une classification qui repose sur l’opposition suivante : maladie provoquée (n’luman), et maladie non-provoquée (ka a’luman). Une telle classification mérite quelques remarques. Si une maladie n’est pas provoquée par l’action d’une tierce personne, alors elle est banale (zézé), autrement dit, alors elle est dite « naturelle ». Par contre si elle est le produit d’un agent « humain » ou « divin », alors elle n’est plus naturelle mais bien le produit de la volonté de l’homme ou d’entités non-visibles. Les maladies naturelles ou bénignes et les maladies surnaturelles, souvent graves, provoquées par des causes relevant des forces extra-naturelles. Ce n’est donc pas un hasard si dans la société fang, les maladies « provoquées » sont prises très au sérieux par la communauté et, notamment à travers la personne du ngengan qui a la charge de restaurer cet équilibre rompu. On le voit, la mission du ngengan n’est donc pas uniquement de soulager (âsen) la souffrance de son patient, mais surtout de retrouver la cause qui se cache derrière le symptôme afin de rétablir la personne dans le groupe et faire triompher les valeurs que la société défend. Par là nous voyons bien que la tâche du médecin Fang dépasse le cadre strictement médical (ceci est surtout vrai dans le cadre d’une maladie provoquée). Son rôle ressemble tantôt à celui d’un policier qui enquête sur un accident (qui est en réalité un meurtre déguisé), tantôt à celui d’un juge, susceptible de sanctionner un coupable désigné, sa sanction pouvant aller jusqu’à la peine de mort. L’intérêt philosophique de cette démarche est que « la médecine traditionnelle est au service de la 102 communauté »199étant entendu que, par-delà la guérison du sujet malade, c’est l’équilibre et le bon fonctionnement du groupe qui sont pour ainsi dire rétablis. En fait, comme il ya deux types de maladies, il y deux types de médecines chez les Fang : la médecine populaire (zézé byan) et la médecine fang (byan é fang) qui est pratiquée par les ngengan. On comprend ici que le ngengan prenne en charge la médecine fang et le reste de la population peut accéder à la médecine appelée « médecine populaire ». La médecine populaire ou « petite médecine » est une médecine accessible à tous les membres de la communauté sans exception d’âge ou de sexe. Elle est de loin la plus pratiquée. Elle est populaire par nature puisqu’elle peut théoriquement être pratiquée par tous (pourvu qu’on s’y intéresse). Elle s’oppose à la grande médecine qui n’est pratiquée que par les membres de la communauté qui sont détenteurs de ce qu’on appelle evu. Nous y reviendrons ultérieurement. 3. Conception de la maladie chez les Punu Attachons-nous maintenant à étudier la médecine traditionnelle chez les Punu. Comment la maladie est-elle perçue dans la société traditionnelle punu ? Quelles pratiques y sont-elles associées ? « En yipunu, le terme consacrée pour maladie est mùsongù (au pluriel misongù). Pour désigner le mal ou la douleur, trois mots sont utilisés : nzungù (au pluriel banzungù), bwaali (au pluriel mwaali), kênzù (au pluriel bakènzù). »200 On notera que chez les Punu, nous avons une triple conception de l’univers : le monde diurne, le monde nocturne et le monde des ancêtres. Le premier monde (nyangù « soleil »), lumière du soleil, du jour, est l’univers du quotidien. C’est le monde de la vie matérielle et naturelle où règne une transparence absolue entre les hommes, les animaux et les plantes. « C’est le monde de tout ce qui peut être expliqué, les maladies et les phénomènes naturelles. »201 Car tout le monde est en contact avec tous les êtres, tous les êtres communiquent avec les plantes. Rien n’est caché, tout est su, tout est vu, tout est entendu. Les choses rendent compte d’elles-mêmes puisqu’elles se dévoilent naturellement les unes aux autres. Quant au deuxième monde, mùkolù, il réfère à toutes les activités nocturnes, invisibles, cachées. C’est le moment des complots, des attaques, des combats, car les sorciers (balosi, mùlosi au singulier) ont la faculté de dédoubler la nuit pendant leur sommeil et mener ainsi 199 J.-M. Aubame, Les Béti du Gabon et d’ailleurs, Tome II. Croyances, us et coutumes (Coordonné par FidèlePierre Nze Nguema et Henry Panhuys, Postface du Professeur Fidèle-Pierre Nze Nguema, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 258. 200 J. T. Kwenzi-Mikala, « Perception de la maladie chez Bantu. Cas des Bapunu du Gabon », Palabres actuelles. Revue de la Fondation Raponda-Walker, N°2-Vol. A, op. cit., p. 243. 201 Ibid., p. 246. 103 d’autres activités. Ce moment révèle qu’il y a d’autres réalités qui échappent parfois aux hommes, qui se déroulent dans le monde nocturne. « Le monde nocturne est donc celui de la sorcellerie dikùndù (makùndù au pluriel), de la puissance au service du mal. »202 Enfin le monde des ancêtres bavùlù (mùvùlù au singulier) sont tous les parents décédés qui se trouvent dans l’au-delà. Ils sont considérés comme des modèles et sont censé avoir accédé à l’immortalité. Ils n’apparaissent aux vivants qu’en rêve, pour les prévenir de quelque danger, pour leur donner des conseils sur par exemple la manière de mener une partie de chasse ou de pêche. On convoque les ancêtres pour leur demander une bénédiction ou une aide quelconque ùsambil « prier les mânes des ancêtres ». Le culte des ancêtres, malùmbi, occupe une place importante dans la société punu. Comme le montre très bien KwenziMikala : « le culte des ancêtres malùmbi est censé établir le lien entre les hommes et Dieu, car il n’y a pas de rupture définitive entre le monde des vivants et celui des mondes. Les mânes des ancêtres sont garants de la vie des vivants. »203 Cela énoncé, la classification des maladies se fait en fonction des notions de monde diurne et monde nocturne. Mais plusieurs catégories de maladies sont liées à diverses sources. Comme chez les Fang, nous avons une classification binaire : les maladies naturelles et les maladies non-naturelles. Au sujet des premières, ce sont pour la plupart des maladies du monde diurne qui touchent tous les individus sans exception. Elles ont une origine naturelle, c’est-à-dire qu’elles sont liés aux effets de phénomènes naturels comme les intempéries (le rhume yiswasù ou la toux yokotsùlù, au pluriel bikotsùlù). Ces maladies sont en général bénignes. Elles sont appelées maladies de Dieu. Elles ne résistent pas au traitement, car la transparence de leur origine correspond à la transparence de leurs remèdes et à la facilité de leur traitement. Quant aux maladies non-naturelles, elles seraient dues à la transgression d’un interdit. En effet, il existerait des maladies provoquées par la violation d’un interdit ùsùmùn yingitsi (au pluriel bingitsi). L’équilibre de l’ordre cosmique et social requiert le respect de toutes les règles qui régissent la vie en communauté. Lorsque ces prescriptions, qui concernent les rapports entre les hommes et leur environnement, entre les vivants et les mânes des ancêtres, entre les hommes et les esprits surnaturels, ne sont pas respectées, cette transgression fait encourir des sanctions aux contrevenants. Ces répercussions peuvent être des maladies qui se manifestent comme les maladies naturelles, mais elles ne répondent pas au traitement habituel. C’est à ce moment que la procédure de consultation et le diagnostic changent. On 202 203 Ibid. Ibid. 104 cherche alors les causes mystiques, c’est-à-dire cachées et inaccessibles au commun des mortels. Les interdits qui découlent de ces règles sont d’abord claniques et concernent surtout l’alimentation et la sexualité. Concernant l’alimentation, un aliment chez les Punu devient tabou de deux manières : soit après avoir entraîné la mort d’un proche dans le passé récent ou lointain ; soit parce qu’il rappelle le foyer d’origine du clan (yibândù, au pluriel bibândù). Il faut également ajouter que les membres ne doivent jamais manger, tuer ni manger un animal totémique. Il s’agit d’un animal affilié, c’est-à-dire rattaché à un clan, dans la conscience collective. Chaque clan en a au moins un. L’histoire de cette affiliation fait référence à l’environnement écologique originel. Et les légendes prêtent à l’animal totémique des actions bienfaitrices et salvatrices au profit des ancêtres du clan concerné. Concernant les maladies dues aux mauvais esprits, ce sont des maladies qui ont des manifestations spécifiques et qui ne peuvent avoir d’autres causes que mystiques. Elles se répartissent en deux catégories : dans la première catégorie, entrent des maladies dues à l’acte d’ensorcellement. Dans la seconde, on peut citer l’empoisonnement et la « détonation ». L’acte d’ensorcellement est subordonné au phénomène du dédoublement (sortir en vampire). Ce dédoublement, qui est une sorte de transmutation, est rendu possible par l’utilisation du dikùndù, le ligament falciforme qui divise le foie en deux lobes, et qui est particulièrement gros à sa base chez le sorcier. C’est cette base qui est appelée dikùndù et qui est à l’origine de la puissance du sorcier. Celui-ci quitte pendant son sommeil le corps physique pour emprunter une enveloppe qui lui permet de transcender les contingences matérielles comme le temps et l’espace. La détonation kùmbùl (la victime est supposée avoir été fusillée mystiquement) est jetée par un sorcier pour paralyser la partie du corps touchée. L’intervention d’un tradithérapeute est dès lors indispensable pour soigner la victime. Le sorcier peut également lancer un mauvais sort. Ce mauvais sort peut être une malédiction qui empêche la victime d’avoir du travail ou de trouver un (e) conjoint (e). Dans ce cas, il faut aller voir un tradipraticien pour guérir cette situation. Enfin, il y a l’empoisonnement. Une personne jalouse d’une autre ou celle avec qui l’on a des conflits peut tenter de nous tuer avec du poison. Comment ce poison est-il administré ? Il l’est de différentes façons : soit par voie buccale, soit par piqûre au moyen d’épines. La pratique la plus courante est l’empoisonnement par voie buccale. Ainsi, l’empoisonneur dépose à l’insu de la victime, du poison dans la nourriture ou dans la boisson qui lui est destinée. L’empoisonneur et la victime consomment tous les deux le même plat ou la même boisson toxique, le meurtrier ayant pris le soin, au préalable, d’absorber le contre poison. Si l’on n’est pas protégé contre 105 l’empoisonnement, on tombe malade et l’on risque d’en mourir, à moins de recourir à un grand guérisseur. Pour toutes ces maladies, la prévention se fait par une protection du corps (cacher le corps, le fermer, le rendre inaccessible aux sorciers, aux mauvais esprits vivants invisibles. Cette protection se présente sous la forme de talismans que l’on porte sur soi en permanence et qui sont constitués d’ingrédients de nature végétale, animale ou minérale. Leur élaboration est secrète. Qu’en est-il lorsqu’un individu, qui n’est pas protégé, tombe malade ? Dans la communauté Punu, « le chemin de la restauration de la santé passe par une démarche thérapeutique qui peut référer à la médecine occidentale et/ou à la médecine africaine ou traditionnelle. Si cette dernière est choisie, l’itinéraire thérapeutique se fera en deux étapes : le recours à la médecine populaire et la consultation d’un tradipraticien. »204 4. Multiplicité et efficacité Ainsi donc, les groupes ethniques ont leurs propres compétences, savoirs et pratiques qu’ils ont construits collectivement au fil des ans. Ceux-ci n’étant pas figés, les intervenants devaient les prendre en considération et les adapter aux nouvelles valeurs, manières et méthodes qu’ils veulent introduire. En effet, les comportements sont forgés par la dynamique des valeurs qui ébranlent les cultures traditionnelles tenaces confrontées à de nouvelles logiques cherchant à véhiculer des nouveaux modèles de soins, de nouvelles façons d’être et d’agir. La multiplicité des médecines à l’intérieur d’un même territoire est enrichissante pour la construction de modèles thérapeutiques qui satisfassent les populations. Il ne s’agit pas de confronter les pratiques en vigueur d’ici et d’ailleurs, d’un groupe ethnique à un autre, en indiquant que celles-ci seraient meilleures à celles-là. Bien au contraire, il s’agit de mettre au jour, chaque fois, à quel niveau se joue les enjeux éthiques de la démarche thérapeutiques de la médecine traditionnelle. Reconnaître sa multiplicité et la multiplicité de son efficacité, faire en sorte que ces « pratiques » thérapeutiques si importantes les unes que les autres soient conservées et reconnues à leur juste valeur. Admettre que la relation thérapeutique qui conjoint le malade et le nganga soit au cœur de plusieurs univers, de plusieurs espaces qui communiquent et participent, soit à la fragilité de la santé des individus, soit à la restauration de celle-ci. Comprendre que les phénomènes culturels doivent être pris en compte, étant entendu que l’homme africain se définit d’abord par sa culture de base, et son existence tient d’un bout à 204 Ibid., p. 251. 106 l’autre à cette culture de base. Raison pour laquelle ces médecines traditionnelles ne véhiculent pas l’idée d’une tradition, mais des traditions plurielles qui s’enchaînent et se complètent, pour l’intérêt de l’homme africain, et aujourd’hui, de l’humanité tout entière, car l’efficacité des pratiques thérapeutiques traditionnelles s’exportent par-delà l’Afrique noire, s’applique même aux non-Africains, notamment aux Occidentaux. A condition de rentrer dans le système de cette médecine et d’en attendre les résultats, si tant est que notre santé présente quelque déficit. 107 IV. LE MILIEU DE LA MEDECINE TRADITIONNELLE : LA FORET « Même si l’on considère que le mode de vie et de pensée fondé sur le sacré n’est qu’un stade dépassable et parfois dépassé de l’histoire de l’humanité, l’anthropologue soucieux d’éviter une vision ethnocentrique occidentale ne peut nier, dans les sociétés traditionnelles, l’omniprésence du sacré, 205 même plus, son pouvoir créateur de la culture. » Comment comprendre ce qui distingue la médecine traditionnelle de la médecine moderne ? Le lieu de leur exercice peut nous aider à comprendre leurs différences de fond. La première exerce dans la forêt tandis que la seconde accueille à l’hôpital. Voilà bien deux milieux totalement distincts l’un de l’autre, étant donné que la forêt réfère à l’environnement naturel, l’espace extérieur par excellence, tandis que l’hôpital consacre la modernité de par sa structure architecturale par quoi il faut admettre qu’il y a là une certaine maîtrise de la nature par des outils techniques conçus par l’homme. La forêt désigne l’espace ouvert, tandis que l’hôpital définit l’espace clos. La forêt renvoie au retrait, le nganga se retire du village où vivent les hommes pour administrer les soins appropriés au malade, de l’autre côté l’hôpital se situe dans la ville et côtoie de la sorte les populations qui ne la regardent pas forcément comme un lieu sacré, même si, une fois qu’elles y pénètrent, sont frappées par l’odeur des médicaments, de l’alcool, de l’uniforme (blouses blanches ou vertes), du personnel médical et l’ensemble de l’appareillage qui l’accompagne. Le clos participe de cette ambiance odorique et de cet appareillage sophistiqué par quoi l’hôpital est reconnu même par des enfants. L’espace de la forêt symbolise la nature qui est au cœur de la thérapeutique dans la médecine traditionnelle, tandis que l’hôpital est la maison où l’on soigne, où l’on administre les soins aux nécessiteux. La forêt est donc le milieu par excellence où le nganga exerce la plupart du temps son activité. Il faut souligner que le nganga a à la fois un sens écologique et clinique, car chez lui les deux se tiennent. Dans la conception traditionnelle gabonaise, le milieu fait l’homme. Tout autorise à penser que l’originalité de l’homme Noir et les particularités de sa pathologie tiennent à son environnement particulier. C’est la raison pour laquelle son rapport à la nature 205 J.-J. Wunenburger, Le sacré, Paris, Puf, Coll. « Que sais-je ? », 1996, p. 44. 108 est écologique, il la préserve, la respecte et reste toujours à son écoute, attentif à ses mouvements, réceptif à ses manifestations. L’espace environnemental africain présente trois dimensions dont la forêt, les deux premières étant la savane et la montagne. La forêt recouvre en effet la presque totalité du pays. La grande forêt, aux arbres géants, aux grands troncs droits et moussus montant vers une lointaine voûte de feuillage, règne dans toutes les régions où l’humidité reste en permanence élevée, c’est-à-dire dans les régions dites de climat équatorial. A Libreville, la moyenne annuelle est de 83 p.100 d’humidité relative, la valeur la plus basse étant de 80 p. 100, la plus forte de 86 p. 100. Bien sûr, l’environnement est également source de maladies, par conséquent obstacle à la santé des populations. C’est ainsi que dans ces régions de savane, il ne faut ni trop ni pas assez. Quand l’humanité augmente, ces vallées souriantes sont des milieux répulsifs pour l’homme. Les forêts-galeries, ombragées et reposantes, sont redoutables par les glossines et les simulies qu’elles abritent et qui propagent maladie du sommeil et onchocercose. On sait également que, en général, la grande forêt semble un milieu hostile à l’homme. L’atmosphère est moite et étouffante. La vie est difficile, soit à cause de la de la densité inextricable des sous-bois et des lianes, soit à cause du relief mamelonné qui oblige à d’incessantes montées et descentes, souvent au travers d’innombrables bas-fonds, humides et sombres, difficiles à franchir, soit enfin à cause des menaces endémiques. La question à laquelle nous voulons apporter une réponse est celle de savoir, en quoi l’espace de la forêt est-il utile dans le processus thérapeutique de la médecine traditionnelle ? Sur quoi repose finalement la dimension symbolique de la forêt ? 1. La forêt : un espace symbolique Pour situer la réflexion, il faut souligner l’importance du symbolisme dans le contexte socio-culturel où vivent les populations africaines. Si l’on examine les formes d’expression de l’homme africain, dans les multiples ethnies de la savane et de la forêt, chez les pasteurs comme chez les agriculteurs, on est placé par la place considérable du symbole dans la vie quotidienne. Techniquement démunie, l’Afrique noire apparaît incontestablement plus riche en signes et symboles qu’en outils matériels. C’est peut-être sa façon à elle de contribuer à l’enrichissement de l’humanité. La technique, on le sait, ne résout pas tout. Dans un univers où tout est langage, on devine la fonction des signes dans toute pratique socio-religieuse. En un sens, la civilisation est une civilisation du symbole. Dans la mesure où le rapport de l’homme à l’homme, de l’homme à la nature, passe par l’invisible qui constitue le lieu 109 symbolique où toute réalité peut référer à un sens, le vrai réel est invisible et le visible n’est qu’apparence : tout est symbole. L’Africain vit en effet dans une « forêt de symboles », mode privilégié de sa relation à l’univers. On sait que le recours systématique au symbole est un trait dominant dans les sociétés sans écritures. Mais un symbole n’est accessible qu’à ceux « du dedans » : c’est par les symboles que se précisent les frontières d’une communauté. Face aux symboles, les hommes se divisent, pleins de sens pour les uns, ils demeurent indéchiffrables pour d’autres. Ainsi le capital symbolique de chaque société se révèle dans les comportements marqués de son empreinte, permettant de distinguer ceux du dehors de ceux du dedans. Il est vrai, en effet, qu’ « un même objet peut présenter des fonctions différentes. »206 Ainsi donc la façon dont l’Africain impose un visage déterminé de son corps, son code gestuel, est la marque d’une culture ; il y a là une sorte de langage commun à tous les membres du groupe. Aussi, priver l’Africain de ses symboles fondamentaux, c’est à la fois lui faire perdre conscience de soi et l’arracher à la réalité qui l’intègre dans un système où, par la médiation des symboles, il s’efforce de dépasser la contradiction de la vie et de la mort. Ici, la forêt se distingue de la brousse : la première englobe la seconde. La forêt est un espace qui comprend des sous-ensembles, et la brousse constitue un sous-ensemble qui appartient aux activités de la chasse, de la cueillette, de la pêche ou de tout autre activité vivrière. Dans la brousse, il n’y a pas d’interdit à proprement parler, puisque femmes et enfants sont autorisés à s’y tenir. C’est que la brousse n’a rien de rituel ni de sacré, elle est un lieu profane, elle est la partie la moins profonde de la forêt ; la brousse correspond, dans le récit de l’evu, à « la partie située du côté droit du village »207 qui n’a pas d’interdits (biki en fang) et à la quotidienneté. Et d’ailleurs, aller en brousse, chez les femmes, veut dire « ake minyeng », « ake ensom », « ake melok » pour indiquer qu’on va aux champs, à la chasse, ou à la cueillette. Quant à la forêt (afane), elle représente le milieu le plus riche, le plus profond et le plus dense qui soit, c’est le monde des esprits. Il faut donc l’aide des esprits pour pouvoir l’exploiter, car elle oblige l’homme à pactiser avec elle. C’est un milieu dangereux en raison de sa sacralité ; c’est l’espace masculin et rituel par excellence. C’est pourquoi, selon Paulin Nguéma-Obam, « il était interdit d’aller dans la forêt située du côté gauche du village »208, car c’est précisément là qu’evu (le génie maléfique) vit, et c’est là également qu’il est interdit aux femmes de pénétrer si elles ne sont pas initiées. 206 J.-G. Bidima, L’art négro-africain, Paris, Puf, Coll. « Que sais-je ? », 1997, p. 41. P. Nguéma-Obam, Mythes et légendes fang, Paris, L’Harmattan, Coll. « Terrain, récits & dictions », 2009, p. 83. 208 Ibid. 207 110 2. La forêt entre sacré et profane Trois facteurs mettent en évidence la symbolique de la forêt dans le processus thérapeutique : l’espace lui-même, les génies, les plantes et les animaux. En effet, l’espace de la forêt, dans l’imaginaire du Gabonais, constitue déjà à lui, tout seul, un lieu à l’intérieur duquel on peut délimiter un espace dit « sacré » et un autre dit « profane ». Cela veut dire que pour l’homme Gabonais, la forêt n’est pas un lieu totalement homogène : elle présente des domaines réservé aux seuls initiés, parce que ceux-ci concentrent précisément des pouvoirs souvent utiles pour le traitement de certaines pathologies. Il faut être nganga, pour le savoir, et pour y accéder. Ses comportements, lorsqu’il pénètre la forêt profonde, ne produisent pas seulement la manipulation des objets selon leurs propriétés objectives, mais selon leurs valeurs symboliques. Tout geste qu’il effectue en forêt, n’est pas anodin. Le nganga a du champ symbolique de la forêt la conscience la plus aigüe. Comme le montre à juste titre J.-J. Wunenburger : « en accomplissant donc des actes symboliques, l’homme se met en relation avec le cosmos et avec l’histoire, dans lesquels il puise des motivations pour s’arracher à ses seules actions vitales et conduites adaptives. »209 Pour le nganga, l’expérience religieuse se joue au sein d’un espace dit sacré, en cela qu’ « il présente des ruptures, des cassures : il y a des portions d’espace qualitativement différentes des autres. »210 En effet, l’espace sacré a une valeur thérapeutique pour le nganga : rien ne peut commencer, se faire, sans consignes ni orientation préalables, et toute orientation implique l’acquisition d’un point fixe. Il y a deux espaces où la rencontre thérapeutique du nganga et du malade a lieu : la forêt et le temple. A l’opposé du temple, la forêt présente des symboles à l’état vierge, mais tout y est présent. Les mares reflétant les rayons de lune correspondent aux piscines rituelles, la rivière y est la matrice maternelle, les arbres y sont les piliers du monde. « Le temple est réservé au culte communautaire, la forêt accueille les dévotions individuelles »211. Chaque communauté choisit, par ailleurs, dans la forêt quelques lieux privilégiés réservés à certains rites. Le ndembe, arbre rouge au tronc lisse, signifie « le chemin de croix », la route du ciel. Comme on « monte » à ndembe, on monte aussi à ndjobe. Selon une coutume initiatique fang, le futur nganga est emmené dans un coin de forêt, où il doit grimper sur une branche posée horizontalement sur deux fourches et garnie de plantes épineuses. Il doit y réciter le texte du kongo (texte ésotérique de l’initiation). Le nganga 209 J.-J. Wunenburger, Le sacré, op. cit., p. 21-22. M. Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, Coll. « folio essais », 1965, p. 25. 211 R. Bureau, Bokayé ! Essai sur le Bwiti Fang du Gabon, Paris, L’Harmattan, Coll. « Connaissance des hommes », 1996, p. 76. 210 111 monte également à ndjobe pour y décrocher l’elombe, l’habit de Dieu, insigne de sa charge. Comme on le voit, les rites et consécrations individuels commencent hors du village. Les réprobations se font à l’extérieur du territoire investi par le groupe ; au cours des épreuves, le futur initié et le futur nganga sont nus : ils revêtiront leur costume seulement dans le temple. C’est dire ici que la forêt est le lieu de l’initiation par excellence, antérieur au temple, antérieur à la rencontre du Nima (futur initié) et du nganga, antérieur à la rencontre thérapeutique. Non seulement il symbolise l’acte thérapeutique dans son efficace, mais également son enjeu réside dans la possibilité, hors du village, à l’abri de tout regard indiscret, d’initier une démarche thérapeutique particulièrement spéciale en cela qu’elle a lieu à ciel découvert. La forêt désigne le lieu du caché où les esprits de la forêt communiquent directement avec le nganga guérisseur, afin d’obtenir des précisions et des recommandations à propos, soit de l’initiation du candidat, soit de la guérison d’un malade. La forêt contient à ce titre tous les mystères susceptibles de guider le tradipraticien dans l’exercice de sa tâche. Raison pour laquelle ce dernier ne supporte pas que la forêt fasse l’objet d’une déforestation à outrance, car, en dehors des équilibres liés à l’écosystème qu’il convient de préserver, il y a la dimension de l’invisible qui est à préserver. « La forêt est sacrée parce qu’elle est reconnue comme telle et que l’on pense qu’en elle, il y a de la présence. »212 3. La forêt comme lieu d’approvisionnement de plantes thérapeutiques Et si on s’arrêtait à ce que la forêt gabonaise produit de spécifique, à savoir des plantes dites « médicinales et magiques ». La forêt concentre la végétation, bois et herbes qui sont autant d’objets qu’utilise le nganga pour soigner ses malades. Elle est un réservoir où il puise sans cesse ses moyens thérapeutiques, animaux et végétaux. Près de 120 échantillons ont été recueilli de l’enquête ethnobotanique réalisée l’Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT) en juillet 1982, constituent le premier droguier établi au Gabon. En effet, les forêts gabonaises comme toutes celles de zones tropicales renferment une grande proportion de plantes médicinales reconnues dans le monde. L’Organisation Mondiale de la Santé (O.M.S.) a entrepris depuis mai 1978, l’étude des plantes médicinales, qui a conduit à l’identification dans un premier temps de 20000 espèces médicinales, et à des recherches plus détaillées sur une liste ramenée à 200 espèces. Nombre de ces plantes sont originaires des forêts tropicales, et leur emploi actuel se fonde actuellement sur la médecine traditionnelle qui 212 S-P. E. Mvone Ndong, La nature entre rationalité et spiritualité, Paris, L’Harmattan, Coll. « Etudes africaines », 2008, p. 25. 112 joue un rôle majeur dans le maintien de la santé et du bien-être tant des animaux que des hommes des pays en développement. Ceci dit, les Gabonais font une distinction très nette entre le monde visible et le monde invisible, ils en font de même entre les plantes médicinales et les plantes « magiques ». Une propriété médicinale ou toxique est très fréquemment associée à des propriétés « magiques » ou à des pratiques rituelles : la notion « d’utilité », en matière de plantes, n’est pas celle des Européens ». D’où la notion de symbole qui lui est consécutive. Les plantes médicinales soignent, les plantes magiques protègent. La forêt est également le lieu par excellence où le nganga s’approvisionne en matière de plantes médicinales pour l’efficacité de l’acte thérapeutique. Parmi les très nombreuses plantes utilisées dans les pratiques rituelles gabonaises au cours des thérapeutiques, signalons d’abord l’iboga, la plante sacrée des Gabonais, la plante d’initiation par excellence. « C’est un petit arbuste de la famille des Apocynacées (Tabernathe iboga Baillon), découvert vers 1860, par l’explorateur Griffon du Bellay, au Cap-Lopez ; il porte des petites fleurs blanches et des fruits jaunes d’or acuminés, ressemblant un peu à de minuscules cabosses de cacao. »213 La découverte des propriétés de cette plante serait due aux phacochères : les Gabonais auraient, en effet, remarqué que ces animaux, après avoir grignoté l’écorce de l’iboga, étaient dans un état de violente excitation. Ainsi donc l’absorption des râpures d’écorce de cette ou du bois de la racine, détermine, à partir d’une certaine dose une sorte d’ébriété, d’hébétude, de torpeur dans les facultés intellectuelles. A doses massives, l’iboga fait perdre la raison, provoque des hallucinations, surtout si l’on fume en même temps, du chanvre indien, ou haschich, ou si l’on s’enivre avec du vin de palme dans lequel on a trempé de l’écorce d’owalé, ou d’autres substances analogues. Raponda-Walker rapporte que certains arbres de la forêt gabonaise, comme l’olumi, font impression sur l’imagination. L’olumi est surnommé par les Mpongwè, « l’incomparable », celui qui n’a pas son pareil, le roi des arbres ; les Eshira le surnomment « l’arbre pareil à l’arc-en-ciel », non pas à cause de sa couleur voyante mais parce que cet arbre, de même que l’arc-en-ciel (mbumba), est regardé par les Gabonais, comme un talisman pour arriver aux honneurs ou acquérir des richesses. Un dicton bakélé fait dire que l’olumi et l’ogeminya sont frères jumeaux ; ils ont, en effet, tous deux, une écorce rouge et sont regardés comme des arbres d’initiés. Par ailleurs, l’olumi est particulièrement l’arbre sacré qui donne aux initiés du Bwiti, la faculté de découvrir les choses cachées et de prédire l’avenir. C’est le plus souvent aux pieds d’un de ces géants de la forêt qu’ils se réunissent. A certains jours ils 213 A. Raponda-Walker et R. Sillans, Rites et croyances des peuples du Gabon, op. cit., p. 46. 113 attachent des corbeilles ou des ficelles à ses branches ou bien ils des sagaies dans son tronc à une hauteur de vingt à tente mètres. Ainsi, à l’occasion de certains rites de passage, les Gabonais font usage de préparations rituelles, alimentaires, ou non, cuites ou crues, dans lesquelles on relève toujours la présence de plantes. Voici comment procèdent certains nganga. « Pour faire des offrandes aux génies ou aux mânes des ancêtres, on fait usage de l’isèmu, mélange rituel d’aromates, ou substances végétales, à odeur suave dans lequel on fait entrer des brisures d’écorce de Croton oligandrum, de Copal, des graines de « poivre de Guinée », de « muscadier de Calabash », des racines ou rhizomes de Cypersus, de Dorstenia et de Rinorea. »214 En dehors des plantes médicinales, la faune aussi devrait être considérée car de nombreux animaux sont utilisés à des fins thérapeutiques. En effet, si les plantes de la forêt gabonaise constituent un élément indispensable à la vie du sylvatique, elles sont aussi des accessoires indispensables des rites. « Depuis les costumes rituels, pour les danses et autres cérémonies, jusqu’aux boîtes à Byéri destinées à contenir les crânes et tibias des grands ancêtres, en passant par les breuvages d’initiation, certains fards rituels, les instruments de musique, statuettes rituelles, sans parler, évidemment, des temples, tout n’est que bois, fibres, écorces, racines, feuilles, poudres végétales et sucs divers. »215 Il faut dire qu’il n’est pas rare de voir certaines plantes constituer de véritables panacées : chaque partie du végétal, chaque produit, et même sous-produit, trouve son emploi dans les besoins de chaque jour. Cela dit, si le nganga dispose d’un arsenal de plantes, il possède aussi une grande connaissance des propriétés pharmacodynamiques des végétaux. « Nous avons connu, affirme Raponda- Walker, tant en Oubangui qu’au Gabon, des vieux nganga à qui aucune plante médicinale n’était étrangère. Leurs connaissances s’étendaient jusqu’aux insectes, aux roches etc…, en un mot à tous es domaines botanique, zoologique et minéralogique. Pour eux, tout avait un nom et ils ne faisaient que très rarement erreur ! »216 Ces connaissances sont réservées aux initiés, maîtres nganga, pour l’intérêt thérapeutique des populations. Certaines formules végétales (médicinales et toxiques) très actives, constituent des secrets aussi inviolables que ceux des rites secrets : elles sont détenues par des nganga qui se les transmettent de père en fils. Il faudrait être particulièrement bien connu de ces guérisseurs pour qu’ils consentent à livrer tout, ou une partie, du secret de ces savants mélanges dans lesquels entrent, parfois, plus d’une dizaine de poudres de plantes dont 214 Ibid., p. 52. Ibid., p. 39. 216 Ibid., p. 40. 215 114 le pollen de certaines d’entre elles. Une personne initiée à la connaissance des pantes, par exemple, et qui détient de ce fait, maints secrets, hésitera toujours à divulguer ceux-ci à des profanes, car il lui paraîtra impossible que des non-initiés puissent en tirer partie. Cela se conçoit aisément quand on sait que la connaissance des plantes n’implique pas seulement la connaissance de leurs propriétés pharmacodynamiques « mais aussi celle de toutes les forces qui relient les végétaux à l’Homme, aux animaux, minéraux, astres etc…, en un mot de tous les principes spirituels et matériels qui unissent les êtres et les choses aux forces cosmiques. »217 Raponda-Walker témoigne qu’il existe également quelques plantes, « pour le Noir », que l’Européen ne doit pas connaître et dont il ne doit et ne peut, en aucun cas, bénéficier. « C’est ainsi, dit-il, que nous avons pu connaître l’existence de quelques plantes dont seules les propriétés nous avaient été révélées. Nous avons maintenant la certitude que ces plantes existent et qu’elles ont bien les propriétés dont les Noirs font usage. »218 Il existe aussi, quelques plantes qui ont la propriété d’interrompre la faculté de procréation chez les femmes pendant des temps donnés – le temps que l’on veut – après quoi la femme est à nouveau féconde sans risque aucun de dommage, ni pour elle, ni pour les enfants qu’elle est susceptible d’avoir par la suite. C’est ainsi que Roger Sillans a été personnellement témoin au Gabon d’un cas de morsure par une vipère cornue, survenue chez un manœuvre lors d’un débroussement. On se hâta d’aller chercher une poudre vert-grisâtre, absolument non identifiable, que l’on fit avaler à la victime déjà à demi-inconsciente. Le patient faisait des efforts désespérés pour lutter contre l’action du venin et pouvait à peine avaler. Une main vigoureuse lui maintenait, devant la bouche, cette poudre, difficilement ingérable, jusqu’à ce qu’elle fut, malgré tout, absorbée. Qu’advint-il ? Une heure après, la victime était debout, entrain de débrousser, comme si de rien n’était, mais jamais il ne fut possible d’obtenir la moindre parcelle de la poudre utilisée. 217 218 Ibid., p. 43. Ibid. 115 V. CROYANCES ETIOLOGIQUES : L’EXEMPLE DU MYTHE DE L’EVU La question de la thérapeutique dans la médecine traditionnelle gabonaise s’accommode à de nombreuses croyances. Chacune d’elles se distingue selon les groupes ethniques, les régions et la manière dont chacun rend compte de l’explication des causes du mal et des moyens de son éradication. Toutes les maladies ont une source explicative à partir des mythes, des sagesses et des croyances qui organisent non seulement l’imaginaire de l’homme gabonais en général, mais également son rapport au monde, à la vie et surtout aux Ancêtres. En effet, ce qui donne aux croyances étiologiques toute leur densité philosophique c’est cela qu’elles se fondent sur des croyances ancestrales, ce qui, on le sait, est le propre de la plupart des rites culturels gabonais. Et ce qui fait leur originalité éthique, c’est le lien étroit qu’il y a entre l’acte thérapeutique et la convocation des ancêtres, la relation que les malades et le nganga établissent avec eux en vue de la guérison. Le nganga qui est un acteur principal dans la médecine traditionnelle fonde son activité thérapeutique sur la croyance du groupe ethnique auquel il appartient. En cela, il est un médiateur de la distance qui sépare les humains des ancêtres ou des esprits de la forêt ; il est de même un agent conciliateur, un opérateur de l’équilibre humain que la maladie vient le plus souvent fragiliser, car c’est lui désormais qui permet de restaurer le corps et l’esprit du malade à travers l’opération thérapeutique qui tient pour acquis les croyances traditionnelles. On doit d’ailleurs dire que les croyances étiologiques permettent de s’intéresser à la complexité des relations entre la santé et les cultures, en la situant par rapport à diverses visions culturelles et religieuses du monde, de l’homme. Et pour aller dans le même ordre d’idée, nous ajouterons que ces croyances étiologiques sont au cœur de questions métaphysiques et éthiques soulevées. Comme le montre parfaitement Bernard Ugeux, au sein des cultures et des sociétés traditionnelles africaines, ces interrogations ont débouché sur la création de mythes, de type étiologique. Ils servent de matrices à des rituels, en référence à un langage symbolique en rapport avec la vie, la santé, la mort… Les mythes vont par exemple expliquer pourquoi l’homme a perdu la relation paradisiaque qu’il entretenait avec Dieu aux origines. Et au Gabon comme partout en Afrique, il existe de nombreux mythes qui expliquent l’éloignement de Dieu et l’apparition de la guerre, de la maladie ou de la mort à la suite d’une transgression. Ils proviennent d’époques où des cultures n’étaient pas encore en contact avec le christianisme ou l’Islam, malgré leur 116 ressemblance avec le mythe adamique. La responsabilité de Dieu y est évoquée, ainsi que son éloignement, une faute humaine également, soit personnelle, soit à l’origine de l’humanité, dans le contexte d’une réflexion cosmogonique ou cosmologique. L’intérêt éthique, pour nous, de ces mythes des origines est bien souvent qu’ils développent le thème de la maladie, son processus d’introduction au sein de la communauté humaine, et, parfois, les moyens de son traitement, de sa guérison pour ainsi dire. « Ces questionnements débouchent parfois sur des pratiques thérapeutiques dans un sens large. Bref, la philosophie, la théologie, l’anthropologie, sont concernées… »219 1. Le concept de santé L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a défini la santé (en 1946) comme : « Un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie, ou d’infirmité ». On a beaucoup disserté sur l’idée de « bien-être complet » qui paraît utopique et sans rapport avec l’expérience de la plupart des individus. Cette définition est perçue comme globale, inaccessible, statique (un état). Elle risque d’encourager l’existence d’un « droit à la santé ». On perçoit qu’une telle définition contient de subjectif. Néanmoins, il faut admettre que la définition de l’OMS reconnaît que le concept de santé déborde l’aspect physique pour s’ouvrir non seulement au psychologique ou au mental, mais aussi au social. Il existe donc bien un lien entre les relations interpersonnelles et la santé. La définition serait encore plus complète si elle allait jusqu’à la reconnaissance de la dimension spirituelle et culturelle. C’est faire montre de globalisation que d’intégrer d’autres réalités relevant de la culture et des croyances traditionnelles comme faisant partie de la condition thérapeutique. Car il n’y a pas « une » thérapeutique en fonction d’un lieu ou d’une conception, fût-elle scientifique, mais « des » pratiques thérapeutiques qui œuvrent toutes au bien-être de l’homme. « Or, bien souvent, ce qui s’affirme comme « mondial » reflète généralement une certaine vision occidentale et laïque de la réalité. »220 S’il est vrai que tout système thérapeutique est sous-tendu par une vision de l’homme, du cosmos et du « transcendant », il important de se demander quels rapports une médecine entretient avec un ou des systèmes culturels. Quand on dit par exemple que la maladie est définie par un groupe social en référence à des représentations culturelles et religieuses, on affirme qu’elle n’est pas une perception purement subjective d’un état physique et qu’elle ne 219 220 B. Ugeux, op. cit., p. 51. Ibid., p. 63. 117 se limite pas à une pathologie individuelle. En effet, les comportements du groupe sont très différents selon l’étiologie empruntée. Il existe partout des critères culturels qui définissent quand une personne est malade. La classe sociale intervient également ainsi que la profession ; il existe des pathologies d’origine professionnelle. Les critères de morbidité sont d’autant plus complexes qu’on rencontre généralement plusieurs représentations de la santé dans une même société comme on l’a vu précédemment, et que des cultures diverses peuvent partager un ou plusieurs systèmes de soin. Les diagnostics et les thérapies varient considérablement d’une société ou d’un milieu à l’autre. Chaque modèle de système de santé fournit une définition de la santé et de la maladie, une étiologie (étude des causes), un choix de thérapeutes et des thérapies et des critères de guérison. Ainsi donc, pour comprendre l’importance de l’influence de la culture sur la santé, il est bon d’en proposer une définition. 2. De l’evu à la compréhension de la situation thérapeutique Nous allons ici étudier ces croyances étiologiques à partir de l’evu. Pourquoi exemplifier sur l’evu ? Parce que l’unité culturelle du groupe fang est telle que, de la Guinée équatoriale au Cameroun, y compris au Gabon, nous rencontrons le même phénomène, la réalité étiologique, la même complexité relative au couple maladie/guérison. On les appelle Fang au Gabon et en Guinée-Equatoriale, Béti au Cameroun, ici et ailleurs il s’agit d’un même groupe ethnique que le destin a fini par disséminer à travers l’Afrique centrale. La question de l’evu est centrale dans le système culturel fang et dans le chapitre thérapeutique qui concerne les soins des personnes dont la vie ne semble pas conforme à la norme établie. Car ici « tout ce qui trouble, c’est-à-dire tout ce qui atteint ou compromet le bon ordre, la santé, la paix, l’équilibre social, la prospérité, est imputée à l’intervention négative d’un agent du monde invisible. »221 Justement, l’evu rend compte de la combinaison de tous ces éléments, étant donné que les croyances étiologiques qui le sous-tendent passent par le fait que la maladie ou le déséquilibre de sujet sont déjà le signe que son ou ses auteurs sont affaiblis et compromis par l’attaque d’une force invisible étrangère. Laquelle, intervenant dans une société segmentaire où la compétition est à la fois si intense et si refoulée, est identifiée à l’evu, c’est-à-dire au pouvoir de sorcellerie maléfique secret dont tout être humain peut être, à l’insu de tous, le détenteur. Tout mal peut être en définitive considéré comme l’émergence ici-bas d’une intention humaine malveillante qui a pris corps dans le monde 221 Ph. Laburthe-Tolra, Initiations et sociétés secrètes au Cameroun. Essai sur la religion beti, Paris, Karthala, 1985, p. 59. 118 invisible. La préoccupation pratique quotidienne va donc être de dépister et de repousser ce genre d’attaque, cause de tous les maux. L’intérêt philosophique de l’analyse de l’evu, est qu’il est l’un des principes explicatifs des maux qui minent l’homme et la société. En ce sens tous les grands rituels traditionnels, tels que nous pouvons les percevoir depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours, comportent au moins un élément marqué dont le rôle est d’assurer une protection contre l’evu, et ce but en est parfois la clé. « Au Gabon, la médecine traditionnelle repose essentiellement sur la croyance en un être mystérieux aux pouvoirs extraordinaires : evu. »222 3. Qu’est-ce que l’evu ? S’agissant d’une notion vivante, il nous sera difficile de distinguer avec rigueur ici, au contraire de ce que nous avons tenté de faire pour les croyances caduques, ce qui était propre au passé et ce qui résulte d’une évolution moderne. Plus qu’ailleurs, la rétrospective sera délicate. S’agissant de l’evu, il faut dire que son étude, sous forme de mythe, a souvent attiré l’attention de nombreux chercheurs comme Paulin Nguéma-Obam ou Bonaventure MvéOndo (au Gabon) pour analyser la condition humaine et donner sa compréhension originale. Le récit est donc souvent envisagé sous cet angle précis. Le dernier insistera sur une analyse métaphysique, épistémologique et psychanalytique de ce mythe, en montrant que l’evu introduit l’histoire de l’existence humaine, le processus de la chute de l’homme et son entrée dans la société du savoir. C’est à Louis Mallart Guimera et Philippe Laburthe-Tolra que reviendront la tâche de mettre au jour l’intérêt thérapeutique du mythe de l’evu dans la perspective de la médecine traditionnelle. En montrant comment evu rend compte des croyances étiologiques de l’homme africain et des moyens par lesquels il parvient à rétablir l’équilibre de l’homme au plan de sa santé. Simon-Pierre E. Mvone Ndong contribuera lui aussi à enrichir cette approche thérapeutique du mythe de l’evu en montrant que ce dernier définit d’une certaine manière les fondamentaux de la médecine traditionnelle. Cela dit, comment définir l’evu ? Formellement parlant, le mot exprime dans la langue fang ou beti l’élément mobile et vivant du corps de certains hommes qui leur permet d’agir (et en particulier de tuer) à distance. Les difficultés commencent lorsqu’il s’agit de caractériser son action : les exemples donnés plus haut, la diversité des situations où elle apparaît font pressentir cette difficulté. Elle est redoublée par une difficulté d’approche : là plus encore qu’ailleurs, les questions paraissent déplacées. Les gens font tout le temps allusion à l’evu, 222 S.-P. E. Mvone-Ndong, La médecine traditionnelle, op. cit., p. 47. 119 mais n’aiment pas en parler « ex professo », car il est avant tout « pouvoir et non savoir », et il est incroyable qu’on prétende seulement « savoir pour savoir » en ce domaine. En savoir trop, c’est donc déjà ipso facto pouvoir trop, et s’exposer à des représailles. Le possesseur d’un evu est appelé nnem (pluriel beyem) et l’étymologie populaire, s’appuyant sur ce pluriel, rattache le mot au verbe ayem qui signifie « savoir ». Ainsi donc, nous avons plusieurs récits de l’evu qui sont recueillis au Gabon et au Cameroun. Une attention particulière est requise concernant leur présentation respective, dans l’exacte mesure où « ce mythe occupe sur le plan des mentalités, une place centrale dans la compréhension et la perception que les Fang ont non seulement du monde, des êtres et des choses, mais encore de la femme, des relations homme-femme, de la nature humaine et du Mal. »223 C’est dire toute l’importance que joue la question de l’evu dans la compréhension de la condition humaine à l’échelle thérapeutique. Pour autant, l’evu est une donnée sociale fondamentale de la culture fang qui intervient dans tous les domaines de l’existence. Grâce à lui nous comprenons ce qu’est l’homme et quelles sont les manifestations de sa déchéance à l’intérieur de la société. L’evu présente des niveaux de réflexions concernant l’origine de la maladie, de la chute et de la mort. Le récit qui va suivre a été recueilli par Paulin NguémaObam224. La croyance de l’evu, dit-il, est très ancienne. A. La version de Paulin Nguéma-Obam « Evu était un jeune enfant. Il vivait en forêt dans la cavité d’un arbre. Il se nourrissait du produit de sa chasse. La chair humaine, le sang de l’homme ne faisaient pas encore partie de son alimentation car il n’était pas en relation avec l’homme. Un chef avait fondé son village. Il était prospère. Le chef fit savoir aux habitants qu’il était interdit d’aller dans la forêt située du côté gauche du village, mais qu’en revanche ils pouvaient se rendre dans la partie située du côté droit. Pour donner plus d’autorité à l’interdiction, il ajouta qu’elle ne venait pas de lui, mais des ancêtres. Une femme pour qui cette défense ne se justifiait point la mit en doute. Il n’était pas normal, disait-elle, qu’une partie de la forêt demeurât, durant des générations, interdite sans qu’on sache exactement pour quelle raison. 223 B. Mvé-Ondo, Sagesse et initiation à travers les contes, mythes et légendes fang, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 110. 224 L’auteur lui-même a recueilli ce récit auprès de Nze Mba Bekale, originaire de Medouneu. Cf. P. NguemaObam, Mythes et légendes fang, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 83-87. 120 Elle se leva et disparut derrière les maisons. Elle s’enfonça derrière la forêt. Alors qu’elle avançait et regardait devant elle, elle vit, gisant sur le sol, une gazelle morte. Grand fut son étonnement. Elle ramassa la gazelle tout en se demandant ce qui avait pu la tuer. Nouvelle surprise ; elle aperçut devant elle une antilope étendue, morte. La femme émit un petit cri de satisfaction. Car elle croyait avoir saisi la raison de l’interdiction : la richesse exceptionnelle en gibier de cette forêt en était la cause. Le chef ne voulait pas qu’ils profitent d’une pareille aubaine. Elle ramena au village le gibier ramassé et en mangea. Elle attira l’attention. Ses activités furent connues. Les gens allèrent tout rapporter au chef. Ils lui dirent : « Chef. Il faut agir. Il se passe dans le village des choses graves. Il y a dans la partie basse du village une femme passablement âgée qui se nourrit ce jour-ci de viande. On ne voit pas très bien qui peut la ravitailler. Nous savons depuis quelque temps déjà qu’elle a pris l’habitude de se rendre dans la forêt interdite ». Le chef, de la cour du village, s’adressa aux habitants. Il parla ainsi : « J’entends dire depuis quelque temps qu’on a transgressé les ordres relatif à la forêt interdite. Si donc la personne qui le fait ramène de là-bas quelque chose pouvant causer sa perte, elle en assumera seule les conséquences. Qu’on ne s’adresse pas à moi ». La femme était devenue semblable à un chien excité, incapable d’obéir. Elle retourna dans la forêt. Elle vit devant elle, sur une large étendue, une grande clarté. Etonnée, elle se demanda ce qui pouvait produire tant de lumière. Elle aperçut devant elle un arbre de grande taille. Elle n’était pas encore revenue de son étonnement lorsqu’elle entendit, du haut de l’arbre, des bruits de quelque chose qui descend et des vagissements d’enfant. L’être en question était descendu, rapide. Un jeune enfant se trouvait devant elle. La femme se mit à trembler de peur. La créature venue du creux de l’arbre lui demanda d’où elle venait, ce qu’elle était venue faire en cet endroit. Elle répondit qu’elle venait du village, qu’elle était venue chercher des herbes. Le jeune enfant lui demanda si elle n’avait jamais entendu dire que ce lieu était interdit. La femme répondit qu’elle l’avait entendu, mais qu’après cette rencontre elle savait désormais à qui appartenait cette forêt, qu’elle allait retourner au village. L’être venu du creux de l’arbre l’en empêcha et lui dit rester là où elle était. Grande fut l’étonnement de la femme. Il insista et lui demanda de le prendre avec elle et de l’amener au village. 121 La femme refusa car elle serait coupable, dit-elle, non seulement d’avoir transgressé les ordres du chef, mais aussi de l’avoir amené au village, où il ne passerait pas inaperçu. Contre tous les deux le chef sévirait. Il répondit que le chef ne le verrait pas et insista pour qu’elle le prenne avec elle. La femme dit qu’elle ne le ferait pas. Il ne crut pas qu’elle disait vrai. Il s’approcha plus près d’elle et lui demanda de se courber car il pouvait ainsi mieux lui parler. Comme la femme se courbait, elle vit que le jeune enfant regardait attentivement ses parties sexuelles. Elle avait à peine marqué son étonnement que celui-ci, d’un bond rapide, s’introduisit dans son sexe et alla se loger dans son ventre. La femme désemparée se demanda ce qu’elle pouvait faire avec ce jeune enfant dans son sein. Quand elle s’en alla de là, elle avait terriblement honte. Elle regagna le village. Plusieurs jours après, celui qu’elle avait ramené de la forêt lui fit comprendre qu’il n’était pas dans ses habitudes de passer des jours sans manger de la viande. Il se déchaîna dans le ventre de la femme qui s’en trouva fort mal. Le bruit se répandit dans tout le village qu’une femme se mourait et qu’il fallait égorger un animal domestique. On demanda à la femme ce qui lui arrivait, ce qui la rendait malade, la cause d’une telle agitation. Elle comprit qu’elle devait tout avouer et parla. Elle avait enfreint l’ordre du chef en se rendant dans la forêt interdite. Elle avait ramené des bêtes. Comme elle s’y était de nouveau rendue, au milieu d’une étendue largement éclairée, elle avait entendu une voix venant du creux d’un arbre lui demandant qui elle était, ce qu’elle venait chercher. Celui qui parlait était descendu de l’arbre, s’était aussitôt trouvé devant elle. C’était un tout jeune enfant. Il tenait à venir avec elle au village. Ils en avaient à peine discuté qu’il s’était introduit dans son sein par le sexe. C’était lui qui la tourmentait. La femme leur dit qu’il fallait égorger un animal domestique car celui qu’elle avait dans son ventre se nourrissait uniquement de viande. Ils égorgèrent une chèvre. C’est d’abord une chèvre que l’evu mangea quand il fut parmi les hommes. Après cela, il s’agita de nouveau. Il prit ses objets de sortilège et commença à opérer. Il initia la femme aux réunions secrètes. La femme s’y adonna. Il lui transmit la science des plantes. La femme fut versée dans la science des plantes. C’est de ce temps-là qu’on commença à donner aux enfants des mets rituels. Voilà ce que l’evu enseigna aux hommes. C’est par la femme que l’evu est parmi les hommes. » 122 B. Voici le récit recueilli au Cameroun par Philippe Laburthe-Tolra « Il y eut un temps où Okombodo vivait avec les hommes. Lui-même était marié. La mort était inconnue. Près du village d’Okombodo, s’étendait une immense forêt, un marécage, habitat d’un esprit invisible, puissant et vorace, se nourrissant des bêtes de la forêt. Il y avait toujours quelques antilopes ou cochons en réserve au bord du marécage : c’est là qu’Okombodo venait se ravitailler. Cet être s’appelait evu. Okombodo, pour éprouver sa femme, lui avait interdit d’entraîner d’evu au village : c’est une personne malfaisante, il vaut mieux qu’elle reste le marécage. Un jour, Okombodo partit pour un long voyage. Sa femme, curieuse, s’en alla dans la grande forêt. Arrivée au marécage, elle demanda : qui est-ce qui tue les antilopes et les cochons ? – Une voix sortit du marais : c’est moi – Qui es-tu ? – Je suis l’evu. – Pourquoi ne viens-tu pas au village ? – Je suis difficile à nourrir et je hais la lumière. Il céda pourtant. – Approchez, dit-il à la femme. – Alors une affreuse grenouille sortit de la vase et entra dans le ventre de la femme. Le lendemain, l’evu dit : - J’ai faim, donne-moi cette chèvre qui passe devant la case. La chèvre creva aussitôt et l’evu la mangea. Il n’y eut bientôt plus de chèvres. L’evu dit : - J’ai faim, donne-moi votre fille. La fille mourut sur-le-champ et l’Evou la mangea. Okombodo revint enfin de voyage : je ne reconnais plus mon village, dit-il à sa femme, n’aurais-tu pas par hasard amené l’evu ici ? – La femme avoua. Le jour même Okombodo s’en alla pour toujours laissant les hommes aux mains de l’evu et de la mort. Il jeta l’océan entre lui et la race humaine et créa le trou de feu pour les méchants. L’evu se multiplia et il se transmit aux descendants de la femme ; bientôt chacun eut le sien. »225 C. Première version de Louis Mallart-Guimera. « (…) Les Evuzok disent que l’evu est une « chose » (dzomo) qui siège dans le ventre de certaines personnes, et qu’elle est bonne ou mauvaise selon la nature spécifique de ses pouvoirs. S’efforçant de mieux définir cette chose, ils disent encore que l’evu n’a ni haut ni bas ; qu’il a deux bras et deux jambes mais pas de cœur ; qu’il est comme une petite boule très ronde ; qu’il ne ressemble en rien à un esprit (nsisim) ni à un homme. L’evu, affirment-ils, est un crabe, une araignée, une chauve-souris, ou une grenouille. Il est enfin comparé à un arbre 225 Récit rapporté par P. Nguema-Obam, Mythes et légendes fang, op. cit., p. 87-88. 123 qui enfonce ses racines dans le ventre de celui qui le possède et étend ses branches dans tout le corps. Dans les récits mythiques sur ses origines dans le monde des humains, il apparaît comme habitant tout seul la forêt, sa demeure étant le creux d’un arbre, son unique nourriture le gibier cru. Selon ces récits, son introduction dans le village des hommes se fait par l’intermédiaire d’une femme qui, désobéissant à son mari, part trouver l’evu dans la forêt. Dès cette rencontre, un système d’échange s’instaure entre eux. Evu fournit du gibier à la femme et rend très fructueuses ses parties de pêche. Celle-ci, émerveillée, lui propose de partir avec elle au village. Evu accepte, mais à condition que là-bas, on lui donne de la bonne nourriture. Surgit un petit problème sur le moyen pour evu d’aller au village, car il n’a pas de jambes pour marcher et sa nature ne lui permet pas – comme la femme le lui propose – d’être transporté sur son dos ou dans son panier. Finalement evu suggère lui-même la solution. Il dit à la femme de s’asseoir les jambes écartées. Dans cette posture, evu la pénètre entièrement par son vagin jusqu’à ce que tous deux deviennent un même être. Dès leur arrivée au village, evu, toujours logé dans le ventre de la femme, demande à manger. Il ne se satisfait pas de la nourriture préparée par celle-ci, sous prétexte que les poulets ne constituent pas une véritable nourriture (comparable au gibier). Pour la même raison, il refuse de consommer les légumes. Après avoir mangé tous les animaux domestiques (destinés aux échanges et aux sacrifices), il exige des vies humaines ».226 D. Deuxième version de Louis Mallart Guimera227 - Aux origines, l’evu habitait dans la forêt au bord d’une rivière. - Il ne se nourrissait qu’avec la viande. - Une femme quitta son village pour aller pêcher dans cette rivière. Elle rencontra l’evu qui lui donna de la viande. - Un jour, la femme demanda à l’evu d’aller avec elle au village des hommes. - L’evu répondit non car il ne marchait pas comme les hommes. - La femme lui répondit qu’elle était prête à le transporter sur son dos ou bien dans son panier. - L’evu refusa encore et dit à la femme que le seul moyen possible était d’entrer dans son ventre. 226 Ce récit nous est rapporté par B. Mvé-Ondo, Sagesse et initiation à travers les contes, mythes et légendes fang, op. cit.,, pp. 113-114. 227 L. Mallart Guimera, Médecine et pharmacopée Evuzok, Nanterre, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, 1977, p. 51. 124 - La femme accepta. Elle s’assit au sol et écarta ses jambes. L’evu entra par son vagin. - Et c’est ainsi que l’evu pénétra dans le village des hommes. - Mais la seule nourriture de l’evu c’était la viande qu’il demandait tout le temps. - Lorsque la femme eut fini de tuer tous les animaux domestiques, l’evu exigea qu’elle tue les hommes, même ses propres enfants pour le nourrir. 4. L’evu est une croyance très ancienne L’avantage de tous ces récits recueillis et rapportés dans des contextes différents par les uns et les autres, est de nous offrir un certain nombre de détails concernant l’evu. De sorte que les éléments fournis par l’un peuvent compléter ceux fournis par les autres ou vice-versa. Cela dit, quelle interprétation donner à l’evu dans le contexte des croyances étiologiques ? Dans quoi nous introduit-il dans le système thérapeutique traditionnel gabonais ? Il faut, pour commencer, souligner qu’evu n’est pas simplement un mythe, un récit qui rend compte des origines de la maladie parmi les hommes. Il est avant tout, « une croyance très ancienne »228 à partir de laquelle les Fang rendent compte du thème de la maladie (son origine et ses manifestations) dans le monde, chez les hommes. En cela, le récit transcende le cadre sociopsychologique fang pour s’adresser également au reste des hommes, étant donné que la maladie ne touche pas seulement cette population du Gabon, du Cameroun ou de Guinée équatoriale, mais elle concerne également tout homme quel qu’il soit et d’où qu’il vienne. C’est donc là l’universalité de ce mythe. Il n’est universel non par son lieu de production originaire, mais par son conséquent herméneutique, par cela qu’il transcende le monde fang pour viser l’humanité tout entière. Ce qui est important, c’est la démarche, suggestive, qu’il rétablit entre la maladie et l’humanité. Cela dit, la nature de l’evu varie selon les récits. Ici il est jeune enfant, là une grenouille. L’interdit tantôt frappe la seule partie gauche, tantôt toute la forêt. Dans une version, la femme tombe malade et avoue pour être soignée. Dans l’autre tradition, la elle raconte au retour de voyage du mari. Pour une tradition, le chef ne s’absente pas. Pour l’autre, Okombodo s’en va en voyage. Dans une tradition, après la transgression de l’interdit, le chef n’abandonne pas les siens. Dans l’autre Okombodo s’en va et il y a séparation d’avec les siens par l’océan. Evu est une donnée sociale à laquelle se rattachent presque toutes les croyances et les représentations religieuses des Fang. Sans evu, celles-ci se réduiraient à très peu de choses. 228 P. Nguema-Obam, Mythes et légendes fang, op. cit., p. 83. 125 La tradition est flottante quant à sa forme. Un récit le présente sous la forme d’un jeune enfant, un autre sous les apparences d’une grenouille. Parfois aussi il apparaît sous la forme d’un crabe. Samuel Galley en fait un fibrome. 5. Analyse épistémologique et éthique du mythe de l’evu Nous avons dans la présentation des trois versions du mythe de l’evu, trois espaces et trois personnages principaux qui sont mis en présence. En effet, les trois personnages sont la femme, le chef du village/Okombodo et evu. Tandis que les espaces sont le village et la forêt que le récit sépare en deux côtés : le côté gauche et le côté droit. Concernant les espaces, il faut dire que la structure qui nous est donnée ici est conforme à la configuration des espaces dans les milieux traditionnelles africains. Le village apparaît comme le lieu où vivent les hommes, en harmonie les uns avec les autres. C’est l’espace de la vie quotidienne, où les hommes naissent, grandissent et meurent. En réalité, le récit nous présente cet espace comme un lieu où règne la santé parmi les hommes. Pourquoi ? Parce qu’on s’aperçoit très bien, dans les trois versions, qu’avant l’arrivée de l’evu, les hommes ne connaissaient pas encore la maladie, ni la mort. Cela suppose qu’au commencement des sociétés traditionnelles, la vie ressemblait à un paradis où chacun vivait avec chacun, et où l’ordre et la stabilité dominaient la vie des hommes. La maladie et la mort étaient inconnues des hommes, et personne ne pouvait soupçonner personne d’être l’objet d’une action malveillante. Mais l’espace du village suppose une autorité qui préserve l’équilibre du groupe à partir d’un certain nombre de lois. Comme toutes les sociétés du monde, on voit bien que la société traditionnelle africaine est organisée et régie par des lois qui permettent aux uns de se conduire d’une manière humaine vis-à-vis des autres tout en sachant leurs limites. C’est pour cela que la notion de chef, d’autorité est exposée, pour comprendre que cette société obéit à deux types de relations, l’une horizontale où les hommes vivent les uns avec les autres, et une autre verticale où les hommes sont soumis à une autorité morale, politique ou spirituelle. C’est à partir de là que va intervenir le deuxième espace, étant donné que les interdits qui vont être donnés, principalement à la femme, vont concernés l’espace de la forêt. Le village (dza) est l’espace habité autour duquel il y a la forêt (afane). « Dza n’était pas un espace informe ou opaque, c’était un espace ordonné et humanisé fait par l’homme pour l’homme. »229 229 B. Minko Mvé, Gabon entre tradition et post-modernité. Dynamiques des structures d’accueil Fang, Paris, L’Harmattan, Coll. « Etudes africaines », 2003, p. 106. 126 Le village était aussi le lieu de socialisation. Il avait sa propre sécurité mais également ses revers, la succession des actions banales et quotidiennes, ses ludiques rituels et magiques. On doit ajouter que, en tant que centre d’activités économiques, sociales et culturelles, le village était aussi un lieu de distraction où l’on organisait les fêtes et les conseils de famille. C’était le lieu des rapports sociaux où les populations apprenaient le modèle de leur société, se les assimilaient en élaborant des règles de vie personnelles. Dans le village, on intériorisait les normes sociales. Si quelques normes avaient parfois valeur absolue, d’autres étaient moins importantes. Tout le monde se connaissait ; le déviant était très vite repéré, il pouvait subir dans l’immédiat un châtiment d’une sévérité exemplaire. Le village était donc un lieu-mère, le repère par excellence, c’était la coquille de sécurité qui constituait l’unité résidentielle maximale de regroupement. Cela dit, le village ainsi que la population avait une forte liaison avec la forêt. En effet, la forêt est le deuxième espace à l’intérieur duquel habite l’evu. Et on comprend que l’interdit qui est donné par Okombodo ou le chef du village concerne bien cet espace : la forêt est divisée en deux, un côté gauche où les hommes peuvent vaquer à leurs occupations respectives (chasse, pêche, cueillette…) et le côté droit où il leur est strictement interdit de pénétrer. Il semblerait bien que c’est de ce côté-là que réside l’evu, plus précisément dans la cavité d’un arbre. On le voit, la distinction qui est faite au sein de la forêt correspond à deux espaces, le premier serait dit profane, le second sacré selon une classification opérée par Mircea Eliade. Chez ce dernier, en effet, l’espace n’est jamais homogène ; il présente des clivages, des différences. « Il y a donc, dit-il, un espace sacré, et par conséquent « fort », significatif, et il y a d’autres espaces, non-consacrés et partant sans structure ni consistance, pour tout dire : amorphes. »230 Cette homogénéité s’explique par cela que, l’espace dit « profane » est celui qui ne présente aucun interdit, par conséquent aucun danger. L’espace profane est, dans la forêt, l’espace humain par excellence, puisque c’est en son sein que les hommes peuvent se retrouver pour besogner. Cet espace est l’alter ego de l’espace du village, car il conjoint les hommes à l’activité forestière pour répondre à leurs besoins pratiques quotidiens. Cet espace est celui de l’innocence. Quant à l’espace dit « sacré » parce que « interdit » à la femme, présente des dangers qui pourraient être irréversibles pour l’homme. C’est cet espace qui est interdit aux non-initiés, aux profanes. Sacré, seuls les initiés peuvent y avoir accès, c’est-àdire ceux qui voient par-delà les deux yeux, les voyants, les savants (beyem). 230 M. Eliade, op. cit., p. 25. 127 Quelle serait la raison d’être de cet interdit ? Pourquoi était-il interdit aux hommes ou à la femme d’Okombodo de se rendre dans la forêt, du côté droit ? Le chef, « pour donner plus d’autorité à l’interdiction, ajouta qu’elle ne venait pas de lui, mais des ancêtres. »231 Autrement dit, celui qui transgresserait l’interdit s’opposerait aux ancêtres. Pourquoi ? Parce que les ancêtres sont dans une condition différente de la nôtre et où ils ont accès aux mystères de la vie. En effet, les ancêtres sont des êtres qui ont vécu parmi les hommes, étant autrefois hommes, puis, une fois morts, sont devenus des esprits qui communiquent avec les vivants pour, soit les protéger, soit les avertir lorsqu’un danger se présente à eux. Ce sont eux qui maintiennent l’équilibre du groupe. Les ancêtres sont les garants de la vie sociale et de l’équilibre du groupe auquel ils appartiennent. Ainsi donc la forêt représente le milieu le plus riche qui soit, mais aussi le monde de l’evu. Qui est donc cet evu ? Pourquoi les hommes étaient-ils mis en garde contre lui ? Pourquoi ne devait-il pas entrer au village ? Evu est décrit comme « un esprit invisible, puissant et vorace, se nourrissant des bêtes de la forêt. »232 La forêt est le lieu de l’evu, tant qu’il s’y trouve le village est à l’abri de toutes les maladies, de tous les fléaux qui s’abattent sur les hommes. Tant que l’evu est dans la forêt, son habitat primitif, il est hors d’état de nuire, et la santé, de même que la sécurité des hommes sont garanties. De même tant que l’interdit est respecté, tant que nous respectons les prescriptions des ancêtres, nous sommes dans la certitude que l’équilibre qui règne en chacun ne peut pas être brisé. Evu incarne la maladie, le mal par excellence. Seul le chef, seul Okombodo, seule l’autorité du village le sait. Parce qu’il est garant de la sécurité et de la santé des hommes vivant au village, parce qu’il en porte la responsabilité, il ne peut intervenir que par le moyen de la prévention en interdisant, en posant des limites. Okombodo est le garant de l’interdit, car il sait que la forêt est divisée en deux espaces, profane et sacré, et il sait les avantages et les inconvénients qui rattachent l’un et l’autre. On dira donc, en règle générale, qu’il n’y a pas d’evu sans interdit, qu’il n’y a pas d’interdit sans cause de l’interdit, et qu’il n’y a pas de cause de l’interdit sans manifestations de l’evu. On le sait, braver l’interdit conjoint deux actes : pénétrer la forêt, du côté de l’evu (côté droit) et ramener l’evu au village. 6. Evu, la maladie et l’humanité au féminin Après avoir analysé les deux espaces du village et de la forêt, après avoir présenté les deux premiers personnages, l’autorité du village et l’evu, intéressons-nous maintenant au 231 232 P. Nguema-Obam, Mythes et légendes fang, op. cit., p. 83. Ibid., p. 87. 128 troisième personnage, la femme, celle par qui l’evu s’introduisit au village. Ce que l’on sait jusqu’ici, c’est que les œuvres de l’evu sont mortelles, étant donné qu’il tue à distance par cela qu’il se nourrit du gibier de la forêt. Il se nourrit de viande, de chair et de sang. Lorsque la femme pénètre dans la forêt, grand est son étonnement : elle constate, étendues sur le sol, mortes, gazelles, antilopes. Elle comprit vite la raison de l’interdit : le chef voulait se ravitailler, seul, dans la forêt et avoir tout le gibier pour lui. Ce qui excita son désir de désobéir, ce qui augmenta sa soif de connaître, sa curiosité pour ainsi dire. Jusqu’ici, la transgression n’est pas encore double, puisque la femme ne s’est limitée qu’à pénétrer la forêt interdite, et donc à transgresser les ordres du chef. Puis arrive le moment où la femme rencontre l’evu (tantôt le jeune enfant vivant dans la cavité de l’arbre, tantôt un esprit maléfique invisible) et, séduite par lui, mais contre sa volonté, l’entraîna au village. En effet, « comme la femme se courbait, elle vit que le jeune enfant regardait attentivement ses parties sexuelles. Elle avait à peine marqué son étonnement que celui-ci, d’un bond rapide, s’introduisit dans son sexe et alla se loger dans son ventre. »233 La conséquence de cet acte, on la connaît : la femme connut la maladie. Pour la première fois, l’être humain tomba malade, vit le désordre s’installer dans son corps, dans son être et dans le village. Evu, pour continuer de se nourrir dans le sein de la femme, devait s’attaquer aux animaux domestiques, et bientôt aux hommes. Il se servait à volonté sans demander la permission, car il devait se nourrir de chair et de sang. Et quand le gibier venait à manquer au village, il s’en prenait aux hommes, se nourrissait de sang et de chair humaine. Evu se mit à tuer. Maladie et mort sont donc introduites pour la première fois parmi les hommes, par l’evu, à cause de la désobéissance de la femme. On explique donc la cause de toutes les maladies, de la mort par la présence de l’evu. Evu a introduit le mal pour détruire la vie. Evu alla plus loin. « Il initia la femme aux réunions secrètes. La femme s’y adonna. Il lui transmit la science des plantes. La femme fut versée dans la connaissance des plantes. »234 Autrement dit, si c’est par la femme qu’evu s’introduisit dans le village pour véhiculer la maladie et la mort aux hommes, si c’est elle qui est rendue responsable de la chute de l’homme, c’est également elle qui fut la première à être versée dans les sciences médicinales, dans la science des plantes. C’est l’evu qui l’initia, c’est lui qui lui transmit le témoin pour guérir les hommes des maladies dont ils seraient victimes. Pour la racheter, evu lui communiqua les clefs de la guérison. On comprend alors pourquoi la présence de la femme à 233 234 Ibid., p. 85-86. Ibid., p. 86-87. 129 l’origine de la plupart des rites sacrés. « En introduisant evu parmi les hommes, la femme rend possibles le sortilège, la connaissance des propriétés des plantes, leur usage. C’est grâce à elle que l’homme a acquis le secret des choses. »235 La source de la maladie, de la sorcellerie et de la mort des hommes est fondamentalement femelle, de même que la source de la guérison, des soins et de la santé. La femme joue donc un rôle important, à partir du mythe de l’evu, dans le système thérapeutique traditionnel. Ambivalente, elle introduit la souffrance et la maladie, elle y apporte également les moyens thérapeutiques nécessaires. Dès lors apparaît la trilogie Evu/Connaissance/Femme, Evu/Maladie/Femme, Evu/Mort/Femme, et Evu/Guérison/Femme. Chacun des composants a deux faces : le bien et le mal, le jour et la nuit, le village et la forêt, la santé et la maladie. Tel est le théâtre de l’activité humaine. Elle est marquée par la dialectique des oppositions. L’evu s’introduisit chez la femme par la sexualité, introduisit la maladie et la mort parmi les hommes, car il est dans sa nature de s’alimenter aux dépens de celui qui le porte. Dans la version de Ph. Laburthe-Tolra, on voit la femme sacrifier sa fille pour nourrir l’evu. Si on regarde attentivement le dernier récit de Mallart Guimera, on s’aperçoit très vite que « l’evu exigea à la femme qu’elle tue les hommes, même ses propres enfants pour le nourrir. »236 Cette pratique qui consiste pour une femme à sacrifier son enfant au bénéfice de l’evu, s’appelle akiaè ou akaghe. Il s’agit en fait de l’envoûtement d’une fillette dont voici le schéma. « Un groupe de femmes s’en va à la pêche qu’on appelle alog. Une vieille femme appelle une petite fille pour l’aider dans son travail. La femme met la main dans un trou pour attraper un poisson. Elle dit à l’enfant de mettre sa main de l’autre côté. La femme saisit le bras de la petite fille dans le trou. Alors la femme envoûteuse dit à la fillette qu’elle aura beaucoup d’enfants mais en contrepartie elle doit promettre la mort de son premier-né ou d’une autre personne. »237 Ce récit établit une parallèle symétrique avec celui de l’evu présenté par Mallart Guimera. Voici le schéma. Premièrement, l’evu habite dans un monde hors du monde des hommes ; hors du monde des règles ; dans la forêt ; auprès d’une rivière. De l’autre côté, par l’envoûtement on entre en contact avec l’evu qui est hors du monde des règles. L’envoûtement a lieu hors du monde du village, dans une rivière. 235 Ibid., p. 90. L. Mallart Guimera, op. cit., p. 51. 237 Ibid. 236 130 Deuxièmement, l’evu pénètre dans le ventre de la femme par son vagin. De l’autre côté, dans l’envoûtement, on reproduit symboliquement la pénétration de l’evu dans le ventre de la femme lorsque la sorcière invite la petite fille à mettre son bras dans le trou, ce trou signifiant le vagin. Troisièmement, dans la forêt, l’evu ne mangeait que de la viande ; dans le ventre de la femme, il demande à se nourrir des hommes. De l’autre côté, l’envoûtement suppose un akiaè : la promesse de donner à l’evu des vies humaines. Quatrièmement, d’abord, l’evu donne de la viande à la femme ; après, il exige de vies humaines. De l’autre côté, la femme est bénéficiaire et victime de l’akiaè. En quoi cette démarche nous introduit-elle dans des croyances étiologiques ? Etant donné que tous les récits se rejoignent sur l’idée que, c’est la femme qui introduit l’evus au village et c’est elle qui est, par conséquent, avec lui, responsable des maladies qui tuent les hommes, on doit donc envisager la réflexion sur les croyances étiologiques à l’aune de cette dernière. En effet, d’après les croyances étiologiques du peuple fang (Gabon) ou beti (Cameroun), la possession de l’evu est presque toujours à l’origine des fausses couches, de la mort prématurée des nouveau-nés, de plusieurs cas de stérilité primaire et secondaire, et, en général, de certaines maladies en rapport avec la fécondité de la femme. Les Fang et les Evuzok (Beti habitant dans la région de Kribi au Sud-Cameroun) attribuent tous ces malheurs à l’action de l’evu sous l’influence d’un akiaè. De quoi s’agit-il ? « En langue, « akiaè signifie « sorte, espèce ». Les Evuzok emploient ce terme pour désigner la convention fatale établie entre le principe evu et une petite fille lors de l’envoûtement de celle-ci par une femme sorcière. »238 D’après ce pacte, la petite fille deviendra très féconde grâce à l’action de l’evu, mais en échange elle devra lui donner son premier-né, soit son époux, soit, parfois, sa propre vie lors du sixième ou septième accouchement. Cette promesse s’appelle akiaè (« espèce »), sous-entendu ngaga (« promesse ») dont l’accomplissement aura lieu irrémédiablement au moment fixé. L’akiaè est une façon particulière de posséder l’evu. Il concerne toujours les femmes, car c’est par elle que l’evu s’est introduit dans la vie des hommes. En fait, il n’y a pas d’akiaè lorsqu’on donne l’evu à un enfant mâle. Par ailleurs, l’akiaè est toujours couplé avec le thème de la fécondité, étant donné que c’est par le sexe de la femme que l’evu est entré en l’homme. Il y a deux caractéristiques particulières d’akiaè. La seconde est rencontrée chez les Fang. On l’appelle akaghe. Il consiste en l’obligation de garder l’interdiction qu’on donne à l’enfant 238 Ibid., p. 50. 131 (mâle ou femelle) lors de son envoûtement. Cette interdiction, est égale à une malédiction car si le sujet envoûté ne le garde pas, il mourra : « Tu auras les dons accordés, mais cependant tu ne mangeras jamais tel ou tel aliment, sinon tu mourras. Tu auras des enfants, mais tu tueras ton premier-né, sinon tu mourras… »239 L’akaghe est une double promesse, en effet : le donneur promet la réussite, de nombreuses femmes, de nombreux enfants, l’honneur, l’influence, ascendance sur tout le monde, l’invulnérabilité, la bravoure, etc. et ce, suivant les souhaits du récipiendaire ; en contre-partie, le récipiendaire promet de sacrifier quelque chose : un proche parent, le premier-né de ses enfants, ou de faire un acte d’éclat, tel que brûler tout un village, ou tuer quelqu’un au cours d’une altercation publique. Et l’on assure que les cris des assistants consacrent ainsi la renommée de l’auteur de l’acte. Une tout autre chose pourrait être demandée, une mère pourrait demander à sa fille que le premier mari de celle-ci passe la première nuit des « fiançailles » avec elle, moyennant quoi, la fille aura tous les succès imaginables aussi bien dans son ménage que dans sa vie de femme. Le récipiendaire qui est tenu au secret de l’initiation doit également en respecter les interdits. Ainsi donc « Akaghe vient du mot ngakh qui signifie promesse : akaghe, c’est le fait de promettre, l’acte par lequel le nnem procède à l’éveil de la conscience d’un autre nnem plus jeune qui ne sait pas se servir des facultés que lui donne evu. »240 En ce qui concerne l’initiation à l’akaghe, pour des raisons inconnues du profane, un nnem (voyant, sorcier) peut décider de mettre un jeune dans les secrets de l’evu. Il faut que l’enfant ait un âge qui oscille entre 5 et 7 ans, qu’il sache compter correctement jusqu’à 10, signe de l’éveil de l’intelligence. C’est à ce moment que l’on peut lui donner l’akaghe, car il doit savoir distinguer un certain nombre de concepts de valeur sans portant que son raisonnement soit celui d’un adulte. Il doit choisir dans le flou d’une conscience qui s’éveille et dont l’engagement indique déjà une détermination irréversible dans un sens ou dans un autre. L’initiation à l’akaghe se fait par ingestion d’un mets magique par un enfant choisi par le donneur. Le mets initiatique est composé de plusieurs ingrédients : des herbes aux vertus magiques et des autres ingrédients, dont, un peu de chair humaine. C’est également au cours de ce repas magique que l’on ouvre l’evu à la participation au ngbel (sorcellerie) et que parfois on en ajoute. On doit également noter que « l’akaghe, qui se donne à un possesseur d’evu, peut ne pas avoir pour seule fin l’ouverture des voies maléfiques. Bien au contraire. On peut dire au candidat que tu auras dix enfants, beaucoup d’influence, mais le joue où tu 239 240 Ibid. J.-M. Aubame, Les Beti du Gabon et d’ailleurs. Tome II. Croyances, us et coutumes, op. cit., p. 119. 132 regarderas dehors, rien ne pourra te soigner. Traduisons, regarder dehors signifie participer aux activités du ngbel, etc. »241 Ainsi donc chez les Evuzok242 comme chez les Fang, tous les phénomènes qui empêchent une conception ou menacent le développement normal d’une grossesse sont considérés comme des manifestations d’un être différent de la personne elle-même car tous ces phénomènes sont censés être hors de l’état normal et habituel des choses. Comme nous le révèle notre informateur : « la femme qui a une fausse-couche, un accouchement dystocique, une syphilis chronique qui la rend stérile, etc., est considérée comme possédée par une puissance étrangère. »243 Lors d’un accouchement dystocique, par exemple, c’est à cette puissance, l’evu, qu’on attribue l’action de « fermer le chemin », d’ « empêcher la sortie du fœtus », de « manger l’enfant ». Cette possession explique plusieurs états pathologiques des malades. La femme possédée par l’evu vit sous la menace de son akiaè qui produira inévitablement son effet au moment prévu. Cependant, ces effets peuvent être contrôlés par le nganga. Celui-ci procède d’abord à une purification du malade, qui a pour but d’enlever l’akiaè et de « calmer » la force néfaste de l’evu. On enlève l’akiaè par le sacrifice d’un animal domestique et par le transfert de cet akiaè sur l’animal. Cette thérapeutique rituelle est une condition préalable au traitement des conséquences propres de chaque akiaè. Lorsque, suivant les termes du pacte, la femme doit mourir lors du sixième ou du septième accouchement, le traitement du nganga aura pour but d’empêcher une nouvelle grossesse. Lorsque l’akiaè consiste en la mort du nouveau-né, le nganga soignera la femme pour éviter cette mort. Dans les accouchements dystociques (difficiles ou dûs à un obstacle) attribués à l’action de l’evu sous l’influence d’un akiaè, le nganga peut aussi intervenir d’urgence pour « casser les dents de l’evu », c’est-à-dire pour contrôler son action. « Il faut dire finalement que l’akiaè occupe une place remarquable dans les croyances étiologiques des maladies relatives aux femmes et que les femmes malades sous l’influence d’un akiaè forment une partie importante de la clientèle des grands guérisseurs. »244 On sait désormais que toute mort, enfin, est rapportée à l’evu, et un certain nombre de maladies sont interprétées comme lui étant dues directement (ou à l’akiaè) : par exemple, la mortalité infantile à la naissance est attribuée, soit à l’edib (hydramnios), regardée comme une 241 Ibid., p. 121. Littéralement, evuzok veut dire, evu de l’éléphant. Mais étymologiquement : le terme vu signifie « s’enrichir », zòk signifie « éléphant », d’où par un jeu de mots, on aurait appelé Evuzok ces chasseurs d’éléphants. Il s’agit d’un groupement d’humains issu du grand groupe Beti au Cameroun, ayant en partage la langue ewondo avec certaines variations. Cf. Louis Mallart Guimera, op. cit., p. 11-13. 243 Entretien realize en décembre 2009. 244 L. Mallart Guimera, op. cit., p. 53. 242 133 maladie « naturelle », due à la contagion syphilitique, soit à l’evu agissant en vertu de la permission que lui donne un akiaè. L’edib, désigne littéralement un grand trou dans une étendue d’eau. « Lorsqu’une femme accouche, l’enfant est accompagné d’une grande abondance d’eau ; cette eau provoque des démangeaisons. Edib est la conséquence d’une syphilis. C’est une maladie grave car elle entraîne souvent la mort des nouveau-nés. »245 L’evu désigne le règne de la maladie et de la mort, de la souffrance et de la destruction. L’evu vient rompre l’équilibre organisationnelle établie par les hommes, s’en prend à la santé des innocents. C’est à partir de lui que la société traditionnelle fang rend compte des problèmes pathologiques de toutes sortes car, au commencement il n’en n’était pas ainsi. L’evu établit qu’il y a dans tout acte thérapeutique traditionnel deux espaces en présence : le village et la forêt. Le village est le lieu de l’innocence, de la santé, de la sérénité et de la sécurité, tandis que la forêt est le site de l’evu d’où proviennent toutes les maladies que nous connaissons aujourd’hui. C’est de la forêt que l’evu nous vient, c’est dans la forêt également que le nganga va chercher les moyens de guérison. Expace paradoxal, la forêt concentre l’origine du mal et le remède du mal. Tout autant que le mythe de l’evu met en avant l’idée, paradoxale, que si evu est à l’origine de la maladie en tant qu’ennemie de l’homme, en tant que source déstabilisatrice de l’organisme humain, c’est encore lui qui introduit la notion de guérison à travers l’initiation de la femme au secret des plantes médicinales. A cause de l’evu, la maladie s’installe dans la vie des êtres humains, grâce à l’evu, la maladie est repoussée loin des hommes. Phénomène dynamique, evu est donc un être ambivalent qui présente un côté néfaste et un côté bénéfique pour la santé de l’homme. Il est mi-Mal mi-Bien. En ce sens, il est nécessaire de lire attentivement ses manifestations pour comprendre que, finalement, il y a un evu négatif, c’est le premier evu, l’evu de départ tel qu’il apparaît dans le village, dans la communauté humaine qui transmet la maladie et la mort, et un evu positif, celui qui réconcilie l’homme avec lui-même en lui restituant sa santé. Il fallait donc que la femme par qui la maladie était survenue soit également celle par qui la guérison arrivât. Pour la racheter du « mal commis », il fallait qu’elle soit initiée par l’evu pour connaître les propriétés secrètes des plantes qui conduisent à la guérison. Cette ambiguïté a conduit P. Nguema-Obam à dire que, finalement, il y a trois types d’evu, avec des fonctions et des caractéristiques bien précises : « Ngongone evu, mesè melughe evu, evu ésè. Toutes les activités humaines possibles trouvent leur fondement, leur support dans les différents evu. »246 245 246 Ibid., p. 110. P. Nguema-Obam, Mythes et légendes fang, op. cit., p. 91. 134 Par l’evu, une exploration d’intention philosophique, éthique ou médicale des problèmes posés par la maladie montre très bien comment cette dernière intervient, et comment elle disparaît. Une seule et même source produit la maladie et de la mort, le remède et le soin efficaces qui vont se charger de la mettre hors d’état de nuire tout agent pathogène présent dans l’organisme humain. Toute la fécondité de l’evu est là : convoquer le même et l’autre, l’homme et la femme, la santé et la maladie, la vie et la mort, au creux de la médecine traditionnelle. L’evu introduit la possibilité que la vie est le lieu où santé et maladie se succèdent sans cesse, à condition qu’il ne soit pas simplement vu comme un mode de connaissance, mais comme un fait, une réalité vivante et concrète des peuples du Gabon et d’ailleurs. Evu est épreuve de l’intrusion dans l’intime, et nécessité de l’intrusion pour féconder le remède de la maladie. 135 VI. LA MEDECINE « POUR LA VIE » « On invoque les ancêtres à tout bout de champ, par 247 exemple lorsqu’on renouvelle les « médecines ». » Le thème de la « médecine pour la vie » prolonge l’analyse qui précède, non pas au niveau des causes de la maladie, mais au niveau de la prévention de celle-ci. Il s’agit en fait d’un système de protection dans lequel les forces en présence « blindent » le candidat, afin d’anticiper sur une éventuelle attaque, sur la contraction d’une éventuelle maladie. La médecine pour la vie anticipe déjà sur la possibilité de mettre la maladie hors d’état de nuire, dès lors que le sujet, sain, non-malade, parvient à être au-dessus de la maladie de manière générale. Qui sont les acteurs de ce système préventif de la médecine traditionnelle ? Comment la médecine pour la vie s’exprime-t-elle ? A quoi aboutit-elle ? Les premiers acteurs sont appelés « fantômes ». De quoi parlons-nous ici ? Nous parlons de ces entités avec lesquels nous communiquons, celles qui nous ont précédés et qui veillent de là où elles se trouvent à notre bien-être. Il est vrai que de nos jours, les récits sur les fantômes sont ramenés à une sorte d’imaginaire collectif, témoignant ainsi de leur inexistence ou de leur inefficacité dans les relations de l’homme avec son milieu immédiat. On sait que dans certaines régions du monde, ce sont les fantômes que l’on appelle aussi lémures, c’est-à-dire les ombres des morts qui reviennent la nuit tourmenter les vivants. Ici et ailleurs, au Gabon comme en Afrique, on parle de génies, « mamiwata » (forme de sirène avec une tête de femme aux longs cheveux), lutins, korrigans, elfes, gnomes et gobelins. Les lamies et goules, ce sont d’autres formes de fantômes, comme les vampires, striges et esprits follets ! Ainsi donc les récits relatant les apparitions, les faits et gestes des fantômes sont le plus souvent fantastiques. On a peine à y croire. Ce sont, dit-on, des histoires surnaturelles. Est-ce vraiment là une raison suffisante pour ne pas y croire ? D’ailleurs, ceux qui disent ne pas y croire ont froid dans le dos quand on les raconte. Ils en ont peur dans la nuit, dans les coins sombres de l’ombre, quand ça bouge ! Faut-il y croire à la lettre ou considérer les réalités humaines qu’elles tentent d’articuler ? Car c’est toujours la façon dont les réalités humaines sont analysées et décrites qui constitue leur intérêt philosophiques. 247 A. Stamm, La parole est un monde. Sagesses africaines, Paris, Seuil, 1999, p. 33. 136 1. Les fantômes-nganga contre la maladie Chose plus curieuse encore, ceux qui croient aux fantômes et à leurs histoires ne veulent pas qu’on en parle. Et si on les avait laissés faire, il n’y aurait plus aujourd’hui le moindre fait des fantômes et de leur souvenir dans la mémoire des hommes. Les fantômes sont les garants de cette médecine pour la vie, et ils participent, comme les nganga, à lutter contre la maladie et toutes les autres forces du mal. On pourrait même dire des fantômes qu’ils sont ce que les médecins sont pour les aides-soignantes ou les infirmières en médecine moderne ou occidentale : des tutelles, des directeurs de protocole. Les fantômes sont la boussole du nganga, c’est par eux que ces derniers tirent leurs savoirs. Samuel Martin Eno Belinga les définit comme « esprits, revenants, ombres, spectres. Certains, dit-il, les désigne même sous les noms variés de montres, doubles, âmes en peine, âmes errantes, mânes des ancêtres ou ancêtres tout court. »248 Si dans le système thérapeutique de l’evu, on constate la présence de la maladie dans l’organisme de son porteur, la tâche du nganga sera de rechercher l’evu et les moyens appropriés pour lutter contre sa propagation ; tandis que dans le système thérapeutique de la médecine pour la vie, inspirée par les fantômes, on prévient la personne au cours de l’initiation, on la protège contre toute attaque éventuelle, on l’immunise contre toutes maladies. C’est la raison d’être des fantômes. L’intérêt philosophique d’une telle approche est de prémunir la personne contre la maladie, son intérêt éthique est d’abord de distinguer le remède du médicament, ensuite de mettre en proximité la personne et ses ascendants, car on ne confie jamais la personne aux entités qui lui sont étrangères, étant entendu que le but de l’initiation est de faire en sorte que le candidat puisse rencontrer « les siens » dans un au-delà. On devra alors dire que les fantômes ici, ce sont carrément les ancêtres, ces êtres qui appartiennent à notre lignage et dont on dépend d’une certaine manière, par cela qu’ils nous ont précédés dans le lignage. C’est pour cette raison que, dans la conception thérapeutique traditionnelle gabonaise, l’ancêtre est un point à partir duquel se noue une séries de relations avec les vivants pour leur permettre de comprendre non seulement l’idée que la mort n’est pas la fin mais le début d’une seconde vie, mais en plus que l’intérêt philosophique de la mort est de nous introduire dans des relations singulières avec ceux qui sont désormais appelés les figures du passé et du présent. Les acteurs de cette médecine pour la vie que sont les fantômes introduisent l’impuissance de la mort sur l’homme, puisque même lorsqu’elle survient, elle ne parvient 248 S. M. Eno Belinga, La guère des Fantômes, Paris, Les classiques africains, 1997, p. 11. 137 jamais à ériger une barrière qui nous sépare de nos ancêtres. C’est donc heureux qu’elle soit et qu’elle intervienne, même si on sait qu’elle est toujours une transition. « C’était donc du temps lointain de nos ancêtres. En ce temps-là, la mort n’était pas la mort. La mort n’était pas la mort mais une transition ; la mort était un passage d’une forme de vie à une autre. Cela permettait une sorte de collaboration, ou de coopération, entre les vivants et les morts. »249 La médecine pour la vie conjoint ainsi le passé et le présent, les ancêtres et les vivants, la mort et la vie, de sorte que, au lieu de s’opposer mutuellement, ils se dialectisent, se complètent et s’adonnent l’un à l’autre. La médecine pour la vie n’a de sens que par rapport à la mort que l’on ne regarde plus comme un ennemi, mais comme un compagnon, mieux, comme une nécessité éthique à partir de laquelle l’analyse de la question de la maladie, quelque soit son stade, initial ou terminal, curatif ou non, est envisagée au grand bénéfice de la personne vivante. On doit alors dire, à ce niveau, que la personne, malade ou en bonne santé, en phase terminale ou initiale, est rendue vulnérable par la maladie qu’elle appréhende souvent comme un détracteur de la vie, et vivante jusqu’à la mort et par-delà celle-ci par le lien qu’elle entretient avec ses ascendants. 2. Byang éning ou la médecine pour la vie Cela dit, par quel processus la médecine pour la vie se définit-elle ? Quelle est cette médecine qui convoque la personne et la maladie en creux de la vie ? Elle a d’abord le mérite de ne pas être simplement une médecine qui conjure la maladie ou l’anticipe, mais une médecine qui promeut la vie, c’est-à-dire qui transcende de loin le système traditionnel gabonais de la convocation thérapeutique. Pour la cerner, il convient en premier lieu de distinguer les deux éléments qui sont au cœur de son système, à savoir : le remède et le médicament. En creux, il y a la manducation. En effet, la médecine pour la vie (byang éning) consiste à emmener le candidat chez les fantômes, afin que ces derniers puissent le « blinder » contre la maladie, la sorcellerie et toutes autres maladies. Le byang éning ou la médecine de la vie est donc un antidote contre la maladie et la mort. Les fantômes-nganga qui sont à l’origine de la vie reçoivent le candidat qui sent sa vie en danger et menacée, soit par la maladie, soit par l’action des sorciers, soit par une suite d’événements qu’il ne comprend pas ou ne trouve pas cohérent. Le candidat sollicite les fantômes-nganga pour qu’ils puissent lui donner à manger le « médicament pour la vie », l’initiation qui fera de 249 Ibid., p. 14. 138 lui un homme averti et blindé. Le candidat, s’il parvient à consommer le médicament, deviendra un homme nouveau. Chez les Fang, dans les récits de mvett250, le thème de la « médecine pour la vie » introduit celui de l’immortalité du héros, c’est-à-dire la façon dont il va être fabriqué par ses ancêtres pour qu’il ne soit plus un homme comme les autres, un homme ordinaire mais un homme aux qualités exceptionnelles. Le héros du récit mvett s’en va chercher l’immortalité chez ses ascendants, en l’occurrence Zong Midzi Mi Obame : « Je ne peux plus rester sur la terre, dit-il, je vois que ma vie est en danger… Ses ancêtres furent étonnés. Ils dirent : « Nous avons un médicament pour la vie. » »251 Ce récit traduit très bien les réalités quotidiennes auxquelles sont confrontés les spécialistes de la médecine traditionnelle gabonaise, notamment en pays fang, où la valeur d’une personne tient à sa capacité de protection contre l’adversaire qui cherche à tout prix à lui transmettre une maladie le conduisant à la mort. C’est dans les récits de mvett que nous empruntons ce thème de la médecine pour la vie. Les fantômes y sont présentés comme les seuls personnages « réels » et leur intervention quotidienne dans l’existence des personnes n’est pas substantiellement différente de leur rôle épique. Le personnage de Zong Midzi se réfugie chez les fantômes pour y être blindé. Le passage de Zwè Nguéma est bien compris comme une fiction littéraire mais c’est une fiction essentiellement différente de tout le reste des thèmes épiques, car c’est chez les Fang une réalité authentique parfaitement banale que d’aller se faire « blinder » chez les fantômes. On doit ainsi admettre « qu’une certaine intimité ou une communication avec les fantômes caractérise certaines personnes et les protège, c’est là une donnée de la connaissance commune »252 que la réalité thérapeutique en médecine traditionnelle ne peut ignorer. La médecine pour la vie est donc une réponse à l’appel de la personne qui souhaite jouir d’une supériorité, du fait de la possession du byang ening. Elle est l’apanage de ceux qui veulent résister à l’attaque de toutes sortes de maladie susceptibles de déstabiliser l’ordre originaire qui prévaut dans leur vie. 250 Le mvett est un récit qui raconte les migrations, la vie sociale, culturelle et religieuse du peuple fang, à travers la lutte qui oppose ses deux peuples rivaux : Engong et Okü, Immortels et Mortels. Il est également défini comme « art total du peuple Fang ». 251 Un Mvett de Zwè Nguéma, recueilli par H. Pepper, réédité par P. et P. de Wolf, Paris, A. Colin, Coll. « Classiques africains », 1972, p. 381. 252 P. Boyer, Barricades mystérieuses & pièges à pensée. Introduction à l’analyse de l’épopée fang, Paris, Société d’ethnologie, 1988, p. 76. 139 3. Le remède et le médicament Revenons maintenant à notre distinction. On l’a dit, la médecine pour la vie conjoint, tout en les distinguant, le remède et le médicament. « Le remède est d’abord tout ce qui remédie à tout. Quant au médicament, il soigne seulement les maladies. Mais le remède soigne tout et guérit tout. »253 Le remède, on le voit, l’efficacité de la médecine pour la vie est sa capacité à convoquer dans le champ thérapeutique ; d’un côté, le remède, de l’autre le médicament. Le médicament, à l’opposé du remède, s’attaque exclusivement aux maladies, c’est-à-dire à tous les maux qui dégradent notre état de bien-être physique. Car ne perdons pas de vue que les maladies sont toujours de l’ordre du corps. Le médicament est conçu pour restaurer un corps malade, une santé dégradée, un corps misérable. Rappelons-nous de la proposition de Socrate : « Ce n’est pas, je pense, un avantage pour un homme de vivre avec un corps misérable, car il est, en ce cas, condamnée à une vie misérable. »254 C’est à penser que la vocation du médicament est de donner raison à un ordre corporel ancien devenu caduque par l’effet de la maladie. Le médicament soigne pour évincer l’ordre nouveau instauré par la maladie ; il agit uniquement dans le sens de conjurer la maladie. Le médicament opère donc de manière circonscrite et circonspecte, puisqu’il n’a pas vocation à aller au-delà de la maladie qu’il tient en proximité dans une relation duelle. Voilà pourquoi chaque médicament possède ses propriétés, ses vertus thérapeutiques selon les maladies qui investissent le corps humain. Le site à partir duquel le médicament exerce son autorité et son efficacité, est bien le corps. A chaque partie du corps son médicament. Le médicament agit localement. Quant au remède, il a tendance à combattre, en plus des maladies corporelles, toutes les autres formes de pathologies qui sont du domaine même de l’esprit. Le remède n’a pas de frontière, sa tâche paraît plus globale, à l’inverse du médicament dont l’action paraît plus locale et partielle. Le remède s’emploie à lutter contre tout ce qui s’attaque à la santé de la personne, au plan physique et spirituel. Le remède va même jusqu’à s’intéresser à toutes les situations difficiles et complexes qui concourent à rendre misérable la vie de l’homme. Le remède soigne tout, c’est-à-dire les maladies, leurs causes, leurs effets et tout ce qui tourne autour. Le remède nous aide à définir la maladie autrement : non plus comme un simple dysfonctionnement de l’organisme ou de l’esprit humain, mais plus comme l’ensemble des situations qui ne permettent pas à l’être humain d’être en harmonie avec lui-même et avec son 253 254 S. M. Eno Belinga, La guerre des fantômes, op. cit., p. 17. Platon, Gorgias (504c), trad. Et notes par Emile Chambry, Paris, G.-Flammarion, 1967, p. 257. 140 environnement. Autrement dit, même un échec est signe de maladie, même la perte d’un emploi comme un chômage persistant sont signe de maladie. En tout cas, toute situation persistante dans la vie d’une personne apparaît, dans la perspective définie par Eno Belinga, comme une maladie que le remède à vocation à réparer. Le remède s’occupe moins de rechercher les causes que les solutions de toute situation en défaveur de l’homme. Le remède engage donc la vie dans son entièreté. Comme on le voit ici : Le remède soigne et guérit toutes sortes d’infortune comme la pauvreté, le veuvage, l’orphelinat, la médiocrité, les situations pénibles, la malchance à la chasse, à la pêche, en amour, et en affaires. Le remède opère efficacement dans tous les cas d’actions maléfiques des mauvais esprits. Le remède protège contre tous les fléaux de la société. Il les apaise, les adoucit et les cicatrise. Ainsi le remède confère la chance, la fortune et les richesses de toutes 255 sortes. L’action du remède concerne l’homme et la société, le dedans et le dehors de la personne. Le remède s’intéresse à la satisfaction totale et complète de l’homme, puisqu’il n’épargne aucune de ses dimensions ni aucune de ses situations. Il concerne l’homme et son milieu, l’homme et sa société, l’homme et les situations qui le confrontent dans ses rapports avec les autres et d’abord avec lui-même. Il est préventif et curatif. La médecine pour la vie, à travers le concept de remède, veut s’occuper de la vie en général, car après tout, c’est chaque maillon de la société, c’est chaque organe de l’être humain qui est le lieu de manifestation et de promotion de la vie. Parce que la vie s’exprime dans chaque « situation singulière » de l’homme, et dans chaque situation singulière de la société. L’homme évolue dans la société, et dès que celle-ci présente des dangers, c’est la vie de l’homme qui est, par ricochet, en danger également. Le remède agit donc contre les maux qui minent la société en vue de préserver la « vie » de l’homme. On peut dire que celui qui possède le remède est à l’abri de tant de situations malencontreuses. Et, toujours avec le remède, on recouvre toutes ses forces vitales, intellectuelles et spirituelles. Et l’on devient heureux. « C’est le remède qui fait qu’on va mieux, qu’on s’en tire et qu’on est hors de danger. »256 Inversement, c’est l’absence de remède qui fait qu’on se porte mal, qu’on soit en situation de déséquilibre où, au lieu de vivre la vie, on la subit à nos dépens. En effet, le remède, c’est la pleine satisfaction de la vie et ce sont les jours sereins, le confort, les délices du bonheur enfin retrouvé après mille et mille 255 256 S. M. Eno Belinga, op. cit., p. 17. Ibid. 141 souffrances imaginables et inimaginables. C’est la raison pour laquelle tout le monde recourt au remède dans les périodes critiques, quand on est atteint par le mauvais sort et que l’on est infecté, exaspéré jusqu’au paroxysme. Chez Hegel, une distinction nette apparaît entre le remède et les médicaments. En effet, « le remède excite l’organisme à éliminer la puissance inorganique avec laquelle l’activité de l’organe ou système particulier est impliquée, et du fait de laquelle elle est singularisée de façon isolante »257. Autrement dit : le remède a vocation à rétablir l’organisme, à réguler l’ordre intérieur qui le régit. Il agit dans l’organisme qui le consomme et le désintègre dans chaque partie, y compris la plus infinitésimale. Le remède, on le voit, a un effet actif, puisque sa force consiste à lutter et à combattre contre la puissance inorganique, c’est-à-dire contre tous les parasites et autres microbes qui déstabilisent et désorganisent le bon fonctionnement de l’organisme. Alors que, à cause de la maladie, l’organisme dysfonctionne, se rétracte, se fige, le remède quant à lui « excite l’organisme à supprimer l’excitation particulière dans laquelle l’activité formelle du tout est fixée, et à restaurer la fluidité de l’organe ou système particulier dans le tout. C’est là l’effet produit par le remède pour autant qu’il est un excitant, mais quelque chose de difficile à assimiler et à surmonter, et que de ce fait, est présenté à l’organisme quelque chose d’extérieur contre lequel il est contraint de mobiliser sa force. »258 Le remède est quelque chose d’extérieur à l’organisme et il a vocation à s’attaquer à tout élément étranger à l’organisme. Même s’il est lui aussi étranger à cet organisme, mais il est conçu pour l’organisme et non contre lui. Tandis que « les médicaments sont, en leur ensemble, des excitants négatifs, des poisons, quelque chose de stimulant »259. Les médicaments concernent la partie, le remède concerne le tout ; les médicaments visent l’organe, le remède vise l’organisme, ce qui revient à dire qu’un organe que les médicaments ont guéri ne peut provoquer la guérison de l’ensemble de l’organisme, tandis qu’organe malade peut entraîner la fatigue de tout l’organisme. Le poison des médicaments n’a d’effet que par rapport à une zone particulière de l’organisme, par quoi leur principe actif est conçu, fabriqué. Dans les médicaments il y a un travail de spécialisation en fonction des maux dont peut souffrir l’organisme, dans le remède il y a une visée plus générale. Voilà pourquoi, du fait qu’ils concernent des organes spécifiques et touchent au goût, les médicaments ont du mal à être digérés. Mais, précise 257 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II – Philosophie de la nature, Texte intégral présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Librairie philosophique Jean Vrin, Coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2004, p. 178. 258 Ibid., p. 326. 259 Ibid., p. 178. 142 Hegel, « la détermination de non-digestibilité est seulement relative, non pas toutefois dans le sens indéterminé où l’on a coutume de la prendre, suivant lequel on désigne comme facilement digestible ce que des constitutions plus faibles peuvent supporter. »260 4. Comment « manger » le remède de la vie ? Grâce au thème du remède, nous cernons mieux le thème de la médecine pour la vie dans le contexte de la médecine traditionnelle au Gabon : le système général de la vie est conçu de telle manière que chaque détail compte pour renvoyer à une situation thérapeutique bien précise. Lorsqu’on constate que depuis quelque temps, rien ne va plus dans la vie d’une personne, on dit qu’elle est frappée par une malédiction, et par suite, qu’elle a besoin de remède. Dans la vie pratique, ces personnes, sans pour autant présenter des signes cliniques particuliers, ont-elles-mêmes le sentiment que depuis quelque temps, rien ne va plus dans leur vie. Par exemple, un commerçant qui voit ses dividendes baisser de jour en jour, une femme qui perd ses grossesses, un homme qui ne met pas de temps avec les femmes. Dans ses conditions, on dira que cette personne a un corps sale, ou qu’elle est victime des plaintes de ses parents, ou encore qu’elle est bloquée par un membre de sa famille. Lorsqu’une personne remarque que « sa vie ne tourne pas rond », le plus souvent son entourage la conseille d’aller « laver son corps » auprès d’un nganga, une manière de l’encourager à aller vers la médecine pour la vie, celle qui s’occupe de la vie dans toutes ses manifestations. « Laver le corps ». Telle est l’expression consacrée au Gabon, une manière d’indiquer que la personne à qui l’on s’adresse a des problèmes dans sa vie que la médecine pour la vie peut résoudre. « « Laver le corps » est une expression courante au Gabon et qui renvoie à un certain nombre d’images, de symboles et de croyances. Laver le corps c’est se débarrasser, au propre comme au figuré, de toutes les impuretés accumulées par un individu et qui sont de nature à compromettre sa bonne santé, à justifier son échec aux examens, à l’empêcher d’enfanter ou de trouver du travail… »261 Au reste, la médecine de la vie via le thème du remède introduit le thème du manger. En effet, il ne suffit pas d’être en situation de manque, en situation d’accablement par rapport à ce que la vie nous fait souffrir aux plans de la maladie, du chômage, de la malchance, de la déception… ; encore faut-il être « capable » de consommer le remède que la médecine pour la vie propose à tous ses candidats. Car il faut savoir que, « la seule condition, c’est que, pour 260 Ibid. G. Rossantanga-Rignault, « « Laver le corps ». Symbolique et thérapeutique de l’eau en Afrique », Palabres actuelles, op. cit., p. 92. 261 143 manger un vrai remède, il faut être à la hauteur et subir les épreuves, toujours difficiles, au cours de cérémonies préparatoires et rituelles. »262 En clair, cela revient à dire que la manducation du remède pour la vie obéit à des critères parmi lesquels on doit compter le courage. Il faut être brave et courageux. Pourquoi ? Parce que, ce qui rend compte du facteur courage c’est d’abord l’idée que le remède de la vie ne se consomme pas n’importe où, chez n’importe qui et n’importe comment. Elle obéit à un rituel, elle se mange en présence des Bekôn (les esprits des morts). Cela veut dire que, la médecine pour la vie conjoint le remède pour la vie qui est quelque chose qui se « mange ». On parle de la sorte de « manger un remède chez les Bekôn »263, pour insister, en fin de compte, sur le « lieu » où se mange le remède : chez les esprits des morts. Ce sont les ancêtres avec lesquels le candidat communique, qui préparent ce remède qu’il finira par consommer. Préparer le remède pour la vie, c’est également préparer le candidat à la manducation, à affronter la vie avec sérénité et courage. Cela suppose qu’il y a deux façons de manger : ou on le mange chez les vivants, où on le mange chez les Bekôn. Il est avantageux de le manger chez les Bekôn, en leur présence, car eux seuls connaissent l’audelà de la vie pour avoir été d’une part, un temps dans le monde des vivants et d’autre part, un temps dans celui des morts, où ils expérimentent une autre forme de vie. Le monde des Bekôn connaît une autre vie, différente de la nôtre, mais ce qui est sûr c’est que les fantômes sont suffisamment éprouvés pour connaître les pièges et les avatars de la vie telle qu’elle est vécue par leurs descendants. C’est pour cette raison que « manger du remède chez les vivants est une chose, mais en manger dans l’au-delà, chez les esprits et les fantômes, c’est tout autre chose ! »264 Dans la perspective d’Eno Belinga, le remède est quelque chose que les Fantômes préparent et qui est destiné à la consommation par les vivants, en vue de leur ajouter une vie à la vie, c’est-à-dire un supplément de vie qui prolonge la vie elle-même et la rend totalement satisfaite, et donc heureuse. L’enjeu de ce supplément de « vie » est, disons-le, la conservation de la santé, le succès dans les entreprises, la vie heureuse et réussie. La médecine pour la vie est la médecine soignante et vitaliste, la médecine qui se préoccupe de l’homme dans son ensemble et avec son milieu, la médecine qui place l’homme à l’honneur, parce que c’est par lui que nous connaissons l’importance de la vie, étant celui par qui elle est éprouvée et appréciée. Elle aboutit donc à l’idée que la médecine traditionnelle défend et protège la vie, 262 S. M. Eno Belinga, op. cit., p. 18. Ibid., p. 17. 264 Ibid., p. 18. 263 144 envers et contre tout. La médecine pour la vie éclaire la condition humaine dans tous ses états, pour lui redonner, après l’opération de la manducation, un autre visage, une autre condition qui soit de nature à la protéger des maladies. Néanmoins, il ne suffit pas de consommer le remède ou le byang éning pour assurer sa protection, encore faut-il respecter les prescriptions données par les fantômes, comme une ordonnance médicale dont on doit respecter la posologie pour arriver à une situation de guérison complète. C’est la contrepartie de la manducation : le respect scrupuleux des règles de conduite. 5. Le juridique comme complément dialectique Ainsi, il convient de dire que les médecines présentes au Gabon se côtoient les unes les autres. Elles ne sont pas toujours dans une situation de conflit, mais dans un rapport de complémentarité. Pour nous, le problème n’est plus d’opposer de manière dogmatique et stérile médecine moderne et médecine traditionnelle, mais de les assumer, l’une refusant d’imposer à l’autre tous ses référentiels de vie sociale ou socio culturelle. Reste qu’il s’agit pour la médecine traditionnelle, d’un patrimoine que nous avons obligation de sauvegarder, une obligation d’autant plus exigeante que ces véritables bibliothèques vivantes que constituent les vrais guérisseurs traditionnels pourraient brûler avant d’être consultées. Voilà pourquoi, pour E. Eben-Moussi, « cette médecine traditionnelle-là trouve son terreau le plus fertile dans une certaine « faillite » de nos systèmes nationaux modernes de Santé publique, ou à tout le moins, leur incapacité parfois d’une proximité susceptible d’aider à répondre aux besoins de l’Homme africain considéré dans son environnement socio-culturel. »265 Désormais ne perdons plus de vue que chacun sait que si la société où nous vivons s’affirme et se singularise par sa complexité, elle reste le produit de son histoire, et la médecine traditionnelle africaine se fonde bien sur cette culture-là. Au reste, d’un point de vue juridique, on peut affirmer qu’il y a eu une avancée importante. Car il faut dire que jusqu’ici, la médecine traditionnelle s’exerçait dans l’informel quand bien même les autorités gabonaises ont toujours reconnu sa présence, son utilité, mais surtout le fait qu’elle fait partie du patrimoine national culturel. Se modernisant, le Gabon devait alors encadrer cette médecine, lui donner un véritable statut juridique afin qu’elle ne soit plus laissée pour compte, afin que son action et ses acteurs puissent être régis par un certain nombre de codes et de lois, toute chose qui relève de la volonté politique et du droit. 265 E. Eben-Moussi, L’Afrique doit se refaire une santé. Témoignage et réflexion sur 4 décennies de développement sanitaire, Paris, L’Harmattan, Coll. « Sociétés africaines & diaspora », 2006, p. 79. 145 La médecine traditionnelle n’est-elle pas aussi une autre partie du genre humain, une autre activité humaine qui mérite d’être reconnue à sa juste valeur sans nécessairement la mettre en conflit avec la médecine moderne, sans nécessairement vouloir qu’elle obéisse aux mêmes schémas de pensée et d’opération de la médecine moderne ? Heureusement. « Trente cinq (5) ans après son indépendance, le Gabon se dote d’une réglementation ambitieuse en apparence : l’ordonnance n° 001/95, qui reconnaît trois (3) systèmes de santé : le service public, la médecine libérale et la médecine traditionnelle. »266 C’est la première fois, en effet, qu’un texte de droit reconnaît l’existence de la médecine traditionnelle au Gabon. Il n’est donc plus question de considérer comme médecine un savoir ou une pratique qui ne relève pas de la science occidentale, au motif que ni l’un ni l’autre n’obéissent aux canons définis par l’Occident. Certes, dans la lutte contre les maladies, ce sont les Colons militaires qui vont organiser les premiers services de médecine, et participer ainsi à la diffusion de la médecine occidentale. C’est ainsi que pendant longtemps, la Marine française a entretenu des hôpitaux dans les colonies. Dans ceux-ci, il était souvent fait appel aux religieuses. En ce sens la religion fut également un moyen au service de la « mission civilisatrice », dans la mesure où c’est à elle qu’il appartient de substituer aux anciennes croyances de nouvelles. Dans cet ordonnancement, le droit est a priori absent. Pourtant, progressivement, il ne va cesser de prendre une place importante dans la lutte contre tout ce qui est considéré comme relevant des superstitions. Comme le montre très justement Augustin Emane, le discours sur le retour sur soi a finalement comme effet collatéral une revalorisation des médecines endogènes. Il parvient à résumer cette discussion par l’interrogation suivante : « « comment pouvons-nous être nous-mêmes si nous renonçons à nos médecines » ? »267 On voit bien ici que la juridisation de la médecine traditionnelle dans le contexte gabonais, sa reconnaissance par l’OMS sont une façon encourageante de faire avancer les mentalités et de contribuer à la promotion de cette médecine. La reconnaissance de la médecine traditionnelle peut également s’expliquer par les difficultés auxquelles se trouve confronté le système de santé gabonais à partir du milieu des années 80. Parmi les solutions que l’on tentera de trouver il y a le recours aux médecines traditionnelles. Finalement, il ne s’est agi que d’entériner une situation de fait. Néanmoins, il est juste de reconnaître que cette évolution n’aurait pas été possible sans l’action de l’OMS. C’est elle en effet qui a consacré le concept de « médecine traditionnelle » (qui concerne l’Afrique, l’Amérique latine, l’Asie du 266 267 A. Emane, op. cit., p. 165. Ibid., p. 179. 146 Sud-est et le Pacifique occidental, alors que pour l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Australie il est question de médecine complémentaire et parallèle) qui allait donner une plus grande visibilité en même temps qu’une légitimité certaine aux médecines endogènes. D’après l’OMS, « l’expression médecine traditionnelle se rapporte aux pratiques, méthodes, savoirs et croyances en matière de santé qui impliquent l’usage à des fins médicales de plantes, de parties d’animaux et de minéraux, de thérapies spirituelles, de techniques et d’exercice manuels – séparément ou en association – pour soigner, diagnostiquer et prévenir les maladies ou préserver la santé »268. On peut observer que cette définition ouvre un champ particulièrement large, et que même les pratiques relevant de ce que l’on appelle au Gabon les « églises éveillées » peuvent entrer dans cette catégorie. Ainsi donc, si la décennie 70 consacre, au Gabon, la reconnaissance de la médecine traditionnelle, c’est en 1995 que cela apparaîtra clairement dans un texte de loi. Néanmoins, il ne faut pas faire preuve d’enthousiasme exagéré par rapport à cette avancée. « Il faut attendre en effet les années 2000 pour que l’on passe des intentions aux actes, avec notamment l’organisation d’une conférence sur les méthodologies de recherche et l’évaluation de la médecine traditionnelle (11-14 avril 2000). Elle se traduira par la suite par la mise en place d’une stratégie globale en matière de médecine traditionnelle dont le but était d’aider les pays »269 à : élaborer des politiques nationales d’évaluation et de réglementation des pratiques de la médecine traditionnelle et de la médecine complémentaire ou moderne ; développer la base factuelle sur l’innocuité, l’efficacité et la qualité de produits et pratiques de la médecine traditionnelle et de la médecine complémentaire ou parallèle ; veiller à ce que la médecine traditionnelle et la médecine complémentaire ou moderne, y compris le recours aux médicaments essentiels à base de plantes, soient disponibles et abordables ; promouvoir un usage thérapeutique judicieux de la médecine traditionnelle et de la médecine moderne par les prestataires et les consommateurs ; rassembler de la documentation sur les médicaments et remèdes traditionnels. En somme, on ne doit plus regarder ces deux médecines de manière opposée mais de manière bénéfique et complémentaire. L’une jouant essentiellement sur l’observation clinique et l’analogie, et met très vite en avant les causes immédiates du mal. L’autre, la médecine « exorcistique » qui conjure les mauvais esprits à l’origine du mal, semble rattacher la maladie, comme tout « mal de souffrance », non plus à sa seule cause prochaine, mais à ce qui explique le déclenchement de cette dernière. « Par là, elle seule était capable de fournir un 268 269 Y. Beigbeder, L’Organisation mondiale de la santé, Paris, Puf, Coll. « Que sais-je ? », 1997, p. 104. A. Emane, op.cit., p. 181. 147 cadre pour penser jusqu’à l’ultime du mal et permettre aux questions existentielles posées par l’irruption de la maladie de se formuler. »270 On le voit donc, indéniablement, la médecine moderne et la médecine traditionnelle interpellent chacune l’existence en ce qu’elle a de plus fragile, à sa voir la santé. La santé renvoie à la médecine, la médecine à l’éthique et l’éthique à l’existence. Travailler sur la médecine moderne et la médecine traditionnelle à l’aune de la fin de vie, n’est rien d’autre que travailler sur le thème de l’existence, en se demandant ce qu’elle est finalement quand elle est affectée au plus physiologique, moral et spirituel, à la fois pendant la période où sévit la maladie, pendant le traitement donné par le médecin, et surtout pendant le mourir, quand le malade se sait condamné, c’est-à-dire pendant le temps de l’accompagnement. Ces questions ultimes seront développées dans la suite de notre réflexion. 270 E. Lepicard, D. Folscheid, « La médecine archaïque », Philosophie, éthique et droit de la médecine, op. cit., p. 97. 148 DEUXIEME PARTIE : LA FIN DE VIE FACE AU POUVOIR ET AUX PROGRES DE LA MEDECINE « (…) car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. » R. Descartes, Discoures de la méthode (Introduction et notes d’Etienne Gilson), Paris, J.Vrin, 2005, p. 127. 149 INTRODUCTION GENERALE Une question doit guider l’ensemble de cette partie qui instruit le thème de la fin de vie face au pouvoir et aux progrès de la médecine : pourquoi la fin de vie naît-elle de l’échec de la médecine ? Cette question concerne, il est vrai, la médecine moderne, de même qu’elle concerne la médecine traditionnelle, car dans l’une comme dans l’autre la fin de vie apparaît comme une réalité indéniable, en ce sens que partout nous rencontrons des malades qui sont confrontés à deux difficultés majeures : celle qui concerne leur propre sort en tant que victimes d’une pathologie incurable, et celle qui renvoie à une activité ayant vocation à traiter des maladie, à proposer des remèdes, des solutions efficaces aux dangers qui guettent la santé des personnes vulnérables. Car, nul ne peut nier l’évidence selon laquelle, en effet, la médecine concerne chacun d’entre nous au motif que nul n’échappe aux maladies du corps ou de l’esprit au cours d’une vie, de même, nul n’a droit à un traitement quasi-inhumain, à un acharnement thérapeutique ou à une forme d’illusion caractéristiques des nganga qui exercent pour nombre d’entre eux, dans la clandestinité. L’efficacité des nganga peut être mise en question aujourd’hui, car, s’ils se refusent d’être « charlatans » ou vendeurs d’illusion, ou profiteurs de la vulnérabilité des personnes atteintes, et « s’il est exact que des personnes s’arrogent le titre de « docteur indigène » en jouant sur la crédibilité des petites gens (comme sur celle des « Grands » !), il est non moins sûr qu’il existe un pourcentage important de nganga compétents et efficaces. »271 Toujours est-il que la seconde question qui nous servira de fil conducteur est la suivante. Si la fin de vie se rattache au pouvoir et aux progrès de la médecine dans ce qu’ils ont de défaillant concernant l’efficace de sa pratique et des moyens qu’elle utilise contre les maladies, quel est le principal entre la situation tragique que rencontre le malade et ce dernier en tant que sujet ? Autrement dit : dans l’éthique et le progrès médical, entre la médecine, le patient et la philosophie, lequel mérite le plus d’attention et à quels motifs ? C’est ce questionnement qui va constituer notre demi-teinte problématique dans cette deuxième partie. L’intensité de ce questionnement sur le vif de la situation de la fin de vie montre que la philosophie a toujours à se prononcer sur les situations les plus complexes qui paraissent, a priori, en dehors de son champ de compétence immédiat. En effet, il n’y a plus d’écart entre le progrès et le pouvoir de la médecine et la responsabilité philosophique, surtout quand il est 271 E. de Rosny, L’Afrique des guérisons, op. cit., p. 52. 150 question de la vie dans ce qu’elle a de plus vulnérable. Cette responsabilité est tellement sérieuse qu’à ce titre elle revêt une signification éthique. Mais avant de dire en quoi consistent cette éthique et cette responsabilité dans nos analyses ultérieures, nous devons caractériser la situation présente d’une façon un peu plus précise. Il nous semble qu’on pourrait la spécifier par deux contenus étroitement liés : le désarroi et la confusion. 1. Le désarroi et la confusion Le désarroi d’abord. Il convient à ce qu’on pourrait appeler l’écart entre d’une part le niveau élevé des connaissances en médecine comme en biologie, des techniques thérapeutiques en médecine et en chirurgie et la prétention des nganga qui fondent généralement leur pratique sur la puissance des plantes et des ancêtres ou des génies, c’est-àdire sur la religion de leurs Pères, et d’autre part l’incertitude quant à la validité des choix dans l’application de ces connaissances, de ces techniques et de ces incantation et manducations. Nul doute. Le développement de la science est considérable, ses résultats pratiques sont admirables et inouïs : biologie moléculaire, génie génétiques, thérapie génétique, procréation assistée, greffes d’organes, thérapie par rayonnement, chimiothérapie, chirurgie cardiaque et cérébrale. L’incidence de ces progrès est bien connue : accroissement de la durée moyenne de la vie, victoire sur des maladies anciennes, progrès incessants dans la thérapeutique des maladies « nouvelles ». Dans la médecine traditionnelle, la démultiplication des rites, des pratiques et des lieux de consultation thérapeutique dans le milieu urbain semblent accroître le pouvoir du nganga et la crainte et la séduction qu’il suscite chez les personnes permettent de nuancer les résultats. Ici, nous avons affaire à une médecine de la totalité et de la synthèse, qui dit pouvoir expliquer tout, par la « vision » et la « consultation », car « la médecine des nganga prend en charge la vie tout entière, le corps avec tant d’herbes et d’écorces revigorantes »272. En fait, ces résultats sont si notoires qu’on est souvent tenté d’exprimer ces progrès et ces succès en termes de pouvoir. Et c’est la communauté des chercheurs et des praticiens, des nganga et des tradipraticiens qui est alors fantastiquement investie d’un pouvoir d’intervention sans limites sur la vie humaine. Elle apparaît alors comme douée d’une puissance sinon magique du moins dangereuse par son étendue et son champ d’action illimité dans le domaine de la vie et de ses structures. Par là c’est l’avenir de l’humanité qui paraît tomber entièrement aux mains de la science et de la spiritualité et qui pourrait se préparer sous 272 E. de Rosny, Les yeux de ma chèvre, Paris, Plon, Coll. « Terre humaine », 1996, p. 284-285. 151 les plus sombres auspices. Avec cette question cruciale : doit-on prolonger ou interrompre l’assistance médicale à un malade en fin de vie ? Ou celle-ci : que fait le nganga face à l’aiguillon de la maladie à son stade terminal ? On verra que le désarroi produit par l’approche inéluctable de la mort par la voie de la maladie provient de l’effet conjugué de la richesse du progrès scientifique et de l’efficacité des ancêtres et des plantes, puisque le malade, au Gabon comme partout en Afrique noire, est souvent à mi-chemin entre deux médecines qu’il estime être complémentaires. 2. Descartes et la question de « la conservation de la santé » Nul ne peut nier les progrès spectaculaires et le pouvoir de la médecine moderne, celle qui a fait ses preuves en matière d’observation des pathologies, d’inventions d’instruments plus sophistiqués pour opérer, scanner, analyser, faire des radios, diagnostiquer, etc. Nous savions, depuis Descartes, l’ambition nourrie par cette médecine, notamment dans l’économie générale du « bien-être » de tous les hommes. Grâce à la philosophie, en effet, celle de Descartes notamment, la médecine va connaître un tournant majeur dans l’aire de la recherche. Ce dernier formule le projet d’une « philosophie pratique » qui prend la médecine comme lieu ultime d’application en s’efforçant de produire des connaissances qui ne soient plus de l’ordre de l’abstrait ou de la spéculation, mais de l’ordre du concret. N’est-ce pas là d’ailleurs le propre de toute connaissance, à savoir revendiquer ce qui la distingue du savoir : l’expérience, l’épreuve par les faits ? Désormais, philosophie et médecine doivent conjuguer leurs efforts pour faire face aux difficultés que les hommes rencontrent au cours de leur vie. Descartes part ainsi de ces difficultés pour élaborer le projet d’une « philosophie pratique » à l’aune de la physique et de la médecine particulièrement. Ces difficultés, disait le philosophe, appartiennent aux sciences spéculatives et tiennent à l’idée que, au vue de leurs résultats, elles n’ont malgré tout pas réussi à s’investir de manière radicalement satisfaisante dans le champ de la santé pour voir comment, de manière pratique, il était possible de réfléchir sur les conditions de possibilité d’une vie meilleure, quantitativement et qualitativement. Les disciplines spéculatives, particulièrement la philosophie, avaient mobilisé leur recherche dans le cadre de la pure réflexion, de la simple analyse conceptuelle sans jamais parvenir à rassurer les hommes, de manière franchement concrète, sur les moyens efficaces d’une vie qui peut défier la mort ou la condition mortelle de l’homme. Car pour Descartes, la vie constitue le bien général de tous les hommes, étant la condition de toute science. On ne fait la science que parce qu’on est en vie, que parce que la vie nous gratifie de 152 ses bienfaits, notamment la santé. Un sujet malade, une vie déséquilibrée, malaisée, ou en souffrance, malade pour ainsi dire, ne saurait faire de la science ou de la recherche de manière à produire des résultats satisfaisants. Profitant donc de ce que la vie nous donne de nous maintenir en vie, il importait alors à Descartes de s’attaquer de front à la question relative à la vie elle-même, déplaçant de la sorte le centre de gravité de sa réflexion philosophique. En partant des difficultés inhérentes aux sciences spéculatives. Voici ce qu’il en dit lui-même, sous la consigne de l’aveu : Car elles m’ont fait voir, qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, au qu’au lieu de cette philosophie spéculatives, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont 273 propres . A partir de là, quel va être le dessein poursuivi par cette philosophie pratique après avoir pris congé de la philosophie spéculative ? En quoi devront consister les progrès et le savoir de la médecine moderne ? Parviendront-ils, en définitive, à affronter les maladies ultimes qui conduisent à la fin de vie tout en préservant la personne malade ? Pour donner plus de rigueur philosophique aux analyses qui vont suivre, et pour ne pas réduire Descartes à un tout rigide qui puisse coller unilatéralement à celles-ci sans prendre en compte le mouvement même de sa pensée, il est important d’ajouter cette question. De quel Descartes parlerons-nous ici : celui du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques, ou celui de Correspondance avec Elisabeth ? Commençons par répondre à la dernière question. Nous dirons que l’essentiel des analyses ici vont se concentrer sur les deux premiers textes, tandis que, plus tard, nous verrons qu’elles seront nuancées par le Descartes de Correspondance, celui qui a réussi à réconcilier, en l’homme et par l’homme, la matière et l’esprit, le corps et la vie qu’elle reçoit de l’âme. Autrement dit, pour Descartes, s’il y a une vie en l’homme impulsée par l’âme qui est au principe des mouvements du corps, il n’en demeure pas moins qu’il y a également une vie à l’extérieur de l’homme et sur laquelle il n’a pas nécessairement prise, et qui peut « empêcher 273 R. Descartes, Discours de la méthode, op. cit., pp. 126-127. 153 les effets de nos desseins »274. Cette vie extérieure à l’homme, dès qu’elle vient se greffer à lui, tombe sous le coup de sa puissance, sous le coup de la pensée qui la soumet, elle et les choses qui l’accompagnent, à la réflexion. C’est en quoi nous dirons que rien de ce qui est intérieur ou extérieur à l’homme, propre ou impropre à lui, n’échappe d’une certaine manière à l’acte de penser de la pensée en tant qu’elle pense tout et elle-même comme sujet de pensée. Par ailleurs, ce que l’on sait toujours déjà au sujet de la première question, c’est que le premier niveau caractéristique du progrès des sciences recherché par Descartes concerne « l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent »275. Ici, on l’aura compris, l’auteur du Discours de la méthode voit dans cette série d’artifices le résultat d’une connaissance qui profite à l’homme, qui contribue à son mieux-être et à son devenir. Il y voit également le pouvoir de cette science, de cette philosophie pratique, pouvoir qu’elle confère à l’homme puisqu’elle vise précisément à faire de lui un être dominateur. La philosophie pratique, pour parvenir à ces résultats, devra « ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »276 On sait les progrès qu’elle a réalisés à cet effet, par la perfection de l’outil et l’invention de la technique, voire de la technologie. Pour autant nous devons aller plus loin. En nous demandant : qu’est-ce qui est recherché ultimement dans cette démarche philosophique ? Que suggèrent le revirement cartésien et la réforme du programme philosophique qui prend la médecine comme angle d’attaque ? Ce qui est recherché de façon ultime par Descartes, en promouvant le projet d’une philosophie pratique à l’aune de la médecine moderne, c’est « principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie »277. Tous le remarqueront, et d’abord Hegel : avec Descartes une révolution s’accomplit, qui livre à l’homme jusque là enfermé dans le monde les clefs de l’univers infini. En effet, Descartes croirait qu’un jour, sur la base de ses travaux, une médecine moderne, capable de prolonger la vie, verrait le jour. La science que promeut le philosophe veut anticiper sur le problème, actuel, de la fin de vie, en l’invitant à mobiliser toues ses responsabilités afin d’acquérir, au terme de sa recherche, la conservation de la santé. La vie, on le sait, dépend de la santé, une santé bien tenue, une santé de qualité. C’est que la 274 R. Descartes, Correspondance avec Elisabeth et autres textes, Introduction , bibliographie et chronologie de jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade, Paris, Flammarion, Coll. « Sagesses Points », 1989, p. 45. 275 R. Descartes, Discours de la méthode, op. cit., p. 127. 276 Ibid. 277 Ibid., p. 127. 154 santé est ce que la vie peut nous donner de meilleur ; la santé c’est l’essentiel de la vie, et l’éthique en fin de vie prend d’abord racine dans cette idée qu’il n’y a pas de fin de vie sans vie possible. La fin de vie c’est la vie parvenue à son stade final, c’est la vie parvenue aux limites que lui impose la vie elle-même. Et Descartes est déjà dans cette réflexion philosophique sur la vie à l’aune de la médecine moderne. Comme le montrait justement Alexis Philonenko, « la pensée de Descartes était à l’inverse de celle de Platon, qui nous prépare à la mort, une philosophie ouverte sur une vie plus longue. Ou si l’on préfère la philosophie n’était plus une préparation à la mort, mais à la vie. »278 C’est assurément une noble ambition que de concevoir la science comme un grand projet supposant un général capable de vaincre les obstacles inhérents à la conservation de la santé et au prolongement de la vie, dans la limité du possible bien évidemment. La philosophie, avec Descartes, revient à la condition de possibilité de toute science : la vie. N’est-ce pas là la condition minimale pour tout homme qui souhaite penser, à savoir que pour penser il faut vivre, car celui qui ne vit pas ou qui ne vit plus ne pense pas/plus ! En fait, Descartes réoriente son mouvement de pensée en commençant par la première extrémité de l’existence, la vie, tandis que Platon s’accapare du côté de la seconde extrémité qu’est la mort. Concernant la deuxième question, nous répondrons que Descartes, par la pente naturelle de son esprit inclinait à tout voir converger vers la médecine, aboutissement – avec la physique (la mécanique) et la morale – de la philosophie. C’est la médecine et particulièrement tout ce qui annonce la Mettrie ou l’homme-machine qui impose, d’une part à Descartes, de reconstruire la physique, et de l’autre, d’élaborer un nouveau concept ou visage de la philosophie. Avec lui en effet, la nouvelle conception médicale était décisive, car il « se distingue par une nouvelle idée de la médecine et de la vie de l’homme. »279 Son affaire n’était pas plus la fin de vie que la fin de la fin de vie, ou, si l’on préfère, la vie prolongée. Il semble en effet que la perspective philosophique de Descartes rimait bien avec son état de santé, d’où le fait qu’il insistât sur l’idée de corps comme étant une machine dont il fallait à tout prix prendre soin, au motif que la vie tout entière en dépend. On s’accordera d’abord, avec lui, sur l’idée que le corps est beaucoup plus complexe que l’esprit, tant à l’échelle de la faculté de connaître qu’au niveau de leur nature respective. La connaissance qui découle du premier, comme on le sait, nous trompe au motif qu’elle est source d’erreur, tandis que celle qui provient du second est certaine et nous conduit vers la vérité des choses. Le premier réfère 278 A. Philonenko, Relire Descartes. Le génie de la pensée française, Paris, J. Granger, Coll. « Ouverture », 1994, p. 12. 279 Ibid., p. 18. 155 à la « substance étendue » et le second à la « substance pensante ». En conséquence de quoi, « il y a une grande différence entre l’esprit et le corps, en ce que le corps, de sa nature, est toujours divisible, et que l’esprit est entièrement indivisible. Car en effet, lorsque je considère mon esprit, c’est-à-dire moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense, je ne puis distinguer aucunes parties, mais je me conçois comme une chose seule et entière. »280 Mais si Descartes privilégie l’esprit, pour connaître, quel serait l’intérêt philosophique qu’il accorde au corps ? Le prolongement de la vie, l’amélioration de la santé, constituent le point critique de sa philosophie de la vie, car, c’est en vertu de ses erreurs qu’il convient d’accorder une attention particulière au corps, notamment le corps malade. C’est que, les informations provenant de différents organes ne correspondent pas toujours à la réalité, comme celle d’un corps hydropique dont la nature est corrompue « en ce que, sans avoir besoin de boire, il ne laisse pas d’avoir le gosier sec et aride »281. La nature de l’homme à l’échelle du corps, reste fautive et trompeuse, et constitue à juste titre un danger pour la santé de l’homme, étant donné qu’elle augmente son mal et nuit à l’homme lui-même. L’idée d’ « homme machine », l’homme malade comparé à une horloge, prend tout son sens ici, à savoir qu’une horloge qui ne marque pas bien les heures tend à se détourner de sa nature et de l’ordre qui régit celle-ci ; une telle horloge donne l’impression qu’elle est mal faite, de même un corps qui fournit des informations contraires à ce dont il a « réellement besoin » au moment où il émet ses informations, donne l’impression qu’il est malade ou qu’il a été mal formé par son auteur, Dieu, pour ainsi dire, selon Descartes. Cette connaissance de notre nature corporelle, cette connaissance de l’homme malade au sujet de toutes les erreurs auxquelles cette nature est sujette a conduit Descartes dans sa « sixième méditation » à penser la philosophie autrement, comme une discipline « utile à la conservation du corps humain, lorsqu’il est en pleine santé. »282 Il n’y a de médecine et de philosophie si ce pari de la conservation de la santé est tenu. Ceci dit, quel est le point critique de cette révolutionne cartésienne qui redéploie la philosophie dans le champ de la médecine, au niveau de la conservation de la santé, et donc de la vie ? Descartes laisse-t-il transparaître une fois encore son autobiographie, son itinéraire personnel en revisitant la philosophie à l’aune de la médecine ? Descartes ne se contente pas de spéculer concernant le thème de la conservation de la santé comme programme proprement philosophique ; il s’engage personnellement dans 280 R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., p. 201. Ibid. 282 Ibid., p. 205. 281 156 l’aventure. On sait que la vie de Descartes, sans être plus monotone, fut fort simple et il vécut en Hollande très retiré. Mais cette vie, fort apparentée à une retraite – il ne correspondait avec les savants que par l’entreprise du Père Mersenne – cachait un secret que Descartes ne voulait pas divulguer : il aurait envisagé selon Baillet, son célèbre biographe, de vivre « cinq cents ans ». On voit jusqu’à quel point l’itinéraire du cogito comme philosophie prend son ancrage dans la subjectivité, c’est-à-dire dans la vie personnelle du philosophe. Non pas de vaincre définitivement la mort, mais la retarder en donnant au corps le privilège de baigner toujours dans le même milieu, se gardant ainsi des accidents auxquels s’expose quiconque quitte sa sphère intime, tandis que les arbres sont souvent plus centenaires. Se méfiant de la médecine ou plutôt des médecines, il n’entrevoyait comme salut qu’une vie fort simple, bien réglée à la lettre du 15 juin 1646 à Chanut où il écrit qu’ « au lieu de trouver des moyens de conserver la vie, il en avait trouvé un autre bien plus aisé et plus sûr, qui était de ne pas craindre la mort »283 signe clairement l’échec du philosophe qui, retiré, se sentait néanmoins vieillir. Il ne s’agit pas en débutant par ce fait – cette aspiration à vivre quasi indéfiniment – de se moquer de Descartes, mais de mesurer quelle ambition faustéenne l’habitait. Dans une lettre de jeunesse il écrit avoir « les dents si blanches et si saines »284 qu’il peut se promettre une longue vie. Regard trouble dans le miroir ; il mourra vraisemblablement d’une pneumonie soignée en dépit du bon sens à l’âge déjà avancé, pour son époque, de cinquante-quatre ans, mais sans doute bien plus tôt qu’il ne le pensait et ses adversaires – d’abord Conring, le médecin attiré de la reine de Suède – feront poser sur sa tombe une stèle montrant au passant la folie de cet illustrissime savant, qui croyait repousser la mort. Jugeant sans complaisance la médecine de son époque, Descartes croyait qu’un jour, sur la base de ses travaux, une médecine moderne, capable de prolonger la vie, verrait le jour. 3. La maladie comme déviation intérieure de la vie Concernant la question de savoir si philosophie et médecine parviendront-elles à prolonger la vie, nous répondrons par la négative. Elles peuvent, chacune à sa manière, retarder la mort, mais ne pourront jamais éviter à la vie d’arriver à sa fin, quels que soient les progrès de la médecine. D’où l’intérêt, dans cette deuxième partie, de coupler le thème de la fin de vie avec celui des progrès et du pouvoir de la médecine. Il faut être circonspect pour comprendre que, l’essence et l’ambition de la science, empiriquement considérée, c’est d’être 283 284 A. Philonenko, op. cit., p. 12. Ibid., p. 15. 157 inachevée. La réalité médicale, scientifique, existentielle de la fin de vie est telle qu’elle laisse place à la pensée. La fin de vie définit aussi bien la médecine par rapport aux limites liées à son progrès et à son pouvoir, et la vie non plus contre la mort mais comme la possibilité pour l’homme de se savoir mortel, et donc de vivre tout en se préparant à affronter sa propre mort. Il s’agira moins de « sa » mort que de la mort. Ce qui nous concerne chacun et tous. Que l’on soit en médecine moderne ou en médecine traditionnelle, la réalité de la fin de vie se pose avec acuité et ne laisse personne indifférent. Notons en effet que la fin de vie pose le problème des maladies incurables telles que le cancer ou le sida. Il permet de retravailler la relation thérapeutique à l’aune d’un nouveau projet qui est celui de l’accompagnement des malades en phase terminale. Car être en fin de vie, c’est, en médecine, être en situation de phase terminale où la médecine finit par avouer son impuissance face à la maladie. Cela dit, la médecine traditionnelle n’est pas en reste par rapport à la catégorie de la médecine soignante et humaine ; elle exerce également dans le domaine du soin pour que le malade en fin de vie ne soit pas laissé pour compte. Ce qui est particulièrement intéressant dans l’approche africaine et gabonaise du soin, c’est la manière dont l’agonie du malade est prise en charge et surtout la manière dont il va être accompagné pendant les derniers moments de sa vie. Toute une réflexion à la suite des faits observés concentrent à la fois le mourir comme l’étape précédant la mort, et la mort elle-même comme l’autre parenthèse qui referme la vie après l’avoir ouverte par la naissance. En effet, il ne s’agit pas seulement pour l’homme africain de « l’habitude qu’il prend le temps d’acquérir de mourir à la signifiance avant de mourir à la vie »285, mais de toute une gamme d’attitudes, de manières d’être et de faire élaborées par le groupe vis-à-vis du malade en fin de vie. En creux d’une chaîne de solidarité humaine non artificielle qui se montre au bénéfice du malade par rapport à la tranche de vie qui lui reste encore, où la mort est la voix que l’homme prête au silence de l’Autre pour que tout ait signifiance par cela que le futur candidat à la mort advient dans sa nudité absolument inqualifiable et irréductible, à exister « avant » et « par-delà » l’histoire et la culture. Dans le contexte gabonais, la médecine traditionnelle fait face au terrible problème des malades en fin de vie en montrant qu’ « il s’agit d’abord d’élever le moribond au rang de l’Autre en élaborant l’apologie de sa vie »286, en montrant par la suite qu’il s’agit véritablement d’une nouvelle catégorie de citoyen qui, dans la lignée, convie chaque membre 285 J.-Th. Maertens, Le jeu du mort. Essai d’anthropologie des inscriptions du cadavre, Paris, Aubier Montaigne, 1979, p. 154. 286 Ibid., p. 184. 158 du groupe à l’effort personnel pour l’accompagner vers sa nouvelle destinée préparée par les ancêtres. Ici le terme de moribond se confond avec celui de mourant, en creux de la situation des malades en fin de vie. On voit que la terminologie varie d’une société à une autre, d’un domaine à un autre, avec toujours la même réalité, à savoir une situation de phase finale où le malade vit l’ultime épreuve de la vie, la vie dans ses derniers retranchements pour ainsi dire. Si donc « la mort est une situation inévitable et philosophiquement, le Fang l’accepte avec une courageuse résignation »287, il n’en demeure pas moins que l’accompagnement du mourant obéit à un réseau de solidarité familial où la présence des siens est automatique, parce que requise pendant ses derniers moments de vie, notamment lorsque le nganga a annoncé à la famille que son sort est scellé. « Chez le mourant, elle est parfois précédée de scènes qui défient l’entendement. Par les effets des diverses initiations et les pratiques de protection en usage dans la société traditionnelle ancienne (akaghe, akomga, esene, etc.) certains mourants savent qu’ils ne survivront pas au mal, parce qu’ils ont vu un signe prémonitoire qui signifie parfois avec précision étonnante, le nombre de jours qui leur restent vie. »288 4. La double consultation du médecin et du nganga Ainsi donc face aux malades en fin de vie, la médecine moderne et la médecine traditionnelle transforment leur échec curatif en administrant des soins palliatifs plus humains aux malades, ici à l’hôpital et ailleurs auprès du nganga, ou parfois à domicile. Pourquoi les malades fréquentent-ils tour à tour ces deux lieux de soins ? Quel intérêt philosophique permet de comprendre l’attitude qui consiste à consulter le médecin et le nganga, et quelle éthique une telle attitude définit-elle ? Au Gabon, il est courant de constater cette attitude selon laquelle la personne malade entreprend une double démarche : consultation du médecin dans le cadre de l’hôpital, ensuite le nganga dans le cadre des temples de soin ou de la forêt. Le premier s’intéresse à la dimension clinique de la maladie, tandis que le second prend en charge le côté corporel – l’homme machine de Descartes – et le côté spirituel. L’intérêt philosophique de cette double démarche touche à la complémentarité de ces deux médecines et à la complexité de l’homme en général. C’est qu’on ne gagne pas, pour le nganga, à soigner l’homme si on ne prend en charge qu’une seule dimension chez lui. Le nganga, le malade et la médecine elle-même 287 288 J.-M. Aubame, Les Beti du Gabon et d’ailleurs. Tome II. Croyances, us et coutumes, op. cit., p. 260. Ibid. 159 gagneraient à s’occuper de l’homme entièrement, d’où la double consultation qui est presqu’un réflexe de base. Cette réalité est telle que chaque Gabonais, la plupart du temps, consulte le nganga quand le médecin ne parvient pas à satisfaire son besoin de guérison ou de soin. Autrement dit, le malade gabonais ne recherche que son intérêt, de telle manière que si après consultation d’un médecin il se sent soulagé, il ne verrait pas la nécessité de recourir au nganga dans le cadre des soins traditionnels. Par contre, il exprimera mieux la complexité de l’homme-machine, de l’homme total qu’au moment où le médecin échouerait dans son approche thérapeutique. Il a donc conscience que l’homme n’est pas totalement séparé, mais qu’il est un tout ; que sa nature est bien complexe, combinée et double, et qu’il faudrait prendre en compte cette complexité pour optimiser le soin. C’est par nature et de la nature qu’il tient pour acquis cette réalité qui est celle d’une médecine conjuguée et plus efficace. En cela, Descartes n’avait pas tort de ne pas totalement distinguer l’âme du corps chez l’homme, car les deux lui sont constitutifs. Dans sa « sixième Méditation », il affirme : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. »289 Il faut préciser que ce réflexe des malades qui consiste à consulter le médecin et le nganga n’est pas nouveau. Il apparaît au moment de la pénétration coloniale, et éthiquement, il rend compte d’une situation d’adaptation, d’ouverture à l’Autre, au monde tout en restant soi-même. 289 R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., p. 191. 160 CHAPITRE PREMIER : LA FIN DE VIE ET LA DESILLUSION DU POUVOIR ET DES PROGRES DE LA MEDECINE « On aurait pu croire que la médecine viendrait à bout des maladies ! Mais non ! Non seulement les plus coriaces déjà anciennes s’avèrent incurables mais de nouvelles apparaissent défiant avec arrogance vos sciences médicales ! Où êtes-vous allé chercher le Sida ? » Tsira Ndong Ndoutoume, Le Mvett – L’homme, la mort et l’immortalité, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 296. 161 INTRODUCTION PARTIELLE Méditer sur le thème de la fin de vie, sous l’angle éthique, demande un examen sérieux du pouvoir et des progrès de la science médicale. Car comment comprendre que plus de deux siècles maintenant depuis la naissance de la médecine moderne, l’humanité ne soit pas parvenue à juguler de manière totalement satisfaisante la mort, la souffrance, les cancers et, aujourd’hui, le sida. C’est au nom de cette humanité que l’on peut se permettre d’interroger les acquis de la médecine et du pouvoir guérisseur des nganga qui se multiplient dans les milieux traditionnels en dehors de l’hôpital ; c’est au nom de cette humanité-là, celle qui se soucie du bien-être, de la santé, de la mort heureuse sans souffrances atroces, sans pénibilité, que nous questionnons finalement la médecine, l’existence, les traditions. Qu’est-ce qui rend les progrès en médecine si difficiles au point de buter face à certaines maladies ? Qu’est-ce qui rend l’action du nganga tant sollicité par les populations lorsqu’elles ne trouvent pas de solutions à leurs maladies dans les hôpitaux, si puissante pour ne pas venir à bout de certains cas de cancers ou d’accidents aigüs ? Tsira Ndong Ndoutoume partage ici une préoccupation que l’on rencontre d’un bout à l’autre de la planète, avec des degrés divers, certes, mais avec la même acuité, la même angoisse, la même amertume et le même désespoir : nos médecines, par la complexité de certaines maladies, par la réalité concrète de la fin de vie provoquée par certaines pathologies, montrent les limites de leur pouvoir, de leurs progrès et de leur efficacité. Par quoi on comprend son exclamation : « On aurait pu croire que la médecine viendrait à bout des maladies ! »290 Les médecines ne nous sont-elles pas apparues comme une voie de salut, comme une science capable de produire chez l’homme plus de bonheur que de malheur ? Ce qui, on le voit, conduit à nous interroger sur la fin ultime de la médecine : la santé ? Ou plutôt, chercher le malade derrière la maladie ? 1. Au-delà du progrès On voit bien le moment dominant de ce premier chapitre, à savoir que la médecine, quelle qu’elle soit, moderne ou traditionnelle, occidentale ou africaine, française ou gabonaise, est mise à mal par son incapacité à pouvoir soigner certaines maladies qui la dépassent, et qui conduisent irréversiblement à la fin de vie. Ainsi, donc, doit-on d’abord 290 Tsira Ndong Ndoutoume, Le Mvett – L’homme, la mort et l’immortalité, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 296. 162 noter les progrès spectaculaires de la médecine et le pouvoir qu’elle a acquis notamment tout au long du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle. En effet, parmi les événements marquant du XXe siècle, l’augmentation de la durée de la vie humaine, de quelque vingt à trente années, occupe une place essentielle, en particulier en Occident. Sans sous-estimer l’influence des progrès de l’hygiène, de la nutrition et des conditions générales de vie dans l’apparition de ce phénomène, si défendu par Ivan IIlich, les progrès fulgurants de la biologie et de la médecine ne peuvent être négligés. Ils nous aident à mieux apprécier notre thème au point de vue qualitatif et quantitatif, avant d’en montrer les limites et le désespoir suscité par certaines pathologies toujours incurables, conduisant les personnes malades au stade final. Ces progrès ne semblent pas pouvoir diminuer dans l’avenir, à la fois merveilleux par leur puissance de guérison, mais aussi inquiétants par les nouvelles conditions de vie qu’ils imposent, à la fois au plan individuel (les difficultés du vieillissement) et au plan social (adaptation de la société et financement). Disons que l’imprévisibilité du progrès a été dénoncée à maintes reprises, « la décision consciente de l’homme se prend dans le noir, sur la base d’informations largement lacunaires et souvent erronées », avertissait en 1970 Jean Fourastié dans son Ce que je crois. La pratique médicale de la première moitié du siècle précédent, en retard sur une première éclosion de connaissances biologiques, ne différa pas beaucoup de celle qui la précéda. « L’inefficacité et l’incapacité de soigner y étaient toujours de mise, le soulagement, comme ce fut le but des siècles précédents, demeurait le seul but avouable des médecins. »291 Nul ne peut nier l’idée que la médecine a fait des progrès remarquables mais n’a pourtant pas évité que l’on vieillisse et que l’on meure, que l’on souffre et que l’on songe, au moins une fois dans sa vie, à demander à mourir pour interrompre la souffrance et la douleur physique qui apparaissent, aux yeux de certains malades, comme une solution satisfaisante pour s’affranchir de la vie. 2. La fin de vie comme problème multidimensionnel Aujourd’hui, le problème de la fin de vie qui se pose dans toutes les sociétés humaines, en France comme au Gabon, expose la science et la médecine à de profonds examens pratiqués par les personnes malades et bien-portantes. La fin de vie pose problème car elle est un problème en soi, et comme tel elle concerne les sociétés de par le monde dans leur façon de faire, d’appréhender l’homme et la maladie ; de même elle convoque les savoirs 291 Ph. Meyer, Philosophie de la médecine, Paris, B. Grasset et Fasquelle, Coll. « Le collège de philosophie », 2000, p. 406. 163 et les savoir-faire, les gestes, les médecines qui rivalisent pour surmonter cette crise de l’humanité qui est la fin de l’homme par la maladie. Ce problème est aussi le lieu d’un questionnement, d’une remise en question profonde de ce qui jusque là a été accompli par les uns et les autres, dans une société comme dans une autre, dans une médecine comme dans une autre, etc. La science et la médecine triomphante s’en trouvent comme mises en échec et mises en critique. Certes, en général on n’est pas fier de ses échecs, on n’a pas tendance à les exhiber en pleine lumière, on les masque plutôt. Le thème de la fin de vie permet de retravailler le discours et les pratiques dominants d’une science et d’une médecine toutepuissante, qui ont réponse à presque tout, et qui, à un moment donné, peuvent contribuer à nourrir une désillusion, à créer une déception. Le corps médical ne manquerait-il pas de lucidité, voire de franchise, et, ce faisant, ne ferait-il pas courir le risque de renforcer l’indignation face à la mort. Face à la fin de vie, nous sommes en situation d’échec : l’homme, la médecine. On peut dire ici que Marie de Hennezel a bien raison en affirmant que « la personne qui demande la mort à un médecin, à un soignant, ou même à sa famille met chacun face à son échec et à son impuissance. Cette confrontation est difficile. Elle est anxiogène et culpabilisante. Dans le contexte de déni de la mort, et de toute-puissance médicale qui est la nôtre, la demande d’euthanasie confronte médecins et soignants à quelque chose d’insupportable. »292 3. Le questionnement philosophique et la responsabilité éthique Le nganga qui opère de façon assez particulière, en marge des conventions internationales, en marge de l’hôpital, et en communion avec les ancêtres, dans la forêt où il puise l’essentiel de ses ressources, ne propose-t-il pas une autre voie de médiation par laquelle la mort qui approche inéluctablement ne soit plus source d’angoisse pour le malade en fin de vie ? Et « comment, se disent peut-être des patients condamnés, je vais mourir, malgré ces progrès extraordinaires réalisés par la science et la médecine ! » « Pourquoi le progrès s’est-il arrêté avant de résoudre mes problèmes, et, s’il est si puissant, pourquoi ne permet-il pas de vivre éternellement, ou de vivre une vie toute heureuse par la santé qu’il recherche ! » Y a-t-il lieu d’espérer ? Sommes-nous finalement libre d’accepter cette nouvelle vie imposée par, d’un côté, l’ambition d’une médecine qui satisfait l’homme, et le pouvoir dominateur d’une 292 M. de Hennezel, « Permettre la mort », Doit-on légaliser l’euthanasie ?, Paris, éd. De l’Atelier, Coll. « Questions de vie », 2004, p. 86. 164 maladie qui affecte le corps et l’esprit en produisant ses effets induits qui sont la souffrance et la douleur ? Sommes-nous libre de décider de continuer de vivre malgré tout, ou d’abandonner en demandant de tous nos vœux que la mort intervienne ? Cet espace d’interrogations interpelle la philosophie au plan de la « praxis », c’est-à-dire au niveau de l’action concrète et de la décision à prendre, qu’elle soit individuelle ou collective, ou les deux à la fois. Peu importe. L’éthique qui engage chacune de ces questions prend l’aspect d’une responsabilité devant laquelle nul ne peut se débiner. Car l’éthique ici, n’est-ce pas ce qui engage et ce qui gage chaque acteur de la relation thérapeutique ? Pour Axel Kahn, « liberté il y a puisque la seule issue n’est pas de désirer la mort, le lendemain pouvant être espéré. »293 L’ambition de ce chapitre est de mettre en critique le bilan, souvent nuancé et contesté, de la médecine moderne dite scientifique et technicisée en matière de traitement de certaines pathologies. Sans oublier de pointer le scepticisme et les espoirs alternatifs qu’elle suggère auprès des individus et des groupes ou des associations. La fin de vie face au pouvoir et aux progrès indéniables de la médecine nous permet de comprendre que « la médecine touche chacun d’entre nous parce que nous n’échappons pas aux maladies du corps ou de l’esprit au cours d’une vie. Elle nous rappelle à quel point nous sommes fragiles et menacés dans notre individualité et liberté, en étant contraint de faire appel à un homme de l’art pour nous soulager ou nous guérir. »294 Elle nous montre également que la médecine n’échappe pas à cette fragilité humaine qui nous rappelle sans cesse notre condition de finitude, nos limites face à certaines crises qui nous éprouvent et nous désarment inévitablement. 293 294 A. Kahn, L’ultime liberté ?, Paris, Plon, Coll. « Tribune libre », 2008, p. 62. J.-J. Wunenburger, Imaginaires et rationalité des médecines alternatives, op. cit., p. 11. 165 I. LA FIN DE VIE COMME EXPRESSION D’UNE CRISE DE LA MEDECINE « La puissance, c’est l’ensemble de ce que je peux ; la non-puissance, la somme de ce que je ne peux pas. En un sens large du mot, il s’agit d’une approche du phénomène humain en termes d’agir et de pâtir, de 295 praxis et de pathos. » Face aux progrès de la science, après l’émerveillement initial, la médecine découvre chaque jour davantage les difficultés liées sa mission et à sa discipline. Comment résoudre les questions qui la mettent en cause, s’agissant de la vie, de la mort, de la souffrance, des différences culturelles entre les hommes ? Contribue-t-elle à préparer un monde meilleur ou déshumanisé ? Dans quel domaine précisément identifions-nous la crise, et quel est son intérêt philosophique ? La crise ici concerne le domaine de la médecine qui, malgré ses progrès, n’est pas parvenue à traiter efficacement certaines pathologies, comme les cancers ou le sida. Dès qu’il y a soins palliatifs au détriment de soins curatifs, la crise se révèle. En effet, la question de la crise est posée dans sa réalité et dans son extrémité, dès qu’elle prend en charge les bouts de l’existence que sont la vit et la mort, et en creux le mourir. A vrai dire, malgré l’étendue de son pouvoir sur de nouveaux domaines, la médecine, ou, le médecin, prend aussi conscience de l’univers qui lui échappe et qu’il devine. Confrontée aux progrès de sa connaissance, elle doit répondre aux questions qui s’imposent dans le registre de la fin de vie. Que faire des limites de ce nouveau savoir et comment réagir ? La crise concerne aussi les limites de la puissance de l’homme. En effet, cette puissance limitée et affaiblie est aussi celle de l’homme qui a inventé cette médecine et permis son développement et son expansion comme on le sait aujourd’hui. La puissance ici arrête la puissance, en tout cas celle de l’homme, de la médecine et de la science en général sont arrêtées par la puissance extérieure de la maladie qui n’a pas encore fini de nous montrer ce dont elle est capable, jusqu’où elle peut encore éprouver l’homme et défier la médecine. Souvenons-nous du mot de Spinoza : « Mais la puissance de l’homme est extrêmement limitée, et infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures ; et par suite nous n’avons pas le pouvoir absolu d’adapter à notre usage les 295 P. Ricœur, « La croyance religieuse. Le difficile chemin du religieux », Université de tous les savoirs, vol. 11 « La Philosophie et l’Ethique », Paris, Odile Jacob, 2002, p. 208. 166 choses qui sont en dehors de nous. »296 Ainsi donc, on est en droit de se demander ce que deviendrait le « tu dois » quand le « tu peux » serait amoindri ? 1. La fin de vie ou le baromètre d’une crise La problématique de la fin de vie dans la médecine moderne et traditionnelle est d’abord l’expression la plus éloquente et la plus aiguë d’une crise profonde du pouvoir et des progrès vantés naguère par la science médicale. Qu’est-ce qui nous autorise à formuler une telle proposition ? C’est d’abord l’idée qu’il ne faut pas prendre ce mot de crise dans son acception la plus négative, il faut y voir au contraire l’expression d’un certain progrès, d’une certaine efficacité de la médecine qui permet de passer à une autre étape révélatrice d’une médecine plus humaine. Autrement dit, ce que la crise montre c’est l’incapacité de la médecine à guérir certaines maladies en même temps sa capacité à développer son côté soignant. Car un progrès n’est jamais suffisamment complet pour ne pas se révéler totalement insatisfaisant. En même temps, ce qui nous permet d’évaluer la crise c’est son autre, c’est-àdire les progrès qui découlent de la recherche scientifique et le pouvoir qui s’y rattache. C’est que la crise est une étape postérieure au progrès, elle met à mal le progrès et si l’on veut la comprendre c’est d’abord dans le progrès, et donc dans l’antériorité de la crise qu’il faut prendre ancrage. Les progrès offerts par la médecine à l’humanité par le pouvoir et la technicité de ses instruments de recherche sont certes remarquables mais toujours déjà fragiles, en raison de ce que « un succès remarquable n’est pas un succès complet. »297 Ce qui revient à dire que l’intérêt philosophique de la crise réside dans son importance tant au niveau de la recherche dont les progrès dégagent toujours un horizon, qu’au niveau des personnes, malades auxquelles cette recherche profite au plus haut point. L’absence de crise minimise ainsi les chances de la médecine à anticiper sa recherche concernant le remède et le traitement de certaines pathologies, concernant également certaines anomalies. Mais qu’est-ce que la crise ? En philosophie des sciences, la crise désigne le moment où une théorie ou un paradigme connaissent certaines anomalies : « tout problème où la science normale voit une énigme peut être considéré, d’un autre point de vue, comme un contre-exemple, et devenir ainsi une source de crise. »298 La crise est l’expression d’une mise à l’épreuve par laquelle une discipline avoue ses limites, tant elle confronte la théorie aux faits ; elle exprime le sentiment d’un fonctionnement défectueux et affaiblit le rôle des 296 Spinoza, Ethique, op. cit., p. 477. T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Champs Flammarion, 1983, p. 103. 298 Ibid., p. 117. 297 167 paradigmes ou des élaborations théoriques servant de modèles admis par tous. Enfin la crise témoigne de l’idée « qu’aucun paradigme accepté comme base de la recherche scientifique ne résout jamais complètement tous ses problèmes. »299 La crise a le mérite de réévaluer l’empirique, puisque c’est précisément l’expérience ou l’expérimentation qui permettent de rejeter ou non une théorie scientifique. Dans la vision kuhnienne de l’évolution et des révolutions de la science, l’histoire de tout domaine scientifique est une succession de phases « normales » séparées par des discontinuités ou « crises ». Les phases normales sont caractérisées par une relative unanimité de la communauté scientifique intéressée sur les objectifs, les méthodes, les présupposés et les fondements théoriques de la science considérée. Cette base commune épistémologiquement acceptée constitue le paradigme de cette science. La recherche conduite sous un paradigme amène toutefois au jour des résultats incompatibles avec lui, ce que Kuhn appelle des « anomalies ». Dans un premier temps, on essaie de l’intégrer dans le paradigme au moyen « rafistolages » conceptuels. Mais, les anomalies s’accumulant, on est amené à remettre en cause les fondements acceptés de la science. C’est la « crise » qui conduit à inventer un nouveau paradigme, au prix de débats et de conflits entre les anciens et les modernes, où la bonne foi n’est d’ailleurs pas toujours honorée, de part et d’autre. La crise est donc la phase d’engendrement d’un nouveau paradigme, une « coupure épistémologique » pour ainsi dire. La crise est aussi le fait de l’homme, le fait de son incapacité à trouver par le moyen de la médecine et de la science le remède contre les cancers et contre le VIH sida. Car il appartient à l’homme de mobiliser toute son intelligence et de se donner les moyens pour penser, agir et soigner, pour inventer des remèdes qui satisfassent les malades. L’homme ici est doublement en crise : en tant que malade en fin de vie, souffrant et agonisant sans remède pour se soigner, sans soin curatifs, il est dévoyé par la maladie, et en tant que médecin ou nganga, s’il ne parvient pas à soigner efficacement et définitivement, s’il n’est pas capable de guérir un malade. C’est en quoi, en effet, la fin de vie dénonce une situation de crise profonde de l’humain et des conditions de possibilité de soigner l’humain en tant que personne à la fois morale, physique et émotionnelle. En médecine, le thème de la crise intervient également pour montrer les limites, les insuffisances, mais surtout l’imperfection ou la perfectibilité d’une démarche thérapeutique, d’un remède, d’un médicament ou d’un traitement. On sait très bien que la médecine trouve, dans chaque société historique, une forme de développement privilégiée. Ses savoirs, ses 299 Ibid. 168 pratiques, ses institutions deviennent une expression de la culture globale. Elle connaît des contestations, des formes concurrentes, des innovations, des importations d’autres cultures ou plutôt des démarches croisées, parallèles. L’Europe, puis l’Occident après la conquête du Nouveau Monde, ont été marqués par l’avènement et l’expansion d’une médecine qui s’est développée de manière contemporaine avec l’essor des sciences physiques, biologiques puis chimiques, etc. Depuis le XVIIe siècle, les modèles de la science nouvelle permettent de connaître de mieux en mieux le corps et de fabriquer des remèdes artificiels, censés agir sur des composants physico-chimiques de l’organisme. Or on note que « cette histoire de la médecine, accréditées par des normes académiques et étatiques, a toujours été doublée par des pratiques alternatives ».300 La situation de crise qui prévaut en médecine et qui trouve son expression la plus aiguë dans la fin de vie indique que jamais la médecine, appuyée sur la puissance technique (électronique des lasers, informatique, organes artificiels, prothèses plastiques, etc.) et sur les avancées de la connaissance de la vie, n’a eu à sa disposition autant de moyens pour maîtriser le corps, le soigner, et même, de plus en plus, pour le transformer. Mais, simultanément, l’état sanitaire des populations sur la planète reste alarmant (taux de mortalité par cancer, nouvelles épidémies, explosion de pathologies chroniques, vieillissement de la population). 2. La maladie comme forme d’aveu d’impuissance Au Gabon, la médecine traditionnelle, malgré son offre alléchante de démarches thérapeutiques visant à venir à bout de certaines maladies que la médecine des hôpitaux n’a pas pu guérir, essaie tant bien que mal, sans toutefois toujours y parvenir, de faire reculer la mort irréversible que certaines pathologies convoquent. Ici la crise que connaît la médecine traditionnelle n’est pas tout à fait semblable à celle de la médecine moderne dite médecine des hôpitaux, mais correspond à un certain aveu d’impuissance thérapeutique que les rivalités de traitements d’un nganga à un autre ne parviennent jamais à neutraliser. En effet, la situation de crise en médecine traditionnelle ne témoigne pas seulement de cela que « n’importe quelle maladie, fût-ce la malchance, a toujours une cause »301, obligeant ainsi le nganga à repousser les limites de son pouvoir ; elle rend compte également d’une attitude simpliste qui veut qu’un malade en fin de vie témoigne incontestablement, soit d’une malchance persistante, aiguë, soit de Dieu qui le rappelle déjà à lui. Dans ce cas la médecine ne peut plus rien faire. « Les cas 300 301 J.-J. Wunenburger, Imaginaires et rationalité des médecines alternatives, op. cit., p. 82. E. de Rosny, Les yeux de ma chèvre, Paris, Plon, Coll. « Terre humaine », 1996, p. 111. 169 des malades en fin de vie montrent que notre travail doit s’arrêter au niveau du soin, car la médecine traditionnelle ne peut plus rien faire, elle s’en remet à Dieu ou au sort. Et le malade doit l’accepter ainsi. »302On le voit, la fin de vie exprime bien la réalité d’une crise profonde qu’aucune médecine ne peut nier, pas même le sujet malade dont le corps atteint est lieu par excellence où la crise intervient, et l’état moral, son écho le plus expressif. La fin de vie désigne avant tout une situation médicale grave dans laquelle la médecine avoue son impuissance face à une maladie dont elle ne détient pas encore le remède ou le traitement. Les cas de fin de vie sont toujours déjà les cas sanitaires, pathologiques, graves, extrêmes où après diagnostic, après plusieurs examens médicaux, la médecine se prononce en indiquant clairement son échec devant la maladie. Les cas les plus fréquents que nous avons rencontrés au cours de nos enquêtes au Gabon concernent les cancers et le VIH sida. Mais il est vrai que jusqu’ici, nous avons porté haut nos espoirs et nous les avons placés dans la médecine, dans le progrès et à ce titre, sachons bien apprécier ce qu’ils nous ont déjà apporté en matière de santé. En effet, la médecine du XXe siècle commence son essor dans les années 1950. Ce dernier est à la fois quantitatif parce que la médecine devient capable d’agir à l’encontre de pathologies de plus en plus nombreuses et diversifiées ; mais il est aussi qualitatif, car le mode de son exercice est affecté par la modernité, et aussi, la réflexion qui préside à l’acte médical a changé de niveau. Le nouveau paradigme, considéré avec le sens que T. S. Kuhn a donné à des changements brutaux et déterminants du savoir scientifique, est apparue avec la découverte de la pénicilline, c’est-à-dire en août 1940. On sait que la guérison par quelques gammes de pénicilline des infections constamment mortelles, au-delà de tout espoir. Ajoutons à cela l’élaboration d’une synthèse chimique d’antibiotiques complémentaires et des produits antiviraux, la confection d’une vaste gamme de vaccins préventifs, confèrent en à peine deux décennies la maîtrise thérapeutique de la plupart des maladies infectieuses, microbiennes et virales qui s’expriment et se manifestent d’un coin à l’autre de la terre. De ce point de vue, « la maladie est déjà écart entre ces mouvements expressifs et les mouvements biologiques ; elle est déjà appel à la médication. »303 Par rapport à la pathologie infectieuse, le cancer par exemple s’avère d’emblée une maladie compliquée, plurifactorielle, relevant à la fois de mécanismes génétiques d’influences délétères du milieu dans lequel vit l’espèce humaine. Un excès de la consommation 302 Témoignage recueilli auprès d’un de nos informateurs, tradipraticien et membre de l’IPHAMETRA. En janvier 2009. 303 E. Levinas, Dieu, la mort et le temps, op. cit., p. 20. 170 alimentaire de sel devient un cofacteur d’un cancer de la mâchoire ou du rhinopharynx (arrière-cavité des fosses nasales). La recherche de leur mécanisme s’avère donc d’emblée difficile, exigeant le concours de spécialistes de plus en plus pointus. Notons par ailleurs que l’inégalité de susceptibilité individuelle à ces pathologies, précisément en rapport avec leur complexité pathogénique, fait clairement apparaître la difficulté de leur évaluation globale à la fois au plan clinique et au plan thérapeutique. L’épidémiologie, qui détecte la fréquence des pathologies de par le monde et l’influence respective de facteurs causaux d’une affection polyfactorielle, refait une entrée indispensable dans le champ de la médecine ; elle génère une prévention active consistant à réduire l’importance des responsables pathogènes qui ont été incriminés. On est loin de l’adage pastorien « un germe infectieux, un symptôme, un traitement » qui a d’ailleurs été souvent considéré comme excessif. Cet exemple du cancer suggère bien que « à l’ignorance et à l’impuissance des années 1950, succèdent aujourd’hui un fort espoir de compréhension pathogénique suscité par un immense effort de recherche, ainsi que d’étonnantes possibilités thérapeutiques actives et préventives. »304 3. Cas de cancers et du VIH sida au Gabon Le cancer est la pathologie qui concentre, au Gabon, le plus grand nombre de cas de fin de vie, une maladie qui illustre parfaitement l’acuité de la crise dont souffre la médecine aujourd’hui. Il est démontré à ce jour que le cancer représente un état d’irrespect cellulaire vis-à-vis du processus de différenciation qui stabilise l’équipement génétique d’une cellule en fonction d’un travail assigné au tissu auquel elle appartient. La cellule cancéreuse défiant les consignes données par ses congénères, cesse d’exercer une activité fonctionnelle définie, envahit l’organisme d’abord localement puis dans son entier, devient éternelle et ne cesse de se diviser. Une perturbation du génome cellulaire peut être incriminée, soit d’origine endogène par erreur du matériel héréditaire, soit d’origine exogène par susceptibilité à des hormones, des virus, des toxiques ou des radiations de l’environnement. La double stratégie de recherche préalablement mentionnée, adressée vers le vivant et vers son environnement, concerne aussi l’état cancéreux, avec comme conséquence une prévention des mécanismes délétères éventuellement repérés et une thérapeutique active fondée sur la biologie. On connaît la démarche thérapeutique : « la chimiothérapie anticancéreuse est au premier plan de celle-ci, avec des médications de plus en plus efficaces et de mieux en mieux tolérées, que l’on peut prescrire isolément ou en conjonction avec radiothérapie ou chirurgie. Une maîtrise 304 Ph. Meyer, op. cit., p. 411. 171 de la moitié, tous confondus, est dès aujourd’hui atteinte. »305 Pourtant, la situation de fin de vie est préoccupante, elle est l’un des lieux où la crise s’accentue. A peine remodelée par des victoires sur la pathologie infectieuse, la médecine, par de nouvelles maîtrises sur les maladies cancéreuses, paraît devoir subir une nouvelle adaptation au gain de longévité. Les retombées positives de ces progrès remarquables de la médecine moderne dite scientifique n’ont pas seulement profité à la société occidentale, mais elles ont également profité aux populations gabonaises, d’autant plus que les médecins qui exercent dans les hôpitaux du Gabon sont pour la plupart d’entre eux le produit des universités françaises. Les médecins Gabonais sont également engagés dans la recherche médicale et biomédicale, car en dehors du fait qu’ils sont formés dans les Universités occidentales, ils sont également dans leur propre pays des acteurs à part entière dans la recherche médicale ou biomédicale. En témoigne l’exemple du professeur Donatien Mavoungou. Auteur d’un Brevet dénommé IM28, ses travaux font autorité dans le domaine de la biomédecine en ce siècle commençant. De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’une molécule qui renforcerait les propriétés immunitaires à proprement parler et viserait par là donc à inhiber la réplication du VIH-sida l’empêchant de se développer normalement dans l’organisme infecté. C’est une molécule qui permettrait à la fois de renforcer le système immunitaire du malade du sida, de bloquer la réplication du virus du sida. C’est donc un médicament, aujourd’hui, breveté, reconnu et référencé par les instances internationales de la santé d’autant qu’il jouit de trois Brevets, le premier ayant été déposé à l’INPI (Institut International de la Propriété Industrielle) en France, dont les industriels font l’essai de produire le principe actif. Dans les années 1970, des maladies aussi fréquentes autrefois que la rougeole, le tétanos, la poliomyélite, ont pratiquement disparu du champ médical. La tuberculose a perdu son destin tragique, la variole est éradiquée de la planète tout entière. La microbiologie a changé la condition humaine en quelques années (Fleming avait observé l’activité antimicrobienne de la pénicilline en 1929), plus intensément qu’aucune autre invention technologique ne l’a fait. Tout ceci démontre à suffisance que les efforts conjugués de la médecine et de la biologie tout au long du siècle dernier ont payé. Et ce n’est que justice de le reconnaître. Comme se fonde à le penser Philippe Meyer : « La médecine avait acquis la puissance à laquelle elle aspirait depuis toujours. »306 Ainsi voit-on qu’à peine remodelée par des victoires sur la pathologie infectieuse, la médecine, par de nouvelles maîtrises sur les maladies artérielles et cancéreuses, paraît devoir subir une nouvelle adaptation au gain de 305 306 Ibid., p. 411. Ph. Meyer, op. cit., p. 409. 172 longévité. Le XXIe siècle débute en étant marqué par une franche régression des deux principales causes actuelles de la mortalité, ce qui provoque un nouveau gain de longévité humaine et des maladies émergentes qui malheureusement l’accompagnent. Arthroses, troubles mentaux pouvant aller jusqu’à la démence, cécités et cancers séniles représentent les drames d’une pathologie du troisième âge qui va passer au-delà de la scène médicale, avec des cortèges de souffrances personnelles, familiales et sociales. Au cours de nos enquêtes dans les hôpitaux gabonais, nous avons reconnu, avec nos observations et celles de nos informateurs professeurs du CHL (Centre Hospitalier de Libreville) et de la Fondation Jeanne Ebori de Libreville, que les services de cancérologie et les Centres de Traitements Ambulatoires (CTA) adaptés aux personnes atteintes du VIH sida étaient les plus touchés par les cas de malades en fin de vie. « Les cas les plus fréquents des maladies conduisant les personnes en fin de vie sont les cancers et les infections liées au VIH sida. Ce sont ces deux départements qui concentrent le fort taux de cas de fin de vie. C’est là où la crise fait le plus mal, car nous la médecine moderne jusqu’ici n’a pas encore trouvé des traitements efficaces pour lutter contres ces pathologies qui touchent toutes les couches sociales, tout âge confondu. »307 La médecine moderne a déjà pris acte de cette menace en s’apprêtant à renouveler la double investigation qui lui a valu sa gloire, recherche de mécanismes cellulaires conférant la sénilité, et enquête sur les comportements, habitudes, le genre de vie en somme qui la sous-tendent. Ce nouveau débat médical apparaît d’emblée compliqué par de grandes incertitudes sémantiques concernant les définitions de la longévité humaine maximale et du vieillissement, et surtout concernant la fragilité des progrès en médecine. Si donc c’est au début des années 1980, qu’est apparue l’épidémie du sida en Occident, à un certain moment culturel et idéologique, c’est dans les années 1990 qu’elle frappe de plein fouet au Gabon. A partir de là, ce que l’on doit marquer c’est que l’épidémie du sida atteint notre conception de l’homme, c’est-à-dire notre volonté de vivre ensemble, de façon particulièrement incisive ; elle a révélé à la fois l’impuissance humaine et l’impuissance de la médecine devant certaines maladies. En s’en prenant à l’homme elle tient d’abord en échec la médecine et les sciences qui lui sont connexes telle la biologie, puis, elle s’en prend à la vie, plus particulièrement aux voies par lesquelles cette vie se transmet : le sexe, le sang. Car c’est par voie sexuelle que le VIH sida se contracte, c’est par voie sanguine qu’il se transmet d’une personne à une autre. Le sida, de ce point de vue, vient tuer la vie et braver la 307 Propos recueilli auprès d’un praticien du Centre Hospitalier de Libreville, service de la Médecine A. En janvier 2009. 173 médecine là où elle doit concentrer son attention la plus aiguë. Par conséquent, l’élément central de l’action et de la recherche est ici le vivant, plus précisément le vivant humain, l’individu humain, en tant qu’il est menacé dans sa vie même par des forces extérieures qui sont celles de la maladie. Le sida, plus précisément, s’attaque au système de défense immunitaire de l’organisme vivant qui devient perméable à toute sorte de maladie. C’est donc la vie humaine qui est le pôle de référence de la biologie et de la médecine, comme de l’éthique. C’est vrai que l’avènement du sida a mis a nu la science et l’homme qui l’a inventée. En effet, « avec le sida la médecine scientifique et technique marque le pas, avoue son impuissance, au mieux momentanée, à vaincre un fléau sanitaire. Et cela dans un domaine touchant la sexualité, où elle a été particulièrement performante ces derniers temps. »308 Le sida révèle la fragilité de la vie et la complexité du vivant qui change et qui échappe à toute connaissance objective totale. Il condamne l’homme et la médecine, mais pas l’éthique, ou, s’il combat l’éthique c’est à la responsabilité des uns à l’égard des autres, des saints à l’égard des malades. Car si nous sommes désarmés face à cette pandémie – encore que nous pouvons, par le traitement, réduire sa propagation ou neutraliser son développement – au motif qu’il n’existe pas, à ce jour, un remède totalement efficace contre elle, nous avons au moins le devoir d’être auprès des malades, de leur apporter tout réconfort dont ils pourraient avoir besoin. Le Centre de Traitement Ambulatoire de Libreville qui reçoit ses malades met à l’honneur cette éthique de l’accompagnement, par l’écoute, l’accueil, le dialogue. Nous l’avons-nous-même constaté au cours de notre expérience de terrain, à savoir qu’une équipe de bénévoles composés d’étudiants en psychologie, d’hommes et de femmes d’églises, de parents accompagne chaque jour ces séropositifs au VIH, les aide à accepter la maladie, à affronter le regard d’autrui et à accepter de suivre le traitement rétroviral. Nous avons en effet constaté que par cette opération d’accompagnement, des tabous commencent petit à petit à voler en éclat, des questions ont pu être posées par les malades et des esquisses de réponses ont pu être données par l’équipe de bénévole composée d’étudiants en psychologie notamment, de religieux de l’Eglise catholique et protestante. C’est que nous réalisons l’intérêt philosophique accordé à l’altérité, c’est là que cette éthique de la responsabilité prend son ancrage. Car le sida réveille la peur de l’autre, son rejet et sa honte : « celui qui porte la maladie comme moi, sent bien ces attitudes de l’extérieur. 308 A. Vaujuas, « L’attitude devant le sida, révélatrice de notre projet social », Ethique La médecine en question, Revue de recherches interdisciplinaires (philosophie, biologie, médecine, droit, histoire, théologie), N° 19, Paris, Editions Universitaires, 1996, p. 84. 174 L’amaigrissement, la perte de poids ou le fait de grossir de façon anormale, en tout cas les regards de l’autre nous parlent comme si nous n’appartenions plus au même monde que lui. »309 Le centre de traitement ambulatoire, on le sait, ne concentre que les malades atteints du sida. On y retrouve les séropositifs eux-mêmes qui viennent se faire traiter, les médecins et le personnel soignant, les proches des malades ainsi que l’équipe de bénévole qui se relaie chaque jour. Mais en dehors des hommes en blouse blanche, tout le reste de l’humanité ici se confond, et les attitudes dans le regard de l’autre lorsqu’on s’y rend ou lorsqu’on y revient semblent bien renforcer cette idée qu’avec le sida, la relation à l’autre se distend et l’humanité se confond. On le voit, le sida révèle notre rapport à autrui et à la société tout entière ; il redéfinit, pour ainsi dire, ce rapport en tentant de faire croire que l’humanité est un passe-passe, qu’elle permute d’un sujet à un autre, qu’elle s’ampute par la maladie et le rejet, qu’elle se perd par l’exclusion. Un tel rapport est de nature à ranger la société et l’humanité en catégories : d’un côté les sains, c’est-à-dire les personnes malades mais non condamnées ou atteintes de maladies susceptibles de guérison, et de l’autre les personnes malades, condamnées par la maladie et la science médicale. Le sida se révèle comme une maladie de l’homme, et comme une maladie de la société dans le contexte gabonais. Et ce rapport est défini par la société ellemême, comme si elle se repensait finalement en fonction de la maladie, comme si l’humanité était fonction de la maladie. Et c’est avec le sida que ce rapport nous est apparu le plus visible. « Le sida apparaît tout à la fois comme une maladie de l’homme, mais aussi une maladie de la société. Il est le révélateur puissant de ce que nous sommes devenus en nous plaçant face à notre faiblesse, face à notre fragilité, et à notre impuissance. Maladie de l’homme, maladie de la société, le sida met à l’épreuve la responsabilité individuelle et la responsabilité collective. »310 Le sida, dans le contexte du Gabon, accroit, comme le cancer, les cas de fin de vie à l’hôpital et délocalise la relation de soin de la médecine vers la société. En d’autres termes, si le premier opère à partir d’une relation intersubjective qui renvoie ses reflets dans la société, le deuxième opère plus silencieusement, dans l’intimité, mais il opère quand même. A partir de là, on finit par comprendre que « l’altérité est une figure qu’on envisage et qu’on dévisage. C’est une figure questionnante, implicitement ou explicitement. Il ne suffit pas de dire 309 Propos recueilli auprès d’un séropositif au CTA de Libreville. Structure spécialisée dans la prise en charge des malades atteints du VHI sida et en fin de vie. En janvier 2009. 310 J.-F. Mattéi, « Sida », Philosophie, éthique et droit de la médecine, op. cit., p. 509-510. 175 « l’autre ». Quand on analyse la responsabilité dans sa structure formelle, il faut prendre au pied de la lettre l’idée de réponse. »311 4. La médecine comme techno-science : une efficacité limitée Ainsi donc, la crise que connaît la médecine à l’aune de la situation tragique que rencontrent les personnes en fin de vie établit que, dans le dernier quart du XXe siècle, un changement fondamental a surgi. Simultanément le progrès thérapeutique fait reculer de façon substantielle la date de la mort et la société exclut de plus en plus la mort de l’espace social quotidien. Comme si l’émergence de l’efficacité médicale avait fini par s’inscrire dans l’imaginaire collectif de façon telle que les rites publics, si présents auparavant, risquaient d’apparaître comme des témoignages d’échec insupportable. La médecine triomphe. Les greffes de cœur, de foie, de rein sauvent des vies. La chirurgie cardiaque et digestive, la réanimation rivalisent d’exploits impossibles à envisager les années précédentes, les leucémies autrefois signe d’une mort proche et certaine, deviennent accessibles à des traitements qui guérissent parfois et entraînent souvent des rémissions prolongées. Peut-on dire, dans ces conditions-là, que la mort devient de plus en plus un accident malheureux de la vie, un échec de la médecine, voire une faute médicale ? Etant entendu que la crise confronte la médecine à ses propres progrès, au demeurant extrêmement insatisfaisants. A en juger par le nombre de spécialités existant, de la neurologie à la chirurgie, de la cancérologie à l’immunologie, pour ne citer que celles-là, on serait tenté de penser que le système de santé de la médecine moderne, de même que les procédés à l’œuvre dans la médecine traditionnelle sont tout simplement malades de leurs performances et de leurs succès. Car faut-il rappeler que « jamais la médecine n’a disposé d’autant de moyens pour soigner les gens. Avec les progrès du savoir et des techniques, ces moyens vont même encore gagner en ampleur et en efficacité. »312 Que nous apprend d’autre cette crise profonde de la médecine qui met en question le pouvoir et les progrès de la médecine ? Elle nous apprend par ailleurs que si le mourir médiatisé par la fin de vie est d’abord devenu une affaire de la médecine, il n’est pas question de se passer d’elle pour le meilleur et 311 A. Etchegoyen, La vraie morale se moque de la morale. Etre responsable, Paris, Seuil, Coll. « essais », 1999, p. 135. 312 D. Folscheid, « Notre médecine est-elle malade ? », Ethique. La vie en question, Revue de recherches interdisciplinaires (philosophie, biologie, médecine, droit, histoire, théologie), N° 19 « La médecine en question », Paris, Editions Universitaires, 1996/1, p. 9. 176 pour le pire. Pour le meilleur, car l’idée demeure que la médecine est toute puissante. Si aujourd’hui, en raison des progrès de la recherche médicale et biomédicale, 50% des cancers peuvent guérir, pourquoi pas le mien ? Si le dépistage précoce a permis de faire de certains cancers une maladie guérissable (sein, côlon, poumon), un grand nombre de cancers restent malheureusement au-dessus de toute ressource thérapeutique (pancréas, gliome cérébral, mélanome évolué, etc.). Pour le pire, car si la médecine ne peut rien, elle peut au moins avoir l’élégance de ne pas s’attarder dans son impuissance et accélérer le processus terminal. Cette dernière hypothèse fait partie des débats en Occident autour de ce qu’il convient d’appeler « euthanasie », terme forgé par le philosophe anglais Francis Bacon au début du XVIIe siècle. Comme le montre très bien Didier Sicard, « la médecine a donc acquis la position de pouvoir choisir de donner ou de ne pas donner la mort, à un moment où le droit des malades à exercer leur propre jugement sur leur maladie et l’intervention du débat sur le coût économique des traitements innovants et complexes dans cette dernière partie sont venus placer le médecin dans une position d’assiégé. »313 Ce qui amplifie la crise, en Occident comme en Afrique, et particulièrement au Gabon, c’est le coût exorbitant des traitements et la faiblesse des ressources dont disposent les patients la plupart du temps. En fin de compte, la médecine scientifique et technicisée a modifié le paysage sanitaire de la planète en moins d’un siècle, en éradiquant des épidémies, en diminuant la mortalité infantile, en dotant les populations de services d’assistance d’urgence, en inventant des remèdes contre des maladies handicapantes, voire mortifères. Ce bilan positif, souvent nuancé et contesté, est attesté par l’organisation des soins, même au Gabon, par une pharmacopée scientifique qui a touché presque toutes les populations, par la pénétration des règles d’hygiène, des réponses thérapeutiques, des campagnes de dépistage et par une technologie de pointe. C’est pourtant au moment où cette médecine semble avoir gagné ses galons, imposé son pouvoir au plus haut niveau des institutions internationales (OMS), qu’elle se trouve à nouveau contestée. Cette contestation de la médecine scientifique montre que « l’idée de progrès apportée par les savoirs technoscientifiques s’est vue déconstruite, démystifiée »314. La crise de la médecine montre en fin de compte qu’une des sources des insatisfactions et des contre-performances de la médecine technicienne et scientifique porte aussi sur une certaine déshumanisation chronique, tant du savoir que des soins. Or traiter et guérir une maladie ne sauraient être assimilé à un service qui relèverait d’une organisation 313 314 D. Sicard, op. cit., p. 88-89. J.-J. Wunenburger, Imaginaires et rationalité des médecines alternatives, op. cit., p. 168. 177 anonyme, bureaucratique, impersonnelle, même si elle obtient des effets positifs. Guérir un corps n’équivaut pas à réparer une machine, car la médecine a affaire à une personne malade et non à un organe déficient. Il convient donc d’engager une relation avec une personne qui est présente à travers la totalité de son être et de son histoire, et dont il faut assurer non pas la seule restauration d’une partie organique, mais la revitalisation physique et psychique. Ceci dit, par-delà la crise, la médecine doit faire face à un « défi pratique »315 formulé par l’expression « d’une médecine capable de dignité, capable d’humanité »316. 315 316 I. Stengers, « Le médecin et le charlatan », Médecins et sorciers, op. cit., p. 177. D. Sicard, op. cit., p. 89. 178 II. FIN DE VIE PAR VIEILLISSEMENT ET FIN DE VIE PAR MALADIE Il faut qu’on s’accorde sur une idée simple. La façon de diagnostiquer en médecine traditionnelle n’est pas la même en médecine moderne, surtout lorsqu’il s’agit des malades en fin de vie ou déclarés en stade final. Si ces derniers sont en médecine moderne des personnes victimes de la crise qui accable la science, de par son incapacité à trouver, ou un vaccin, ou un traitement adéquat, ou un remède efficace et curatif à une pathologie particulière, la médecine traditionnelle envisage la situation à sa manière. Nous savons que, dans le cas du Gabon, les départements de cancérologie, d’endocrinologie et le Centre de Traitement Ambulatoire (spécialisé dans la prise en charge, par des rétroviraux, des malades de sida) du Centre Hospitalier de Libreville sont les deux secteurs qui concentrent le plus grand nombre de cas. Cela veut dire clairement que l’idée de progrès n’est jamais achevée et le progrès est toujours une quête permanente et l’incurabilité de certaines pathologies le prouve à suffisance. Ainsi donc cancers et VIH sida sont les pathologies qui attaquent le plus souvent les personnes, au point de fragiliser de façon sévère leur état de santé. Au cours de nos enquêtes de terrain au Centre Hospitalier de Libreville (CHL), en médecine A, et à la Fondation Jeanne Ebori, nous avons fait la connaissance de nombreux malades en fin de vie dans les deux services cités précédemment. Tandis qu’au Centre Régional Hospitalier de Melène (CRHM) où nous nous sommes également rendu, nous avons remarqué que les malades internés ou reçus sont pour la plupart d’entre eux des personnes d’un âge très avancé et celles atteintes de pathologies mentales. Cet hôpital est en effet spécialisé dans le traitement des démences de toutes sortes, et dans la gériatrie où les cas de fin de vie sont moins prononcés, puisque l’essentiel de la tâche des médecins consiste à s’occuper de ces malades qui présentent tout de même des besoins spécifiques. C’est que, en dehors des services relevant des soins curatifs et s’occupant des personnes atteintes de démence, la gériatrie concentre une bonne part des personnes reçues et hospitalisées dans cette structure hospitalière. Ce qui nous permet de questionner ce champ de la médecine : la gériatrie est-elle à proprement parler une branche de la médecine qui traite de pathologies spécifiques ? La vieillesse est-elle une maladie ? Toute vieillesse conduit-elle à la situation de fin de vie ? Autrement dit : peut-on être dans la vieillesse sans être en fin de vie ? 179 Nous répondrons à la première interrogation par l’affirmative, étant entendu que gériatrie vient du grec gerôn, qui signifie vieillard, et iatrie. Elle est donc une « branche de la médecine qui s’occupe de maladies de vieillards. »317 On comprend, dès lors, que la condition de vieillard qui s’attache aux personnes accueillies en gériatrie n’est pas la seule ; elle s’accompagne en plus de maladies que l’on qualifiera de « maladies de la vieillesse ». Le service de gériatrie que nous avons consulté correspond bien à cette réalité, à savoir qu’il concentre des personnes à la vieillesse généralement atteintes de certaines maladies. Mais nous n’avons pas rencontré des personnes en fin de vie ou atteintes de maladies incurables et en phase terminale. Car la fin de vie définit la situation des personnes atteintes de pathologie incurable, en stade terminal qui s’accompagne de douleur atroce que le médecin tente de calmer par des antalgiques de type morphinique. Néanmoins, il n’est pas faux de dire que la gériatrie concerne l’autre bout de la chaîne de l’existence, puisqu’il s’agit bien des personnes âgées, c’est-à-dire en fin de vie naturelle. A ce niveau, convenons qu’il y a une fin de vie imposée par la maladie et qui concerne tous les âges de la vie humaine, et une fin de vie naturelle qui ne concerne que les « vieux » ou les « vieilles », les personnes qui seront arrivées au sommet de la pyramide de la vie, les personnes du troisième âge qui, dans le cas du Gabon, commencent à 60 ans. La première définit l’incurabilité de la maladie et s’accompagne toujours de douleurs et de très grandes souffrances, tandis que la seconde rappelle essentiellement la vieillesse et appartient au régime de la condition humaine dans son processus naturel. Dans les deux situations, la fin de vie s’impose par des causes différentes les unes des autres, mais se reconnaît à ceci près que c’est la vie qui tire à sa fin d’une manière ou d’une autre et on ne peut pas arrêter cette situation, on peut tout au plus la ralentir. Concernant la situation de la fin naturelle de la vie, à savoir la gériatrie, elle « a certes réussi à imposer son existence ; elle a même réussi à ne pas devenir une spécialité médicale – ce qui montre que la vieillesse n’est pas encore devenue vraiment une maladie. Mais tant que l’on ne sera pas convaincu que l’être humain n’a pas l’âge de ses artères mais celui de son histoire, qui n’obéit à aucune chronologie réglée d’avance, la situation demeurera périlleuse. »318 D’autant périlleuse qu’il n’est pas toujours aisé de se savoir partant, de se savoir près de la mort car qu’on le veuille ou non, la fin de vie sonne toujours comme un glas qui nous rappelle notre condition inconditionnelle et irréversible de mortel. C’est que la personne qui se sait en fin de vie éprouve le sentiment de sa propre finitude, parce qu’elle 317 318 B. et G. Pierre, Dictionnaire médical pour les régions tropicales, op. cit., p. 314. D. Folscheid, « La vie finissante », Philosophie, éthique et droit de la médecine, op. cit., p. 234. 180 prend soudain conscience que la vie a un commencement et une fin, et cette prise de conscience devient une réalité vivante tellement elle la vit, cette prise de conscience devient pouvoir coercitif dont la personne dépend et contre laquelle elle ne peut absolument rien. 1. La vieillesse comme processus naturel de la vie La fin de vie dans le cas de la vieillesse révèle une vérité corporelle à laquelle aucun humain ne peut échapper, celle des artères qui se détériorent par la force du temps, des tissus organiques qui s’affaiblissent sans notre consentement, de la vue qui s’affaiblit, de l’ouïe qui se bouche, de la peau qui devient rideuse, des dents qui tombent, des cheveux qui blanchissent d’abord avant de disparaître ensuite, de la mémoire qui perd en capacité, etc. Bref, chaque être humain, quelle que soit la couleur de sa peau, expérimente ces changements symptomatiques de la vieillesse. Encore qu’il appartient à la vie de décider d’elle-même, de qui doit mourir avant la vieillesse ou pendant la vieillesse. Là encore, on voit bien que l’être humain est soumis à cette décision prise par la vie, contre lui ou en faveur de lui. Le vieillissement traduit bien ce moment de la vie qui nous rapproche, petit à petit, de la mort. A ce titre, il tient en proximité le thème de la fin de vie, car, comme le souligne Vladimir Jankélévitch, en effet, « on est tenté de déchiffrer dans le vieillissement les symptômes de la mortalité et les prodromes de la mort elle-même : pour tous les vivants, c’est-à-dire pour tous les mortels, le vieillissement est en effet, à longueur d’années, la forme que prend l’en-deçà un devenir inévitablement borné par la mort. »319 La personne vieillissante est en fin de vie naturelle ou pathologique, mais plus généralement naturelle au motif qu’elle est le résultat d’un cycle qui commence dès la naissance et s’achève à la mort. Il y a, on le voit, deux situations distinctes : une situation de fin de vie par la vieillesse, et une situation de fin de vie par la maladie. Dans le premier cas, la fin de vie obéit à un processus naturel de dégradation de la vie, où les forces de mort deviennent de plus en plus puissantes et supérieures aux forces de vie, et où aucun obstacle ne peut éviter la fin dès lors qu’elle est inscrite dans notre condition humaine ; dans le second cas, la fin de vie arrive par accident, par contingence, c’est-à-dire que les forces de mort surviennent alors même que le processus naturel de la croissance et de la vieillesse n’est pas arrivé à son terme, autrement dit la maladie intègre la vie de la personne quel que soit son âge, elle n’avertit pas, surprend même dans certains cas. Alors que le vieillissement ne surprend personne, puisque c’est tout naturellement qu’il intervient et chacun sait que la vie correspond à ces trois cycles que sont la naissance, la croissance et le 319 V. Jankélévitch, La mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 186. 181 vieillissement. Le vieillissement, dans ces conditions, rappelle à chacun, aux jeunes comme aux personnes âgées, que nous sommes pour ne pas être et le vieillissement lui-même serait une catégorie de l’avant non-être, étant entendu qu’il précède, naturellement, la mort qui est l’acte final de la vie qui interrompt définitivement l’existence de la personne. Vieillir c’est prendre conscience de sa mortalité et de l’inéluctabilité de sa finitude, de notre disparition en tant que vivant. Tant que nous sommes vivant, le vieillissement est ce qui nous réalise à chaque minute, et à chaque minute nous rapproche un peu plus de la mort. Et il est bien certain que « le vieillissement est une décadence qui n’arrive qu’une fois dans la vie, et une seule fois par vie, et ne connait, au contraire de la fatigue, aucun rebondissement, aucune récupération d’aucune sorte. »320 Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que le vieillissement est la marque d’un certain état physique dégradé, détérioré où les muscles de l’organisme humain, les cellules les plus sensible comme ceux des organes vitaux du cerveau sont atteints de dégénérescence ; dans ce sens, la personne vieillissante ne peut s’en prendre ni à lui-même, ni à la médecine, ni à autrui, elle est obligée d’accepter sa nouvelle condition humaine qui est une condition de vie finissante. Le vieillissement est la forme de notre impuissance. Quelle que soit notre activité journalière, quels que soient nos efforts pour nous maintenir en parfaite santé, nous échappons difficilement, à la condition naturelle du vieillissement que seulement si la mort intervient prématurément. La vieillesse comme la naissance sont des moments uniques de la vie. Et le vieillissement ne se transforme jamais en rajeunissement, pas plus que la personne jeune ne l’est pas indéfiniment étant entendu que cette jeunesse s’étire progressivement vers la vieillesse, et la vieillesse de son côté ne s’y attarde pas, mais au contraire, tend progressivement vers la mort. En ce sens, on peut dire de la vieillesse qu’elle est une maladie, mais une maladie incurable car on ne la soigne pas, pas plus qu’on ne lutte pas contre elle. En tant que maladie, c’est-à-dire dégradation physique, diminution des forces de l’organisme, on peut la retarder ou la ralentir, en freiner apparemment l’évolution, mais on ne peut renverser un processus qui demeure dans tous les cas inexorablement progressif et constitutif du vivant. Voilà pourquoi, par rapport à la fin de vie, c’est toute notre vie vieillissante qui est une vie mourante ; et c’est toute notre carrière vitale qui est une mort perpétuelle et une extinction continuée. Car si le vivant commence à mourir le jour même de sa naissance, la personne vieillissante commence elle aussi à périr le moment venu où son corps accède à la dégradation. Comme si la condition du vieillissement 320 Ibid., p. 191. 182 décrivait une négation immanente réellement cachée sous le maintien des organes et des tissus, si une maladie mortelle habite dès l’origine l’être vivant prédestiné au non-être. On le voit, « le vieillissement nous rapproche de la mort, et ceci physiquement et à la lettre ; car il s’en faut, hélas ! de beaucoup que le vieillissement soit une simple croyance, la mort un simple renoncement, le mourant un simple démissionnaire. »321 Encore que, on doit nuancer cette analyse de la vieillesse vue sous l’angle de la fin de vie en indiquant que toute vieillesse n’est pas souffrance. La vieillesse n’est pas toujours l’équivalence de la souffrance, c’est-àdire qu’on peut très bien vieillir sans souffrir, on peut très bien vieillir sans maladie particulière qui puisse rendre difficile le moment de la vieillesse en tant que tel. Vieillir dans la souffrance, accablé par un certain nombre de difficulté liée à la vue, à l’audition, à la rétention, constituent une forme d’humanité qui traduit aussi notre impuissance. 2. La vieillesse et le temps Le vieillissement nous révèle également notre rapport au temps, et c’est ce que nous ont rapporté la plupart des personnes que nous avons rencontrées à l’hôpital régional de Melène, à savoir que plus elles vieillissent plus elles réalisent que le temps passe et qu’il emporte avec lui tout sur son passage, y compris nous les vivants. Car le déroulement du temps exerce sur les êtres et les choses une action dégradante, une action irrévocable, une action qui court vers sa déchéance. Et petit à petit, la personne vieillissante reconnaît que le vieillissement rend la mort de plus en plus apparente dans un organisme de plus en plus délabré. On voit bien, avec le temps qui passe et fait son effet, qu’à un moment, le rien de la mort apparaît au travers de cette chair émaciée que la vie abandonne. En effet, « c’est un fait que le vieillissement augmente les chances de mort et affaiblit l’espoir de survie ; au fur et à mesure que les années se succèdent, la reconduction de l’existence tend à devenir miraculeuse ; cette existence, la dégradation progressant, ne tient plus qu’à un fil : (…). Je suis un peu plus mort aujourd’hui qu’hier, et un peu moins que demain ! »322 Cela dit, il y a aussi une fin de vie qui peut être liée à un accident de parcours où la personne sait que dans les minutes qui suivent elle ne pourra plus survivre et fait ses adieux à ses proches, à une mort prématurée, une sorte de suicide « partielle » telle que Kant le définissait par le processus de la mutilation d’organes, ou « total » par un acte de suppression décisive. On peut donc dérouler une généalogie de la fin de vie pour comprendre ses 321 322 Ibid., p. 195. Ibid., p. 196. 183 mécanismes, ses causes, son processus, ses lieux de manifestation – médecine, accidents, suicide, vieillesse, etc. –, la mort étant son point d’Archimède. 184 III. DIAGNOSTICS ET PRONOSTICS EN MEDECINE TRADITIONNELLE « Mais la médecine traditionnelle et la médecine moderne ne purent venir à bout de la maladie qui 323 accablait Essono Obiang. » Au sujet de la fin de vie dans la médecine traditionnelle, à quel moment la diagnostique-t-on ? Comment le nganga sait-il que telle personne présentant telle pathologie ne survivra pas ? Le malade lui-même le sait-il toujours ? Quels sont les cas de pronostics qui existent en médecine traditionnelle ? Le diagnostic, comme démarche qui permet au nganga de déterminer la nature de la maladie, est pratiqué au niveau de la médecine traditionnelle lorsqu’il ne s’agit pas d’états morbides graves, ni de maladies relevant du monde de la sorcellerie. En présence de certains symptômes, le nganga détermine la nature de la maladie en la classant dans le cadre nosologique propre de la médecine traditionnelle, selon l’ethnie et la région. Il s’agit en fait d’une démarche très élémentaire, le seul critère étant les symptômes qui apparaissent chez le malade. Mais la médecine traditionnelle dispose d’autres procédés pour diagnostiquer non pas tant la nature de la maladie que les causes qui l’ont provoquée. Pour le nganga qui admet que les « forces » étrangères agissent sur le corps de l’homme pour lui nuire, le diagnostic est celui de la « force » en cause, plus que de la maladie elle-même. Le diagnostic de la médecine traditionnelle est surtout un diagnostic étiologique, si on donne à ce terme un contenu différent de celui de la médecine scientifique. En effet, on admet la présence de vers dans le corps qui provoquent divers troubles intestinaux, l’urticaire, la blennoragie… Dans tous ces essais d’explication étiologique par les causes « naturelles » ou scientifiques, « il est important de découvrir une attitude empirique même dans les cas où l’explication donnée est fausse, comme par exemple lorsqu’on attribue les troubles du cycle menstruel à la présence d’un ver dans l’appareil génital de la femme. »324 Du point de vue étiologique, les maladies dites « mystiques » échappent à une explication rationnelle, et donc à un pronostic scientifique et à un traitement scientifique, et se définissent ainsi par rapport au système magico-religieux conformément aux réalités traditionnelles de base propres au contexte gabonais. L’ordre clanique, le culte des ancêtres, l’ensemble des lois et des interdits (en fang « biki ») qui règlent la vie sociale, sont en rapport 323 324 D. Assoumou Ndoutoume, Du Mvett – Essais sur la dynastie Ekang Nna, Paris, L’Harmattan, 186, p. 172. L. Mallart Guimera, op. cit., p. 38. 185 avec l’absence d’evu chez l’individu appelé miemie, c’est-à-dire l’innocent, tandis que sa présence est en rapport avec tout ce qui relève du domaine de la puissance surnaturelle désignée par ailleurs « sorcellerie ». C’est grâce à cette opposition que les Gabonais distinguent les maladies diurnes des maladies nocturnes. Les premières sont en rapport avec la violation des interdits et la transgression des lois claniques ; les secondes avec le monde nocturne de la sorcellerie. 1. Le soin par la divination Pour un grand nombre de maladies, la question « de quoi est-on malade ? », n’intéresse guère ni le nganga ni le malade ni son entourage. La véritable question qu’ils se posent est la suivante : pourquoi est-on malade ? Est-ce la punition de certaines fautes ? Estce à cause de la haine de quelqu’un ou de l’action néfaste des sorciers ? Car, en dernier état de cause, le diagnostic doit servir à déterminer les responsables qui peuvent être des êtres, des choses, des attitudes ou des comportements, ou, pourquoi pas, l’ordre naturel des choses. Le diagnostic des maladies est lié aux pratiques divinatoires, aux pratiques de la « vision », pour ainsi dire. La divination occupe une place très importante dans le système éthique de la médecine traditionnelle, car c’est par elle que le pacte de soin trouve son efficacité, c’est par elle aussi que la relation à autrui en tant qu’altérité irréductible au sens de Levinas s’accomplit. La divination opère par la vision, or la vision accomplit la relation intersubjective entre le nganga et le malade. C’est ici que le mot éthique prend son ancrage : la vision n’aliène pas autrui, mais le tient à distance par souci de santé. En ce sens, cette éthique qui privilégie la relation avec autrui, la relation nganga et malade, est une philosophie du souci par le soin et la vision. L’éthique ici définit cette relation à autrui, et autrui s’incarne dans le visage du malade. C’est en quoi « l’établissement de ce primat de l’éthique, c’est-à-dire de la relation d’homme à homme »325, de nganga à malade et de malade à nganga, passe par la vision. Et si, au demeurant, la vision décrit un certain monde spirituel, s’il introduit dans un monde spirituel où le nganga conjoint une altérité autre que la sienne, capable de révélation, capable de connaissance non accessible au profane, c’est que l’éthique dont nous parlons ici prend son essor dans cette vision. Comme le disait Levinas : « L’éthique est l’optique spirituelle. »326 De ce point de vue, la vision accomplit cette optique spirituelle, elle traduit 325 326 E. Levinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 77. Ibid. 186 des médiations de l’altérité, puisque le nganga voit toujours pour…, en vue de…, dans l’intérêt de…. Il ne s’agit pas ici de voir pour voir, mais de voir dans l’optique du soin. Si l’acte de voir par la vision est avant tout une opération spirituelle, c’est-à-dire une opération qui introduit le nganga dans un ailleurs, il n’empêche que l’intérêt philosophique de la vision c’est le malade. Elle a donc une visée, elle est donc réellement une optique spirituelle. Ce pacte de soin éthique est donc dialectique, car il concerne en règle générale le malade et son médecin, le nganga et son patient. Les oracles du devin, la vision des ancêtres permettent au nganga d’instituer le traitement le plus approprié, et de s’attaquer aux racines les plus profondes des maladies. Il ne faut pas prendre la divination au sens plat d’une simple illusion, ou d’une imagination hypothétique produite par un nganga en vue d’impressionner un malade. Ici la divination est une qualité qui sied dans le système de soin de la médecine traditionnelle, car, par elle, peuvent être connus les tenants et les aboutissants d’une maladie. Elle est une catégorie du savoir juste, le savoir qui concerne sensu stricto une pathologie de manière bien circonscrite et ses effets à court, moyen ou long terme chez le malade qui consulte. Elle n’est pas un phénomène isolé ; elle appartient plutôt au système religieux traditionnel. Elle est même considérée comme l’un des actes religieux les plus importants. Dès lors, elle devient, au-delà de la recherche d’informations ponctuelles sur le passé, le présent ou le futur, un moyen de communion et de communication avec des entités suprasensibles comme les ancêtres. Recentrée sur le soin, la divination se mobilise en direction de la maladie qui tient le malade en esclavage. Comme le souligne très justement Djibril Samb, « la divination est un facteur clé dans la connaissance de l’étiologie générale des maladies et des diverses souffrances. »327 Cela dit, le pronostic sur l’évolution et l’issue finale d’une maladie est aussi l’objet des oracles du divin ou des ancêtres. Lorsque le divin est en même temps nganga et que les oracles annoncent la mort du client, notamment dans le cas des malades en fin de vie, le nganga conseillera l’entourage du malade de l’emmener au village. En pays fang comme en pays evuzok chez les Béti du Cameroun, nous avons le ngam et le mor ngam. Le premier est le terme qui désigne la divination solennelle. Ce mot signifie littéralement « mygale » ou oracle. Dans les temps passés, les Fang et leurs cousins germains, les Béti du Cameroun, n’entreprenaient rien de sérieux sans avoir auparavant consulté l’oracle. Ils avaient plusieurs moyens d’interroger l’avenir. Le plus important de tous, qui d’ailleurs a imposé son nom à toutes sortes de divinations, est la mygale. Ensuite, il y a le mor ngam qui signifie « l’homme 327 D. Samb, Le vocabulaire des philosophes africains, Paris, l’Harmattan, Coll. « Ouverture philosophique », 2010, p. 57. 187 de la mygale », c’est-à-dire le devin. Son rôle consiste à « casser la mygale », dans le sens de « consulter l’oracle » et pénétrer au cœur des choses cachées ; d’interpréter et d’invoquer les bekôn ou esprits des disparus pour interpréter ses signes et mettre ainsi en lumière ce qui reste caché des hommes. Il a vocation à venir en aide au malade, à sonder les secrets qui entourent sa maladie et contribuer à son rétablissement. Comme le montre Guimera, « le passé, les perspectives heureuses de l’avenir, le diagnostic des causes génératrices de maladies, le pronostic, le succès ou l’échec d’une entreprise, font l’objet de consultations chez le mor ngam ou devin. »328 A partir de là, on comprend très bien que le domaine du mor ngam et celui du nganga se recouvrent partiellement. D’après nos informations, autrefois les devins étaient très nombreux. Aujourd’hui, ils sont plus rares encore. Chez les Fang ce sont les ngëngan (nganga) qui exercent la divination, partiellement la divination médicale. Ils ne procèdent jamais au traitement d’un malade sans avoir consulté le ngam. La consultation des oracles en vue d’obtenir un pronostic est très fréquente. Dans les cas plus graves des malades en fin de vie, les Fang vont consulter le ngam des devins pygmées. 2. Du médecin vers le nganga Ceci dit, les tradipraticiens que nous avons rencontrés au cours de nos enquêtes de terrain nous ont confié que la plupart du temps, les malades en fin de vie qui les consultent viennent tout droit de l’hôpital. Il est extrêmement rare de voir des cas où la personne et ses proches se rendent directement chez le nganga. Dans les mentalités des Gabonais, l’hôpital occupe la première place, ensuite vient l’autre option qui est celle de la consultation chez un tradipraticien. C’est que la Colonisation a profondément changé les mentalités des populations, car les premiers reflexes sont devenus des reflexes seconds, c’est-à-dire qu’avant la Colonisation, la personne malade consultait directement un médecin de la famille, un nganga du village ou de la ville, ce qui apparaissait comme une attitude normale. Ici, l’héritage des ancêtres avait préséances sur tout ; tandis qu’avec la Colonisation, et cinq décennies après, la médecine de l’hôpital l’emporte sur la médecine traditionnelle locale, et le nganga vient souvent comme un complément thérapeutique, comme une parallèle symétrique par rapport au médecin moderne. Les deux médecines sont donc sollicitées comme on le voit, à la seule différence que la médecine moderne vient en premier. On comprend parfaitement cet état d’esprit dans la mesure où la société gabonaise ressemble à toute société moderne avec ses infrastructures hospitalières, hôtelières, scolaires, etc. N’oublions pas que, pendant 328 L. M. Guimera, op. cit., p. 88. 188 l’époque coloniale, « la médecine est une pièce maîtresse de l’appareil colonial (….). De plus, l’action sanitaire était soumise à un système de contraintes au même titre que les travaux obligatoires. Elle consistait dans l’intervention autoritaire et unilatérale des pouvoirs publics avec, en face, une obéissance passive des populations concernées. »329 C’est que l’œuvre médicale ici a contribué à la construction d’infrastructures hospitalières pour introduire le pays dans une ère moderne où la médecine dite « conventionnelle » devait s’imposer par l’école, l’outil technique, les radios médicales et toutes sortes d’appareillages qui ne laissaient personne indifférent. La société gabonaise, au final, a pris l’allure d’une société occidentale, par ses infrastructures (hôpitaux, pharmacies, laboratoires, groupes médicaux, etc.), le réflexe de ses populations. Avec pour effet induit le repli des tradipraticiens qui ont vu leurs patients diminuer au fil du temps. Les personnes qui y vivent connaissent un processus de socialisation par l’école, le travail où elles apprennent les règles d’une vie en société, à savoir que lorsqu’on est malade on se rend à l’hôpital, et lorsqu’on a une ordonnance on se rend à la pharmacie se ravitailler en médicaments. Ce schéma classique définit naturellement la vie citadine, que ce soit à Libreville la capitale ou dans l’intérieur du pays, dans les chefs-lieux provinciaux ou dans les autres localités. Et il n’est pas faux de dire que la quasi-totalité des populations gabonaises développent le même réflexe : d’abord l’hôpital, ensuite le nganga. Ces comportements sont nés dès l’arrivée des colonisateurs et se sont généralisés après la Colonisation. On peut donc, de ce point de vue, dire que la médecine moderne et l’hôpital où elle exerce sont considérés comme un héritage de la Colonisation, et véritable signe de socialisation et d’intégration dans la nouvelle société moderne. Car avant la présence des Blancs, il n’en était pas ainsi puisque les populations gabonaises ne connaissaient qu’une seule médecine, celle des ancêtres, celle dite endogène, celle dite traditionnelle. La Colonisation a complètement transformé l’imaginaire de la maladie dans cette société et la démarche thérapeutique qui l’accompagne, puisqu’ils ont profondément changé les habitudes de leurs populations. En règle générale, la maladie tient pour acquis deux réflexes qui combinent en un même individu. « (…) Quelqu’un est malade, on est allé à l’hôpital, on n’a pu trouver de solution, on vient, on consulte le nganga, ce dernier consulte, il regarde ce qui ne va pas, estce des divinités qui sont à l’origine, est-ce la sorcellerie, etc. ? »330 Ces deux réflexes révèlent d’ailleurs deux conceptions de la maladie chez les populations gabonaises. D’un côté la maladie des Blancs, de l’autre la maladie des Noirs. C’est ce qui explique le comportement de 329 330 J.-M. Ela, Ma foi d’Africain, op. cit., p. 96-97. Propos recueilli auprès d’un tradipraticien, membre de l’IPHAMETRA, décembre janvier 2008. 189 la personne, à savoir que lorsque la maladie dont elle souffre trouve satisfaction à l’hôpital, par la prise de médicaments achetés chez les pharmaciens, par la perfusion, les radios, les prises de sang et autres examens médicaux, elle ne trouve plus la nécessité de se rendre chez le nganga. A ce moment-là, ceux qui consultent ce dernier ont d’autres motivations telles que l’initiation à l’iboga par exemple, le blindage c’est-à-dire se protéger par anticipation contre une attaque par les mauvais esprits, exactement à l’image d’un vaccin. A l’inverse, quand la personne se rend chez le nganga, c’est qu’elle juge insatisfaisante le traitement donné par le médecin, qu’elle souhaite le compléter, ou qu’elle se refuse à se soumettre au diagnostic donné par ce dernier. La plupart du temps, la consultation d’un tradipraticien intervient sous le régime d’un contre-diagnostic, ou dans l’hypothèse d’une solution autre que celle proposée par la médecine moderne. Il arrive même que, sous le conseille de parents, amis et connaissances, la personne soit emmenée à consulter les deux médecines et à suivre parallèlement les deux traitements pour accélérer la guérison. C’est ainsi « qu’il existe bien des malades qui jugent que leur maladie ne peut pas trouver de solution à l’hôpital et qu’il est un risque pour eux de s’y rendre et, de fait, ces malades ne peuvent pas accepter de se laisser placer une perfusion et encore moins de subir une intervention chirurgicale. »331 Même s’il est vrai que parmi eux, certains sont hostiles à l’aiguille, aux piqûres et à tout instrument élément au corps, privilégiant de la sorte la prise de comprimés, le traitement par voie buccale. D’autres estiment que « la jaunisse, le cancer et la plupart des maladies de l’immunité sont considérées comme des maladies des Noirs : ce n’est donc pas la peine d’aller à l’hôpital lorsqu’on en souffre. Ce que récuse la majorité des patients, c’est une étiologie de la maladie qui laisse apercevoir que celle-ci n’est causée que par les microbes. »332 On peut également observer le mouvement inverse, à savoir que la personne malade se rend chez le tradipraticien en premier lieu. Ensuite, elle se rend à l’hôpital. C’est selon les « situations particulières » que les démarches des malades diffèrent. Ce comportement éthique qui prend en compte la singularité des situations tient pour acquis l’idée que le malade gabonais sait que certaines pathologies relèvent directement de la médecine traditionnelle selon les symptômes qu’elles relèvent. « Par exemple, dans le cas de fusil nocturne où, visiblement, la personne semble souffrir d’une infection : il arrive que, en passant le pied au 331 S.-P. E. Mvone-Ndong, La médecine traditionnelle. Approche éthique et épistémologique de la médecine au Gabon, op. cit., p. 119. 332 Ibid. 190 scanner ou à la radio, on ne trouve rien. »333 Conscient de cet état de choses, le malade n’éprouve plus l’obligation de se rendre à l’hôpital, parce qu’il sait de manière presque symptomatique et habituelle, que l’hôpital n’y peut rien. C’est que ces maladies, pas trop graves mais très sensibles, entraînent une réaction de l’evu au contact de la piqûre. L’evu ne supportant pas ce contact, se sent atteint et peut provoquer une blessure chez le malade, voire sa mort. On conclura qu’il avait l’evu, le mauvais sort. Puisqu’il est admis que tout homme a un evu, on conviendra qu’ « il est possible d’avoir l’evus « innocemment » ; (…) c’est qu’il est possible de guérir facilement celui qui a l’evus « avec innocence » : on dit « il ne savait pas ». Les sorciers conscients seraient au contraire des criminels sans excuses, et difficilement guérissables : les blessures qu’ils se font entre eux sont par elles-mêmes incurables : la société normale ne peut rien pour eux. »334 Dans tous les cas, on ne saurait nier la coexistence des deux médecines, et les éventuelles rivalités qu’elles peuvent engendrer, entre médecins et nganga, entre patients, entre efficacité des traitements. La santé apparaît donc ici comme un véritable marché où c’est celui qui est le mieux organisé qui a le plus d’outils, celui qui a le plus de moyens qui concentre la plus grande demande. Cela est d’autant plus « réel » « dans un pays comme le Gabon où les trois-quarts de la population fréquentent assidûment et alternativement deux types de médecine, « la médecine traditionnelle » et « la technomédecine ». »335 3. La consultation : une démarche éthique singulière Cela dit, il convient de dire que le diagnostic d’un malade en fin de vie dans la médecine traditionnelle commence par la consultation et obéit à des règles de procédures proposées par le nganga. Néanmoins, les nganga admettent qu’ils ne soignent pas tout et donc, partant de là, il est conseillé aux malades de se rendre assez vite chez eux car il devient plus difficile d’intervenir lorsque la maladie a beaucoup évolué. C’est dans ce sens précisément que certains patients prennent le parti de consulter à la fois le médecin et le tradipraticien, pour ne pas se rendre coupables de quelques regrets que ce soient. Cela ne signifie pas que le nganga est capable de tout dès lors qu’il est consulté aussitôt que la maladie apparaît. Bien au contraire, comme nous le confie le président de l’ONG PROMETRA Gabon (promotion de la médecine traditionnelle au Gabon), il y a des maladies qui dépassent la compétence de la médecine traditionnelle comme il y en a qui dépassent celle 333 Ibid., p. 123. Ph. Laburthe-Tolra, Initiation et sociétés secrètes au Cameroun. Essais sur la religion beti, op. cit., p. 85. 335 S.-P E. Mvone-Ndong, La médecine traditionnelle, op. cit., p. 12. 334 191 de la médecine moderne. : « Il faut, dit-il, qu’on se dise la vérité. De nos jours les tradipraticiens commencent à avouer ou commencent à savoir leurs limites. Il y a des maladies qu’ils ne peuvent pas guérir. »336 On le voit, il y a d’un côté la puissance et de l’autre la non-puissance, selon une dialectique établie par Ricœur. Les maladies curables sont dans le registre de la puissance, celles qui sont incurables sont dans la gamme de la nonpuissance. Ce qui nous permet alors de prendre en charge notre espace d’interrogations : à quel moment diagnostique-t-on la situation d’un malade en fin de vie ? Autrement dit, quels sont les symptômes qui permettent au nganga de penser qu’une personne malade est en phase terminale ? Les tradipraticiens croient beaucoup à la présence des divinités comme on l’a dit précédemment. Ils interprètent un ensemble de signes qui, selon eux, ne trompent pas. C’est ainsi que, concernant les personnes en fin de vie, ils peuvent reconnaître qu’elles ne s’en sortiront pas à partir de ces signes-là : les esprits de la forêt leur feront savoir qu’il est inutile de s’investir dans la maladie d’un malade car elle conduit inévitablement à la mort. Les maladies qui conduisent à la mort sont en effet reconnues en cela qu’elles n’ont pas de traitement efficace. Quelle que soit la puissance de la plante ou des écorces, jamais le malade ne s’en sortira. Selon nos informateurs, la démarche adoptée pour un malade en fin de vie est la même que pour celle d’un malade atteint d’une maladie curative. Lorsque nous allons chercher une plante en brousse, il faut parler à la plante, vous touchez d’abord la plante avant de lui décliner votre identité. Si vous êtes initié, vous devez lui dire le nom de votre maître : « moi je suis venu te prendre l’arbre, puisque toi tu t’appelles l’arbre une créature de Dieu, et je ne suis pas venu te gaspiller mais je suis venu te prendre pour soigner tel ou tel qui est resté au village. » Savez-vous que même quand une personne est prête à mourir l’arbre en question ne peut pas céder son écorce, il refuse parce que les écorces ne se couperont pas. Les arbres sont des êtres vivants, on lui parle et il ne faut pas le déranger n’importe comment. Quand vous sollicitez ses services il faut lui demander. Et ceci est très courant de voir un arbre refuser de céder ses écorces quand le malade est 337 mourant. Cette observation nous permet de répondre directement aux deux premières questions, celle qui concerne « le moment du diagnostic ? » et celle du « comment sait-on ? ». En effet, 336 Tradipraticien togolais, installé au Gabon. Président de Prometra Gabon. Entretien de janvier 2009. Nos informateurs tradipraticiens regroupés au sein de l’association Iphametra. Séance du 24 janvier 2008 au quartier d’Akébé-ville de Libreville. 337 192 on diagnostique la personne en fin de vie comme on diagnostique toute autre personne malade. Les nganga ne font pas de différence entre les malades, au moment de la consultation et avant le traitement. Ces derniers sont réunis en un même lieu, partagent les mêmes aliments, les mêmes lits à coucher quand ils ne retournent pas dans leur domicile familial. Tous les malades sont considérés de la même manière, ils communiquent souvent entre eux. Si l’on ne vous dit pas que telle personne est en fin de vie, qu’elle ne s’en sortira pas, que ses jours sont comptés, vous ne le saurez pas, et vous le devinerez assez difficilement. Les maisons de soin des nganga ne sont pas reparties en département pour classifier les maladies et distinguer les malades. Il y a chez eux une éthique du respect de la personne humaine qui tient pour acquis l’idée que chaque malade a son histoire, son diagnostic, son traitement, sa singularité. Autrement dit, la singularité des situations liée à la pathologie différencie les êtres au plan de la thérapeutique mais éclate cette différenciation au plan de l’accompagnement, de la dignité humaine et du respect de la personne. Certes, lorsqu’il se rend dans la forêt chercher les remèdes au traitement des malades, il présente ceux-ci individuellement aux esprits, chacun selon sa maladie, selon la singularité de la situation. Il y a une symétrie entre le nganga et le malade au plan de la singularité. En effet, le premier signale sa singularité auprès des génies de la forêt en se présentant et en présentant le nom de son maître, de même il signale l’identité de son patient par la singularité de sa maladie et du traitement qui devrait éventuellement l’accompagner. Et puisque le nganga communique assez fréquemment avec les entités de la forêt, il connaît leur langage qu’il décrypte. C’est ainsi que, pour une personne en fin de vie, il répond à la question « comment ? » par cela que l’écorce qui est censée soigner le malade refuse d’être recueillie : « savez-vous, dit-il, que même quand une personne est prête à mourir l’arbre en question ne peut pas céder son écorce, il refuse parce que les écorces ne se couperont pas. »338 Et il rajoute : « ceci est très courant de voir un arbre refuser de céder ses écorces quand le malade est mourant. »339 On le voit : ce qui définit une personne malade en fin de vie, c’est l’interprétation de signes, comme si la maladie confinait à un texte qu’il convient de lire, c’est-à-dire de décoder, de déchiffrer ou de pénétrer le sens par le questionnement. Le nganga, de ce point de vue, n’est pas seulement un herméneute de la santé, il est tout autant celui par qui le malade devient un phénoménologue du soin, car d’un côté le malade décrit le phénomène de la maladie dont il est victime avec son corollaire de manifestations caractéristiques à l’état 338 339 Un tradipraticien Fang et établi à Libreville au carrefour de Nzeng Ayong. Libreville, janvier 2009. Ibid. 193 externe de la chair, et à l’état interne de l’esprit ; et de l’autre le médecin décrypte, et par l’opération du questionnement, du jeu de questions-réponses avec le malade, cherche à expliquer en vue de comprendre. Il observe les phénomènes tels qu’ils apparaissent sous son regard, dans la forêt, et il les décrypte, déchiffre leur sens. Il est attentif à toutes les manifestations qui se produisent dans son rayon immédiat, et il s’attache à les comprendre, à les rendre intelligibles, pour lui et pour le malade. Ces signes, ces manifestations sont la médiation qui illustre parfaitement la dialectique du nganga et des esprits de la forêt. C’est par eux que le premier comprend le langage des seconds, ses réponses concernant la situation du malade, son devenir, savoir s’il vivra, s’il recouvrera la santé ou s’il est atteint d’une maladie qui le condamne. Il sait qu’il a une série de signes qui se présentent à lui, soit au niveau de la forêt où il consulte les entités invisibles, où il recueille les ordonnances nécessaires au traitement, où il puise sa force et son inspiration, soit au niveau du malade notamment lorsqu’il résiste au traitement en phase finale, ce qui se passe à ce moment précis c’est que la démarche de « transfert » échoue. 4. Le soin par le « transfert » De quoi est-il question quand nous parlons de « transfert » ? Qu’est-ce que cette notion induit dans la démarche de soin ? Quel est son intérêt philosophique ? Nos informateurs nous ont confié, en effet, que concernant les cas de fin de vie, on classe les malades selon deux catégories : les jeunes et les moins jeunes. Car l’âge joue beaucoup dans le traitement. Autrement dit, la fin de vie chez les personnes jeunes, c’est-àdire les personnes ayant moins de 50 ans, exige une consultation particulière au motif que « l’âge joue beaucoup dans le traitement. Quand la personne est beaucoup âgée, beaucoup fatiguée, on sait qu’elle est en train de cogner la porte. »340 La fin de vie chez les personnes beaucoup plus âgées, les personnes ayant au-delà de 50 ans, ne pose pas problème en ce sens que les tradipraticiens considèrent que ces personnes ont déjà traversé une bonne partie de la vie, le travail, le mariage, les enfants, voire les petits-enfants et que leur situation n’est pas comparable à celles des moins âgées, notamment au niveau des moyens de traitement. L’âge tient donc une place non des moindres dans le diagnostic, et d’une manière générale dans la conception gabonaise de la mort ou de la situation en phase finale. Le diagnostic n’est jamais le même. La mort d’un bébé a une interprétation particulière, de même celle d’un adulte, celle 340 Propos recueilli le 29 janvier 2009 auprès d’un tradipraticien, membre de l’association « promotion de la médecine traditionnelle (PROMETRA). 194 d’une personne âgée également. Concentrons-nous sur le cas des fins de vie chez les personnes jeunes. Que se passe-t-il pour ce qui est des jeunes qui sont diagnostiqués comme malades en fin de vie ? En règle générale, il est indiqué qu’ « on voit l’âge. Dès fois si on voit que la personne est jeune et ce qu’elle raconte est bien, on fait la consultation et celle-ci peut indiquer certaines choses, certaines pratiques. On peut l’emmener en brousse la nuit, on fait le transfert s’il y a un problème de ventre, on peut tuer un mouton, enlever ses entrailles, les enterrer, et la personne va commencer à retrouver la santé et les tumeurs qu’on avait déjà vus vont disparaître. »341 C’est que le diagnostic des personnes en fin de vie qui sont jeunes, c’est-à-dire qui n’ont pas encore suffisamment profité de la vie par cela qu’elles sont encore dans la fleur de l’âge, passe par le « transfert » pour savoir si la maladie dont elle sont victimes est curative ou non. L’opération est simple. Le malade est conduit avec le nganga dans la forêt, en présence d’un proche. Le nganga doit égorger un animal (un mouton, une poule, un coq) après avoir adressé des prières aux esprits de la forêt : « si ce jeune est promu à vivre encore, révélez-le-nous en transférant son mal sur cet animal. Pour que la vie saine qui est en cet animal puisse venir sur lui. Si sa maladie conduira inévitablement à la mort, alors qu’il soit fait selon ta volonté. »342 Le « transfert » concerne habituellement les personnes jeunes dont l’état est extrêmement critique, où le sacrifice d’un animal l’emporte sur les autres traitements comme le breuvage de certains produits issus de plantes. Lorsqu’on constate, après avoir égorgé l’animal, que les symptômes présentés par le malade au début de la maladie persistent, avec des effets de fatigue générale, des hurlements de douleurs, notamment la nuit, cela voudrait dire qu’elle doit bientôt partir (mourir). En fait, selon notre informateur, un disciple de Nguema Antoine, « les cas de fin de vie dans nos sociétés, dans le cadre de la médecine traditionnelle, s’accompagne souvent, au terme du transfert par le sacrifice, d’une augmentation de la douleur. Le malade commence à hurler, très fort généralement la nuit, car c’est à ce moment-là qu’il voit les bekôn, c’est-à-dire les esprits de mort. »343 L’état de douleur généralisée, les hurlements, la fatigue générale, sont les manifestations extérieures que le diagnostic révèle quand le malade est en phase finale. Le diagnostic d’une personne en fin de vie, notamment les jeunes, disent les nganga, est fait par le transfert au cours du sacrifice de l’animal. Les semaines et les jours qui précèdent la mort du malade sont pénibles, 341 Propos recueilli en janvier 2009 auprès d’un nganga à Libreville, au quartier Nzeng Ayong. Témoignage rendu par un tradipraticien à Oyem, en janvier 2009. Un disciple de Nguema Antoine, maîtreguérisseur du village d’Afenane à Oyem (ville septentrionale du Gabon), mort à la fin des années 1980. 343 Ibid. 342 195 car il agonise, souffre énormément. On a l’impression que chaque hurlement est une manière pour lui de libérer son dernier souffle, de faire ses adieux, et que plus il souffre plus il s’éloigne de la vie, plus il s’éloigne de ses proches, plus il vit ses derniers instants en se souvenant des moments de joie et de peine qu’il a connus tout au long de son existence. Le malade en fin de vie a lui-même conscience de l’épreuve de transfert, de ce qu’elle définit l’étape ultime qui détermine si oui ou non il va vivre, si oui ou non sa maladie est pour la vie ou pour la mort. Le « transfert » est un diagnostic qui est encore pratiqué aujourd’hui par de nombreux guérisseurs issus de l’école de Nguema Antoine. C’est par ce diagnostic que l’on déterminait les cas de fin de vie, les cas les plus extrêmes. Elle est courante dans la partie septentrionale du Gabon, chez les Fang particulièrement où l’idée répandue est que, c’est par le sacrifice que la vie et la réussite nous sont données, c’est également par le sacrifice qu’on diagnostique si la personne malade est en fin de vie ou non. Qui plus est, comme nous le confie notre informateur, « si l’homme vient habituellement au monde par le sang, par les cris, le diagnostic d’une personne en fin de vie passe nécessairement par la manifestation de ces deux réalités, notamment quand la personne contracte une maladie qui n’a pas de remède, une maladie qui nous dépasse, une maladie contre laquelle tous nos pouvoirs ne peuvent absolument rien. »344 Voici quelques pratiques divinatoires en usage chez les mor ngam et les nganga pour établir le diagnostic et le pronostic d’une malade. Ces pratiques sont fréquentes en pays fang et nous ont été rapportées par nos informateurs à Oyem (chef-lieu de la province du WoleuNtem, au nord Gabon). Ce sont les mêmes qu’on retrouve chez Louis Mallart Guimera. 5. Quelques exemples de diagnostics A. Pronostic par la poudre de l’arbre elon345 Le nganga fait coucher le malade au sol sur une natte. Dans une main il a un cornet en feuilles qui contient quelques raclures des écorces de l’arbre elon délayées avec de l’eau tiède. Au rythme des tambours, le nganga danse, gesticule… autour du malade. A l’aide du cornet, il lui verse dans les narines quelques gouttes de cette mixture. Immédiatement, tous les tambours s’arrêtent. Tout le monde reste dans l’attente en silence : si le malade éternue 344 Propos recueilli à Oyem, auprès de notre informateur, un tradipraticien, len janvier 2009. L’arbre elon était utilisé par les Fang anciens pour en faire du charbon de bois qui devait servir pendant la fonte, c’est-à-dire le processus de transformation de minerais et autres pierres en fer. C’est par ce processus que les Fang parvinrent à la maîtrise du fer. C’est au cours du même processus, à base de l’arbre elon, que les Fang fabriquaient le byang éning (médicament de la vie) qui servirait au culte Byéri. 345 196 (asëmële) c’est le signe qu’il vivra. Dans le cas contraire, c’est que la maladie s’avère incurable, donc le nganga comprend immédiatement qu’il a affaire à un cas de fin de vie où aucune science ne peut intervenir, la décision d’une mort imminente est déjà prise par les forces de la mort. La seule chose qui reste à faire, dans ce cas de figure, c’est d’accompagner la personne par des soins qui le prépareront à affronter la mort prochaine. A ce moment-là, on peut, par le don de la vision, c’est-à-dire en reproduisant l’exercice, en lui donnant d’avaler les écorces râpées, faire en sorte qu’il puisse rencontrer ses ancêtres qui lui donneront les dernières consignes, et qui le fortifieront pour qu’il puisse accepter l’incurabilité de sa maladie, non pas comme un échec du nganga, mais comme un sort qui lui est dévolu. B. Pronostic par la termitière ngudu346 Lorsqu’une personne souffre de la fracture d’un membre, le nganga cherche une petite termitière trapue à chapiteau appelé ngudu, et un rejeton de bananier. On prépare une pâte avec un os écrasé de chimpanzé, les feuilles de nkadana et un peu de piment. Le nganga pratique des scarifications sur le membre de la fracture. Ensuite, il tranche en deux la petite termitière et remet les deux morceaux à leur place pour tenter de les souder à l’aide de la pâte préparée auparavant, imbibée en plus du sang des scarifications. Le nganga dépose la termitière au sol. Un enfant prend le rejeton de bananier. Ils s’en vont en brousse, accompagnés de la famille du malade. Le nganga dépose la termitière au sol, quelque part dans la brousse, et plante à côté le petit bananier. Si, après deux ou trois jours, la termitière est soudée, c’est le signe d’un pronostic favorable pour la réduction de la fracture. C’est uniquement dans ce cas que le nganga prend en charge son malade. Car il sait dorénavant que par les soins qu’il administrera à ce dernier, il trouvera la guérison. C. Pronostic par liliacée347ayan Le mor ngam, ou devin, prépare un cercle avec des liliacées au centre duquel il dépose une pierre plate. Le malade monte sur la pierre. Le devin dépose une poule sur la tête de son 346 Plante suffrutescente, très abondante dans tout le Gabon, où les femmes la cultivent à travers les plantations vivrières ou aux abords de leurs habitations. Cette plante sert comme principal stupéfiant. La décoction est employée par les Apindji pour tuer les poux, tandis que celle des gousses vertes, des écorces et des feuilles aurait des propriétés abortives. Cf. André Raponda-Walker, Roger Sillans, Plantes utiles du Gabon, op. cit., p. 262. 347 Liliacées est un oignon du pays ou Echalotte d’Afrique tropicale. Variété d’échalotte commune, probablement introduite au Congo et au Gabon par les Portugais, il est comme une plante d’assaisonnement et vendu sur les marchés. Cf. André Raponda-Walker, R. Sillans, Plantes utiles du Gabon, op. cit., p. 264. 197 client après lui avoir enduit le visage d’une poudre blanche. Si après ses invocations, la poule s’envole, c’est le signe que le malade guérira. Si la poule reste sur la tête, c’est signe que la maladie restera « accrochée » chez le malade. Ce pronostic était beaucoup pratiqué par Nguema Antoine, célèbre nganga de la ville d’Oyem qui, au début des années 1980, soignait des maladies de toutes sortes. On pratique encore dans le la province du Woleu-Ntem ce genre de pronostic, même chez les malades en fin de vie. Car, ce n’est pas le pronostic du médecin qui compte ici, étant donné qu’on ne se fie pas toujours à lui, mais celui du nganga dont l’influence joue encore pour beaucoup dans certaines régions du Gabon. D. Pronostic et diagnostic par l’ayan Cet oignon est très apprécié par les Fang du Cameroun (Beti) et du Gabon car il est censé posséder une puissance bénéfique. La divination par l’ayan est très connue et jouit d’un très grand prestige. Lorsqu’on veut savoir les causes et la suite persistante, le mor ngam consulte son oignon ? La nuit venue, il se place au pied de cette liliacée. Il sort de son sac plusieurs épines de porc-épic (mia mi ngom) et plusieurs brindilles de raphia (bibè bi zam), les premières étant plus longues. Le devin mâche quelques graines de maïs et de poivre et crache sur la tâche d’ayan pendant qu’il s’adresse à l’oignon implorant une réponse véridique. Ensuite, il dépose par groupes tout autour du pied de cette plante les épines de porc-épic et les brindilles de raphia, et couvre le tout avec un panier. Ces petits objets servent à représenter soit la vie, soit la mort, soit le malade, soit enfin les différentes personnes susceptibles d’être les responsables de la maladie. Pendant la nuit, les insectes comme les cancrelats et les grillons changent leur poison. Le lendemain matin, le devin interprète ces objets d’après leur « ventre » en tenant compte aussi de leur personnification. Au premier groupe, lorsque l’épine qui représente le malade est sur le dos, c’est le signe que celui-ci mourra. Au deuxième groupe, la grande épine est aussi sur le dos, c’est le malade qui est innocent. Les brindilles qui représentent la famille sont couchées sur le ventre, c’est elle qui est la coupable de l’état maladif du client. Dans un autre groupe, les brindilles qui représentent les femmes du malade sont couchées sur le ventre, ce sont donc elles qui ont provoqué la maladie… et ainsi de suite. Pourquoi exposons-nous explicitement ces diagnostics ? Quel est leur capital philosophème en matière de « soin » ? Quel est finalement l’intérêt philosophique de ces diagnostics et pronostics traditionnels ? C’est que les enjeux ne sont pas seulement au niveau métaphysique dans la relation du nganga avec les ancêtres ou le ngam, dans le processus qui conduit à proprement parler au 198 diagnostic et au pronostic, mais sont aussi et d’abord, à situer au plan éthique du « soin » comme démarche humaine, comme catégorie de la relation et de l’attention accordée au malade en tant que personne membre d’une communauté donnée, et membre de la communauté humaine selon qu’elle n’a pas de frontières. Mais en quoi ces diagnostics donnent-ils à penser ? Qu’est-ce qu’ils apportent dans le système traditionnel des soins ? L’intérêt philosophique de ces diagnostics et pronostics de la médecine traditionnelle est de montrer que l’éthique du soin en médecine traditionnelle obéit à certains pratiques qui convoquent, d’un côté, le malade et ses proches, et le nganga, et de l’autre, les ancêtres ainsi que les oracles. C’est là, en effet, que se signale la singularité de la pratique du soin dans le contexte traditionnel. Pourquoi cet état de choses? Parce que l’éthique du soin constitue un système complexe dans lequel on retrouve plusieurs figures et symboles qui sont en réalité des médiations sans lesquelles il n’est pas évident de traiter efficacement la personne. Celle-ci mérite du respect et de la considération, et cette considération passe inévitablement par des gestes, des signes. Le soin invite le nganga et le malade à diagnostiquer en faisant appel au présent et au passé, en interprétant. Le soin, c’est d’abord la réunion de ces modalités au centre duquel se trouve le malade comme personne, c’est-à-dire comme un être-en-relation, un être-en-réseau. Parfois, le diagnostic de la cause qui a provoqué une maladie est mis en lumière grâce à la participation de toute la communauté qui, dans le cadre de certains rites comme le Bwiti348, cherche à trouver dans le présent et le passé de la vie du malade et de sa famille, les faits qui auraient entraîné la maladie, notamment celle d’un malade en fin de vie encore jeune. Une fois ce diagnostic établi, la communauté fait aussi le choix du nganga qui devra soigner le malade. Ne perdons jamais de vue que la maladie est ce moment critique qui peut être stérile si tous nos repères culturel et rituel et nos certitudes s’effondrent s’ils nous incitent à repenser notre vie pour la vivre plus intensément et la faire plus proprement nôtre, même au sein d’une communauté donnée. En plus de ces pratiques pour établir le diagnostic ou pronostic de la maladie, existent d’autres pratiques chez les nganga, pour diagnostiquer s’ils sont en mesure de traiter leurs clients. Voici deux exemples. 348 Nous verrons plus loin que dans sa forme rénovée, le Bwiti fang en l’occurrence, est un culte à vocation thérapeutique. 199 E. Epreuve par le « cru » et le « cuit » Lorsqu’une femme est atteinte d’une aménorrhée349, le nganga l’envoie à la rivière pour faire la pêche aux crevettes. Dès son retour, elle lui prépare une pâte de pépins de courge (nnam ngoan) farcie avec les feuilles hachées de la plante tigi et les crevettes. Une fois que la nganga croit que le mets est prêt, elle-même détache le paquet : si c’est bien cuit, elle peut soigner le malade et le traitement aura du succès ; si le paquet avec la pâte n’est pas bien cuit, elle ne peut pas soigner sa cliente. F. Epreuve par le « cru » et le « cuit » et le chien Une femme malade sous influence d’un akia350 veut se faire soigner chez un nganga. Celui-ci fait cuire sur les braises un paquet avec une pâte de pépins de courge farcie. Lorsqu’on croit que la cuisson est finie, il prend la pâte et en donne à manger un peu à un chien. Si celui-ci mange, c’est le signe que le nganga est en mesure de soigner la femme. Tous ces actes sont antérieurs à toute thérapie. Par ces études, on comprend que ces pratiques divinatoires autour du mourant ont « l’intérêt immédiat d’apaiser l’agressivité entre lignages par la découverte, entre deux, d’un coupable émissaire ou d’un devin apaisant. »351 Ceci dit, le sens éthique de ces manières de faire dans le régime du diagnostic réside dans le dévoilement du coupable en vue du soin. Ici le visage de l’Autre prend d’abord l’aspect du coupable, ou l’aspect du mourant avant de prendre définitivement l’aspect du mort. Et Par le détour obligé, le visage de l’Autre s’est seulement déplacé. « Ainsi sont clairement définis les statuts de l’Autre et des autres objets, l’un définitivement distant mais permettant la 349 Absence de règles, en dehors de la grossesse et chez une femme en âge d’être réglée. Et on dit en fang « minga adib ekuk », littéralement « le ventre de la femme reste enfermé comme l’arbre ekuk ». Dib abum signifie « fermer le ventre » avec le sens de « n’avoir pas de règles ». L’aménorrhée désigne le trouble du cycle menstruel. Si une cause quelconque (en dehors de la grossesse) provoque des absences de règles, et que la femme se croyant enceinte les voit apparaître à nouveau, on dit de cette femme qu’elle « ressemble à l’arbre ekuk qui fleurit mais ne produit pas de fruits ». 350 Guimera rapporte que, d’après les croyances étiologiques du peuple evuzok, la possession de l’evu est presque toujours à l’origine des fausses couches, de la mort prématurée des nouveau-nés, de plusieurs cas de stérilité primaire et secondaire, et, en général, de certaines maladies en rapport avec la fécondité de la femme. Les Fang attribuent tous ces malheurs à l’action de l’evu sous l’influence d’un akia (espèce). En effet, l’akia est une façon particulière de posséder l’evu. Il concerne toujours les femmes, il est toujours en rapport avec le thème de la fécondité. Au niveau des Fang du Gabon, l’akia consiste en l’obligation de garder l’interdiction qu’on donne à l’enfant (mâle ou femelle) lors de son envoûtement. Cette interdiction, dit-il, est égale à une malédiction car si le sujet envoûté ne le garde pas, il mourra : « Tu auras les dons accordés, mais cependant tu ne mangeras jamais tel ou tel aliment, sinon tu mourras. Tu auras des enfants, mais tu tueras ton premier-né, sinon tu mourras. Cf. Louis Mallart Guimera, op. cit., p. 50. 351 J.-Th. Maertens, op. cit., p. 142. 200 circulation des autres, la diff-errance commune de l’origine justifiant les différences mutuelles. »352 6. L’exemple d’Essono Obiang Engone La médecine traditionnelle et la médecine moderne sont concourantes sur la problématique de la fin de vie qui éprouve considérablement et significativement leur efficacité, et permet de questionner le sens profond de la maladie, ce qu’elle révèle en se manifestant, ce qu’elle affiche au sujet de la place que doit occuper la personne en fin de vie. La fin de vie, de ce point de vue, ne distingue pas souvent ces deux médecines ; elle nous apprend ce qu’elles ont en commun : la maladie, la douleur, la souffrance. Elle nous donne l’occasion de demander : à défaut de guérir, ne faut-il pas vivre avec ses maux et les accepter comme tels ? Le diagnostic d’un malade en fin de vie dans la médecine traditionnelle est illustré ici par le cas d’Essono Obiang Engone. Qui est ce personnage ? De quoi souffrait-il au juste ? D’après les informations qui nous sont rapportées par Daniel Assoumou Ndoutoume, il s’agit d’un grand maître de mvett. Qu’est-ce que le mvett ? Le mvett désigne chez les Fang du Gabon et de la GuinéeEquatoriale, et dans l’ensemble du groupe dit Béti du Sud et du Centre Cameroun, un mode de transmission par lequel un peuple sans écriture a pu, de bouche à oreille, véhiculer son histoire intérieure depuis les millénaires et les sites les plus anciens jusqu’à nous. Il définit l’instrument de musique appelé harpe cithare, le conteur qui joue cet instrument de musique et l’ensemble des récits qui sont dits par le conteur. Il se joue au milieu d’une assemblée réunie au corps-de-garde. L’ensemble de ces composantes est appelé mvett ; son message principal est la quête permanente et individuelle de l’immortalité. Autrement dit, le mvett nous conduit « à la connaissance profonde, non seulement historique ou iconographique (…) mais aussi à ce que nous appelons sommairement la vie intérieure ou la recherche de l’immortalité dans son sens absolu. »353 Remarquable diseur de Mvett donc de son époque, Essono Obiang Engone est Equato-guinéen. Voici son histoire. Il est du village Mimbaminga, de la tribu Esseng, dans le Département de Nyéfang. On dit de lui en effet qu’il avait commencé à jouer du mvett dès sa plus tendre enfance sans initiateur désigné. Il affirme cependant avoir évolué longtemps dans le sillage du célèbre 352 353 Ibid., p. 181. Tsira Ndong Ndoutoume, « Avant-propos », Du Mvett. Essai sur la dynastie Ekang Nna, op. cit., p. 9. 201 Ndong Eyoghe Ossé. Curieux et avide de connaître et jouer du mvett, il ne laissait passer aucune séance donnée par un joueur de Mvett sans y assister pour mieux enrichir son enseignement. Essono Obiang Engone avait un atout, il était exceptionnellement doué. Il joua donc du mvett, et en joua jusqu’à l’âge adulte. Adulte bien accompli, « vers la cinquantaine, Essono Obiang Engone fut brutalement frappé de cécité complète. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il était désespéré par son nouvel état, d’autant plus que son mal se compliquait de céphalées persistantes. »354 Voici le premier moment que nous avons à analyser, à savoir qu’un homme, depuis le jour de sa naissance jusqu’à la cinquantaine, jouit d’une parfaite santé. Car jusqu’ici, Essono Obiang n’était atteint d’aucune pathologie grave, en tout cas il respirait la santé et vaquait à ses occupations habituelles. Et puis, soudain, il fut frappé de cécité complète accompagnée de douleurs, accompagnée de souffrance. La maladie à cet effet surgit de nulle part, de manière brusque, nerveuse et brutale, telle un événement. Sans que sa victime ne puisse s’y attendre. C’est à croire que chaque maladie intervient à sa manière, selon qu’elle a une cible, un rythme, ou selon qu’elle déploie son agression sur sa proie. Sommes-nous toujours suffisamment vacciné pour empêcher la maladie d’investir notre corps ? Sommes-nous toujours suffisamment prudent pour anticiper sur son événement, c’est-à-dire sur la prise de son avènement dans l’organisme humain ? La réponse à ces questions, à travers l’exemple concret d’Essono Obiang, est négative. Nul ne peut garantir à cent pour cent qu’il est à l’abri de la maladie, malgré son sens de l’anticipation suggéré par l’effort de prévention. La maladie est du domaine de l’incertitude, de l’inopiné, de l’imprévisible, quand il n’y a pas les conditions réunies pour favoriser son émergence, soit par le milieu, soit par le comportement adopté dans une circonstance comme dans une autre. Pour autant, lorsqu’elle sévit dans nos organes, lorsqu’elle nous éprouve, lorsqu’elle augmente en intensité par le mal qu’elle accentue et les douleurs persistantes, elle crée le désespoir. Et c’est à ce stade que l’homme est le plus souvent vulnérable, lorsqu’il se sent impuissant par son nouvel état, lorsqu’il se voit dégrader et dépérir comme on le voit chez Essono Obiang. La question que l’on doit se poser est celle de savoir : que va-t-il faire ? Autrement dit, que fait l’homme lorsqu’il constate que la maladie le gagne petit à petit, et le désespoir également ? Que fit Essono Obiang pour se soigner ? Avons-nous encore une marge d’intervention, un brun de puissance lorsque la puissance de la maladie augmente inexorablement ? Quel est ici le geste éthique de base ? Le geste éthique de base est que, 354 Ibid., p. 171. 202 Essono Obiang, pour se soigner, « parcourut toute la Guinée-Equatoriale, fit le Nord Gabon et échoua au Cameroun. Mais la médecine traditionnelle et la médecine moderne ne purent venir à bout de la maladie qui accablait Essono Obiang. Finalement il se retrancha dans son village de Mimbaminga, et décida d’abandonner le mvett. »355 Le deuxième moment que nous avons à organiser concerne la crise de la médecine traditionnelle et moderne, par l’échec qui solde la démarche et toutes les tentatives prises par le malade. On voit bien qu’aucun traitement ne put guérir Essono Obiang, aucune médecine, aucune opération médicale, aucun soin ne purent soulager le malade au motif qu’il continua de souffrir et de se tordre de douleur. Il a concentré tous ses efforts et on le voit par les déplacements qu’il a effectués dans trois pays différents, pour rencontrer un médecin ou un nganga en mesure de le soigner. Il n’a pas attendu sur place espérant que la guérison viendrait d’elle-même. Il a pris des initiatives, malgré sa cécité, comme se déplacer, voyager à travers la région de l’Afrique centrale. La lassitude n’a pas été de son côté, bien au contraire il réunit toute ses forces pour organiser sa mobilité à l’intention des deux soignants. De même qu’il n’a ménagé aucun effort pour exclure une médecine au profit d’une autre. Sans a priori, il a eu le mérite d’avoir approché les deux médecines, d’avoir consulté médecins des hôpitaux et nganga de la forêt pour en venir à bout de sa cécité. Il a placé sa confiance dans ces deux médecines sans trouver satisfaction. Ce qui veut dire que, face à ce cas très précis, médecine traditionnelle et médecine moderne ont fait la preuve de leur impuissance, étant donné qu’elles n’ont pas été capables de neutraliser la cécité de leur patient. Ce qui explique une fois encore le désespoir et le désarroi qui le gagnèrent à mesure que le temps passait et que les traitements n’aboutissaient pas. Cela ne veut pas dire que, de tout temps, ces deux médecines n’ont pas toujours été efficaces. Autrement aucune personne ne survivrait aujourd’hui. Cela veut plutôt dire que, malgré les progrès techniques, la puissance des ancêtres et l’efficacité des systèmes traditionnels de thérapie, ni la médecine moderne ni la médecine traditionnelle n’ont le monopole de la guérison. Et l’exemple d’Essono Obiang est suffisamment éloquent pour le comprendre. Ces deux médecines présentent des limites qui permettent d’explorer le thème de la fin de vie et de la mort comme une même réalité qui permet de mesurer à la fois la puissance et l’impuissance de l’homme, de la médecine, et aussi du niveau de fragilité qui caractérise l’être malade quand il n’est pas encore mort, ou plutôt, quand il est vivant, toujours vivant et encore vivant malgré le caractère incurable de la maladie qui le ronge. Si la médecine traditionnelle et la médecine moderne ne 355 D. Assoumou Ndoutoume, Du Mvett. Essai sur la dynastie Ekang Nna, op. cit p. 172. 203 peuvent venir à bout de certaines maladies, le tord leur incombe-t-elles ou incombe-t-il à l’homme dont on peut s’interroger sur la capacité à réellement dévoiler les secrets de la médecine ? Toujours est-il que le constat est là, accablant : la personne atteinte de cécité et de céphalées persistantes est la même, toujours malade et jamais guérie. Cela dit, après ce constat d’échec et cette puissante impuissance des deux médecines, quel sera le sort d’Essono Obiang : la mort ou la vie ? Put-t-il encore un jour vivre de sa passion, le Mvett ? L’intérêt philosophique de ces questions est que l’homme est ce qu’il est, malade ou bien-portant, un être d’habitus. Un être qui peut ou pas changer son comportement dès qu’il se sait condamné par sa maladie, et aussi par la médecine qui est censée lui procurer le remède efficace pour qu’il puisse retrouver sa « condition normale », sa condition d’homme sain. Autrement dit, la condition de « normal » et de « pathologique », en modifiant ou non l’aspect extérieur de l’homme, conserve ou non son activité quotidienne. Concernant Essono Obiang, nous avons l’information selon laquelle « « si Essono Obiang abandonna le mvett, le mvett, lui, n’oublia pas Essono Obiang. »356 Une éthique de la stabilité se donne avoir ici, à savoir qu’il y a une stabilité de l’activité à laquelle l’homme se donne quand bien même il perdrait la stabilité de sa santé. L’éthique de la stabilité fait de « l’homme heureux une sorte de caméléon et d’édifice branlant »357 en ce sens que, au moment où il est attaqué par une maladie qui le terrasse, le prive de l’usage de ses yeux ou de ses jambes, il change sans que pour autant son activité quotidienne ne puisse changer. Cette éthique de la stabilité relève l’homme de son impuissance en lui rappelant que son activité ne l’oublie pas quelles que soient la nature et la portée de sa maladie, parce qu’elle est vertueuse, c’est-à-dire stable. Si la condition physique d’Essono Obiang le conduisit à abandonner le mvett, le mvett, lui, ne pouvait l’abandonner au motif qu’il n’était pas soumis, en tant qu’activité de l’esprit, à la maladie ni à la condition physique du conteur. Le mvett est joué, toute activité existe en soi, même si c’est par l’homme que chacun exerce. L’instabilité de l’homme par la maladie qui le gagne est vaincue par la stabilité de l’activité qu’il exerce habituellement. L’homme malade oublie son activité, l’exercice de ses tâches quotidiennes prend un sérieux coup par la puissance de l’attaque dont il est victime ; néanmoins, l’activité qu’il exerce conserve sa stabilité par l’habitude, 356 357 Ibid., p. 172. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., p. 84. 204 « puisque aucune des œuvres humaines ne présente autant de solidité que les activités qui sont vertueuses »358. Cette éthique de la stabilité établit une parallèle symétrique avec l’homme impuissant par la maladie qui le métamorphose, le ronge et l’affaiblit et son activité habituelle qui ne faillit pas en conservant sa puissance autonome. Ce troisième moment précise que la parallèle symétrique qui conjoint l’homme et son activité, la maladie et l’habitus prend son ancrage dans le sort final d’Essono Obiang. Car ce dernier se réconciliera avec son activité préférée : jouer du mvett. Il comprit la parallèle symétrique, comprit qu’on peut continuer d’exercer son activité habituelle même en étant condamné par la maladie ou par la médecine. Il comprit aussi que les œuvres humaines varient en nature, en catégorie, en fonction, mais jamais en stabilité. Leur vertu tient dans ce moment précis où l’habitude l’emporte sur toute forme de maladie, sur toute forme de condamnation par la médecine qui sait avouer ses limites devant certains maux qui la dépassent. L’exemple d’Essono Obiang de la Guinée-Equatoriale montre que même si nous ne reprenons pas notre activité habituelle, celle-ci demeure irréductiblement stable et cette stabilité doit concourir à notre bonheur en tant qu’être humain encore vivant malgré la maladie qui terrasse. La fin de vie dévoile l’impuissance de l’être humain et de la médecine tout autant qu’elle établit la stabilité de l’activité du sujet malade dont la fin, selon Aristote, est le bonheur : « En effet, beaucoup de changements se produisent et des fortunes en tout genre au cours de l’existence, et il se peut que le plus prospère tombe en de grands malheurs dans la vieillesse »359. Ce que l’éthique de la stabilité nous montre, en définitive, c’est que quand l’existence change quand l’homme se métamorphose par la maladie, il peut continuer et éprouver le bonheur de travailler, car « le bonheur est une sorte d’activité. »360 Par conséquent, le sujet malade, s’il ne travaille pas, est un sujet passif, sous l’emprise de la maladie, un sujet incapable d’action. 358 Ibid., p. 84. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., p. 81. 360 Ibid., p.82 359 205 IV. LA MALADIE COMME MOMENT DIALECTIQUE « Si la santé ne fait pas d’emblée parler d’elle, la maladie donne lieu à un effort pour décrire ce qui signale son surgissement et ce qui permet de la 361 reconnaître. » Le thème de la fin de vie, en théorie comme en pratique, est ultime dans la mesure où il prend en charge la vie à son stade limite, à ses dernières ressources, à son dernier virage, à son extrême gravité et avec son capital espoir. Il a l’avantage d’introduire un questionnement qui prend en compte deux termes importants : la maladie et le malade comme l’objet et le sujet. Comme l’unique et le singulier. Car soumettre la réflexion sur la fin de vie au mouvement dialectique de la maladie et du malade, c’est travailler à l’idée de singularité, chère à Hegel, qui partage d’un côté la maladie comme une part effective de la vie qui nie la santé pour mieux s’en préoccuper, pour mieux en prendre conscience, et de l’autre, le malade comme sujet unique qui est éprouvé dans sa chair, c’est-à-dire dans son organisme singulier, jamais partagé mais toujours déjà, pour lui comme ce qu’il vit en tant qu’une autre vie qu’il explore et doit pouvoir l’accepter comme telle. On le verra, l’enjeu de cette réflexion sera de dégager la perspective éthique selon laquelle à l’aune de la fin de vie, la dialectique de la maladie et du malade prend son ancrage dans ce que Dominique Folscheid appelait « la fin de la médecine ». Et cette fin de la médecine est possible en raison de cette dialectique : pas de maladie sans malade, car la maladie est toujours la maladie d’un individu, ou la maladie d’un organisme singulier. Et comme le dit Hegel, l’organisme singulier en question « se trouve dans l’état de maladie, pour autant que l’un de ses systèmes ou organes, stimulé dans le conflit avec la puissance inorganique, se fixe pour lui-même et persiste dans son activité particulière face à l’activité du tout, dont la fluidité et le processus traversant tous les moments sont, de fait, empêché. »362 La maladie est toujours celle d’un malade, elle n’est jamais, seule, autonome. D’une manière générale, on peut dire qu’en dépit des succès spectaculaires qui ont été accomplis dans le domaine des sciences, et plus particulièrement les sciences médicales, pour venir à bout de certaines maladies, celles-ci persistent avec le malade. C’est à ce titre que la médecine d’aujourd’hui s’est fondée, avec l’efficacité qu’il faut lui reconnaître, sur la 361 D. Folscheid, J.-J. Wunenburger, « L’objet de la médecine », Philosophie, éthique et droit de la médecine, op. cit., p. 132. 362 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature, op.cit., p. 326. 206 dissociation progressive de la maladie et du malade, apprenant à caractériser le malade par la maladie plutôt qu’à identifier une maladie d’après le faisceau de symptômes spontanément présentés par le malade. A telle enseigne que maladie renvoie davantage à médecine qu’à mal. Dans la médecine moderne, quand un médecin parle de maladie, on sait qu’il désigne un état de dysfonctionnement endocrinien dont l’énoncé des symptômes, le diagnostic étiologique, le pronostic et la décision thérapeutique sont soutenus par une succession de recherches cliniques et expérimentales, d’examens de laboratoire, « au cours desquels les malades ont été traités non comme les sujets de leur maladie mais comme des objets. »363 Pour autant, une série de maladies peuvent être prises en exemple pour indiquer que, à partir de la médecine s’accomplit une véritable dialectique de la maladie et du malade, pour caractériser, les domaines de la recherche, leur application et leur bénéfice à la fois dans la lutte contre les maladies, comme dans la préservation de l’intégrité physique et au-delà du malade. Ces maladies annoncent généralement une fin de vie chez le malade, ou, plus exactement encore, la condition médicale de la fin de vie s’illustre par elles. En tout cas, dans les hôpitaux gabonais et dans les différents services que nous avons visités au cours de nos enquêtes, il ressort clairement que les malades en fin de vie sont la plupart du temps atteints par ces maladies. Il s’agit en l’occurrence du cancer, du zona, de la leucémie, du diabète qui sont autant d’espèces de désordre organique ressenti par le vivant comme un mal. La maladie, c’est le risque du vivant en tant que tel, risque pour l’animal ou le végétal comme pour l’homme. Pour ce dernier, à la différence du risque qui naît de la résolution d’agir, le risque qui naît du fait de naître est bien souvent inévitable. La souffrance, la réduction habituelle choisie ou obligée, le dépérissement organique, la déchéance mentale sont constitutifs d’un état de mal-être, mais ne sont pas d’eux-mêmes les attributs spécifiques de ce que le médecin d’aujourd’hui identifie comme maladie, au moment même où il s’efforce de faire cesser le mal, ou seulement de l’atténuer. Cependant, la relation malade/maladie ne peut pas être de complète discordance. Dans les sociétés contemporaines où la médecine s’est efforcée de devenir une science des maladies, la vulgarisation du savoir d’une part, font que, dans la plupart des cas, vivre sa maladie pour un malade, c’est aussi en parler ou en entendre parler d’après des clichés ou des stéréotypes, c’est-à-dire valoriser implicitement les retombées d’un savoir dont les progrès sont en partie dus à la mise entre parenthèses du malade en tant qu’élu de la sollicitude médicale. Georges Canguilhem a donc raison de penser que « le fait de vivre la maladie 363 G. Canguilhem, Ecrits sur la médecine, Paris, Seuil, Coll. « Champ Freudien », 2002, p. 35. 207 comme une déchéance, comme une dévalorisation, et non seulement comme souffrance ou réduction de comportement, doit être tenu pour l’un des composants de la maladie ellemême. »364 La problématique médico-éthique de la fin de vie n’est pas récente. En effet, depuis qu’il y a présence de l’homme sur terre, il y a des maladies qui naissent, d’autres qui disparaissent. On classe ces maladies en deux catégories : d’un côté, celles qui sont curables, c’est-à-dire qui ne résistent pas au pouvoir de la médecine, à l’efficacité des médicaments, et par conséquent finissent par se retourner en leur contraire quelle que soit la durée que cela va prendre ; et puis, de l’autre côté, il y a celles qui résistent au pouvoir de la médecine, qui ne parviennent pas à s’adapter aux remèdes, ou qui ne sont carrément pas compatibles à aucun remède. Le fait est que, la problématique de la fin de vie, dans nos sociétés actuelles, prend des proportions de plus en plus inquiétantes, d’abord en raison du paradoxe que rencontre le milieu médical de plus en plus en situation de crise : à mesure que sa puissance s’accroit, que ses moyens techniques et scientifiques se perfectionnent, d’autres maladies, de leur côté, résistent et ruinent d’un coup les chances de guérison. C’est comme si l’irruption de certaines maladies constituait un contrepoids, un contre pouvoir de la médecine au point d’affaiblir considérablement la somme de ses efforts sans cesse consentis en matière de recherche. On a connu le sida au début des 80, et aujourd’hui les cancers, qu’ils soient ceux du foie ou de l’utérus, bref, la maladie devient un événement majeur dans la vie des êtres humains, d’autant plus qu’elle amène chacun à prendre conscience de sa mortalité, ou de la fragilité de l’existence. Au Centre Hospitalier de Libreville, nous avons vu une malade atteint par une anémie réfractaire, forme relativement bénigne de dysplasie de moelle osseuse. Contre toute attente, quinze mois plus tard la maladie se transforma en leucémie aiguë avec des critères de pronostic particulièrement défavorables. Après plusieurs mois d’hospitalisation, la malade rentra chez elle. Elle fut cependant réadmise deux mois plus tard avec une détresse respiratoire. Pendant dix mois au total, un court sursis, aucune chance ne fut négligée, de prolonger la vie, de contrôler les complications, de réduire les douleurs et les effets secondaires des traitements. Le malade X décédera à l’hôpital au mois de février 2009 au moment de nos recherches. Un autre cas de figure s’est produit au cours de nos enquêtes. Un malade d’une quarantaine d’années était en consultation depuis déjà un mois auprès d’un tradipraticien dans 364 Ibid., p. 43-44. 208 la capitale septentrionale du Gabon (Oyem). Au départ, il s’agissait d’une hernie étranglée diagnostiquée par le nganga. Elle avait été lancée mystiquement, c’est-à-dire que c’était le fait d’un mauvais sort, étant entendu que les hernies étranglée se soignent habituellement à l’hôpital, notamment quand elles sont diagnostiquées assez rapidement. Le traitement à l’hôpital régional d’Oyem n’ayant rien donné de positif, le malade Y décida de se rendre chez un nganga réputé soigner ce genre de maladie. Il souffrait beaucoup, la douleur était à son paroxysme. Malgré les soins administrés au village où le nganga recevait d’autres malades, le cas désespéré de ce patient attira mon attention, au motif qu’il avait encore envie de vivre et espérait s’en tirer de cette situation. Il souffrait de ne pas voir sa situation s’améliorer, tandis qu’il avait plusieurs projets de vie. Il sentait son corps partir, chaque jour un peu plus, et les espoirs de guérisons étaient ruinées par les atrocités de ses douleurs qui commençaient dès le lever du jour et reprenaient vers 18h. Il décéda de cette maladie car, selon le ngëngan, « ce qui provoque la mort chez nous, c’est ceux qui font la sorcellerie. C’est la plus mauvaise chose : le nnem. Pendant la nuit, les beyem ramassent dans sa tombe un homme qui est mort, et ils vont manger ça au village. Cela attire la mort chez nous continuellement. »365 On le voit : la maladie qui conduit à la mort défie toute médecine, et ruine ses nombreuses tentatives de guérison. La situation des malades en fin de vie invite à dialectiser les concepts de maladie et de malade, deux référents essentiels d’un même exercice, d’une même pratique, d’une même interrogation qui vont nécessairement ensemble. En médecine moderne comme en médecine traditionnelle, cette dialectique maladie et malade est importante car elle permet de saisir leurs liaisons réciproques ainsi que la manière dont ils se combinent en médecine comme en éthique. Y compris la fécondité de leur dialectique. La première discipline se penche davantage du côté de la maladie, comme si elle était conçue spécialement pour elle, c’est-à-dire contre, pour la combattre, la neutraliser, tandis que l’éthique prend plus position pour le malade qui est une catégorie singulière de l’humain, singularité attachée à sa fragilité dès lors qu’elle contracte une maladie quelconque, mais surtout une maladie incurable, une maladie qui élit à la mort, une maladie qui le met à distance de ses semblables, ou plutôt en situation de marginalisation et donc une maladie qui anticipe sur la mort. La fin de vie évoque des maladies graves et incurables, mais pas forcément contagieuses. Si quelqu’un, atteint en son corps de maladies graves et incurables, n’est pas mort, c’est qu’il est en fin de vie et de toute façon sa fin est imminente, étant donné que la 365 Témoignage recueilli à Oyem en janvier 2009. 209 médecine ne peut venir à bout de sa maladie. Pour autant il reste un malade, un sujet affaibli par la maladie. La maladie à ce niveau devient son mal, en même temps son bien, car c’est elle le baromètre qui permet de mesurer ses chances de survie ; la maladie évalue le malade, le définit d’une certaine manière par rapport à sa capacité d’adaptation et d’intégration dans son élément physique. La maladie dicte au malade son comportement, puisqu’il la subit, puisqu’il ne peut de lui-même rien contre elle, pas plus que la médecine qui elle aussi se prononce négativement, impuissante face à ce qu’elle a vocation à éradiquer, et par effet inverse, le malade peut se rendre maître de la maladie, s’il le souhaite, en demandant à mourir, en renonçant volontairement à continuer de vivre, en abrégeant ses souffrances. Est-ce un avantage de vivre, si on est condamné à vivre mal ? Est-il, éthiquement, acceptable de précipiter la mort, d’interrompre la vie alors qu’elle-même n’est pas encore arrivée au bout ? La maladie et le malade croisent leurs chemins au niveau de la vie, et il devient urgent de se poser ces questions ultimes auxquelles nul ne peut échapper, et qui concernent « le médecin et les autres arts qui ont été inventés pour nous sauver. »366 1. La maladie comme affaire du corps Le corps est le milieu par excellence dans lequel les maladies graves et incurables naissent et perturbent le sujet malade. En effet, c’est d’abord là qu’il faut explorer, c’est dans le corps que la maladie prend forme et ce n’est que par la suite qu’elles sont répercutées au niveau de l’âme. L’âme éprouve la maladie au plus du sentiment et de la souffrance, tandis que le corps la vit au plan de la douleur et de la dégradation organique. C’est dans le corps que les maladies se fixent, se développent, et c’est dans l’âme qu’elles se répercutent. La quasi-totalité des cas de fin de vie que nous avons rencontrés au Gabon concerne des malades atteints de maladies qui touchent au corps, mais c’est en discutant avec eux que nous nous sommes aperçu qu’il y avait une véritable souffrance qui se manifestait au plan du sentiment, car chaque malade exprimait d’une manière égale à une autre le sentiment de la condamnation, de l’échec, de la culpabilité par rapport au regard des autres (cas des malades atteints du sida au Centre de Traitement Ambulatoire), de la finitude et de l’impuissance. Ces malades avaient du mal à s’alimenter, tellement ils avaient perdu goût à la vie. Quelle chose terrible que celle de se savoir condamné par la science qui sauve les vies ! N’est-ce pas ainsi 366 Platon, Gorgias (512 d-513 d), op. cit., p. 267. 210 que Socrate définissait la médecine : « l’art de gouverner les vaisseaux, qui sauve des plus grands périls non seulement les âmes, mais aussi les corps »367. La maladie est d’abord pour le corps, ensuite pour l’âme ; on est malade de son corps, on est malade parce qu’on ne ressent pas son corps, on est malade parce que le corps se tord de douleur, souffre de ne pas pouvoir être soigné ; on est aussi malade de la maladie dont le corps est atteint. C’est comme si le corps était pour la maladie, conçu spécialement pour l’accueillir. Et Platon avait bien raison de dire que « la maladie du corps, qui constitue pour ainsi dire son mal propre, le ronge et le détruit au point qu’il cesse d’être un corps »368. Comme si, finalement, le mal du corps, c’est la maladie. La maladie est la corruption du corps, en même temps qu’elle est ce qui lui permet, de façon déplaisante, certes, de se connaître, de s’éprouver. La maladie éprouve aussi l’âme car une fois que la première pénètre le corps, l’affaiblit au niveau des gênes, des muscles, de la respiration, la seconde prend très vite conscience que la vie ne tient pas à grand-chose, qu’elle est finie et que toute l’existence de l’homme dépend fort bien de la santé selon qu’il est en bon ou en mauvaise santé, selon qu’il est malade ou saint. La médecine hippocratique savait prêter attention à un certain nombre de signes chez le malade pour attester si oui ou non, il était atteint d’une maladie. Pourquoi ? Parce, pour Hippocrate, « savoir les jugements se font par les yeux, les oreilles, le nez, la main, et les autres moyens par lesquels nous connaissons. Le malade, l’opérateur, celui-ci ou palpant, ou flairant, ou goûtant. A remarquer aussi : cheveux, couleur, peau, veines, parties nerveuses, muscles, chairs, os, moelle, encéphale, ce qui vient du sang, viscères, ventre, bile, les autres humeurs, articulations, battements, tremblements, spasmes, hoquets, ce qui est relatif à la respiration, déjections ; moyens par lesquels nous connaissons. »369 Tout dans le corps compte pour déterminer si telle personne ou telle autre est malade. La catégorie de malade, dans la conception hippocratique passe nécessairement par l’observation clinique, par des signes comme les odeurs de la peau, de la bouche, des oreilles, des selles, des gaz, de l’urine, des plaies, de la sueur, des crachats, des narines ; le goût salé de la peau ; ce que le malade ressent dans la bouche quand il avale un aliment, consomme une boisson. Et chez les tradipraticiens du Gabon, c’est encore plus aigu : le malade en fin de vie dégage une certaine odeur, l’odeur de la mort disent-ils, car c’est un signe qui indique au nganga qu’l n’y a plus 367 Ibid., p. 266. Platon, La République, Traduction et présentation par Georges Leroux, Paris, Garnier-Flammarion, 2002, p. 505. 369 Hippocrate, Connaître, soigner, aimer. Le serment et autres textes, Textes présentés et annotés par Jean Salem, Seuil, Coll. « Sagesses Points », 1999, p. 131-132. 368 211 rien à faire, la situation d’un tel malade est irréversible. Il ne reste plus qu’à l’accompagner jusqu’à la mort, pour autant qu’il est encore vivant. En fait, on doit dire avec Hippocrate que « rien dans le corps n’est commencement, mais tout est semblablement commencement et fin (…). De la même façon, les maladies prennent origine dans tout le corps. »370 Le corps concentre la vie et la mort, la vie par le mouvement et la respiration, la mort par la maladie, la douleur, l’odeur, l’état de fatigue généralisé. C’est dans le corps que se fixent la maladie et la santé, la mort et la vie, l’équilibre et le déséquilibre. Plus encore, le corps est un système, un tout organique articulé dans lequel les parties, ou que la maladie fasse irruption, se la communiquent aussitôt l’une à l’autre, le ventre à la tête, la tête aux chairs et au ventre, et ainsi de tout le reste exactement come fait le ventre pour la tête, et la tête pour la chair et le ventre. En même temps, il est juste de penser que la maladie qui investit le corps est hors de notre portée tout comme le corps lui-même. Car ni l’une ni l’autre ne dépendent entièrement du malade. Même si, par un certain comportement, par un certain environnement, le malade peut se rendre responsable de sa maladie. Mais, a priori, « la maladie est une entrave pour le corps, non pour la volonté, si elle-même ne le veut. »371 2. Hegel et la maladie comme concept organique Tout comme le corps est une entrave pour lui-même, notamment lorsqu’il ne se comporte pas de manière à éviter de contracter une maladie. On attend en effet du corps une certaine conduite, une certaine hygiène pour garantir sa santé. De ce point de vue, le corps, y compris la maladie, peuvent être à notre portée. En ce sens, « ce que l’homme a perdu peut lui être restitué, ce qui est entré en lui peut en sortir. »372 Tout va dépendre de sa conduite, de la manière dont il tiendra lui-même son corps, de la manière dont il l’habituera. Soit il saura tenir son corps dans les conditions optimales pour garantir sa santé, c’est-à-dire le ramener à son état initial et naturel car c’est là tout le sens donné ici à la « restitution » chez Canguilhem, soit il aura une conduite irresponsable et imprudente vis-à-vis de son corps, par conséquent il peut le prévenir de certaines maladies. Le corps a donc la particularité d’être d’un côté, un lieu d’expression de la maladie et de la douleur, et d’un autre, un antidote contre la maladie. Sa constitution organique est faite de telle sorte qu’il contient des anticorps pour se prémunir contre certaines maladies : c’est 370 Ibid., p. 78. Manuel d’Epictète, Traduction inédite d’Emmanuel Cattin, Introduction de Laurent Jaffro, Paris, Flammarion 1997, p. 67. 372 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 11. 371 212 son système de défense immunitaire. Une fois que celui-ci est atteint, le corps devient alors perméable à toute éventuelle maladie. La première vitalité effective que produit l’être vivant animal qu’est l’homme passe par le corps. Et Hegel l’a très bien vu. Pour lui, en effet, la maladie est un processus vital qui prend à témoin l’ensemble de l’organisme pour se désintégrer dans telle ou telle partie. La maladie s’attaque à la vie en passant par le corps, les cellules, le sang, en prenant l’apparence d’une fièvre, d’une courbature, d’une insuffisance rénale, d’une tuberculose, ou d’une leucémie (cancer du sang), etc. « Le phénomène caractéristique qui est celui de la maladie est, par conséquent, que l’identité du concept organique total s’expose comme cours successif du mouvement de la vie à travers ses moments différents : la sensibilité, l’irritabilité et la reproduction, – comme fièvre, laquelle fièvre est, à l’encontre de l’activité singularisée de façon isolante, en tant que cours de la totalité, tout autant la tentative et le début de la guérison. »373 Ce qui se dit ici sous la plume d’Hegel, c’est que la maladie définit le corps en tant que concept organique à l’échelle de ses manifestations dont elle peut prendre la forme pour se fixer et s’intégrer. La maladie a le corps dans son viseur, même si elle procède méthodiquement, c’est-à-dire en s’attaquant aux organes constitutifs du corps, elle finit par atteindre le corps dans sa totalité au motif que c’est un système dont l’ensemble des parties se tient et s’articule. La maladie donne au concept organique une identité au niveau des mouvements de la vie, notamment lorsque celle-ci est fragilisée dans son ensemble bien qu’en étant attaquée d’un seul côté. Tout dans la maladie atteint la totalité du concept organique en mettant à mal la vie, en l’atteignant dans un domaine bien défini. Car chaque domaine du corps réfère à une activité singulière qui est fragilisée au moment où intervient la maladie. La guérison intervient en restaurant ce domaine et son activité singulière, et, par suite, en restaurant le corps dans sa totalité. C’est pour cette raison que la maladie, chez Hegel, est vue comme un phénomène caractéristique, comme quelque chose qui intervient selon certains critères, dans certains organes. Autrement dit, la maladie ne touche pas directement tout le corps, tout le malade, mais un organe du corps, un membre particulier, mais affecte le malade qui peut le ressentir et le vivre d’une manière singulière : j’ai mal à la tête, j’ai mal aux yeux, etc. Les différents moments de la vie et les différentes parties de l’organisme sont une singularité à part entière dans le tout de la vie et du corps. Le malade à travers l’organisme, est atteint dans une singularité qui isole une partie de la vie en lui. Dès que l’organisme se trouve malade, sa singularité se trouve de suite menacée. « Il se trouve dans l’état de maladie, pour autant que 373 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature, op. cit., p. 178. 213 l’un de ses systèmes ou organes, stimulé dans le confit avec la puissance inorganique, se fixe pour lui-même et persiste dans son activité particulière face à l’activité du tout, dont la fluidité et le processus traversant tous les moments sont, de ce fait, empêchés. »374 3. Quand la maladie engendre le malade La maladie n’est pas une activité organique, elle est inorganique, et elle se dresse toujours contre le corps et engendre le malade. Elle surgit dans un organe particulier, affecte une activité particulière, et celle-ci se répercute dans la totalité de l’organisme, puisqu’à partir de là, naît le malade. La maladie vient de l’extérieur, elle est un événement dans le corps humain par cela qu’elle surprend et ne reste pas longtemps inaperçue. Elle gêne, trouble le fonctionnement normal de l’organisme et finit par produire un autre être vivant, un être vivant malade et devenu tel par le concours de circonstances suscité par la maladie. La médecine moderne d’aujourd’hui s’est fondée, avec l’efficacité qu’il faut lui reconnaître, sur la dissociation progressive de la maladie et du malade, apprenant à caractériser le malade par la maladie plutôt qu’à identifier une maladie d’après le faisceau de symptômes spontanément présentés par le malade. A telle enseigne que maladie renvoie davantage à médecine qu’à mal. Dans les sociétés contemporaines où la médecine s’est efforcée de devenir une science des maladies, la vulgarisation du savoir d’une part, les institutions de santé publique d’autre part, font que, dans la plupart des cas, vivre sa maladie pour un malade c’est aussi en parler ou en entendre parler d’après des clichés ou des stéréotypes, c’est-à-dire valoriser implicitement les retombées d’un savoir dont les progrès sont en partie dus à la mise entre parenthèses du malade en tant qu’élu de la sollicitude médicale. C’est pourquoi, il faut considérer, avec Canguilhem, que le fait de vivre la maladie comme une déchéance, comme une dévalorisation, et non seulement comme souffrance ou réduction de comportement, doit être tenu pour l’un des composants de la maladie elle-même. Tout se joue ici à l’échelle du malade comme porteur de la maladie, comme médiation d’une compréhension du rôle et du sens de la maladie dans l’expérience humaine. Car la maladie révèle cette expérience humaine sous double condition de la souffrance et du malade, quel que soit le milieu. « L’existence de la maladie comme fait biologique universel, et singulièrement comme épreuve existentielle chez l’homme, suscite une interrogation, jusqu’ici sans réponse convaincante, relative à la précarité des structures organiques. »375 374 375 Ibid., p. 326. G. Canguilhem, Ecrits sur la médicine, op. cit., p. 47. 214 La maladie est étrangère à l’organisme en même temps qu’elle rend ce dernier étranger à lui-même, puisqu’à un moment donné de sa vie, le nouvel être vivant dit « malade » dit qu’ « il ne sent plus son corps », ou qu’ « il ne sent plus le goût des aliments une fois dans son palais », ou encore qu’ « il sent ses os glacés ». C’est encore en cela que la maladie est un phénomène caractéristique, parce qu’elle s’illustre soit par la douleur, soit par fièvre, soit par les vomissements, dans un organe particulier. Mais heureusement : la maladie fait appel à la guérison, et la guérison prépare le lit de la maladie, le malade étant le témoin fidèle de ces mouvements de civilité sanitaire. La maladie intervient également dans l’intérêt de l’homme, puisqu’elle mise sur l’équilibre organique qui passe d’un état à un autre, et vice-versa. « La maladie n’est pas seulement déséquilibre ou dysharmonie, elle est aussi, et peut-être surtout, effort de la nature en l’homme pour obtenir un nouvel équilibre. La maladie est réaction généralisée à intension de guérison. L’organisme fait une maladie pour se guérir. »376 C’est comme si la maladie contenait son autre, la guérison, et inversement. Il est dans l’intérêt de l’homme et de la recherche médicale de lutter contre les maladies, de même qu’il est dans leur intérêt de voir ces maladies apparaître afin de les étudier au plan de leur comportement dans l’organisme et de leur constitution. Car les maladies sont des vecteurs d’informations, nous révèlent un certain état de nous-même, mesurent notre fragilité, la fragilité humaine qui se heurte à certaines carences. La maladie constitue l’état pathologique. La maladie aide l’homme à se connaître, la connaissance humaine passe aussi par la maladie, par l’individu malade, c’est-à-dire en réaction par rapport à une situation de singularité sanitaire. Et l’art de guérir travaille de son côté à cela, à la connaissance de la nature humaine. Car si l’homme est connu à l’état normal, il ne l’est pas à l’état de malade, l’état pathologique qu’il vit toujours comme une situation d’infidélité de son corps face à lui. Pour Hippocrate, « c’est par la médecine seule qu’on arrivera à quelques connaissances positives sur la nature humaine, mais à condition d’embrasser la médecine même dans sa véritable générosité. »377 L’intérêt philosophique d’une telle proposition prend en compte la dimension éthique de la maladie, à savoir qu’elle intervient aussi pour l’homme, en vue de l’homme et de sa connaissance profonde. Nous sommes toujours dans la singularité de l’identité du concept organique envisagé par l’homme, puisque la maladie est une situation de crise qui marque l’interruption de la santé, la vacance du normal, en vue de connaître l’homme dans un sens singulier, à travers une expérience singulière, grâce à un domaine spécifique qu’est la médecine. C’est pour cette 376 377 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 12. Hippocrate, op. cit., p. 36. 215 raison que pour Hippocrate, tout médecin doit étudier la nature humaine, et rechercher soigneusement, s’il veut remplir ses obligations, quels sont les rapports de l’homme avec ses aliments, avec ses boissons, avec tout son genre de vie, avec son cancer, sa prostate, sa fièvre ou son diabète, et quelles influences chaque chose exerce sur chacun. Cette connaissance de la nature humaine aide aussi à mieux connaître les maladies pour les combattre par la suite, car il suffit qu’une infection ou une maladie quelconque survienne pour qu’un vaccin adapté soit trouvé. La crise, de ce point de vue, produit ses propres solutions. En ce sens, « l’identité du normal et du pathologique est affirmée au bénéfice de la connaissance de la correction du pathologique. »378 Il faut que la maladie vienne se poser dans l’organisme pour qu’il puisse nous donner une connaissance réelle, singulière, de l’identité de l’homme, à l’état de normal et à l’état de pathologique. Le jugement du malade vis-à-vis de sa propre maladie ne doit donc pas être négatif, toujours négatif. A partir d’une maladie, on peut étudier tous les mécanismes d’une maladie et travailler à ses remèdes. C’est vrai que le malade voit dans sa maladie une autre allure de la vie. Et on en vient à l’idée éthique selon laquelle, dans la maladie ce qu’il y a de plus important, au fond, c’est le malade, c’est-à-dire ce qu’il y a sous ce vocable : l’homme. Et Hippocrate avait déjà bien vu cette idée, que c’est là, en médecine, comme en philosophie, le commencement, le milieu et la fin : l’homme. La maladie et le malade ont en commun l’homme en tant qu’une humanité, dans sa fragilité et sa singularité en tant que malade. C’est en effet l’homme qui soigne sous la blouse blanche du médecin, c’est encore lui qui est soigné sur le lit du malade. Il intervient, au début et à la fin de la maladie, il est au centre de toute médecine. Et si l’homme est le point d’intersection de la maladie et du malade, s’il permet à ces deux termes de se dialectiser, c’est en raison d’une fin possible de la médecine, c’est aussi parce que seul l’homme rend possible la rencontre de la maladie-objet et du malade-sujet. C’est encore lui qui réconcilie le malade et la maladie, car il sait qu’une fois atteint de maladie, c’est une autre humanité dont il va se vêtir. L’homme, à travers la catégorie de malade qui domine celle de maladie, et qui domine toute médecine, en devenant malade, « « fait avec » la maladie, il l’intègre dans sa vie sans ne faire que la combattre ni que la subir, sans l’ignorer mais sans s’y complaire non plus. Il « refait sa vie avec la maladie. »379 378 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 15. F. Dubas, La médecine et la question du sujet. Enjeux éthiques et économiques, Paris, Les Belles Lettres, Coll. « Médecine & sciences humaines », 2007, p. 119. 379 216 4. Et l’homme dans tout ça ? Si la maladie est le moment où s’opère la dialectique du malade et de son corps, et si c’est par la maladie que le thème de la fin de vie se signale, on doit pouvoir se demander quel est l’intérêt philosophique de la compréhension de la maladie ici. Pourquoi partir de la maladie pour aborder le problème de la fin de vie ? Et quel acquis terminal le moment dialectique de la maladie nous suggère-t-il ? La maladie, la fin de vie et les médiations par lesquelles nous passons pour les comprendre n’ont de sens que par rapport à l’homme, parce que pensées par lui, et surtout parce qu’il est celui qui rend possible leur existence et leur exploitation. En effet, la maladie s’exprime dans l’homme, parce qu’elle le vise intentionnellement, de même que la fin de vie qui décrit la phase finale d’une maladie qui a prospéré en l’homme et contre l’homme, sont deux manifestations phénoménologiquement incontestables. L’homme constitue bien la fin de toute médecine et la fin de cette dialectique de la maladie et du malade, c’est lui qui incarne cette nouvelle humanité dans la phase la plus critique qui soit, celle de la fin de vie. Car une fois qu’il se sait condamné par la maladie, il sait du même coup que la médecine qui porte en elle tous les espoirs de guérison ne peut plus rien pour lui. C’est dans cette condition tragique, mis dos au mur, que le malade se donne de nouvelles normes qui lui sont propres, et peut-être peut-il ainsi reprendre son travail, à temps plein ou partiel, à un poste aménagé, ou changer de travail, ou bien ne plus travailler mais construire des projets adaptés à sa nouvelle condition. Ici doit être respecté l’être malade, l’homme totalement nu et impuissant comme seul mode d’être au monde. Le mode d’être d’un malade, l’aménagement plus ou moins défensif de sa nouvelle condition est absolument indissociable de l’histoire qui fut la sienne. En effet, on est malade comme on a vécu avant de le devenir : debout ou à genoux, les poings serrés ou les mains ouvertes, entièrement dans le monde ou un peu absent au monde. A ce moment précis, le malade prend conscience qu’il est homme, et la médecine réalise qu’elle doit s’en occuper. Comme le montre justement Dominique Folscheid, « alors que la médecine doit se contenter de s’occuper de la santé, c’est pourtant bien la personne qui est la fin de la médecine. La santé apparaît ici comme une fin qui n’en est pas vraiment une, qui n’est surtout pas une fin en soi, parce qu’elle seulement la condition permettant l’existence d’une personne. La fin véritable, c’est la personne. »380 380 D. Folscheid, « Editorial : Notre médecine est-elle malade ? », Ethique La vie en question », Revue de Recherche interdisciplinaire, op. cit., p. 13. 217 La fin, que constitue l’homme en médecine est le point critique de cette dialectique de la maladie et du malade, sous double condition qu’il n’y a pas l’une sans l’autre car les deux sont indissociables, la première engendre le second. La place que l’homme occupe dans la médecine, notamment dans la situation de la fin de vie, est une pression de sa priorité en médecine comme en philosophie. La médecine comme la philosophie ont à s’occuper de l’homme sous la catégorie du malade, du mourant, du sidéen, du cancéreux, du diabétique, du paludéen, etc. Certes, la maladie engendre le malade, mais c’est aussi elle qui révèle que sous cette appellation, se cache un visage, celui de l’autre homme qui se découvre sous un nouveau jour. Comme la guerre, la maladie peut être l’occasion singulière, exceptionnelle, de nous révéler un pan de notre vérité, éventuellement « insue » jusque-là. Elle peut être également l’occasion d’un naufrage dont tous les éléments étaient en place, une fin de non recevoir traduite par la situation tragique de la fin de vie en médecine. En tout cas, philosophie et médecine, ou médecine et philosophie se partagent l’une et l’autre cette tâche qui est « sauver » l’homme au sens éthique du soin, du suivi, de l’attention. Médecine et philosophie ne sont rien sans l’homme, car c’est lui qui leur donne lieu et vie, c’est encore de lui dont elles doivent s’occuper. Tout ce qui est dans la philosophie se trouve dans la médecine, et c’est bien l’homme en tant que personne, en tant qu’une certaine catégorie de l’humanité, catégorie éthique par excellence, qui permet ce croisement des deux disciplines dont la vocation première, a priori, était, pour la philosophie, l’être, et pour la médecine, la maladie, la souffrance. Il est bien clair, au terme de cette analyse dialectique, que la maladie et le malade constituent deux instances irréfutables qui convoquent, toujours déjà, la catégorie de la personne sous l’homme, au motif que c’est par lui, et lui seul, que la médecine et la philosophie trouvent leur raison, pour autant que ce soit encore lui qui garantit leurs conditions de possibilité. L’individu qui revêt, à cause de la maladie, une nouvelle humanité – une humanité pathologique pour ainsi dire –, contraint la médecine à avoir une attention renouvelée et particulière, étant donné que la maladie le transforme en un Autre dans le Même. En effet, tout en restant le même, la même personne avec la même identité, le même nom, il devient Autre par l’événement de la maladie qui intervient au cours de son existence. C’est ce en quoi la maladie engendre le malade, la maladie engendre un nouvel homme, un Autre au sein du Même, c’est-à-dire un Autre dans la catégorie des malades. A ce stade, il n’est plus pertinent pour la médecine de regarder le malade comme un Même ou comme un sujet quelconque, mais comme une personne autre en tant qu’Autre, altérité éthique rendue possible par le fait que quelque chose vient de se produire dans son existence, quelque chose qui a bouleversé 218 son fonctionnement organique, car dorénavant il est soumis, en tant que malade, à un traitement. Et un traitement n’est pas pour deux, il est unique et singulier, en ceci que nous avons affaire à un organisme spécifique qui peut réagir différemment face à une même pathologie retrouvée dans un autre organisme. L’avènement dans la maladie doit pouvoir orienter doublement la médecine, en ce sens qu’elle doit s’occuper de la maladie qui vient d’intégrer un corps, le combattre, lui trouver des médicaments capables de l’anéantir, en même temps il doit pouvoir amener la médecine à préserver le sujet malade en tenant compte que c’est une nouvelle personne qui est face au médecin. Dès lors qu’on comprend que « le lieu naturel de la maladie, c’est le lieu naturel de la vie »381, on accepte que la médecine a intérêt à miser, à payer le prix fort pour que soit préservée cette vie tout en luttant contre son ennemie, la maladie. Et préserver cette vie conduit au soin, au lieu où cette vie est fragilisée, à savoir : le malade. L’événement de la maladie institue une autre dialectique qui est celle du malade et du médecin, le principal acteur de la médecine. Cette relation est l’éthique même, c’est-à-dire qu’elle conduit le médecin à privilégier le malade sur la maladie. Car il serait égoïste de ne considérer que la maladie et de ne chercher à traiter que celle-ci, alors que c’est celui qu’elle engendre qui doit faire l’objet d’un souci particulier, et qui doit cristalliser l’attention du médecin. C’est au médecin de prendre en charge le malade après qu’il soit engendré par la maladie. Ainsi donc on peut encore s’interroger sur cette catégorie éthique de la personne, sous la double exigence de la douleur et de la souffrance, et à l’aune de la fin de vie : que suggère la combinaison de la douleur et de la souffrance chez les personnes en fin de vie ? Autrement dit, douleur et souffrance engendrent-elles la personne en fin de vie en médecine, ou c’est la fin de vie qui leur donne naissance ? 5. La maladie comme expression de la vie Comment peut-on penser que la maladie soit une expression de la vie ? Si elle combat la vie, si elle la nie, ou, si elle contribue à sa dégradation, postuler qu’elle est une forme de son expression n’est-il pas contradictoire ? La maladie n’est pas seulement un dysfonctionnement de l’organisme, une irruption phénoménologiquement décrite comme attaque, crise ou dégénération du corps humain, elle n’est pas seulement ennemie de la vie, une contradiction puissante des forces vives de l’existence. Elle est, aussi, l’expression de la vie. Philosophiquement, nous devons nous 381 M. Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., p. 16. 219 prononcer sur la maladie, non pas pour l’encenser ou l’exalter, mais pour montrer que « cesser d’être malade, c’est guérir ou mourir. S’en remettre ou succomber à la maladie, telles sont les branches de l’alternative. »382 Subir la maladie qui nous affaiblit, nous affecte, dans notre chair et dans notre identité, qui défigure notre reflet et notre image intérieure, qui suspend la continuité de notre existence ou la rompt, n’est donc pas une expérience indifférente. C’est vrai qu’il y a dans la maladie quelque chose dont on ne se remet pas, qui laisse une trace en nous, nous étreint. Une découverte de la différence en soi, d’avec soi, qui affecte doublement le sujet. Qui l’affaiblit d’abord et le transforme. En effet, la maladie est l’expérience de l’impossible indifférence, de la distance refusée, de l’emprise contestée et pourtant concédée de forces autres que les miennes, qui dominent ma pensée ou mon corps. Epreuve de l’intrusion dans l’intime, invasion de la maladie et de ses germes, des virus, des bactéries, des cellules démultipliées, exploration impudique et parfois violente des machines médicales et des regards techniques et froids, expérience de l’expropriation d’un sujet privé de son autonomie, de son vouloir, privé de toute privauté. Parce qu’elle taille au malade ce visage qui effraie les autres comme un tétraplégique ou un sidéen, et parce qu’il doit pourtant continuer à vivre parmi eux, il lui faut se cacher derrière des masques mimant celui qu’il était. La maladie semble donner à la vie un autre visage, la rendre détestable par celui qui la subit. Sais-ton vraiment ce que la maladie peut provoquer comme dommage chez les personnes en fin de vie ? Mesure-t-on la double gravité de ces personnes qui sont condamnées par la maladie qui les ronge et par le regard des autres ? Savons-nous si une seule goûte d’espoir de vie est encore en leur possession, au moment où la vie semble les laisser tomber ? Souvenons-nous du cas de Chantal Sébire, cette femme que la France découvre à la fin du mois de février 2008. Un reportage diffusé sur l’antenne nationale de France 3 donne la parole à cette femme qui est défigurée par une tumeur et qui explique qu’elle souhaite qu’on l’aide à partir car « elle sait aller au-devant de souffrances qu’elle ne pourra plus supporter ». Comme le rapporte ici Axel Kahn : « Ma tumeur, dit-elle, m’a privée du bonheur de voir les yeux de mes enfants, pourtant j’avais des rêves encore à vivre avec eux… »383 En effet, au moment où les téléspectateurs découvrent cette femme de cinquante-deux ans, elle souffre d’une tumeur des sinus depuis plusieurs années. Le « neuroblastome olfactif » est un cancer très rare qui se développe aux dépens du nerf olfactif dans la cavité nasale ; moins de mille cas ont été recensés dans les vingt dernières années. Cette tumeur se développe lentement et 382 Cl. Marin, Violences de la maladie, violence de la vie, Paris, Armand Colin, Coll. « L’inspiration philosophique », 2008, p. 11. 383 A. Kahn, L’ultime liberté ?, op. cit., p. 97. 220 surtout localement, même si elle peut métastaser384 dans des cas rares. L’intervalle entre le premier signe et le diagnostic est, en général, de six mois. Chantal Sébire avait la vue complètement fermée par la tumeur qui la rongeait, et son visage laissait à désirer. Personne ne pouvait la regarder, à la télévision, encore moins en face sans éprouver la moindre affection, sans se projeter son image sur un miroir comme s’il était le nôtre, à cet instant précis. Et pourtant, elle désirait encore vivre, encore plus longtemps, et pourtant elle vivait encore. C’est « comme si la vie du malade n’était pas une véritable manifestation de la vie, mais son dévoiement, comme si elle se réduisait à l’expression d’un négatif qui, ne pouvant se penser seul, s’intègre dans un binôme conceptuel (pathologie/santé) ou dans une progression dialectique (vers la guérison). »385 On le sait, la maladie est le négatif de la santé, de la normalité, puisqu’elle définit le pathologique par excellence ; autrement dit, ce qui doit être soigné, guéri, redressé, sauvé, ce qui appelle un travaille de restauration, de reconstruction, de réparation. Elle est pensée, non pas dans sa réalité présente mais dans un rapport idéalisé à la santé qui est à la fois un état à atteindre et à retrouver. Mais le présent de la maladie, l’expérience qu’elle constitue par ellemême, ses effets sur le sujet, restent désespérément tus. La maladie, comme n’importe quelle figure du négatif ou du normal, s’intègre alors dans une structure de dépassement de type hégélien, à laquelle le célèbre adage nietzschéen semble faire écho : « ce qui ne me tue pas me rend plus fort ». Interprétation séduisante de la maladie qui ne fait que renforcer l’illusion du sujet sur la nature même de la vie et l’expérience de la maladie. Ce qui ne nous tue pas rend plus forte l’illusion d’être éternel. Pourquoi ? Parce que nous avons survécu à cette épreuve, nous pensons pouvoir toujours nous en remettre. Mais, comme le rappelle clairement Canguilhem, ce luxe de l’écart physiologique par rapport à la norme de santé se paie. Chaque écart restreint un peu plus ma possibilité de m’écarter à nouveau de la santé. Chaque faiblesse creuse en nous la faille, aggrave la vulnérabilité constitutionnelle de l’homme qui est, faut-il le rappeler, mortel. Ceci dit, si l’homme vit en immortel, comme le constatait Sénèque386, il vit aussi en « immalade », pour ainsi dire. La maladie ne semble pouvoir être envisagée que sur le mode de l’accident, quand bien même cet « accident » est, à de rares exceptions près, la loi commune de la fin de notre vie. « Toutes blessent, la dernière tue ». 384 Métastaser c’est envoyer des métastases, la propagation de lésion due au transport d’un point à l’autre de l’organisme, par voie sanguine ou lymphatique, de produits pathologiques (microbes ou cellules cancéreuses) provenant d’un foyer d’infection ou d’un cancer. L’arrivée de ces produits pathologiques dans un autre organe peut entraîner la production, dans cet organe, d’une lésion secondaire (métastase) semblable à la première. 385 Cl. Marin, op. cit., p. 13. 386 Sénèque, De la brièveté de la vie, III, 4, Paris, G. Flammarion, 2005, p. 106. 221 Quel est le point critique de cette idée de la maladie comme expression de la vie ? Où apparaît-il ? Il apparaît dans l’idée que, quoi qu’on dise, personne ne peut nier que « la maladie est branchée sur la vie elle-même, se nourrissant d’elle, et participant à ce « commerce réciproque d’action où tout se succède, s’enchaîne et se lie. Elle n’est plus un événement ou une nature importée de l’extérieur ; elle est la vie se modifiant dans un fonctionnement infléchi »387. Etre malade, le plus souvent on dit « tomber malade », tout ceci ne veut pas dire la fin de la vie ? La personne en fin de vie est encore en vie, elle continue de vivre, mais elle ne vit plus avec la même intensité. La différence entre la personne en fin de vie et la personne en bonne santé, est que la première vit avec la réalité vivante de sa mort imminente, celle-ci pèse sur sa tête comme une épée de Damoclès, tandis que la seconde, qui se sait aussi mortelle, semble parfois oublier cette condition qui lui est consubstantielle. Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la maladie est le négatif de la vie, et le positif de la vie, parce qu’un être malade vit toujours et c’est la vie qui l’anime qui permet de formuler ce jugement appréciatif et qualitatif d’un niveau de vie qui a changé ou qui s’est dégradé. Celui qui ne vit plus, le mort, ne peut pas plus exercer ce jugement sur lui, puisqu’il est sans vie. On doit donc à la vie le fait d’apprécier qu’il y ait une distance qualitative entre une « vie normale » et une « vie pathologique ». Car celui qui « tombe malade » rencontre simplement un accident au cours de sa vie, quelle que soit la gravité de la maladie, il est toujours question d’un geste de la vie. La maladie est un geste de la vie qui dessert le malade. L’expression « tomber malade » illustre, en effet, la manière dont nous acceptons de penser à la maladie : comme un événement contingent, une erreur de parcours, extérieure à notre définition, une altération malencontreuse et provisoire dont « on se lève », « se remet », dont « on récupère ». Même si elle se présente souvent comme l’envers de la santé, la maladie est également la manifestation du fait d’être vivant. Quels que soient nos efforts pour tenter de l’oublier, nous appartenons au royaume des malades autant qu’à royaume des saints. Etre vivant signifie être potentiellement malade. Mais cette appartenance à la vie n’est évidemment jamais revendiquée par l’être humain qui préfère occulter la réalité et l’importance de la maladie dans l’existence. Tomber malade, c’est déjà déchoir. Perte de l’équilibre, perte du contrôle de soi, perte de la verticalité, la maladie est l’humiliation de l’homme à terre devant l’homme debout. Mais la maladie n’est inattendue que parce que l’on refuse de s’y attendre, de s’y préparer. C’est une surprise qui ne devrait pas en être une. Quelle que soit la maladie. Chaque 387 M. Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., p. 155. 222 maladie est l’expression d’une vie, altérée, certes, chaque maladie est une vie spécifique. « La maladie est une déviation intérieure de la vie. De plus, chaque ensemble morbide s’organise sur le modèle sur le modèle d’une individualité vivante : il y a une vie des tuberculoses et des cancers ; il y a une vie de l’inflammation »388 comme il y a une vie pour un malade en fin de vie. A partir de là, on comprend très bien qu’ « il faut substituer, à l’idée d’une maladie qui attaquerait la vie, la notion beaucoup plus serrée de vie pathologique. »389 De sorte que, la maladie ramène l’homme à l’expérience commune des vivants, celle de la caducité. Même si je me relève d’un épisode maladif, ma santé sera désormais grevée par cette certitude inscrite en moi d’une nouvelle chute à venir. L’homme découvre la réversibilité des modalités d’être vivant. Les deux versants de la vie. Etre malade ou être en bonne santé. La vie est vécue alternativement comme principe d’augmentation ou de diminution de ma puissance d’agir. Mais si la réalité est moins binaire. C’est toujours déjà un même un élan qui se manifeste à mon avantage ou à mon détriment. L’erreur est de poser sur ce qui nous dépasse un point de vue limité à notre seule existence. La vie qui traverse l’homme lui échappe, labile et insaisissable, et avec elle l’illusion d’une constance et d’une continuité. Ainsi donc « les maladies sont les instruments de la vie par lesquels le vivant, lorsqu’il s’agit de l’homme, se voit contraint de s’avouer mortels. »390 Voilà pourquoi, la maladie qui conduit au stade final, la maladie agonisante qui repousse les forces de vie en nous, celle qui nous conduit, in fine, à la fin de vie constitue en fait une reconversion de la vie. En fin de vie : la vie renaît, revient sous d’autres apparences, et c’est à ce moment précis que le malade commence véritablement à prendre conscience de ce mot, vie. Car chaque minute, chaque instant, chaque geste comptent pour lui. En fin de vie, le mourant prend conscience de la fragilité de la vie tout autant qu’il réalise que rien ne vaut cette vie, et qu’elle n’a pas de prix, qu’elle est en fait égale à elle-même, non pas telle que nous voyons sous une apparence ou sous une autre, mais telle qu’elle est et se donne, ontologiquement comme la présence attestée de l’être en nous traduit par le geste, le mouvement, l’appel, l’attention. La fin de vie, au demeurant, coïncide avec ce moment singulier où la vie tend vers sa fin à partir d’ellemême, où fin veut dire, aussi, commencement, nouveauté de vie et expérience d’un type nouveau dans sa chair et dans la communion avec les autres. C’est la maladie qui permet cette nouvelle vie et cette communion réciproque entre humains. C’est toujours déjà elle qui rend possible ce mouvement de significations à la hauteur du malade, entre la nouveauté de la vie 388 Ibid. Ibid., p. 156. 390 G. Canguilhem, Ecrits sur la médecine, op. cit., p. 48. 389 223 et la communion sympathique qu’elle suscite autour de nous. Dans ce point de vue, la maladie donne sens à la vie, et la vie donne sens à la maladie par cela qu’elle rend possible sa manifestation. Et à son tour, la maladie rend possible cette communion réciproque entre le malade et la communauté humaine qui forme une chaîne de solidarité autour de lui. 224 V. LA FIN DE VIE ET LA DIALECTIQUE DE LA DOULEUR ET DE LA SOUFFRANCE « Dans la peine, dans la douleur, dans la souffrance, nous retrouvons, à l’état de pureté, le définitif, qui constitue la tragédie de la solitude. »391 Est-ce que la fin de vie est une situation simple ? En quoi convoque-t-elle la douleur et la souffrance, qui sont des sentiments affectifs et existentiels que l’on rencontre à n’importe quel moment de la vie ? Qu’est-ce qui permet, honnêtement, de travailler ensemble, le thème de la fin de vie et celui de la douleur et de la souffrance ? Nous savions jusqu’ici que la douleur était consubstantielle à la vie, au motif qu’à la naissance elle est déjà là. Car la femme qui donne naissance, c’est-à-dire au moment même où commence la vie, où la vie vient à la vie, où le fœtus vient au monde, la douleur est déjà là, et elle accompagne l’enfant. Elle est vécue par la femme en travail, avant l’accouchement, pendant, voire un peu après. Il faut savoir que, la problématique de la fin de vie met en jeu deux thèmes importants qui sont d’abord, une double condition indispensable qui oblige à prêter plus d’attention à la personne du malade, à savoir : la douleur et la souffrance. C’est sous ces deux catégories médicales et philosophiques que les situations de fin de vie sont le plus redoutables. Car elles procurent un grand intérêt dans la situation des malades en fin de vie, à la fois par eux-mêmes et par leur entourage. Faut-il accepter de vivre avec une telle souffrance ? A quoi sert-il de vivre si nous ne profitons pas au maximum de cette vie, privée de douleur, dans la joie et le partage ? Qu’estce que la douleur et la souffrance apportent à l’humanité, l’humanité singulière du patient et l’humanité générale de l’espèce humaine ? Il n’y a pas en effet de fin de vie sans ces deux moments qui se tiennent intimement. Les malades en fin de vie combinent ces deux affections, et c’est d’ailleurs par elles en quelque sorte qu’elles sont identifiées. Et si nous voulons mener notre réflexion jusqu’à son terme, nous ne pouvons faire l’économie d’une méditation sur la douleur et la souffrance, qui sont, en leur acuité, des signes principaux chez les malades en fin de vie. Pour autant, la nature même de la douleur exige que nous élucidions le mouvement qui, chez un sujet en fin de vie, conduit inexorablement les grandes douleurs à se faire souffrance. Douleur et 391 E. Levinas, Le temps et l’autre, Paris, Puf, Coll. « Quadrige », 1991, p. 55. 225 souffrance sont vraisemblablement deux dimensions irréductibles de la vie affective, deux hémisphères de l’existence qui se donnent dans un jeu mutuel, en ce sens que l’une engendre l’autre, tandis que l’autre est l’autre du même à un niveau qui transcende la matière. Le tour de force de cette analyse ne consiste pas à convertir la douleur en souffrance, ni la souffrance en douleur, ce qui serait une super-acrobatie, « mais à dissocier deux formes de mal que nous plaçons sous la gamme de l’existence, à savoir : Eprouver et Ressentir, ou plus simplement à séparer Sentir et Ressentir. Car éprouver est plutôt le verbe de la douleur, et ressentir, c’està-dire souffrir, celui de la souffrance. »392 Que dire d’abord de la douleur, médicalement, à l’aune d’une situation de fin de vie ? Qu’est-ce qui pose problème ? 1. La douleur en fin de vie Comment parler de la fin de vie sans tenir compte de ce qui la caractérise en propre : la douleur ? Qu’est-ce qui pose problème en réalité ? Ce qui pose problème, c’est que, tous les cas de fin de vie sinon la quasi-totalité d’entre eux sont caractérisés par une douleur intense, aiguë, qui fait de celle-ci un des signes extérieurs de la fin de vie. D’une manière générale, on peut dire que quand on travaille sur le thème de la fin de vie, on fait référence à la douleur, et quand on étudie la douleur on fait appel à la dimension sensorielle de l’être humain, car en réalité c’est par elle, c’est par les sens qu’elle semble trouver sa voie d’expression la plus éloquente. On dira alors que la douleur appartient à la catégorie de l’humain, et qu’elle concentre les cinq sens de l’homme : ouïe, odorat, toucher, vue et goûter. Mais la douleur a aussi à voir avec la dimension psychique de l’homme au simple motif que le psychisme donne sans cesse des informations, des renseignements aux sens qui les répercutent à leur manière. C’est ainsi qu’étudier la douleur, pour le physiologiste, c’est d’abord pénétrer dans les mécanismes mentaux et neuraux du cerveau tant il est évident que la sensation « nociceptive » périphérique devient perception douloureuse à l’endroit où elle se produit et à sa transmission au cerveau par des nerfs spécifiques, constitutifs de la moelle épinière, tandis que la perception de la douleur consiste en une représentation mentale complexe chargée d’affects, de souvenirs, d’émotions et d’interprétations qui lui confèrent subjectivité et unicité. La ligne de démarcation, on le voit bien, est clairement identifiée entre ces deux instances de l’humain ; l’un joue sur le corps, et l’autre sur le psychique. C’est pourquoi « la participation du cerveau est démontrée par le fait que la conscience est nécessaire à la perception 392 V. Jankélévitch, Philosophie morale, Paris, Flammarion, Coll. « Mille & une pages », 1998, p. 467. 226 douloureuse : pendant le sommeil, sous anesthésie cérébrale, la douleur n’est plus perçue. »393 Comment définirions-nous alors la douleur ? Selon l’Association Internationale pour l’Etude de la Douleur, « la douleur consiste en une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à un dommage tissulaire présent ou potentiel, ou décrite en terme d’un tel dommage. »394 La douleur appartient donc à ces phénomènes mentaux dont l’investigation permet de distinguer un processus mental constitutionnel et des remaniements acquis, secondaires à la culture et à son apprentissage. Pour le neurobiologiste, également, la perception douloureuse a un intérêt symbolique, exemplifiant le processus de représentation mentale à partir d’une excitation neuronale. Canguilhem a donc raison de penser que « tenir la douleur comme une impression recueillie en un point du corps et transmise au cerveau c’est la supposer toute constituée comme telle, hors de tout rapport à l’activité du sujet qui l’éprouve. »395 Au XXe siècle, les indications et les modalités du traitement des douleurs sont systématisées en pratique clinique. Deux impératifs la sous-tendent, la nécessité de traiter la souffrance lorsque le malade le réclame et le recours à la morphine sans craindre une dépendance, qui peut être administrée par voie générale, péridurale ou locale, intra-articulaire par exemple. De mémoire, le premier centre pluridisciplinaire contre la douleur a été créé aux Etats-Unis à Seattle en 1961. Les services spécialisés dans la clinique de la douleur ont été créés en France avec dix, vingt années de retard et la prise en charge de la douleur reste encore insuffisante dans ce pays. Quant au Gabon, il n’a aucun service spécialité dans le traitement de la douleur, celle est prise en charge selon la pathologie du malade et le service qui l’accueille. Il faut ajouter que, au sein d’une culture donnée, la sensation douloureuse fluctue considérablement d’un individu à l’autre en fonction des données psychologiques qui l’accompagnent, des circonstances, de l’éducation laïque et religieuse des rites et croyances, au maximum d’intensité douloureuse qui peut être développée, et à la sensibilité aux morphiniques. La phénotypie de la douleur est considérable en raison du très grand nombre des variables. Entre deux cultures différentes, entre médecine moderne et médecine traditionnelle, les différences de perception douloureuse sont évidemment encore plus marquées. Et concernant la phénotypie de la douleur, elle indique que « la douleur est un symptôme d’alarme qui déclenche une réaction motrice visant à se protéger de l’agression causale, une fuite ou un 393 Ph. Meyer, Philosophie de la médecine, op. cit., p. 377. Cité par Ph. Meyer, op. cit., p. 377. 395 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 57. 394 227 changement de position. »396 Ici la douleur apparaît comme l’expression spécifique de l’activation de certaines cellules cérébrales, une manifestation mentale en réponse à un phénomène neuronal. Dans la perception douloureuse d’un coup de pied sur un tibia, il y a d’après la description de ceux qui l’éprouvent, beaucoup de ressemblance, ce qui suggère une invariance d’espèce, propre à l’espèce humaine. « Mais la ressemblance d’une expérience à l’autre est loin d’être absolue et des différences phénotypiques de la douleur s’opposent à une conception trop rigoureuse du phénomène douloureux : la douleur n’est pas superposable à l’événement nociceptif. Le seuil de perception de la douleur varie d’une personne à une autre et change chez un sujet donné en fonction des circonstances et du temps. »397 Une majoration de la douleur peut résulter de la crainte suscitée par la maladie qui la provoque. Certaines localisations douloureuses, telles que les douleurs cardiaques révélées par des douleurs d’effort du membre supérieur gauche, sont inévitablement majorées par de l’angoisse et de l’émotion. La perception de la douleur est également fonction de l’âge. A l’autre extrémité de la vie, chez l’enfant comme chez l’adulte, chez la femme comme chez l’homme, les caractéristiques de la perception douloureuse changent aussi, perdant de leur intensité et devenant floues, parfois donnant lieu à des manifestations psychiques trompeuses, troubles du sommeil, apathie, isolement et réduction des activités motrices, qui peuvent concourir à une perte d’autonomie. La douleur, de ce point de vue, est universelle car, en médecine moderne comme en médecine traditionnelle, il ressort que la douleur caractérise souvent les maladies en fin de vie : les cancers en l’occurrence. Cela vaut autant pour les malades eux-mêmes que pour les médecins, les familles, les proches et amis, que ce soit ici ou ailleurs, en Occident comme en Afrique, en France comme au Gabon. Deux facteurs interviennent ici : l’âge, la douleur et son corollaire qu’est la souffrance. C’est pourquoi, les maladies en fin de vie peuvent intervenir à tout âge de la vie, et par conséquent ne concernent pas une classe d’âge particulière ; elles peuvent être le cas d’un accident rendant le sujet tétraplégique comme ce fut le cas, en France, en 2003, de Vincent Humbert. A vingt et un ans, le 24 septembre 2000, ce jeune pompier est victime d’un terrible accident de voiture. Hospitalisé au centre héliomarin de Bereck dans le nord de la France, il devient tétraplégique. Quasi aveugle, sourd et muet, il survit pendant presque trois ans grâce à une sonde gastrique qui le nourrit. Elles peuvent aussi être le fait d’une tumeur comme le cas récent de Chantal Sébire évoqué précédemment. 396 397 Ph. Meyer, op. cit., p. 385. Ibid., p. 386. 228 Ces deux exemples éloquents sont illustratifs de la situation des malades en fin de vie telle qu’elle varie d’un cas à un autre, avec en creux des douleurs répétés et insupportables chez le malade. Nous verrons que ce sont ces douleurs et les souffrances qu’elles engendrent qui motivent la plupart du temps les demandes d’euthanasie, notamment dans la médecine moderne, et plus particulièrement en Occident, car en Afrique comme au Gabon, il n’est pas toujours question de recourir à ce genre de pratiques médicales. Douleurs et souffrance accompagnent donc, inévitablement, les personnes en fin de vie. D’ailleurs, aux dires des infirmières majors avec lesquelles nous nous sommes entretenus au cours de notre enquête de terrain au Centre Hospitalier de Libreville (CHL), il ressort clairement que, concernant la douleur, « on administre toujours les médicaments, les antalgiques notamment. »398 Pour autant, la façon dont le malade en fin de vie se comporte au Gabon n’est pas du tout la même en France où il se pose le problème de suicide médical ou d’euthanasie. 2. La demande de l’euthanasie comme réponse à la douleur ? La question de l’euthanasie dans le contexte gabonais, dans le système médical gabonais, et dans la conception du soin par les Gabonais est presqu’impensable. Ce genre d’idée est loin des préoccupations des malades, ou, même s’il arrive que nombreux d’entre eux se sentent à bout, ne pouvant plus supporter l’extrême douleur, l’extrême souffrance, pour l’infirmière X, « il n’est pas courant de voir des gens qui demandent une mort médicalisée. S’ils ont mal, ils s’agitent après ils dorment. Il y a ceux qui sont inconscients et ceux qui sont conscients. »399 Ceci est conforme en médecine moderne telle qu’elle se pratique au Gabon, à savoir que même si la volonté de voir la mort intervenir rapidement pour abréger les souffrances et la douleur n’est jamais exprimée in situ, ni suggérée. Si cette volonté de mourir pour être libre de toute douleur et de toutes douleurs existe, elle n’existe que dans la conscience de celui qui la porte, mais elle n’est pas souvent extériorisée comme un vœu pieux, comme un désir ardent, encore moins légiférée. En effet, quel que soit le degré de souffrance, quelle que soit la douleur, le Gabonais n’a pas souvent recours à l’euthanasie. Pourquoi cette situation ne concerne pas les Gabonais ? Qu’est-ce qui fait que la demande euthanasique ne puisse pas constituer un débat au Gabon ? On sait aujourd’hui que ce qui motive la demande d’euthanasie dans les pays du Nord comme la France, c’est le fait qu’il y ait un seuil de tolérance de la douleur au-delà duquel le 398 Entretien obtenu le 8 janvier 2008 avec les deux infirmières major de la médecine A du centre Hospitalier de Libreville. 399 Ibid. 229 malade ne peut supporter. Il est vrai que la plupart du temps, et même étymologiquement, la maladie désigne le mal, c’est-à-dire une affection particulière qui interfère dans le fonctionnement normal de notre organisme, que nous subissons contre notre volonté, et par laquelle finalement sous souffrons dans notre chair et dans notre être. « Tomber malade » veut dire ici faire l’expérience du mal, vivre l’épreuve du mal dans notre chair ou dans notre esprit. Dans le contexte particulier gabonais, et africain en général, la souffrance fait partie de la vie, nous accompagne à la naissance comme à la mort, et bien entendu dans les différents moments qui ponctuent l’existence. A la limite, on ne lutte pas contre la mal, il est la bienvenue car il est formateur. On encourage les jeunes gens à en faire l’expérience par une série d’épreuves sans lesquelles ils ne pourront pas être considérés comme des hommes authentiques. Chaque rite, chaque initiation, chaque étape qui marque la progression de la personne, le mal est toujours déjà là. Il se manifeste à l’état de la chair comme à l’état de l’esprit, il se manifeste aussi dans les aliments qui sont consommés par les candidats à ces épreuves rituelles. Pour le Gabonais comme pour l’Africain, c’est-à-dire pour tous ceux qui vivent, certes, dans une société moderne avec ses infrastructures hospitalières, administratives et écolières, il est une vérité indéniable, à savoir que la vie a cette part irréductible de souffrance, de mal que chacun doit vivre. C’est le sens accordé à la souffrance, s’il y a un sens à toute souffrance, à savoir le respect des forces vitales mêmes dans leur affaiblissement le plus total. En effet, la souffrance et la douleur ont aussi un sens dans la vie, celui selon lequel la vie est aussi toute de souffrance et de douleur, et qu’on doit accepter l’envers et l’endroit de la vie, les joies et les pleines qu’elle procure. Le sens de la souffrance c’est aussi de nous apprendre à lutter pour la vie, et non pour la survie, jusqu’à la dernière énergie. Car, celui qui est agonisant est atteint d’une « maladie mortelle »400 : c’est la définition de la fin de vie chez Hans Jonas. 3. Banalisation du mal et banalisation de la vie Le mal est banalisé. C’est par le mal que la vie advient, c’est par lui que l’individu devient personne, c’est encore par lui qu’il s’éprouve et éprouve l’épreuve qui l’éprouve. Non pas que le mal soit recherché à tout prix, non pas qu’il soit sollicité. Mais parce que, comme le 400 H. Jonas, Le Droit de mourir, Traduit de l’allemand par Philippe Ivernel, Paris, Payot & Rivages poche, Coll. « Petite bibliothèque », 1996, p. 18. 230 note Auguy Makey, « les hommes, quoi qu’ils disent, aiment la vie. »401 Or aimer la vie, qu’est-ce à dire ? Aimer la vie veut dire accepter la vie telle qu’elle se présente à nous avec sa part de contingence, d’incertitudes, avec ses qualités et des défauts, ses avantages et ses inconvénients. Aimer la vie, c’est accepter le mal, ne pas le nier, c’est accepter la dégradation de la vie notamment quand cela ne dépend pas de nous, son mauvais côté, c’est aussi accepter qu’elle peut se liguer contre nous par des forces de mort ou les forces de vie ; dans un cas comme dans l’autre, il s’agit toujours encore de la vie. En tout cas, cette philosophie de la vie est celle-là qu’on retrouve dans la médecine traditionnelle, dans la conception que l’homme gabonais se fait en tant que membre de la communauté humaine. Quel est l’intérêt philosophique de la question euthanasique ? Qu’est-ce que le soin devant le souci euthanasique ? Il s’agit d’abord, sur le fond, de pointer le thème du mal, sa maîtrise, notre victoire sur lui et la possibilité de penser la vie, surtout quand elle est fragilisée par la maladie dans le cas des phases finales ou des agonies, comme une condition du mal et vice-versa. C’est vrai que cette question du mal nous interpelle en son acuité même, concernant la situation des malades en fin de vie, c’est vrai aussi qu’il révèle notre vulnérabilité. Ceci dit, l’euthanasie a l’avantage de nous introduire dans un duel où le mal est notre premier vis-à-vis, ensuite la mort, et où, personne n’y échappe, le malade, ses proches ou amis, le médecin, les infirmières, le nganga, la société tout entière. La question de l’euthanasie mobilise celle du mal inconditionnel qui, à son tour, mobilise l’humanité. La différence est dans la manière dont ce mal est abordé pendant le duel avec l’homme. Au Gabon par exemple, le mal est tout un programme qui commence chez la femme pendant l’accouchement, chez l’enfant à la naissance. L’homme, le prétendu maître de l’univers, celui que Descartes désigne « comme maître et possesseur de la nature », avoue son impuissance et sa vulnérabilité par le cri qu’il pousse en sortant du sein maternel. En effet, dès qu’il rentre dans le monde, il pleure. « Pleurer. Acte premier de l’homme, le prétendu maître de l’univers. A croire que la vie sur terre reste et restera toujours une adorable vallée de larmes que les artifices de la civilisation ont mission de faire oublier. »402 Ses pleurs témoignent de quoi concrètement ? Ses pleurs témoignent de la vulnérabilité du prétendu « maître et possesseur de la nature », et de ce que malgré la puissance qu’il incarne par le fait qu’il est une substance pensante qui conçoit, 401 A. Makey, L’homme, le sublime zéro (Préface de G. Biyogo), Paris, L’Harmattan, Coll. « Recherche & pédagogie », 2008, p. 19. 402 Ibid. 231 invente, et fabrique, malgré ses liens avec les ancêtres et les forces de la nature, malgré le progrès qu’il invente chaque jour, il reste encore assez frêle. Les pleurs l’accompagnent à même la naissance, avant la mort, après la mort et pendant les moments de douloureuses épreuves qu’il traverse par la maladie. On peut encore voir ses pleurs se manifester au moment où la maladie terrasse, et où l’impuissance l’emporte sur la puissance à la fois chez le médecin, le nganga et le malade. En tout cas, on peut répondre à la question de savoir : pourquoi l’enfant pleure-t-il et doit-il pleurer dans les moments qui suivent sa naissance ? Le point critique de cette question pleurique qui donne à penser concerne, en creux, la situation de fin de vie chez un malade qui, à un moment de son existence, peut penser qu’en effet, la vie ne mérite pas, ou ne mérite plus d’être vécue. Et que finalement, l’homme se trompe en venant au monde, il regrette d’être sortie du sein maternel. Cette question est ultime et redoutable d’autant plus que « à y voir de près, l’on peut penser, qu’instinctivement, le nourrisson pressent qu’il est jeté dans un monde dur, cruel, cynique, qui n’a plus rien de commun avec la chaleur et l’ambiance sécurisante des entrailles maternelles. »403 4. L’éthique des pleurs Si les pleurs sont une activité humaine, sont-ils significatifs en fin de vie ? Par quoi peut-on penser que les pleurs défient toute interprétation ayant pour acquis le malheur, la douleur, l’impuissance, la souffrance, la vulnérabilité ? Quel contenu l’éthique des pleurs suggère-elle ? Et en quoi nous aide-t-elle à comprendre l’homme sous double condition de la maladie et de la souffrance ? Nous nous attarderons ici aux pleurs chez la personne du mourant. Est-ce que ses pleurs ont un sens qui diffère de tout autre ? Ces questions gagnent à montrer que les pleurs, dans la tradition du Sud du Gabon, ne sont pas un acte anodin, notamment chez le malade en fin de vie qui se sait condamné par la maladie et l’impuissance de la médecine, qu’elle soit moderne ou traditionnelle, celle de l’hôpital comme celle de la forêt. Peut-être qu’en effet, la situation de fin de vie confirme ce pressentiment, même si on peut objecter que l’homme à l’état de nourrisson n’est pas encore conscient de ce qu’il est et de ce qui est. C’est pour cette raison que Makey insiste sur l’idée d’instinct, comme si l’instinct ici relayait le travail de la pensée, et comme si, en effet, les pleurs confirmaient cet instinct. L’homme pleureur définit ici, traduit l’idée qu’il pressent déjà à même la naissance l’ingratitude de la vie à son égard, et le fait qu’elle peut, par un concours 403 Ibid. 232 de circonstances, se retourner contre lui, à son corps défendant. Pour autant, les pleurs ponctuent notre existence, ils ne concernent pas uniquement les femmes comme c’est le cas dans la tradition du Ngongo des initiés chez les hommes du Sud Gabon (Punu), où « les pleureuses sont des spécialistes de la scène funéraire »404, en ce sens qu’ « elles accompagnent ceux qui vont rejoindre les ancêtres par le biais de la vibration sacrée qui est le pleur (ngongu ou ngongo). »405 On a coutume de réserver cette activité aux femmes, au motif qu’elle confinait à une certaine faiblesse, une incapacité de continence pour ainsi dire. Mais dans le cas de la fin de vie, qui concerne l’homme et la femme, dans le cas de la maladie qui ne distingue plus les sexes ou les genres, une telle conception doit être dépassée car elle ne cadre pas tout à fait avec la réalité. Pleurer est un acte humain qui commence à la naissance et s’achève à la mort. Les pleurs engendrent l’humanité et enterrent celle-ci. C’est en quoi l’homme ne peut rien contre eux, mais peut prêter attention à ses significations. « Pleurer. Acte premier de l’homme, le prétendu maître de l’univers. A croire que la vie sur terre reste et restera toujours une adorable vallée de larmes que les artifices de la civilisation ont mission de faire oublier. En vain. »406 Même s’il faut reconnaître que cette activité n’est pas seulement réservée aux hommes, elle est le fait du vivant, c’est-à-dire de tout être qui se meut et qui est mû par une âme. Ils sont un moyen d’expression qu’on retrouve chez les hommes comme chez les animaux, et la manière de pleurer varie chez les uns comme chez les autres, chez l’homme il distingue par la culture, le contexte, la circonstance ou l’épreuve. En tout cas, pleurer fait sens. Et comme le montre justement Mabik-ma-Kombil : « En milieu traditionnel, les animaux ont leur manière de pleurer. Les hommes pleurent de façon différente selon les situations qui provoquent ces pleurs. La manière de pleurer varie devant un mort ou pour se plaindre d’une douleur intense. »407 Alors que les pleurs concentrent la naissance, la maladie, la douleur, la souffrance, la séparation, le divorce, la joie, la réussite… et la mort. Pleurer ici ne signifie pas seulement signaler un mal, une douleur, une souffrance, les deux dernières étant des catégories du premier concernant notamment le corps et l’être ; les pleurs ne sont pas seulement là pour exprimer une plainte, une colère, une maladie. On pleure aussi parce qu’on se sait condamné par une maladie, parce qu’on sait que le diagnostic révèle l’impuissance de la médecine à venir à bout de sa maladie. Les pleurs sont un baromètre qui 404 M. ma-Kombil, Ngongo des initiés en hommages aux pleureuses du Gabon, Paris, L’Harmattan, Coll. « Etudes africaines », 2003, p. 19. 405 Ibid. 406 A. Makey, op. cit., p. 19. 407 M. ma-Kombil, op. cit., p. 21. 233 permet d’évaluer la puissance humaine, sous double condition de la maladie et de la mort. On exprime en effet le décès par les pleurs, car on sait que la mort c’est le voyage du non retour, la séparation définitive avec ses proches ou ses amis. Mais où se situe le point critique des pleurs ? Quel intérêt philosophique suggèrent-ils au niveau du soin ? Le point critique qui donne à penser les pleurs en fin de vie, c’est le soulagement qu’il procure au malade : « les pleurs servent à soulager la peine, le chagrin, etc. »408 Le malade qui pleure s’exprime par ce geste pour se vider, pour aller à contre-courant de sa situation sans pour autant la nier ou faire comme si elle n’était pas. Les pleurs ne guérissent peut-être pas, mais ont ceci de particulier au Gabon, au sein de la communauté punu, singulièrement, qu’ils participent du soin au sens où, celui qui souffre souffre moins quand il pleure, celui qui est mal l’est moins par les pleurs, le malade en fin de vie se sait encore en vie et exprime encore la force de cette vie au moyen des pleurs. Les pleurs, de ce point de vue, sont la trace de la culture humaine sous la condition de la maladie et de la souffrance. C’est en quoi « pleurer sert à adoucir la souffrance, ou la douleur intérieure. Le pleur est l’écho des mondes. »409 Pleurer réunit les forces humaines pour lutter contre la douleur, et ici nous sommes loin d’un simple soulagement, nous sommes dans un processus thérapeutique où la guérison de la maladie n’est certes pas la visée ultime, mais où elle intervient au plan de la personne qui verse des larmes. Pleurer n’est pas s’apitoyer sur son sort, pleurer c’est réconcilie le malade avec la maladie dans une attitude purement éthique, où la maladie devient un vis-à-vis pour le mourant, et vice-versa, et où les pleurs permettent d’accepter la maladie comme faisant dorénavant partie de lui, et « de faire face à la mort. »410 Comme si, en fin de vie, au plus fort de la souffrance, dans la science de sa condamnation, ne pas pleurer accroît sa souffrance. Les pleurs ont cette particularité qu’ils tranchent sur la vulnérabilité humaine et sur la capacité de l’homme à transcender cette vulnérabilité. De même tranchent-ils sur le fait que, même si « l’homme ne doit pas pleurer comme une femme »411, sous la condition de mourant, homme et femmes se confondent dans l’ « acte pleurique »412. C’est à ce titre que le pleur peut prendre, soit un aspect ahonique (criard) en se rapportant aux cris sans paroles : ici il y a la manifestation des larmes et une agitation de celui qui pleure ; soit un aspect stoïque qui se rattache au pleur méditatif, pour ainsi dire. Car c’est par les pleurs que l’homme reprend vie, 408 Ibid., p. 20. Ibid. 410 Ibid., p. 16. 411 Ibid., p. 27. 412 Ibid., p. 43. 409 234 retrouve la force de vivre et le courage de vivre avec la maladie. L’éthique des pleurs est donc une forme de thérapie contre laquelle le silence devient assourdissant. Les pleurs ne sont donc pas à banaliser ou à comprendre ex abrupto, encore moins comme une simple réaction physiologique et émotionnelle, mais sont à voir comme une forme de réponse aux problèmes et/ou aux questions qui dépassement l’entendement humain. En raison de quoi « le pleur est tout et en tous. Il se manifeste au monde par la voix. »413 5. L’euthanasie ou le « Droit de mourir » ? Ainsi donc, c’est un bon pressentiment que la situation de fin de vie confirme d’une certaine manière, car elle montre que la vie se partage en deux : d’un côté les pleurs, qui anticipent sur la maladie, le mourir comme l’étape avant la mort, l’agonie, la souffrance, et de l’autre la joie. Le malade en fin de vie peut témoigner que l’épreuve de la maladie fait pencher du côté des pleurs, du côté de l’impuissance. Mais impuissance ne veut pas dire abandon, autrement dit même si les forces de vie nous lâchent, nous n’avons pas intérêt à lâcher la vie au motif qu’elle s’est métamorphosée en succession d’épreuve douloureuses. La vraie question, toujours prégnante, toujours lancinante, est celle de savoir : doit-on abréger l’agonie ? Et la seconde qui s’y rattache : la souffrance dont l’homme souffre n’est-elle pas à sa mesure ? « Tuez-moi, dit un jour Kafka à son médecin, sinon vous êtes un assassin ! » Il souffrait atrocement d’une tuberculose au larynx, il se savait condamné, il venait d’arracher son pneumothorax… Cela ne suffisait pas à le faire mourir. Ce qu’il réclamait par cette injonction paradoxale, c’était qu’on abrège son martyre. Le tortionnaire n’est pas toujours celui qu’on croit ; le sauveur n’est pas toujours celui qu’on croit. Y a-t-il des cas où aider activement à mourir est plus dangereux que laisser vivre ? D’abord, la souffrance, quelle qu’elle soit, ne peut rendre la vie humaine indigne, même s’il est des souffrances intolérables, ou, plutôt, insupportables, au regard des situations humaines particulières qui concernent l’existence avérée d’une maladie incurable, mortelle ou lourdement invalidante. Concernant le Gabon, il est d’usage que la question de l’euthanasie ne se pose pas, que ce soit au niveau du corps médical, au niveau familial ou au niveau des amis, car l’idée qu’on se fait de la vie et de la mort est la suivante : c’est Dieu qui donne, qui permet, qui autorise et qui décide d’arracher. Conception religieuse ? Conception éthique du respect inconditionné et inconditionnel de la vie, certainement ! En tout cas, donner la mort ou 413 Ibid., p. 204. 235 demander volontairement à mourir est quelque chose qui ne s’exprime pas couramment, ce qui veut dire que la question de l’euthanasie posée comme scandale ou non, n’est pas d’actualité dans tous les milieux où la pratique du soin est en vigueur. Par suite, le législateur n’y accorde pas une attention particulière, étant entendu qu’en fin de vie, le malade doit attendre la mort jusqu’à ce qu’elle vienne. Cela ne veut pas dire que face à la souffrance, le personnel médical ou les proches sont insensibles ; cela veut tout simplement dire que, quelle que soit la raison, quelle que soit la difficulté, le geste euthanasique est de loin en loin le dernier sentiment, en tout cas s’il habite les esprits, il ne s’exprime pas souvent. Car donner la mort est considéré comme un sacrilège, un crime contre la personne, un meurtre que la société gabonaise dans son ensemble condamne. Une mort délibérément choisie, avec l’aide de la médecine, pour abréger les souffrances d’un malade incurable – une mort médicalement assistée ou provoquée, rien n’est tel au Gabon, rien de tout cela n’est connu en pratique. Donner la mort est donc strictement interdit, pour autant qu’il n’est pas du tout envisagé. Car l’euthanasie, en pratique, est le plus souvent une assistance au suicide, et tout suicide apparaît comme un scandale. Dans ce cas, à quoi tient l’interrogation d’un scandale de l’euthanasie ? Elle tient d’une réflexion éthique qui n’empêche pas qu’une situation qui se pose ailleurs ne puisse, pas, à terme, se poser ici d’une manière ou d’une autre compte tenu de ce que l’Homme est partout le même en dépit de ses différentes cultures. En ce sens, il s’agit d’une réflexion sur les pratiques humaines et sur l’homme telle qu’il est pensé et compris par la philosophie. La demande d’euthanasie, nous le savons désormais, pointe vers la suppression d’une souffrance humainement inacceptable, et qui, in fine, porte atteinte à la vie en tant qu’on vise sa disparition. L’euthanasie sur quoi porte note attention ne doit toutefois pas requérir trop d’importance. Pourquoi ? Parce que c’est la vie qui vaut, qui requiert tous nos soins, et c’est certainement elle qui est défendue malgré tout dans le contexte gabonais où cette question est vacante. L’agonie fait partie de la vie, c’est par quoi elle nous importe. Et si ce n’est pas la mort qui importe, mais la vie, alors cette vie ne peut être soustraite pour quelle que raison que ce soit, sinon ce serait un scandale. Juridiquement parlant, il est clair que chacun est maître de sa propre vie, mais non de la vie d’autrui. Autrement dit : « Légalement, il ne fait aucun doute, dans une société de liberté, que chacun (mis à part les mineurs et les malades mentaux) demeure entièrement libre de solliciter ou non les conseils et les soins médicaux pour chaque sorte de maladie, et qu’il l’est tout autant d’abandonner un traitement à tout moment (sauf en plein milieu d’une phase critique). Seul fait exception le genre de maladie 236 représentant un danger pour autrui, comme c’est le cas des maladies contagieuses »414. Cela veut dire que la médecine doit refuser les doses dangereuses, les comportements qui sont de nature à mettre la vie d’autrui en danger de mort, y compris en fin de vie. Du point de vue éthique, autrui me limite par sa présence, son soutien, sa chaleur et son accompagnement ; spécialement pour les malades voués à la mort, « il est possible d’obtenir l’unanimité sur l’idée que la tutelle de la médecine a affaire avec la vie dans sa totalité ou, se rapprochant de cela au maximum, avec la conviction qu’elle est encore souhaitable. Garder brûlante la flamme de la vie et non simplement rougeoyante sa cendre, telle est la tâche de la médecine, pour qu’elle ait encore à veiller sur la braise. »415 Le « Droit de mourir »416 tel que Jonas l’entend, vise en réalité le « droit de vivre »417 et se distingue de l’euthanasie. Si pour cette dernière, « bien mourir, cela fait partie d’une vie bonne »418, pour l’éthique jonassienne ce Droit de mourir porte atteinte à notre dignité de personne là où il pensait la conserver. Dans le premier cas, l’euthanasie prend deux aspects, actif et passif c’est-à-dire que le premier suppose qu’on a délibérément provoqué la mort, le second, qu’on a renoncé à l’empêcher. Mais il semble qu’aujourd’hui, au nom de la qualité de vie du patient déjà trop réduite, dans les cas de fin de vie à moyen et long terme, plus pénibles donc, la liberté et la compassion l’emportent sur la vie toute digne et sans prix, sur la vie comme valeur suprême. En France, la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie, promulguée le 22 avril 2005, est l’aboutissement d’un travail parlementaire assez original qui honore la vie démocratique, du moins telle qu’elle s’est déroulée entre octobre 2003 et novembre 2004, car le Sénat, quant à lui, ne s’est pas montré à la hauteur de l’enjeu. Quel est le contenu de cette loi que ses promoteurs ont présentée comme l’invention d’une voie française originale, concurrençant avantageusement les chemins où se sont engagés les Pays-Bas et la Belgique? Il faut préciser que le législateur français a voulu éviter de basculer, comme ces deux pays, dans le choix d’une dépénalisation de l’euthanasie, mais en allant le plus loin possible dans la liberté reconnue à chacun de n’être pas dépossédé de sa mort. A l’origine de cette loi, il y a un drame humain suivi d’une procédure judiciaire : en septembre 2003, Marie Humbert a tenté d’empoisonner son fils Vincent qui réclamait que l’on mît fin à sa vie de tétraplégique. Le 414 H. Jonas, Le Droit de mourir, op. cit., p. 22. Ibid., p. 73. 416 H. Jonas, Le Droit de mourir, op. cit., p. 13. 417 Ibid. 418 A. Comte-Sponville, « Aimer la vie jusqu’au bout », Doit-on légaliser l’euthanasie, Paris, édit. De l’atelier, Coll. « Questions de vie », 2004, p. 50-51. 415 237 geste ayant échoué, c’est le docteur Chaussoy qui, après avoir intubé Vincent, a décidé d’interrompre la réanimation. C’est bien cette affaire, à haute densité émotionnelle, qui a déclenché la création, en France, d’une mission parlementaire placée sous l’autorité du député Jean Léonetti, malgré les réticences initiales d’une partie du gouvernement. « La mort est une affaire personnelle qui n’appartient pas aux politiques », avait déclaré le Premier ministre. Il a fallu la demande conjointe de deux députés, l’une de la majorité (Nadine Morano), l’autre de l’opposition (Gaëtan Gorce), pour que le président de l’Assemblée Nationale, Jean-Louis Debré, procède à la création de la mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie. Comme le précise Jacques Ricot : « A quatre reprises, la loi du 22 avril 2005, dite loi Leonetti, martèle l’injonction : « Le médecin sauvegarde la dignité du mourant », et le législateur prend soin d’ajouter à chaque fois que le médecin assure la qualité de la vie finissante. L’expression « sauvegarder la dignité » n’est pas nouvelle et figurait déjà dans le Code de déontologie médicale de 1995, en particulier à l’article 38 : « Le médecin doit accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments, assurer par des soins et mesures appropriés la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage. » »419 Mais que signifie concrètement « sauvegarder la dignité du mourant » ? Pour Ricot, cette expression signifie « pour le soignant comme pour le corps social dont il est le plus représentant, honorer une exigence, celle de tout faire pour ne pas exclure le malade de la communauté humaine, de continuer les soins qui lui sont dus en respectant sa liberté de refuser des traitements si ce refus est libre et éclairé, de ne pas pratiquer d’obstination déraisonnable et de soulager les douleurs lors de la phase terminale, quelles qu’en soient les conséquences sur l’abrègement éventuel de la vie. »420 C’est le second aspect qui concerne le volet éthique, par quoi il existe un meilleur espoir que le médecin devienne à nouveau un serviteur humain du patient, au lieu d’un maître tyrannique et, de son côté, tyrannisé. L’éthique mobilise ce sentiment d’humanité, là, auprès de l’homme seul avec lui-même, elle se trouve encore sur un sol familier, et pour trouver son chemin, elle réclame peu de science du vaste monde, de l’équilibre local et global de la biosphère, et de l’effet éloigné de ses perturbations. 419 420 J. Ricot, Ethique du soin ultime, Paris, Presses de l’Ecole des Hautes Etudes en santé publique, 2010, p. 105. Ibid., p. 110. 238 6. Le scandale de l’euthanasie Comment, en fin de vie, le problème de la douleur et de la souffrance est-il abordé ? Y a-t-il une singularité gabonaise concernant le mourant ? Donner la mort est-il permis ? En tout cas, donner la mort, se donner la mort, demander à mourir qui sont des actes proprement euthanasiques, sont loin des considérations et des mœurs des Gabonais et de la culture. L’homme Gabonais et l’homme Africain ont intégré l’idée que le mal, quelles que ses formes qu’il prend et le degré de ses manifestations, ne doit jamais anticiper sur la vie. Ce serait d’ailleurs un scandale de penser de la sorte, aucune famille, aucun proche, aucun médecin Gabonais malgré sa formation en France, y compris le malade lui-même, ne peuvent concevoir un seul instant la possibilité de donner la mort à un malade en fin de vie, ou de la lui suggérer. Le débat euthanasique n’a donc pas droit de cité au Gabon, du moins pour l’instant. Par cela que le mal n’est pas à fuir, mais à affronter quelque soit son tragique. Il est certes un scandale par ceci qu’il est l’obstacle qui fait tomber – c’est le sens étymologique gagé par l’origine grecque du mot skandalon –, qu’il soit subi ou qu’il soit celui dont je porte la responsabilité, puisque j’en porte les conséquences dans mon corps par exemple. Autant il est scandaleux de concevoir l’application de l’euthanasie au Gabon parce que cette pratique ne cadre pas avec la conception du mal, autant on peut considérer scandaleux la non-prise en charge du mal par l’homme. « Ainsi le scandale réunit-il sur lui l’extériorité de ce qui survient dans le monde pour en fausser la marche (la souffrance physique, la culpabilité) et quelque chose d’autre, comme une solidarité dans le mal et une horreur épouvantable par rapport à laquelle l’automutilation paraît un moindre mal. »421 Toujours est-il que le Gabonais, malade ou parent, assez difficilement, exprime au médecin sa volonté de mourir au motif qu’il n’est plus en mesure de supporter sa situation médicale. Il vit la douleur et la souffrance toujours comme une épreuve, avec angoisse, difficulté, mais il ne renoncera pas souvent à la vie de son propre chef. Or c’est précisément là qu’intervient l’euthanasie dans les pays du Nord comme la France, où la gravité de la douleur et de la souffrance conduisent le malade à demander au médecin en charge de sa maladie d’intervenir pour qu’il puisse mourir avant que la mort puisse intervenir d’elle-même. En effet, au moins dans les sociétés occidentalisées, la mort a perdu ce qu’elle conservait de valeur positive. En tant que rite de passage d’une haute signification religieuse entre une vie terrestre et un état sans doute plus désirable dans l’au-delà, elle offrait et continue d’offrir, ici 421 A. Cugno, L’existence du mal, Paris, Seuil, Coll. « Points/essais », 2002, p. 16. 239 et là, bien des consolations aux croyants. Cependant, force est de constater que cette valorisation du trépas et le réconfort qui s’ensuivait ont disparu presque partout. La société occidentale en générale, la France en particulier, est une société laïque, et même s’il est des gens qui ont encore foi en la vie éternelle après la mort, ils deviennent rares, au moins à s’en trouver consolés de s’éteindre et de voir disparaître des êtres chers. Il faut, à juste titre, se rappeler que, autrefois, dans la France chrétienne par exemple, l’idée même de chercher à se tuer était repoussée avec horreur ; le suicide, pour l’Eglise, était le pire des crimes, bien plus grave que l’assassinat d’un tiers car, conformément à la doctrine chrétienne, on peut se repentir de ce dernier et non d’une agression réussie contre sa propre vie. L’Eglise était beaucoup plus sévère envers les suicidés qu’envers les criminels. Jusqu’il y a peu, les obsèques religieuses étaient refusées au suicidés. Ainsi donc, toutes les raisons qui rendaient peu concevables l’idée de hâter sa propre mort – elle survenait bien assez vite –, de même que la « démonisation » du suicide par l’Eglise, se sont atténuées. Dans le même temps, ce qui pouvait consoler certains de la mort, c’est-à-dire sa vision comme un passage vers un monde meilleur, a perdu toute efficacité, au moins dans l’Occident actuelle laïque et matérialiste. L’euthanasie est aussi une sorte de privatisation de la mort, par elle l’homme veut se rendre maître et possesseur de la mort, de sa mort. Dans le cadre de la médecine moderne en général, le thème de l’euthanasie, éthiquement, pose également un autre problème : « la technologie médicale moderne, même quand elle ne peut guérir ou calmer la douleur, ou procurer un délai supplémentaire de vie qui vaille la peine, aussi court soit-il, est néanmoins en mesure à maints égards de retarder la fin au-delà du point où la vie ainsi prolongée garde encore son prix pour le patient lui-même, voire au-delà du point où ce dernier est encore capable de jugement. »422 Il s’agit de montrer que la médecine avec ce qu’elle renferme de puissance technologique, n’est pas totalement désarmée face à la maladie mortelle définie ici par la situation de la fin de vie. Autrement dit, lorsqu’elle ne peut tenter rien d’efficace pour calmer la douleur, lorsqu’elle ne peut pas guérir une maladie mortelle, il reste que la médecine moderne a les outils techniques qui permettent de maintenir la personne en vie, avec ou sans son accord. Mais doit-on retarder la fin au-delà de la guérison, et sous quelle condition ? Ou, inversement, doit-on, sous le prétexte d’abréger les souffrances, mettre tout en œuvre pour prolonger la vie ? La confusion et la différence d’avec le Gabon s’installent dans le débat dès lors que l’on évoque les situations qui abrègent la vie. Elles sont pourtant bien différentes les unes des 422 H. Jonas, Le Droit de mourir, op.cit., p. 18-19. 240 autres. Contrairement aux pratiques en vigueur à Libreville, même en vertu des textes de loi concernant l’encadrement de la médecine en milieu hospitalier, en France, tous les moyens sont alors réunis pour tenter de soulager, d’atténuer au moins les détresses, les douleurs physiques et morales. Lorsque le désespoir, l’épouvante, la souffrance résistent à ces moyens, l’équipe médicale peut être amenée à prescrire des mesures et produits dont l’une des conséquences sera d’abréger la vie. Selon Axel Kahn, « il ne s’agit pas là d’une question difficile à résoudre : un médecin demeure en effet dans l’exercice normal de sa profession, investi d’un devoir prioritaire, celui de soulager son patient alors même qu’il ne peut plus le guérir. »423 Où se pose alors le problème, dès lors que le soulagement parvient à ses limites ? Le problème intervient précisément au niveau où certains en sont venus à penser qu’une démarche visant à abréger délibérément cette phase terminale aurait l’avantage de soustraire le mourant aux affres de l’agonie et constituerait un geste d’humanité. Cette démarche porte un nom : euthanasie. 7. Que faire face à l’impuissance ? Toutes ces questions appartiennent au régime de l’acharnement thérapeutique sous l’angle euthanasique. En effet, l’acharnement thérapeutique n’est plus défendue par personne en Occident en général : « lorsqu’il n’y a plus aucune chance de guérison et que toute forme de réanimation serait source de souffrances inutiles, lorsque le malade lui-même épuisé ne veut plus lutter, il n’y a pas lieu de prolonger une agonie sans espoir par des prouesses techniques sans objet. Cela relèverait d’une obstination absurde. L’accord est unanime pour la condamner sans appel. »424 Le malade n’est pas un objet, il est une personne à part entière, il n’est pas disponible pour le médecin ou l’hôpital, il est un partenaire, avec ses parents, notamment lorsqu’il est dans l’incapacité de communiquer, d’exprimer sa volonté, ses sentiments, ses émotions. Par conséquent, le médecin n’a pas le droit de repousser la mort en prolongeant l’état de souffrance ou l’état minimal d’existant. On le voit : l’intérêt philosophique d’une telle démarche est la personne du malade. On conviendra que l’éthique en fin de vie exige ce respect de la personne et de la vie. Une vie sans autonomie voire sans conscience est-elle indigne, comme le prétendent certains partisans de l’euthanasie ? Dire que la maladie finit par faire perdre à l’existence du malade toute dignité est une affirmation gratuite. La dignité de la vie d’un malade, le respect qu’on lui doit 423 A. Kahn, L’ultime liberté ?, op. cit., p. 29-30. J.-M. Mantz, « L’euthanasie et l’aide aux mourants », Médecins, médecine et société, Introduction à l’éthique médicale, Paris, Nathan, 1995, p. 69. 424 241 ne dépendent ni de son niveau de conscience, ni de sn degré d’autonomie, ni de son intégrité physique, mais de son humanité même. On sait que l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme affirme que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », il s’ensuit que la société ne peut leur opposer leur état ou leur « coût social » pour contester la dignité de leur vie. La fin prochaine n’est pas une raison suffisante pour disqualifier la qualité des jours qu’il reste à vivre ; ceux-ci, parce qu’ils sont les derniers, peuvent même être d’une importance particulière s’il est possible de leur donner sens pour les mourants, de les investir du rôle essentiel d’un instant irremplaçable de passage d’un témoin intellectuel et affectif. En ce sens, quel que soit le progrès, il est fait pour l’homme et non l’homme pour le progrès. En d’autres termes, il convient que le développement des connaissances, des techniques et des richesses profite aux personnes à tous les âges de la vie, y compris à la fin de celle-ci, non pas jamais pour la provoquer ou la hâter mais toujours pour l’adoucir, pour l’humaniser. Par exemple, lorsqu’une personne souffre, se sentant condamnée par une maladie mortelle, ou lorsqu’une personne vieillit, il se peut que sa santé, sa mémoire et son entendement déclinent, sa dignité non, même si les soins dont elle a besoin impliquent d’importants efforts financiers de la part de la société. Dans de telles situations, le progrès doit constituer un espoir et une promesse et non une menace. L’éthique justifie sans réserve que toute douleur soit prise en charge médicalement. Il ne s’agit naturellement pas de prescrire des antalgiques sans reconnaître d’abord la cause de la douleur qui peut justifier un traitement spécifique, mais de respecter l’importance de la perception douloureuse que le malade lui donne et de considérer comme un symptôme à part entière à l’encontre duquel la médecine peut avoir une très grande efficacité. Une évaluation clinique de la douleur, conduite scientifiquement, permet de conclure un examen médical, définir le type de la douleur, son intensité, le retentissement psychique et le traitement antalgique qui doit être entrepris. Cela dit, la crainte de l’utilisation de la morphine et de ses très nombreuses dérivées et le respect subconscient de la douleur en tant que manifestation rédemptrice, ont été causes d’un retard de la médecine antalgique. La progression des cancers, corollaire possible de l’augmentation de la durée de la vie humaine, a imposé de reconnaître la nécessité éthique d’une prise en charge de la douleur, sachant très bien que 60 à 90% des cancers parvenus en phase terminale sont douloureux. Le choix de la thérapeutique demeure évidemment affaire de spécialiste. Ce d’autant plus que c’est toujours déjà, à l’aune de la fin de vie ou des maladies en phase terminale ou finale, que la dialectique douleur et souffrance est pensée et traitée. L’éthique de la fin de vie requiert ainsi que douleur et souffrance soient 242 prises en charge par la médecine, même si nous verrons par la suite que d’un espace à un autre, le sens accordé à la douleur et à la souffrance peut effectivement varier. 8. Le point de vue français Le mot « euthanasie » a été créé en 1605 par Francis Bacon, chancelier d’Angleterre, pour désigner le devoir du médecin d’ « alléger la souffrance des mourants » de façon à leur procurer, lorsqu’il n’y a plus d’espérance, une mort douce et paisible. Etymologiquement, euthanasie désigne « la bonne mort », puisqu’il est composé de deux mots grecs eu : bon et thanatos : mort, donc « bonne mort ». »425 Puis son sens a dérivé. A la fin du XIXe siècle, il a commencé à désigner l’acte permettant de procurer la mort douce et bientôt l’acte de mettre délibérément fin à la vie du malade : c’est l’euthanasie « active » ou « directe » par opposition à l’euthanasie « passive » ou « indirecte », mauvais terme plein d’ambiguïté qui consiste à refuser de poursuivre des efforts sans espoir quitte à écourter la vie, alors que l’idée d’euthanasie bénéficie a priori du préjugé favorable attaché à la particularité eu qui désigne en grec le beau, le bien. On doit ajouter que ce terme « s’applique uniquement à des personnes qui demandent à mourir mais qui, étant dans l’incapacité d’agir en ce sens, demandent à autrui de les y aider. »426 Les débats les plus vifs, en France et en Europe, portent sur les décisions à prendre envers les personnes atteintes d’une maladie irrémédiablement mortelle à brève échéance, envers les personnes définitivement assujetties à une prothèse instrumentale qui supplée une fonction vitale défaillante, envers celles enfin qui se trouvent, du fait de leur grand âge et de leurs infirmités, en situation de dépendance absolue et souvent de dépression. Ces situations représentent la rançon des progrès réalisés par la médecine en cancérologie, en réanimation, en gérontologie. D’autres résultent de fléaux pour l’instant inaccessibles à la thérapeutique, qui s’abattent sur la société des hommes : maladies dégénératives, maladies mentales, sida… Toutes comportent une lourde charge de souffrances physiques et morales. Il faut dire que la situation de l’euthanasie passive, concerne les cas où se pose la question de l’acharnement thérapeutique. Ici les malades ne survivent que grâce à la mise en œuvre de moyens lourds, voire héroïques : réanimation cardiaque et respiratoire, respirateurs et stimulateurs, administration de produits multiples, alimentation parentérale par sonde intestinale ou gastrique, et perfusions intraveineuses continues. Survient le moment où tous les paramètres 425 426 Ibid., p. 11. Ibid. 243 analysés indiquent que les chances que la personne soit ramenée à une vie autonome et relationnelle sont infinitésimales, voisines de zéro. Convient-il alors de privilégier une existence artificielle et technicisée si l’on n’est pas convaincu que la vie, y compris dans cette condition, soit sacrée en elle-même ? Faut-il préférer ce scandale, maintenir le battement du cœur de quelqu’un qui plus jamais ne respirera seul, ne sera conscient et autonome, apte à une vie relationnelle ? Ces questions offrent deux volets : juridique et éthique. Pourquoi ? Parce que « la solution purement éthique, se mêle à des contraintes et à des peurs juridiques. »427 La solution juridique prend la forme d’un « Droit de mourir »428 envisagé à l’aune de la dignité du malade. Elle indique, dans un premier temps que « ce droit rentre manifestement dans le droit général d’accepter le traitement ou de le refuser. »429 Ensuite il y a le droit universel fondé sur la « Déclaration universelle des droits de l’homme » proclame que toute personne, fût-elle en fin de vie, a droit à la vie et au respect de celle-ci : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. »430 Enfin, il y a le droit qui concerne plus particulièrement la législation, chaque pays vote ses lois. En France, l’année 2005 apparaîtra sans doute comme une période clé dans le débat sociétal et législatif sur l’euthanasie ou la mort médicalement assistée. Le processus est le suivant. Le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) composé d’experts venus de plusieurs disciplines, de membres de la société civile, de parents de malades réfléchissent en concertation avant de soumettre à l’Assemblée Nationale l’ensemble des leurs propositions, laquelle, a son tour, confiera ces travaux à un groupe parlementaire réunie dans une mission spécialisée composée de députés mandatés en la matière. Dans le cas d’espèce, c’est Jean Leonetti qui présidera cette commission dont on sait par ailleurs qu’elle aboutira à une loi dite « loi Leonetti »431. Quant au volet éthique, il tranche sur la question de savoir si oui ou non, nous devons accepter d’interrompre la vie au motif de la souffrance, et si la catégorie de « dignité humaine » se rattache aux fonctions organiques, à la qualité de vie ou à la volonté de chacun de disposer de lui-même. Ainsi donc, l’équipe médicale prend la décision d’arrêter à ce stade toute réanimation, ce qui, chacun le sait, interrompra du même coup la vie. Mais, selon Axel Kahn, « on n’agit 427 H. Jonas, Le Droit de mourir, op. cit., p. 20. Ibid. 429 Ibid., p. 21. 430 La Déclaration universelle des droits de l’homme, Textes rassemblés par M. Bettati, O. Duhamel et L. Greilsamer, Paris, Gallimard, Coll. « Folio actuel », 1998, p. 11. 431 Nous reviendrons, dans la dernière partie, sur cette question en lui consacrant tout un chapitre. 428 244 pas ainsi dans le but de tuer, on le fait parce qu’en aucun cas la poursuite de la réanimation ne permettrait de rétablir une vie relationnelle et autonome. »432 Cela dit, divers arguments sont régulièrement avancés par les partisans de l’euthanasie active : le caractère rebelle de la souffrance endurée par certaines maladies ; l’inutilité d’un acharnement thérapeutique sans espoir ; le caractère « indigne » d’une vie sans autonomie, voire sans conscience ; la pitié qu’inspirent de tels malades ; la demande, parfois réitérée, du malade lui-même. Chacun de ses arguments mérite d’être examiné avec une attention particulière, même si nous insisterons davantage sur la dialectique douleur et souffrance. 9. Douleur physique, douleur morale D’abord concernant la douleur physique, il est vrai qu’elle est anxiogène, épuisante, nuisible. Elle doit être traitée. C’est le premier devoir assigné au médecin par Hippocrate. Or on dispose aujourd’hui d’une gamme très étendue d’analgésiques qui, pris isolément ou en association, administrés selon une posologie et une chronologie précises, viennent à bout de la quasi-totalité des douleurs physiques tout en respectant parfaitement la conscience du malade. Une meilleure connaissance de la physiopathologie de la douleur, la découverte récente de nouvelles molécules antalgiques et de nouvelles modalités d’administration font que les douleurs rebelles à un traitement bien conduit sont devenues exceptionnelles. On peut affirmer que dans l’immense majorité des cas une douleur soi-disant « rebelle à tout » est une douleur mal traitée. C’est ce qui ressort des entretiens que nous ont accordé certaines responsables gastro-entérologues et nutritionnistes) et certaines infirmières (Service de Médecine A, Centre Hospitalier de Libreville). Les cas rarissimes faisant exception à cette règle, si tant est qu’ils existent, relèvent d’une thérapeutique anesthésique, même si cette dernière abrège la vie de quelques heures ou de quelques jours. Dans ces cas, exceptionnels répétons-le, il ne s’agit pas d’euthanasie car le but recherché est de soulager la douleur et non de provoquer la mort. Cette démarche entre dans le cadre, général en médecine, de l’évaluation du rapport bénéfices-risques de toute thérapeutique médical ou chirurgicale. Il faut ajouter que la maîtrise médicale de la douleur exige de la part du médecin, pour atteindre cette compétence, un travail d’information et un effort constant de mise à jour des connaissances. Concernant les douleurs morales, elles sont plus difficiles à appréhender en médecine : l’infinie variété des formes de la souffrance humaine et les fluctuations de son intensité dans 432 A. Kahn, L’ultime liberté ?, op. cit., p. 30-31. 245 le temps rendent toute appréciation quantitative provisoire. Il serait extrêmement hasardeux de fonder sur elle une indication d’euthanasie active, solution de facilité. Même si cette euthanasie active se pose en d’autres termes. Il s’agit de faire un geste dont la nature – injection intraveineuse ou administration par la bouche de produits létaux – indique que l’indiscutable finalité n’est pas de soulager mais d’interrompre la vie. Dans certains cas, un homme, une femme au terme de son existence, se sachant perdu à court terme, peut demander que l’on provoque la mort sans tarder. Cette personne est autonome, consciente, et considère que seule une telle action la libérera des souffrances morales ou physiques qu’elle n’imagine pas pouvoir soulager autrement. Cependant, dans l’immense majorité des cas, dans les hôpitaux, les gestes d’euthanasie active obéissent à une décision, répondent à une préférence de la famille et des médecins. L’agonisant ne demande en général pas à mourir. Inconscient, même s’il râle, il ne souffre pas le plus souvent plus. Le spectacle d’une agonie qui se poursuit est pourtant intolérable pour la famille. C’est cet intolérable qui motive la décision euthanasique. Et comme le montre Axel Kahn, « ce ne sont alors plus les souffrances de la personne qu’on interrompt par euthanasie active, ce sont celles de la famille. »433 Quant à l’acharnement thérapeutique, il n’est plus presque défendu par personne. En effet, lorsqu’il n’y a plus aucune chance de guérison et que toute forme de réanimation serait source de souffrances inutiles, lorsque le malade lui-même ne veut plus lutter, il n’y a plus lieu de prolonger une agonie sans espoir par des prouesses techniques sans objet. L’acharnement thérapeutique désigne la poursuite de soins médicaux lourds alors que la mort prochaine est inéluctable. Ces gestes et ces techniques n’ont plus pour finalité la guérison devenue impossible, et pourtant, ils sont posés envers et contre tout. Néanmoins il convient de souligner avec Jean-Paul Sauzet, l’idée que « l’acharnement thérapeutique semble l’expression d’une générosité sans borne : les efforts et les moyens techniques ne doivent pas êtres être mesurés pour lutter contre la maladie. Telle est la noblesse que l’on accorde spontanément à l’acharnement thérapeutique. »434 Cela relèverait d’une obstination absurde. L’accord est unanime pour la condamner sans appel. Mais le débat est simple tant qu’il est académique. En pratique, certaines situations sont moins claires, celles où le degré d’irréversibilité de l’état pathologique ne peut être affirmé avec une certitude absolue. Il convient par exemple de bien distinguer le « coma dépassé », mortel en quelques jours et correspondant à la 433 Ibid., p. 32. J.-P. Sauzet, La personne en fin de vie. Essai philosophique sur l’accompagnement et les soins palliatifs, Paris, L’Harmattan, Coll. « Questions contemporaines », 2005, p. 76. 434 246 destruction du cerveau, c’est-à-dire à la mort de l’individu lui-même, de certains comas prolongés dits « états végétatifs chroniques » dont l’issue est incertaine et qui ne sauraient être assimilés à la mort cérébrale. En fait, dans l’acharnement thérapeutique, le patient est pris dans un univers technique implacable. Tubes, médicaments, interventions chirurgicales emplissent le temps et l’espace du patient et des soignants. Les soins lourds et souvent douloureux empêchent la personne de vivre ses derniers jours dans un confort relatif et une relation possible avec ses proches. Les derniers moments ne peuvent être l’occasion d’un retour sur soi, d’une ultime rencontre avec les proches, de décisions importantes. Appareillages, opérations interdisent la disponibilité requise. Les mêmes causes empêchent la famille de partager ces derniers moments, de se préparer ensemble au départ. On peut dire, à cet effet, que les nécessités techniques barrent l’accès à la parole, à la relation. Ainsi donc le malade appelé « mourant » et la famille se trouvent dans une situation d’impuissance, ils ne peuvent que s’en remettre au médecin qui est placé dans une position de toute puissance à travers un « faire technique » et un savoir qu’il est seul à maîtriser. Dès lors se pose un véritable dilemme : le réanimateur doit-il s’engager dans une escalade thérapeutique agressive et dispendieuse au nom d’une chance hypothétique de guérison ou peut-il renoncer et priver délibérément le malade de cette chance en raison même de son caractère hypothétique et infime ? Puis intervient la situation d’une vie sans autonomie voire sans conscience. Une telle vie est-elle indigne, comme le prétendent certains partisans de l’euthanasie ? Dire que la maladie finit par faire perdre à l’existence du malade toute dignité est-il une affirmation gratuite ? La dignité de la vie d’un malade, le respect qu’on lui doit ne dépendent ni de son niveau de conscience, ni de son degré d’autonomie, ni de son intégrité physique, mais de son humanité. Il est vrai, et à juste titre d’ailleurs, que « parce qu’il ne veut pas laisser le dernier mot à la nature, il va d’abord lutter contre la maladie, parfois au-delà de toute raison, s’acharnant, s’obstinant à user utilement, voire dangereusement, de son arsenal thérapeutique. »435 Et on comprend qu’une telle conception moderne pointe vers l’idée selon laquelle certaines maladies ou certains handicaps porteraient atteintes à la dignité de l’homme. Cela étant énoncé, il y a aussi l’euthanasie par pitié, souvent invoquée et largement exploitée pour alimenter des campagnes d’opinion qui va à l’encontre du respect de la personne qui souffre. Ce que demande le malade, en réalité, ce n’est pas la pitié qui l’humilie mais, ce qui est très différent, l’attention et le compagnonnage qui, eux, sont valorisants car ils 435 E. Fiat, Grandeurs et misères des hommes. Petit traité de dignité, Paris, Larousse, Coll. « Philosopher », 2010, p. 215. 247 montrent au malade qu’il existe toujours. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point précisément, notamment avec Paul Ricœur qui formule l’idée suivant laquelle, même en fin de vie, le malade est un « vivant jusqu’à la mort »436. Idée en creux de laquelle nous discuterons le concept de « mourant » appliqué aux malades en fin de vie dans la médecine moderne et traditionnelle au Gabon. Toujours est-il qu’à cette question se rattache celle du respect de la volonté du malade. Certes, l’écoute du malade aux approches de la mort est essentielle. Elle seule permet de mesurer sa souffrance et son attente. Mais il est bien établi que la « demande d’en finir qui, en fait, est très rarement formulée a souvent la signification d’un appel à l’aide. Le fait est bien connu pour les suicidants. Souvenons-nous de la proposition du Professeur Mantz concernant cette idée d’appel introduite par le malade en fin de vie : « Exécuter la sentence de mort serait refuser d’entendre l’appel et « prendre le malade au mot ». »437 La demande du malade, même réitérée, ne saurait légitimer l’euthanasie. L’euthanasie met en œuvre paradoxalement une logique de puissance attachée au médecin et vis-à-vis du malade en fin de vie. Choisissant les conditions de la mort et de son moment, l’homme se situe en maître de la vie en disposant de son terme. Souffrance et angoisse sont indignes de l’homme, la liberté se manifeste essentiellement dans un « faire opératoire » reposant sur des moyens techniques dont on maîtrise les produits, les outils, les étapes et le but : la mort. Le patient se projette dans l’avenir et décide d’une situation future en fonction de sa conscience présente. Il suppose qu’il aura la même appréhension de la situation au moment critique de la décision. La conscience se perçoit en dehors du temps, immuable. Il est cependant facile de faire l’expérience qu’un événement projeté dans le futur n’est jamais tel qu’on l’avait imaginé lorsqu’il se présente. C’est en quoi la conscience n’est pas au-dessus du temps, elle évolue avec le temps. En fin de compte, il n’est pas inexact de dire que l’euthanasie est en contradiction formelle avec toutes les juridictions, chartes et recommandations civiles ou religieuses et avec l’avis des différentes instances éthiques de notre pays. Le seul pays au monde qui l’a légalisée est la Hollande qui ne l’a pas pour autant innocentée de son caractère criminel. L’euthanasie est le moyen le plus sûr et le plus radical de supprimer la douleur, immédiatement et sans retour, mais elle ne résout pas les problèmes, elle supprime le problème en supprimant le malade. Le fait de donner la mort à autrui, sous quelque prétexte que ce soit, doit rester frappé d’un interdit absolu. Il ne faut pas légiférer en cette matière. Formulée en termes nécessairement généraux et imprécis, une loi exposerait à toutes les interprétations et à toutes 436 437 P. Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, op. cit. J.-M. Mantz, op. cit., p. 70. 248 les dérives. On en a des exemples dans d’autres domaines. De plus elle anéantirait cet élément fondamental des rapports médecin-malade, la confiance. Oubliant de la sorte que le médecin est au service de la vie, non de la mort, ce conformément au serment d’Hippocrate : « Je jure par Apollon, médecin, par Esculape, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin que je remplirai, suivant mes forces et ma capacité, le serment et l’engagement suivant : (…). Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion. »438 10. Comment distinguer douleur et souffrance ? D’un point de vue éthique, la question qu’on pourrait se poser est la suivante : peut-on lutter contre la douleur efficacement sans nuire au malade ? Et si la douleur est l’Autre de la souffrance, comment comprendre que cette dialectique douleur-souffrance soit envisagée en creux du malade ? Nous placerons cette dialectique, avec Claude Bruaire, sous le régime de ce qu’il appelait de ses vœux « le sens de la souffrance », ou, l’existence pensée à l’aune de la souffrance pour lui donner sens. Incontestablement, on admettra, avec Bruaire, que cette analyse, à distance du malade, est vaine et académique. Au seul motif que le jugement la requiert et il est inévitable. Un tel énoncé anticipe déjà sur la critique de ce travail éthique, qui prend la fin de vie davantage comme thème que comme situation concrète, comme empirique même si l’éthique l’emportera toujours en cela que nos analyses sont nourries d’enquêtes, d’épreuves par le contact à la fois avec les malades et le personnel soignant, en médecine moderne comme en médecine traditionnelle. Cela dit, Bruaire s’attachera davantage à la catégorie de la souffrance qu’à celle de la douleur, même s’il admet volontiers que l’une fonde l’autre. Pour lui, en effet, « la douleur désigne la sensation « négative » dans l’agression localisée, en vivacité variable, réservant « souffrance » à l’épreuve de tout l’être, atteint en sa profondeur, dans son être personnel. »439 La douleur joue sur deux niveaux, un premier qui est la négativité sensorielle, et un second qui est de nature ontologique, la douleur engendrant la souffrance en ce que l’homme qui souffre, souffre en son être. Concernant la négativité sensorielle, dans l’empire de la douleur, tout se rattache à la contrariété, car en effet la douleur c’est la sensation éprouvée dans la contrariété, les sens subissent, contre leur gré, une certaine sensation, une certaine affection qui ne respecte pas la 438 Hippocrate, Connaître, soigner, aimer. Le serment et autres textes, op. cit., p. 17-18. Cl. Bruaire, Une éthique pour la médecine, De la responsabilité médicale à l’obligation morale, Paris, Fayard, 1978, p. 58. 439 249 volonté du sujet malade. La douleur frustre le malade, le met mal à l’aise, le dérange constamment puisqu’il ne parvient presque jamais à supporter son épreuve. La douleur le contraint également à l’accepter, elle mobilise ses forces sensorielles en les retournant contre lui-même. C’est en cela que Bruaire a raison de dire qu’elle est effectivement une sensation « négative ». La douleur ne se méprend pas, elle a son viseur qui sont les sens, et tout en elle travaille en contre-production de fonctionnement habituel et normal des sens, du physiologique. A cet effet, Canguilhem a raison quand il affirme : « Il est impossible de considérer la douleur comme l’expression d’une activité normale, d’un sens susceptible d’exercice permanent »440. La douleur, en ce sens, atteint l’humain, non pas en son être, en ce qu’il a de plus intérieur, de plus essentiel, l’autre de l’humain, mais en son système métabolique. L’épreuve douloureuse est toujours épreuve organique, épreuve qui prend l’humain à défaut au plan extérieur, en niant ses capacités sensorielles, en empêchant celles-ci d’opérer convenablement. On doit même se demander : pourquoi la vie s’est-elle choisie précisément la douleur comme signal d’alarme, et non un autre type de sensation ou un autre moyen d’alerte ? En somme, pourquoi la douleur ? Pourquoi la douleur en tant que qualité particulière ? Pourquoi la vie est-elle venue se doter d’un instrument de conservation qui nuit à tel point au vivant ? Cet espace d’interrogations, aussi importantes par la portée de leurs enjeux éthiques qu’intimidantes par leur difficulté, ont conduit Ophir Levy à formuler trois hypothèses principales : la première considère que ce qui a pu motiver l’organisme à se doter d’une telle qualité de sensation, c’est la dimension d’assignation de la douleur. Par assignation, dit Levy, « nous désignons la puissance d’accaparement, de priorité absolue, de convocation impérieuse de notre attention au danger, que constitue la douleur. »441 En effet, pour O. Levy, cette forme d’assignation s’explique par le fait que la douleur nous rive violemment au présent, nous emprisonne dans un ici et maintenant du corps impitoyable qui contrevient à la tendance de la conscience à se projeter. Il convient d’ailleurs de se demander si la douleur ne constitue pas la seule expérience qu’un sujet puisse faire d’un « présent pur », pour autant que cette notion ait un sens. Le présent pur intervient à partir du moment où l’épreuve douloureuse est vivante au moment où elle s’accomplit. Et le malade dit bien habituellement : « j’ai mal », « je suis malade » ou encore « j’ai des douleurs aux articulations, à l’abdomen »… Le présent pur de la douleur est toujours un présent en épreuve, un présent borné de part et d’autre par la douleur. La seconde hypothèse perçoit une certaine 440 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 55. O. Levy, Penser l’humain à l’aune de la douleur, Philosophie, histoire, médecine 1845-1945, Paris, L’Harmattan, Coll. « Ouverture philosophique », 2009, p. 189. 441 250 gémellité, voire identité, de la douleur et de la vie. Si, dans une optique freudienne, la vie résulte d’une intrication entre pulsions de vie et pulsions de mort, et si la pulsion de vie consiste fondamentalement en un faisceau d’excitations et de tensions que l’organisme cherche à apaiser, alors il est envisageable d’associer la pulsion de vie à la douleur. Cette dernière serait alors l’expression même de la vie. Pour le dire autrement, la vie jaillit de façon originaire dans la douleur, et on peut le remarquer à l’accouchement. C’est toujours avec douleur que la femme donne naissance, c’est toujours par et dans la douleur que la vie éclot. Enfin, la troisième hypothèse de Levy soupçonne une possible genèse de la conscience dans l’expérience que l’individu fait de la douleur. En effet, une douleur vécue est nécessairement ma douleur, ressentie en mon corps propre, et de fait, cette douleur circonscrit les limites de mon corps, esquisse mon individuation et enclenche un processus de réflexivité. Mais pourquoi la douleur est-elle douloureuse ? Pourquoi des signaux d’alerte d’un danger qui menace l’organisme devraient-ils forcément être douloureux ? On pourrait imaginer que la vie, pour se protéger, eut pu avoir recours à d’autres avertisseurs comme une soudaine démangeaison, un hoquet ou une montée de chaleur ? Nous reprenons donc à notre compte la formulation de Max Scheler qui se demande pourquoi la préservation de l’être vivant a-t-elle « recours à des moyens aussi barbares »442. C’est ici qu’entre en scène la première hypothèse rattachée à l’assignation. En effet cette réflexion sur l’éthique de la douleur nous invite plus sérieusement à faire grand cas de la douleur d’autrui, à considérer l’humanité dont il est le porteur. Mais si la douleur est à ce point le révélateur, au sens quasi photographique, de l’humain, elle le doit en grande partie à son devenir souffrance par la médiation de l’homme qui souffre. En raison de quoi, en effet, Bruaire souscrit entièrement. Le thème de la souffrance, dans le cadre d’une réflexion éthique au sens pratique, permet de questionner le thème de l’humain et le sens, ou les sens qui s’y rapportent. Car la souffrance peut nous y donner accès. Nous entendons ici par « souffrance », selon Ophir Levy, « le retentissement psychique de la douleur physique. »443 La souffrance est la douleur – car c’est la dernière qui produit la première – à un niveau qui ne réfère plus au tissu organique, au sensoriel, mais au psychisme, à l’être pour ainsi dire. Mais d’une manière plus critique, et d’un point de vue phénoménologique et psychanalytique, nous dirons que la nature même de la douleur exige que nous élucidions le mouvement qui, chez un sujet humain, conduit inexorablement les grandes douleurs à se faire souffrance. Dans ce sens, il est facile 442 443 M. Scheler, Le sens de la souffrance, Trad. P. Klossowski, Paris, éd. Montaigne Fernand Aubier, 1936, p. 11. O. Levy, op. cit., p. 186. 251 de démontrer la facticité d’une séparation étanche entre douleur physique et souffrance psychique. Il serait même tout à fait critiquable d’isoler manifestation organique, effets physiques de la douleur et le ressenti psychique correspondant. C’est dans cet ordre d’idée qu’il convient d’accorder une attention particulière à la proposition de Dominique Folscheid et Jean-Jacques Wunenburger : « On convient généralement que la douleur est plutôt d’ordre physique ou physiologique, que la souffrance plutôt d’ordre psychique ou moral. Il est vrai que l’on peut éprouver de la souffrance sans qu’il y ait douleur (…). Mais la réciproque n’est pas vraie : on ne peut éprouver de douleur sans souffrance. »444 C’est ce qui explique sans doute les différentes réalités qui rattachent la douleur au deuil, à la perte d’un être cher, à la souffrance ou à la maladie subies par autrui. La souffrance d’autrui, son deuil ou le mien, m’obligent, m’interpellent, me tourmentent, m’affectent au point que j’en éprouve la douleur. Mais cette douleur, précisément, se convertit en souffrance en prenant ancrage dans l’être de la personne qui l’éprouve. S’il est donc acquis que la douleur et la souffrance sont équidistants, par cela que « l’intensité et la durée de la douleur engendrent la souffrance la plus intolérable, sinon la plus « profonde » »445 comme c’est le cas des malades en fin de vie, la vraie question que pose Bruaire et par laquelle nous souhaitons achever ce point se concentre ici : peut-on maintenant évoquer la question du sens de la souffrance ? et n’est-ce pas la mépriser quand elle devient insupportable ? Bruaire commence par avancer l’hypothèse selon laquelle « il faut au moins se demander ce que serait notre existence sans souffrance, si l’anesthésie était son état normal, s’il n’y avait cette épreuve de soi, de soi sacrifié, dans la fragilité et la passivité qu’est la souffrance. »446 D’abord, ce qu’il faut comprendre c’est qu’il n’y a pas d’existence sans souffrance, il n’y a pas d’existence pure. Toute existence a toujours cette part de souffrance qui l’accompagne, l’éprouve, l’initie au grand livre de la vie. La souffrance qui éprouve l’existence n’est pas gratuite, en tout cas pas pour la conscience de celui qui la vit et sait en tirer le maximum de profit. L’existence n’est pas donc pas à sens unique, faite seulement de bonheur, de joie, elle est aussi traversée par des peines, la solitude et la souffrance. Et comme l’indiquait Paul Ricœur : « Ce qui spécifie l’éthique médicale dans le champ d’une éthique générale c’est la circonstance initiale qui suscite la structuration propre à l’éthique médicale à savoir la souffrance humaine. »447 C’est pourquoi aucune souffrance ne doit être méprisée, 444 D. Folscheid, J.-J. Wunenburger, « L’objet de la médecine », Philosophie, éthique et droit de la médecine, op. cit., p. 136. 445 Cl. Bruaire, op. cit., p. 59. 446 Ibid. 447 P. Ricœur, Le Juste 2, Paris, Esprit, Coll. « Philosophie », 2001, p. 241. 252 au contraire elle doit aider l’homme à comprendre qu’il n’est pas s’il ne souffre pas. C’est en souffrant que l’homme prend conscience de son existence, de sa finitude, car la souffrance l’aide à méditer sur son sort en tant qu’existant, en tant que sujet, en tant que solitude. La souffrance, en effet, est d’abord une catégorie de la solitude, car elle concerne chaque existant en son être. Non seulement la souffrance « est une impossibilité de se détacher de l’instant de l’existence. Elle est l’irrémissibilité même de l’être. »448 La souffrance convoque ici deux catégories, l’existence et l’être. L’existence de l’homme existant, parce que seul l’homme a conscience qu’il souffre, seul l’homme est capable de méditer sur sa souffrance, seul l’homme peut formuler un jugement sur sa propre souffrance. Si les autres êtres souffrent, ils sont dépourvus de cette instance qu’est la conscience qui leur permet d’accéder, in fine, au sens de la souffrance. C’est particulièrement ce sens dont l’homme est en quête pendant son existence, c’est ce sens qu’il veut connaître par la médiation de la conscience qui le pousse. En souffrant, l’homme-malade, l’homme-en-fin-de-vie s’accomplit pleinement dans l’instant de l’existence, en considérant cette dernière comme une épreuve à laquelle personne n’échappe. Ensuite la souffrance nous confine dans l’être, au plus profond de la solitude. « Il y a dans la souffrance une absence de tout refuge. Elle est e fait d’être directement exposé à l’être. »449 La souffrance atteint l’existence de l’homme qui la subit à partir de son être, car elle pousse l’homme à soi, à revenir à soi, à penser à soi et à se penser comme soi. C’est là que réside le sens profond de la souffrance, dans le fait qu’elle accule le souffrant jusque dans les recoins de son être. Cela étant, qu’est-ce qui, en dépit de cette irrécusable polarité, invite l’éthique à penser la fin de vie comme racine commune de la subjectivité et de la relation thérapeutique ? C’est l’extraordinaire enchevêtrement de ces deux phénomènes qui sont en réalité des expériences existentielles. La souffrance comme la douleur est une expérience fondatrice d’une nouvelle subjectivité, une subjectivité de l’affection, de la plainte, de l’appel, du cri, du gémissement, avant même toute prise de conscience qui n’est que secondaire. Et pourtant on conviendra que la souffrance est d’abord fondatrice de la vie, étant donné que c’est la femme qui donne naissance en criant, en gémissant, en hurlant, de même l’enfant qui naît, ce futur en homme, ce futur existant bien souvent pousse un cri pour annoncer sa venue au monde. Souffrance et douleurs sont donc une épreuve existentielle présente à même la vie, à même la naissance et nous accompagnent tout au long de l’existence, tout au long de notre vie. C’est donc dire que l’expérience de la souffrance et de la douleur ne commence pas en fin de vie, dans la maladie 448 449 E. Levinas, Le temps et l’autre, op.cit., p. 55. Ibid. 253 ou dans la relation thérapeutique ; elle est toujours déjà là, présente en ponctuant chaque moment décisif de notre existence. Autant la souffrance est fondatrice de la naissance, autant, dans le cas des malades en fin de vie, chez les mourants notamment, elle est fondatrice de l’événement de notre propre mort qui approche. La souffrance en effet accompagne l’épreuve du mourir, le mourir comme étant l’étape de la vie avant la mort, l’ultime étape qui prépare le mourant à sa mort, elle excède également l’horizon de ce mourir parce que antérieure à lui, et postérieure à lui, car en effet, après le départ final, après l’événement de la mort qui sépare définitivement l’homme de la vie, l’homme du monde et l’homme des siens, ces derniers continuent de souffrir du vide que laisse le disparu. La souffrance, à même la naissance, fonde une subjectivité encore inconsciente, ou, consciente sans prise de conscience, c’est-à-dire incapable de penser par soimême, de revenir à soi-même dans ce mouvement constitutif et permanent de la conscience qui se pose toujours comme sujet en acte. Mais la souffrance à l’horizon du mourir fonde une autre subjectivité qui est une subjectivité totalement désarmée, totalement impuissante, totalement vulnérable, soit par la situation objective et tragique qui la caractérise par la maladie incurable dont elle est prisonnière, soit par la prise de conscience de sa condamnation par la maladie et par l’impuissance de toute médecine qui ne parvient pas à avoir raison sur la maladie, soit encore par l’absence d’une totale conscience rendue possible par un coma, une alimentation artificielle, une dépendance totale du mourant à l’égard du médecin, de la famille, des proches ou des amis. La souffrance, on le voit, n’est jamais dans la mort mais avant et après la mort. Le mort lui-même, parce que sans vie, il ne connaît plus la souffrance, n’en fait plus l’expérience. Comme le montre Robert Zittoun, « la souffrance est plus durable que la mort qui est instantanée et nous amène parfois à souhaiter celle-ci, quand elle est intense, envahissante et ne nous lâche pas. »450 A travers la souffrance l’homme prend conscience qu’il est, qu’il existe, et que c’est sous cette double condition qu’il souffre. Car celui qui n’est pas ne souffre pas, et qui n’est plus, ne souffre plus, de même celui qui n’est pas encore ne connaît pas la souffrance. La souffrance nous introduit dans l’interrogation la plus aiguë qui soit : pourquoi je souffre ? Quel est l’intérêt d’une telle souffrance ? Que dois-je retenir de cette souffrance ? Cette souffrance est-elle un passage nécessaire, à quoi aboutira-t-elle ? La souffrance nous pousse à entrer dans nous-même, dans l’intimité personnelle. « Simplement la logique de notre existence, où l’esprit émerge difficilement de la vie, implique sans doute l’épreuve et la 450 R. Zittoun, La mort de l’autre, une introduction à l’éthique Clinique, Paris, Dunod, 2007, p. 217. 254 menace de la souffrance où s’affirme l’être personnel intime. »451 Et puis, la souffrance nous ramène à l’être quand habituellement nous y échappons. Avec la souffrance, nous ne pouvons plus reculer ni fuir nous-même, elle est l’impossibilité d’échapper à soi, d’échapper à la solitude à partir de laquelle l’homme peut se poser des questions ultimes qui touchent à l’existence. Quand ce dernier souffre, tous les thèmes de la vie passent en revue dans sa mémoire jusqu’à ce qu’il parvienne au thème de la mort qui angoisse tous les existants. En fait, d’un côté, la souffrance suspend tout en l’homme sauf la conscience du jugement, et de l’autre il passe tout en revue pendant toute la période où elle l’éprouve, pourvu qu’il en soit conscient. Voilà pourquoi, chez Levinas, « toute l’acuité de la souffrance tient à l’impossibilité de la fuir, de se protéger en soi-même contre soi-même ; elle tient au détachement à l’égard de toute source vive. »452 La souffrance implique le repli, le retranchement de l’homme en son être pour se penser finalement comme un être-pour-la-mort, une finitude, une fragilité que la maladie a mis au jour. La souffrance nous prépare à quelque chose de tragique ; en fin de vie, l’acuité de la souffrance plonge le malade dans l’idée de la mort, où finalement la conscience de la mort est qu’elle vient comme une inconnue, sans avertir, ou plutôt elle avertit par le biais de la souffrance. La souffrance est une catégorie ontologique. Dans ces conditions, l’homme est-il totalement désarmé ? Dans l’épreuve de la maladie où la médecine a du mal à vaincre ce qui nous rend mal, face à la souffrance où nous sommes retranché en notre être, sommes-nous condamné à la solitude, au sans issue ? 451 452 Cl. Bruaire, op. cit., p. 60. E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 265. 255 CHAPITRE II : FIN DE VIE ET BWITI « La tradition bwitiste est donc d’une très grande utilité pour la civilisation africaine et pour l’humanité. » Maître Atome Ribenga, La tradition bwitiste au Gabon – Voie directe de communication avec le Divin, Libreville, La maison gabonaise du livre, 2004, p. 106. 256 INTRODUCTION PARTIELLE La situation médicale des malades en fin de vie est aussi envisagée dans le Bwiti. Le Bwiti est une branche de la médecine traditionnelle, ou, pour être mieux dit conformément à la réalité sur le terrain et dans les pratiques qui remontent depuis les origines, le Bwiti est à part, et la médecine traditionnelle l’est également. La médecine traditionnelle dont on sait désormais qu’elle se divise en plusieurs médecines, en médecines ethniques, ou, en « ethnomédecines », organise son activité selon les rites, l’histoire et les procédés par lesquels les nganga opèrent. Le Bwiti appartient néanmoins au régime des médecines traditionnelles gabonaises, et on doit dire à cet effet que ces dernières années, il prend des proportions de plus en plus importantes au point de marginaliser quelque peu le travail qui se fait par les autres tradipraticiens. La médecine issue du Bwiti a sa particularité, et celle-ci rencontre également les cas de malades en fin de vie. Et on ne peut pas mettre ensemble la médecine traditionnelle et le Bwiti sans montrer les différences qui caractérisent l’autre par rapport à l’une. Etant donné que ce sont deux domaines qui se recoupent au niveau du soin, de la santé des populations et des personnes à l’échelle individuelle. C’est la raison pour laquelle nous mobilisons ce chapitre, stricto sensu consacré au Bwiti, pour montrer toute la fécondité éthique de cette organisation traditionnelle concernant le thème de la fin de vie. La question qui va guider la réflexion qui s’engage maintenant est celle de savoir : comment se fait le diagnostic d’une personne en fin de vie dans le cadre du Bwiti ? Car on doit dire ici que, au cours de nos enquêtes, nous avons remarqué une certaine démarcation entre le diagnostic des malades en fin de vie chez les nganga et autres guérisseurs, et celui qui s’opère dans les temples de Bwiti. Pourquoi mettons-nous en évidence cette démarcation ? Quel est son intérêt éthique ? 1. « Le fait » comme point de départ selon Aristote Examiner ces questions avec toute la rigueur philosophique nécessaire relève certainement d’un intérêt éthique que nous plaçons, avec Aristote, du côté « du « fait ». « Car, le point de départ, c’est le fait »453 pour autant que c’est lui qui nous informe, c’est de lui que nous partons en tant qu’il nous met sur la voie de la réflexion, et permet de nous questionner sur la manière dont les pratiques, les actes des tradipraticiens vis-à-vis des malades en fin de 453 Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., p. 56. 257 vie sont organisés. Or qu’est-ce que le fait ? C’est ce qui est observable, ce qui se donne dans le concret de l’expérience, dans le contact interhumain. Ce par quoi nous nous informons et qui nous informe, ce qui nous permet de formuler les problématiques, c’est-à-dire de transformer les problèmes en question. C’est que, c’est à partir des faits, des données connues par la pratique des soins dans les milieux traditionnels, que nous parviendrons à comprendre les principes éthiques qui en découlent. L’intérêt éthique de cette réflexion consiste à dire qu’ « il faut partir des données connues. »454 Dans ce sens, on doit cheminer avec Aristote pour comprendre la démarche éthique du diagnostic des malades en fin de vie dans le Bwiti, savoir partir des données connues de nous-même, c’est-à-dire le processus empirique qui permet au nganga de consulter son patient, de définir sa maladie pour savoir si elle conduit inévitablement à la mort par défaut de remède, par défaut de traitement curatif. Partir des données connues, c’est aussi prendre en compte la singularité du diagnostic dans le cadre du Bwiti et la place que prend le malade à ce moment précis où il joue un rôle déterminant dans la guérison comme dans la non-guérison entendue comme le résultat final du diagnostic. 2. Le Bwiti : une démarche pratique et théorique On verra que partir des données connues c’est encore mettre en question l’enquête de terrain, notamment partir le moment éthique de l’observation du diagnostic en présence des acteurs du soin que sont le maître-guérisseur, le malade et les proches. Il s’agit pour nous du travail du rendu de l’observation, des faits concrets, des situations concrètes que nous avons pu vivre de manière assez particulière, puisque chaque cas que nous avons rencontré avait sa particularité par l’histoire du malade, son passé, ses ancêtres, sa pathologie. On conviendra, avant de nous engager dans cette voie éthique concernant les données connues, de donner un certain nombre d’information sur le culte du Bwiti et en quoi il se distingue des autres pratiques de soins dans le régime de la médecine traditionnelle. Ce premier moment de notre réflexion invite déjà à opérer une distinction très nette chez les bwitistes, entre savoir et connaissance. Cette distinction est la pierre de touche qui permet de comprendre le Bwiti, à la fois comme religion et comme système de santé. On verra également que l’éthique est déjà à l’œuvre dans cette distinction. Car tout le système de santé concentré dans le Bwiti est profondément ancré dans cette distinction qui présente deux niveaux de responsabilité, deux manières d’aborder le malade et la maladie, deux approches de l’acte pathologique. Dans ce chapitre, nous allons montrer comment la tradition bwitiste prend en charge les malades en fin 454 Ibid., p. 55. 258 de vie, comment elle appréhende la maladie mortelle et comment est prise en charge la douleur, quels soins sont administrés aux souffrants. La question éthique qui va diriger ce chapitre et à laquelle nous tenterons d’apporter des réponses est celle de savoir comment, dans le Bwiti, le statut de personne est envisagé, et si un tel statut échoit toujours au malade en fin de vie ? 259 I. DES ORIGINES DU BWITI : TRADITION ET MEDECINE Sur le Bwiti, on peut écrire toute une encyclopédie, tant les informations et les pratiques qui s’y rattachent abondent. Le divers de la médecine traditionnelle s’y concentre. Mais ceci n’est pas l’objet de cette analyse. Ici il sera plutôt question de montrer la naissance du Bwiti, son évolution, son expansion à travers le Gabon particulièrement, le renouvellement de son enseignement et des pratiques, et surtout, d’abord, ce qu’il est : sa définition en creux de la médecine, pour ainsi dire. Pour commencer, nous dirons que le Bwiti est d’origine pygmée. « Il viendrait du verbe ebweta qui signifie arriver, parvenir, aboutir, déboucher d’un endroit dans un autre. »455 Selon les ethnies, on l’appelle Bwete, ou Bwiti, il s’agit toujours de la même chose car cette différence orthographique ou de prononciation ne change véritablement rien à son contenu. Les Pygmées y voyaient un moyen sûr pour l’homme d’accéder à un au-delà de l’homme, de quitter son état actuel, son état de connaissances faites d’illusions, de tromperie et de changement vers un état de connaissances plus réelles, plus solides, plus rassurant. C’est l’image de la visite dans l’autre monde, celui des ancêtres et des esprits. Le Bwiti est, selon toute vraisemblance, très ancien puisqu’il semble qu’il était déjà connu au temps de la Traite des Noirs, au XVIIIe siècle. 1. Le Bwiti et la nature : exploitation ou protection ? Le Bwiti vient de la forêt, et s’est constitué autour d’un Bois Sacré. « C’est une religion, à la fois animiste, puisque les plantes et les arbres sont considérés comme habités par des esprits, et universaliste, car il n’y a pas de Dieu à forme humaine, mais une puissance vague et abstraite, le Bwiti, présent dans le cœur de chaque homme. »456 Le Bwiti est la religion qui croit aux forces de la nature, à leur présence agissante, à l’idée qu’elles communiquent avec nous et nous avec elles. C’est pourquoi on verra que la forêt est son lieu de prédilection, d’abord parce que ce sont les Pygmées qui sont à l’origine du Bwiti, or comme nous le savons, la Pygmées, ces hommes particuliers par leur petite taille, ont depuis toujours la forêt come habitat primitif. Ce sont eux, en effet, les premiers habitants du Gabon, 455 V. Rivalec, Mallendi, A. Paicheler, Bois sacré. Initiation à l’iboga, La Laune, Au diable vauvert, 2004, p. 134. 456 Ibid. 260 et si le Bwiti naît avec eux, c’est qu’il puise sa force dans la forêt, c’est qu’il travaille avec la forêt et tout ce qu’elle recèle en matière d’esprits, de plantes, de secrets, etc. Le Bwiti dans sa forme la plus élaborée, dans toute son efficacité, opère dans la forêt. C’est pour cela qu’il est « une science de la nature, l’universalité de la forêt : l’apprentissage du bwiti passe par la connaissance des plantes et de leurs effets thérapeutiques et magiques. »457 Le Bwiti nous introduit dans un rapport éthique qui consiste à prendre la nature comme partenaire, comme vis-à-vis, comme une altérité digne de respect et avec laquelle l’homme peut commercer tout le long de son existence. Au-delà d’un simple rapport écologique qui ménage la nature en vue de préserver l’équilibre de l’écosystème et la protection de l’environnement pour les générations futures. La forêt est aussi un espace sacré où habitent les génies, des entités invisibles au service de l’homme. Dans le contexte de la médecine traditionnelle en général et du Bwiti en particulier, la forêt désigne la nature à l’état brut, pur et favorable à toute activité thérapeutique. La nature définit l’ensemble de tout ce qui est, mais plus spécifiquement, elle réfère à un monde qui n’a pas encore connu de transformation brutale par l’homme, un monde autonome qui se régénère par lui-même. En raison de quoi Hegel disait que « la nature est en soi un soi un tout vivant »458. La nature désigne encore la forêt (afane, en fang) comme un espace de spiritualité qui demande à rencontrer le nganga et le malade, le nganga, le patient et ses proches, le nganga et les esprits ; elle est l’habitat originaire de l’humanité, et l’habitat symbolique de l’homme. La plupart des rites initiatiques ou thérapeutiques ont lieu dans la forêt. Son exploitation requiert également sa protection au motif que la seconde est une condition pour la première. Et comme l’a bien vu Mvone-Ndong : « La conformité à la nature est essentielle pour celui qui vit en fonction des principes de sa tradition ancestrale : l’homme est vulnérable dès lors qu’il n’est plus en relation harmonieuse avec cet environnement. »459 Nous savions depuis Descartes et Heidegger, que l’homme, à cause de l’invention de la technique, pouvait se rendre « maître et possesseur de la nature », en violant ses secrets, en exploitant de manière abusive ses richesses, et surtout en la désacralisant. Mais dans le Bwiti et chez les populations de la forêt gabonaise, un intérêt plus que sacré lie l’homme à la nature, il s’agit en fait d’un véritable impératif éthique au sens de Jonas qui conjoint l’homme à ne plus se servir de la nature comme un simple objet exploitable sans fin, mais comme une altérité à respecter, une différence fondamentale, un tout dont notre vie, voire notre survie 457 Ibid. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, La philosophie de la nature, op. cit., p. 112. 459 S.-P. E. Mvone-Ndong, La nature entre rationalité et spiritualité, op. cit., p. 24. 458 261 dépend. Jonas disait à cet effet que « l’homme construit une demeure pour son être humain authentique – à savoir l’artefact de la cité. »460 Ce qui revient à dire que la nature est habitable, comme l’homme est un être d’habitation, elle est la première habitation de l’homme, celle-là-même qui est antérieure à la cité avec ses infrastructures et ses superstructures. La nature, certes, précède l’homme, mais elle peut encore le précéder quand elle va à sa perte et contribuer, de fait, à sa fin, lui nuire, si elle n’est pas tenue en respect et à distance telle une altérité radicale à travers laquelle l’homme ressent sa propre présence au monde. N’est-il pas vrai en effet que la cité est une invention humaine, et la nature une protection humaine ! La nature pour les populations de la forêt gabonaise respire comme l’homme, parle comme l’homme, se renouvelle comme l’homme, fait silence comme l’homme, fait du bruit comme l’homme. Elle est vulnérable au même titre que l’homme, et comme le souligne Jonas, sa vulnérabilité se manifeste au niveau de l’agir humain, le savoir et le savoir-faire qu’il déploie, et par conséquent « par l’intervention technique de l’homme – une vulnérabilité qui n’avait jamais été pressentie avant qu’elle ne soit manifestée à travers les dommages déjà causés. »461 Quand en Occident, la nature de l’agir humain s’est profondément modifiée, au Gabon particulièrement, cette modification intervient également comme par contamination, puisque les politiques exploitent la nature par l’exploitation abusive du bois ou des ressources naturelles comme le fer, le manganèse, le pétrole et autres matières premières issues du soussol. 80% de la superficie du Gabon est recouverte de forêt, c’est, avec toute la forêt équatoriale et le bassin du Congo, après l’Amazonie, le deuxième poumon de la planète. Le devoir éthique qui s’y rattache donc n’est pas seulement vital pour les populations gabonaises mais pour l’ensemble de la planète. Se manifeste alors un nouveau type d’obligation dans la nature auquel les nganga et les tradipraticiens souscrivent bien parce qu’ils entendent et comprennent parfaitement le sens éthique de cette interpellation. La nature n’a pas seulement un intérêt utilitaire, elle a également, chez Jonas, un intérêt éthique au plan de sa conservation, de son utilisation mesurée, respectueuse en creux du destin de l’homme en tant qu’il dépend lui-même de l’état de la nature. Contre la conception scientifique, économique et politique dominante de la nature, les nganga, les bwitistes et les populations de la forêt gabonaise, en accord avec Hans Jonas, opposent « tout droit théorique de penser encore à la nature comme à quelque chose qui mérite le respect 460 H. Jonas, Le principe responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique, Traduit de l’allemand par Jean Greisch, Paris, Champs Flammarion, 1998, p. 23-24. 461 Ibid., p. 31. 262 puisqu’elle réduit celle-ci à l’indifférence de la nécessité et du hasard et qu’elle l’a dépouillée de toute la dignité des fins. »462 Cela voudrait dire que le concept de dignité a des fins que l’on retrouve dans le registre kantien, élargit sa sphère en ne s’adressant plus uniquement à l’homme en tant qu’être humain doué de raison, mais à la nature, en tant que sa vie, et sa survie en dépendent. L’éthique, de ce point de vue, s’élargit, étend son réseau à l’extrahumain, car tout ce qui contribue à l’équilibre et au maintient en vie de l’homme, parce que l’homme en dépend, a droit à des égards, au respect. La nouvelle éthique, celle suggérée par Jonas qui transcende l’éthique traditionnelle, prend en compte l’évolution de la société mais également l’anté-société, l’ « artefact » pour ainsi dire. Jonas renouvelle profondément l’éthique, et les populations de la forêt gabonaises qui sont, toujours déjà, dans cette conception, admettent l’idée d’un « droit éthique autonome de la nature » qui prend ancrage dans « le bien humain mais également le bien des choses extra-humaines, c’est-à-dire étendre la reconnaissance de « fins en soi » au-delà de la sphère de l’homme et intégrer cette sollicitude dans le concept de bien humain. »463 La nouvelle éthique, en somme, est une éthique de la nature et de l’environnement qui commande à l’homme de préserver l’intégrité de la nature là où elle est menacée, c’est-à-dire au niveau de la vie. C’est dans cette vie même que le Bwiti puise, recueille, c’est elle qu’elle respecte en regardant la nature toujours déjà, encore, comme une altérité. Car la nature a une vie, et de cette vie dépend celle de l’homme, elle doit, par suite, être préservée pour que l’homme le soit également. Il n’est donc pas inexact de penser, avec D. Folscheid, que « le respect de l’homme à l’égard de l’homme et de son humanité implique le respect de la nature en tant que Terre. »464 C’est en cela qu’ il convient de dire que la nature et la Terre ont précédé l’homme, puisque Pascal nous indique bien que l’homme est le plus faible roseau de la nature, sans doute le dernier né de la nature, mais en tant que « roseau pensant », il doit mettre sa pensée au service de la nature en vue de la préservation de l’espèce humaine. Car c’est au dernier rejeton de la nature qu’il incombe la responsabilité de veiller aux êtres et aux choses qui, à leur tour, deviennent faibles en raison de leur âge, de leur exploitation abusive, de leur vulnérabilité. Comme si le dernier, le plus faible, était devenu le premier, le plus fort. L’éthique environnementale inspirée du Bwiti, en tout cas, prescrit à l’homme cette 462 Ibid., p. 35. Ibid., p. 34. 464 D. Folscheid, Ethique, « Pour une philosophie de l’écologie », Ethique. La vie en question, Revue de recherche interdisciplinaire (Philosophie – Biologie – Médecine – Droit – Histoire – Théologie), N° 13 « L’écologie. Humanisme ou naturalisme ? », Paris, éd. Universitaires, 1994, p. 31. 463 263 responsabilité à l’égard de ce qui le précède et avec lequel il est convié à vivre en harmonie et dans un total respect de ses lois. 2. Le Bwiti et sa diffusion L’histoire nous enseigne que les esclaves pygmées étaient très réputés comme batteurs des tambours et danseurs de Bwiti, et ont fait connaître leur rite au-delà de leur territoire. Une fois que le Bwiti est sorti de la forêt profonde des Pygmées et qu’il a été adopté et réinterprété par les Tsogho et les Apindji du centre sud du Gabon, il n’a cessé de se diffuser suivant le fleuve de l’Ogooué, axe majeur de communication et de confluence des peuples du Gabon qui traverse le pays d’est en ouest, de la forêt profonde à la mère. L’histoire de la diffusion du Bwiti est liée aux déplacements, aux contacts entre populations, dans un pays caractérisé par une vie spirituelle intense, et une grande réceptivité au contact et aux brassages. C’est ainsi que les Tsogho et les Apindji se sont réappropriés le premier Bwiti des Pygmées, et l’ont considérablement développé. Aujourd’hui encore, Tsogho et Apindji se disputent l’invention du Bwiti. D’un côté les chants du Bwiti sont en grande majorité en langue tsogho mais d’un autre côté, les Apindji ont été les seuls à résister à l’évangélisation et à refuser le baptême, pour défendre le culte traditionnel. Pour Raponda-Walker et Roger Sillans, « si nous voulons tenter de pénétrer les secrets du Bwiti, il nous faut gagner le pays tsogho situé, approximativement, à la hauteur de la lagune du Fernand-Vaz. »465 La question qu’on peut se poser est bien celle de savoir qui sont les Tsogho ? Ils sont une race de montagnard établis sur la ligne de partage des bassins de la Ngounié (affluent principal de la rive gauche de l’Ogooué) et de l’Ikoï (le plus fort tributaire de la rive droite de la Ngouniè). Ils sont séparés de la Ngouniè, par une succession de tribus riveraines qui sont, de Sindara à Mouila : les Vili, les Ivéa, les Eshira, les Apindji, les Punu. Dans l’intérieur, ils continuent, au Nord et à l’Est, aux Kélé et aux Simba ; au Sud, ils touchent aux Sango. On doit ajouter que, d’après les « vieux », qu’A. Raponda-Walker avait interrogés autrefois, les Tsogho ont d’abord habité le versant droit de l’Ogooué, dans l’intérieur du pays. Ceci dit, les Tsogho s’apparentent de très près, notamment par la langue et probablement aussi, au point de vue ethnique, aux Apindji, aux Simba, aux Okandé et aux Ivéa. Et l’histoire veut que le Bwiti, après s’être diffusé aux populations proches des Tsogho et des Apindji, soit arrivé chez les Fang. La version fang du Bwiti est la plus connue à ce jour, et celle qui suscite le plus d’intérêt auprès des chercheurs, car la plus en vogue, la plus pratiquée, la plus répandue. 465 A. Raponda-Walker, R. Sillans, Rites et croyances des peuples du Gabon, op. cit., p. 187. 264 Auparavant, les Fang, ethnie dominante du Gabon, du Sud Cameroun et de la GuinéeEquatoriale, célèbres pour les statuettes et les reliquaires de leur culte des ancêtres, le Byéri, ne mangeaient que la plante appelée alan, et c’est dans l’Iboga (la plante du Bwiti) qu’ils auraient retrouvé les mêmes effets et les mêmes résultats. Les sources extérieures à la tradition orale bwitiste, missionnaires ou administratives, ne fournissent pas de témoignages de la présence du Bwiti chez les Fang avant la Première Guerre mondiale ? En revanche, les biographies légendaires des premiers initiés font remonter la diffusion du culte en milieu fang à la fin du XXe siècle, certaines versions associant son arrivée dans l’estuaire au retour du bateau de l’explorateur Savorgnan de Brazza. Ce sont les travailleurs Tsogho, Sango, Apindji ou Elombo, recrutés comme cuisiniers ou manœuvres dans les chantiers forestiers de la région de l’estuaire (autour de Libreville, la capitale) mais aussi de la ville de Lambaréné, qui ont colporté le Bwiti auprès des travailleurs fang, eux-mêmes coupés pour une longue durée de leurs attaches spirituelles (culte du Byéri et du Melan pour ne citer que ceux-là). La transmission du Bwiti s’est donc accélérée dans ce lieu de brassage qu’est le chantier forestier. La nuit, les cérémonies spectaculaires menées par les initiés ne pouvaient laisser quiconque qui y assistaient indifférent. Puis les travailleurs Fang sont retournés dans leurs villages avec de l’argent, et avec cette plante (l’iboga, la plante du Bwiti qu’on appelle encore eboga, selon les milieux ethniques) et ce rite aux vertus impressionnantes qui leur permettaient de communiquer avec leurs ancêtres les plus illustres. C’est alors que le mouvement de diffusion s’est étendu vers le Nord du pays jusqu’en Guinée équatoriale et au Sud du Cameroun ou les Fang sont nombreux. Mais dans un premier temps, jusqu’au milieu du XXe siècle, le Bwiti restera secret et minoritaire dans ce peuple, porté par des familles isolées ou par de jeunes chefs qui n’engagent qu’eux-mêmes, à cause de la désapprobation puis de la répression des églises chrétiennes – qui venaient de mener avec succès l’évangélisation de ce peuple très réceptif aux influences extérieures. Notons, du reste, que le Gabon, et particulièrement la région de l’Estuaire, est, depuis maintenant plus d’une quarantaine d’années, le lieu de production d’une multiplicité de cultes à finalité religieuse ou thérapeutique regroupés sous les appellations « Bwiti ». On définit aussi le Bwiti par le terme de religion d’iboga, du nom de la plante qui l’accompagne au cours de ses pratiques rituelles thérapeutiques. Le Bwiti a été dénoncé par ceux qui l’ont refusé comme la religion des « bilopes », terme employés par les Fang pour désigner les « autres », c’est-à-dire toutes les populations du Sud du Gabon, ou les Gabonais non Fang en général. On a pu dire aussi que c’était une religion adoptée par les « sans-famille », des gens sans repères religieux, dépouillés de leurs 265 reliques, de leurs objets de culte, suspectés de se chercher des ancêtres d’adoption ou d’importation par des procédés détournés. Les bwitistes sont régulièrement accusés de se procurer des crânes par la profanation des tombes des morts ou par le meurtre rituel des vivants. Le Bwiti est assimilé par ses adversaires au ngbwel (la sorcellerie) alors que précisément, il prolonge les cultes antisorcellerie traditionnels, comme le ngi (un rite secret fang qui servait, à l’origine, un but militaire de réparation des défaillances des guerriers en les « réincorporant » au village. Par la suite, il s’est transformé en « tribunal religieux », servant à démasquer les fauteurs de troubles, sorciers, jeteurs de sort et autres esprits malfaisants qui portaient atteinte à l’équilibre social). 3. Histoire d’une répression Au fil du temps, la peur du Bwiti laisse vite la place à une répression organisée qui s’abat non seulement en pays fang mais dans tout le reste du Gabon, contraignant les bwitistes à la clandestinité. Ils s’organisent en société secrète. Il devient ainsi « une société secrète masculine qui a ses rites, son règlement, ses séances secrètes et ses réjouissances publiques. »466 A travers le pays, l’évangélisation prend un tour plus radical et personne n’y échappe. Seuls les Eshira parviennent à résister aux campagnes d’évangélisation, refusant le baptême, défendant leurs traditions. Les lieux et les objets du Bwiti sont cachés, car les missionnaires n’hésitent pas à incendier, parfois même des villages tout entiers. Les forgerons, sculpteurs, tisserands de raphia qui fabriquent des objets traditionnels du Bwiti sont traités de sorciers, de « vampireux » ; on les empêche de d’exercer et de transmettre leurs savoir-faire tout en récupérant leurs œuvres pour les musées. Des hommes et des femmes sont fusillés pour l’exemple. Alors la résistance s’organise. Comme le montre Georges Balandier, « le Bwiti tend à s’établir en tant que croyance concurrente, adaptée aux exigences des Noirs dans leurs rapports avec le sacré, et intervenant à l’encontre de la contrainte missionnaire. »467 On pratique les cérémonies près de chutes d’eau, pour couvrir le bruit des instruments. Les jeunes hommes apprennent à survivre en forêt et à se défendre dans « l’armée du Bwiti ». La clandestinité rapproche les bwitistes isolés : un véritable réseau intervillageois relie les familles bwitistes. Ce fonctionnement en cercle fermé alimente alors un certain traditionalisme. 466 467 A. Raponda-Walker, R. Sillans, Rites et croyances des peuples du Gabon, op. cit., p. 193. G. Balandier, Afrique ambiguë, Paris, Plon, Coll. « Terre humaine/poche », 2008, p. 302. 266 Chez les Fang, la répression menée par les missionnaires s’accentue sérieusement dans les années trente et les premiers bwitistes tués (comme Nkomba ou Nguema Bibang) sont érigés en martyrs. De nouveaux leaders prophétiques sortent de la clandestinité, fondent des mouvements religieux inspirés du Bwiti (comme Assumgha éning créé par Ndong-Obame Eya) et commencent un prosélytisme actif au sein de la population fang. La répression dure jusqu’à la décolonisation. En 1958, est proclamée la République du Gabon ; en 1959, Léon Mba est premier ministre ; et en 1960, c’est la fin de l’Afrique équatoriale française et le Gabon devient un pays indépendant. Ironie du sort, Léon Mba luimême et par la suite Omar Bongo, qui prend le pouvoir à la mort de Mba en 1967, sont tous deux bwitistes. Ainsi donc, la répression n’est pas parvenue à endiguer la diffusion du Bwiti. Au contraire, elle a contribué à souder les bwitistes, l’interdit ajoutant une force supplémentaire aux cérémonies. Le monde de la nuit a échappé aux Blancs. Et le Bwiti fang mélangeant Bwiti traditionnel et références chrétiennes a pris son essor, porté par de populaires « prophètes ». Après la décolonisation, devant le constat que ce Bwiti-là n’entamait en rien la foi de leurs paroissiens – bien au contraire, puisque l’iboga leur procure des visions bibliques, les églises ont abandonné leur politique répressive, préférant fermer les yeux sur ces pratiques nocturnes et se cantonner à une attitude désapprobatrice. Nombre de Fang vont à l’église le jour et au temple du Bwiti la nuit. Il y aurait aujourd’hui au Gabon plus de 95% de chrétiens et 15 à 20% de bwitistes. Le Bwitiste reste donc encore assez minoritaire, mais il est en pleine renaissance, et connaît même un succès grandissant au Cameroun. Il lui faudra maintenant composer avec la concurrence des sectes évangéliques d’importation qui fleurissent dans cette région de l’Afrique, portées par des missionnaires d’un nouveau genre qui promettent la rédemption. Mais il ne s’agit pas du monde la nuit. Chez les Fang, la répression menée par les missionnaires s’accentue sérieusement dans les années trente et les premiers bwitistes tués (comme Nkomba ou Nguema Bibang) sont érigés en martyrs. Maintenant que l’histoire est connue, il est temps d’expliquer un peu mieux ce qu’est le Bwiti. Le Bwiti est-il à la fois une religion, un culte des ancêtres et une confrérie ? C’est un chemin de connaissance permettant la compréhension des interrelations entre le monde « céleste » et le monde terrestre, et une appréhension globale du fonctionnement de l’univers. C’est aussi pour ceux qui suivent l’enseignement, une université de la forêt. A partir de là, les adeptes du Bwiti se vantent d’avoir une connaissance du Monde et des choses, plus grande, voire même infiniment plus grande que celle des autres hommes. Quoi qu’il en soit, il est 267 d’avis que cette connaissance, dont ils se targuent« C’est enfin une société thérapeutique. »468 Et c’est cet aspect des choses qui nous intéresse au plus haut point, même s’il nous serait difficile de dissocier la pratique thérapeutique et le culte à proprement parler, ou la pratique thérapeutique et la religion, ou encore la pratique thérapeutique et la confrérie. C’est que, visiblement, tout se tient tel un système. Le bwitiste croit au monde des esprits, il croit aussi à une puissance abstraite et incarnée en chaque homme et en ses ancêtres, une sorte de conscience collective qu’on appelle Bwiti, et à la rencontre de laquelle on va pendant l’initiation. Le Bwiti est une véritable société avec ses lieux, ses rôles, son enseignement, ses tabous et ses secrets. La dimension collective y est très importante. On se fait initier en groupe. On y apprend à vivre en groupe. Les cérémonies comportent de nombreux participants, et pour certaines, encore plus spectaculaires. C’est l’occasion de régler les conflits : les chants appellent les choses de la vie, les gens évoquent leurs soucis, leurs discordes, les nganga servent de médiateurs, et on se réconcilie. L’union et l’harmonie du groupe sont nécessaires pour la réussite des cérémonies. Les lieux où se réunissent les bwitistes sont les mbanza, le bwengué et le nzimbe. Le mbanza c’est la maison du Bwiti, le corps de garde. Le Bwiti est un enseignement spirituel et pratique. C’est un processus long et il faut des années pour arriver au bout de ce chemin de connaissance qui ne se dévoile que progressivement. Le Bwiti enseigne les origines du monde, des hommes, la mythologie du Bwiti et de l’iboga, aussi bien que les rites et les symboles des cérémonies. On y acquiert des connaissances sur la nature, les plantes et les animaux, et leur usage spirituel et thérapeutique. 4. Le Bwiti comme champ théorique et empirique Pour revenir à la distinction faite par les bwitistes entre savoir et connaissance, autrement dit entre religion et système thérapeutique, il convient de préciser que pour Maître Atome Ribenga, « le premier est une instruction sans expérience. Il énonce seulement des faits sans proposer les expériences qui permettent de vérifier l’exactitude de ces faits. »469 Le propre du savoir, c’est l’énoncé, c’est le théorique, c’est la formulation. Le savoir explique, définit, d’autant plus qu’il est coupé de l’expérience, qu’il n’a pas droit de cité dans la réalité concrète des faits qu’il se borne seulement à manipuler avec les concepts, avec les idées qu’il exploite à a guise. Comme la vertu, le savoir ne s’acquiert, ni par la pratique, ni par l’expérience, mais seulement par l’enseignement. Il hiérarchise, classifie, opère des 468 469 V. Ravalec, Mallendi, A. Paicheler, op. cit., p. 142. Maître A. Ribenga, op. cit., p. 14. 268 distinctions par catégorie. Le propre du savoir, c’est également la recherche du même, de l’unique, du caractère commun comme ce qui s’applique à tous les cas malgré leurs différences. Cet examen du même dans la différence permet de comprendre que le savoir s’engage sur la voie de la science, car tout ce qui peut s’enseigner appartient au régime de la science. Le savoir énonce seulement des faits sans proposer des expériences qui permettent de vérifier leur exactitude. Tel est son principal handicap, et tous ceux qui s’approchent du Bwiti doivent en être conscients. Cette instruction sans expérience produite par le savoir concerne également les enseignements, les renseignements et toutes les recherches théoriques qui tournent autour du Bwiti à travers le recours à l’information par les livres, les entretiens avec certains maîtres, le contact avec certains initiés, etc. Car il y en a qui ont abordé ce domaine à distance, et il y en a également qui l’ont abordé de manière directe. Dans cet ordre d’idée, on pourrait dire du Bwiti qu’il « est décrit dans les rares livres qui en parlent comme une société secrète à vocation mystique, un culte voué aux ancêtres, un système de croyance archaïque se perdant dans la nuit des temps. »470 Et on comprend qu’on peut apprendre un nombre considérable de choses des autres dans les livres, sans les avoir vérifiées ou expérimentées soi-même pour en constater le bien-fondé. « C’est donc un enseignement non fondé sur l’expérience et la pratique. C’est cela le savoir. »471 On le voit, ce qu’est le Bwiti au plan du savoir n’est pas ce qu’il est au plan de la connaissance. Quelle est leur différence fondamentale ? Qu’est-ce que la connaissance apporte de plus par rapport au savoir ? La connaissance est présentée comme étant, quant à elle, « le résultat de l’expérience à laquelle on est livré soi-même après la doctrine, la théorie, l’enseignement et dont l’exactitude est établie, prouvée. »472 La connaissance est un enseignement fondé sur des expériences individuelles ou collectives qui ont été menées dans le passé par un ou plusieurs individus ou groupes d’individus qui, eux, sont arrivés aux résultats que nous recevons aujourd’hui sous forme d’enseignements et qu’on nous propose encore d’expérimenter nousmême, individuellement ou collectivement pour arriver aux mêmes résultats. Dans le domaine du Bwiti, on considère en effet que ces expériences concernent l’Esprit ou Dieu, la nature ou l’Homme dans son intégralité, c’est-à-dire son corps et son âme. Elles permettent à l’Homme de se connaître d’abord et d’établir ensuite, lui-même, des contacts personnels avec Dieu et la nature, en même temps qu’il aura la connaissance des lois universelles. L’homme acquiert alors à l’issue de ces expériences une grande confiance, une foi (certitude) active et 470 V. Ravalec, Mallendi, A. Paicheler, op. cit., p. 13. Maître A. Ribenga, op. cit., p. 14. 472 Ibid. 471 269 inébranlable ainsi qu’une adhésion totale à l’enseignement reçu. Car la vitalité de l’enseignement du Bwiti passe par l’expérience des patients qui accèdent à un autre niveau de conscience qui leur permet de se regarder eux-mêmes. Il n’y a ainsi plus de doute possible. C’est également la pratique de cette forme d’enseignement qui apporte beaucoup de changement dans le sens de l’évolution physique et spirituelle de l’homme. Notons qu’une partie de ces connaissances est encore transmise oralement aujourd’hui et non par écrit, malgré l’invention de l’écriture et de l’imprimerie. Cela dit, il existe au niveau des représentations du savoir initiatique, dans les manières dont on en parle, une double liaison : celle du savoir et du secret, celle du savoir et du pouvoir. La première repose sur une thèse qui domine toutes les discussions entre initiés et non-initiés : il n’y a de science que secrète, il n’y a de science que de choses cachées, ce qui transforme tout enseignement initiatique en révélation ou en dévoilement d’un mystère, opération qui suppose des précautions particulières quant à la préparation du sujet récepteur et quant aux conditions spatiales la vision ne se raconte que dans le nzimba. Le prophète ne parlera que dans le mbandja ou temple. Si le savoir initiatique réclame de telles précautions, c’est qu’il est source de pouvoir. Ceux qui « savent » sont aussi ceux qui sont « forts ». Savoir c’est pouvoir, c’est posséder une maîtrise de la vie et de la mort. En fait, dans le chapitre des soins et des consultations concernant les malades en fin de vie, cette dialectique du savoir et du pouvoir rend compte de la manière dont le savoir, c’est-à-dire se savoir agonisant, mourant, partant, près de la mort, candidat à une mort certaine n’empêche pas le pouvoir, bien au contraire il rend fort, aide le mourant à affronter sa propre mort. Si la maladie exerce un certain pouvoir sur le mourant, néanmoins elle lui confère aussi, grâce au savoir, grâce à l’initiation, un autre pouvoir, un pouvoir autre qui ne se retourne pas contre le malade ni contre la maladie à proprement parler, mais qui aide le mourant à aller au-devant de la mort avec sérénité, qui est une forme de soin au point de vue moral, car « en sachant » le mourant voit son être apaisé. Le pouvoir à l’œuvre dans la médecine Bwiti n’est pas à la porté du non-initié, ni de l’hôpital, ni de la médecine moderne. Cette dialectique du savoir et du pouvoir se réfère à la représentation d’un pouvoir imaginaire qui voile en grande partie celui que la rétention du savoir initiatique confère réellement aux vieux initiés dans le cadre des rapports internes à la communauté. C’est dans la mesure où se perpétue le clivage entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas que le savoir initiatique existe. Si l’on supprime ce clivage et par conséquent son intérêt éthique concernant la capacité de l’initié – le mourant – à pouvoir accepter et affronter sa propre mort, celle rendue imminente à la faveur du pouvoir de la maladie sur le corps, c’est que le savoir initiatique 270 n’est plus l’objet d’un enjeu quelconque. Le savoir n’existe que parce qu’il se dissimule et sa rétention est essentielle à sa définition. Le Bwiti constitue à lui tout seul un système de croyance et de guérison important dans la société traditionnelle gabonaise. On ne peut donc pas travailler sur le thème de la fin de vie en médecine comme ici en éthique, sans s’y référer. Car à lui seul, il permet de comprendre un certain nombre de paramètre chez les tradipraticiens comme chez les patients, notamment en ce qui concerne le diagnostic, les traitements, l’accompagnement, le traitement de la douleur, les forces en présence dans le processus de guérison, la quête de soi, la mort, le mourir, etc. Jusqu’ici, ce que l’on sait du Bwiti en tant que tel, c’est qu’il est défini comme étant « une société secrète masculine qui a ses rites, son règlement, ses séances secrètes et ses réjouissances publiques. »473 Cette approche anthropologique est réductrice, tant elle ne tient pas toujours compte de la dimension éthique qui, dans le Bwiti, interpelle les soins, l’accompagnement et le traitement de la douleur, notamment chez les personnes en fin de vie, c’est-à-dire en attente de leur mort imminente. Le Bwiti a plusieurs branches mais son organisation ne change pas totalement selon qu’on est dans une branche ou dans une autre. En effet, le Bwiti serait divisé en huit écoles qui sont : le Disumba, le Ndjôbi, le Ndéa na risanga, le Misoko maganga, le Togbo, le Mbondè, le Tako, le Tombo. L’école Disumba a, très tôt, par de nombreux relais, essaimé vers l’intérieur du pays fang. C’est donc ces divers relais, hâtivement constitués, qui ont donné naissance à la pluralité des écoles connues de nos jours telles que Assumgha éning fondée par Ndong Obame Eya ; elles ne possèdent pas, comme on serait tenté de le croire, des divergences philosophiques – toutes sont issues du Disumba – mais plutôt des raisons didactiques, pédagogiques et éthiques. L’école « Assumgha éning par exemple, n’est que la traduction en fang de ce que signifie Disumba, en tsogho. »474 5. Atome Ribenga et le Bwiti comme tradition En ce qui concerne ses origines, un autre son de cloche nous vient de Maître Atome Ribenga, un initié éprouvé en la matière, auteur et nganga. Pour ce dernier en effet, le Bwiti se rattache à une tradition de pratique et de pensée qui remonterait au-delà de la forêt gabonaise. Il considère que la tradition bwitiste est une branche de la tradition primordiale qui s’est adaptée aux coutumes, usages, culture et mentalité des Africains Noirs. En effet, la tradition 473 474 A. Raponda-Walker, R. Sillans, Rites et croyances des peuples du Gabon, op. cit., p. 193. J.-M. Aubame, Les Béti du Gabon et d’ailleurs, Tome II Croyances, us et coutumes, op. cit., p. 170. 271 bwitiste est une branche de la tradition spirituelle originelle dont les connaissances ont été communiquées et adaptées aux pays africains Noirs. C’est pour cela que malgré leurs différences extérieures, les traditions spirituelles africaines, ont, avec les traditions spirituelles occidentales et orientales une même base spirituelle : l’harmonie avec soi-même. C’est seulement le mode de transmission qui change. Il est vrai que l’opposition culture traditionnelle-culture moderne est critiquable à bien des égards : à la fois parce qu’elle amalgame grossièrement dans la catégorie de « traditionnelles » des cultures en fait prodigieusement diverses, et parce qu’elle fait aussi disparaître l’infinie variété des états transitoires réalisables entre ces deux « types idéaux ». Et il nous est cependant très difficile aujourd’hui de nous en passer. Car notre situation historique est telle que nous ne pouvons nous défendre aujourd’hui du sentiment que les mutations économiques et sociales des derniers siècles ont transformé radicalement les modes de vie et de pensée qui avaient été pendant des siècles ceux de la grande majorité des hommes : à des sociétés « froides » selon l’expression de Lévi-Strauss ou « closes » pour parler comme Karl Popper dont le pouvoir sur la nature était faible, qui se méfiaient de l’innovation et cherchaient à rester fidèles à leurs traditions, dont la culture était imprégnée de religiosité et d’esprit puissant, et qui accordaient des droits limités à leurs membres, semble s’être substituée avec le temps une civilisation conquérante, sûre de sa puissance technique et confiante dans la possibilité de l’accroître à l’infini, soucieuse d’aller sans cesse de l’avant et d’innover, cultivant la rationalité, sous ses diverses formes, scientifique, technique, économique, philosophique, et faisant de la liberté individuelle une de ses valeurs clefs. Bien entendu, la rupture n’est pas malgré tout totale, et les permanences sont aussi visibles que les changements – signe qu’il y a dans la culture humaine des invariants, et que tout n’est pas historique. Ceci dit, la culture primordiale est l’expression de la sagesse cosmique, universelle, divine. C’est la manière d’aider les êtres en évolution à acquérir la sagesse divine. Autrement, il s’agit d’un ensemble prodigieux de connaissances et de pratiques que la totalité du savoir humain n’a jamais pu et ne pourra peut-être pas concurrencer maintenant et à l’avenir. Cet ensemble de connaissances et de pratiques appliquées par l’homme lui permet d’atteindre aisément la sagesse divine. Pour Maître Atome Ribenga, « il y a la tradition primordiale universelle, celle qui va de « monde en monde », de galaxie en galaxie… et la tradition primordiale terrestre. C’est elle qui est transmise et destinée à l’humanité pour son évolution spirituelle. Une branche de cette tradition primordiale communiquée à notre terre, en provenance d’Atlantide, s’est établie en Egypte il y a des milliers d’années. C’est à partir de la terre d’Egypte, qui est devenue alors le centre des civilisations du monde, que les 272 connaissances et les pratiques de la tradition primordiale ont été répandues sur toute la terre. »475 On le voit, la tradition bwitiste, ensemble de connaissances et pratiques qui nous viennent d’un très lointain passé, d’Egypte ancienne plus précisément, est donc une sousbranche de la tradition primordiale qui s’est installée en Egypte. Elle serait arrivée au Gabon en passant par l’Ethiopie. Elle aurait été transmise par les Pygmées, être nomades allant de forêt en forêt, de pays en pays. « Ces Pygmées étaient et sont encore de grands initiés de la tradition bwitiste. »476 C’est ainsi que de maître à élève, au fil des jours, des semaines, des mois, des années, voire des siècles, la tradition bwitiste a été répandue sur toute l’étendue du territoire national. Ce qui fait qu’à l’heure actuelle, le Bwiti est pratiqué dans chacune des neuf provinces du Gabon. Plus de 75% de la population gabonaise pratiquent le Bwiti, expression traditionnelle et Voie directe de communication avec le Divin. La tradition bwitiste maintient jusqu’aujourd’hui la transmission orale et initiatique de ses connaissances spirituelles. Elle n’a jamais accepté qu’on les mette ou les transmette par écrit. C’est donc une bravade de les consigner sur du papier comme l’ont fait naguère les anthropologues et philosophes français et maintenant gabonais. 6. Le Bwiti fang : particularité et actualité Nous nous intéresserons davantage au Bwiti fang en raison de l’abondance des travaux qui lui sont consacrés et de l’intérêt qu’il ne cesse de susciter auprès des chercheurs, notamment depuis les années avant les indépendances (1960). Sa particularité est son caractère syncrétique, car il insère l’enseignement des missions chrétiennes, le culte des ancêtres (bekôn) issu de l’ancienne religion du Byéri dans une hiérarchie des êtres comprenant les hommes, les anges et Dieu en plusieurs personnes, et de même les rituels Bwiti empruntent beaucoup d’éléments aux cultes des crânes, intégré à des messes conduite par des officiants assimilés aux prêtres chrétiens. En effet, l’initiation au Bwiti et la plupart des messes sont centrées sur l’absorption de la plante iboga aux vertus thérapeutiques, dont l’utilisation est assez similaire, on l’a dit, à celle de l’alan dans les rituels traditionnels fang. Et cette religion, cette médecine novatrice s’est répandue entre 1920 et 1950 dans tout le pays fang, et le Bwiti est essentiellement une médecine de la réconciliation des opposés. C’est le point critique de cette éthique du soin dans le Bwiti : réconcilier les opposés. Dans la médecine et la pensée du Bwiti, la principale cause des malheurs des individus, et plus particulièrement des malheurs 475 476 Maître A. Ribenga, op. cit., p. 16. Ibid. 273 qui affectent au plan de la santé, de la maladie, de la vitalité organique est la « séparation », l’instauration de divisions et de contradictions entre les êtres, les clans, les vivants et les morts, entre la santé et la maladie. C’est pour cette raison que les cultes bwiti au cours desquels sont consultés les malades en fin de vie, sont toujours orientés vers la réconciliation des opposés ; la plupart des êtres et des choses sont classés selon des schèmes dualistes, selon les oppositions de sexe, de génération, des mondes du jour et de la nuit, etc., et il s’agit de montrer que les thèmes opposés ont toujours une « parenté cachée » qui en fait des termes complémentaires. Ainsi donc, le thème récurrent des rituels bwiti, « nous sommes un cœur », est l’expression d’une tendance à la synthèse considérée comme « réconciliation », qui conditionne pratiquement toute la pensée symbolique du Bwiti : il s’agit de passer de la complication à la simplicité, de l’obscurité à la clarté, du désordre à l’ordre, de la maladie à la santé, de la vie à la mort, du mourant au vivant. Par ces emprunts hétéroclites, et du fait surtout qu’elle est présentée explicitement, la cosmologie bwiti donne lieu elle-même à certains problèmes conceptuels, dont la résolution dans les sermons est encore marquée par ce souci constant de conciliation des opposés ; il est ainsi difficile de comprendre la relation entre les anges et les ancêtres éléments d’origine chrétienne et fang, qui ont à peu près la même fonction dans le Bwiti), mais les officiants résolvent le problème en attribuant aux anges une forme d’existence entièrement séparée de celle des humains et fantômes. La plupart des sermons bwiti sont organisés autour d’analogies entre divers domaines d’expérience ou de connaissances, analogies qui permettent de d’écarter le danger de l’incohérence et des contradictions, en suivant le principe général de la pensée bwitiste, que « toutes les choses sont une seule chose », que la fin de vie dans tous ses états, c’est-à-dire dans ses derniers retranchements, dans son acuité est égale au début de la vie. Qu’il ne faut pas prendre la situation du mourant comme totalement tragique mais comme un passage, comme une unité avec le vivant qu’il est, et la vie après la vie qu’il aura auprès avoir rendu l’âme. Que finalement le progrès dans la connaissance consiste donc à appréhender l’unité et la ressemblance cachée des êtres et des choses. On le voit, cette ambiance de compensation, de conciliation, d’engendrement réciproque, qui constitue le climat intellectuel et spirituel « moniste » du Bwiti permet d’affirmer que le Bwiti représente l’extrême accomplissement du traitement « thérapeutique », de la conciliation de contradictions préexistantes. Le Bwiti est donc une médecine de la conciliation, de l’équilibre des forces grâce à laquelle chacun peut comprendre ce qui lui arrive et l’ordre dans lequel sa situation s’inscrit. Si le Bwiti apparaît comme un culte, une tradition qui part des gardiens de 274 la forêt appelé Pygmées jusqu’aux citadins, une religion et surtout une société thérapeutique, c’est aussi et d’abord en raison de son principe actif : l’iboga. 275 II. IBOGA ET IBOGAINE : UNE PLANTE DESTINEE AUX SOINS « Il existe au Gabon un savoir thérapeutique issu d’une longue pratique avec ce bois puissant. Il pourrait se révéler sur certains points plus efficaces que la pratique occidentale avec l’ibogaïne. Sur le sujet, les Blancs auraient – pour changer – tout intérêt à bien observer la pratique des Africains et à apprendre d’eux. A condition bien sûr de prendre les guérisseurs un peu plus au sérieux et de ne pas 477 mépriser leur magie. » On ne peut pas étudier le thème de la fin de vie dans le Bwiti sans prendre en compte une de ses composantes majeures, à savoir l’iboga et sa dérivée clinique et chimique, l’ibogaïne. L’iboga est la plante qui accompagne la religion sacrée du Bwiti ; elle constitue un complément indispensable pour le Bwiti. En tant que même, le Bwiti a pour autre l’iboga. Ce n’est pas que l’iboga soit consommé uniquement en situation de phase finale ou que son agriculture concerne stricto sensu les mourants, mais, c’est que cette plante comme certaines morphines ou antalgiques en médecine moderne aide à calmer les douleurs chez tous les patients quels qu’ils soient, et de plus en plus maintenant, selon les témoignages, les enquêtes et les entretiens, chez les mourants. La plante d’iboga est le principe actif du Bwiti. De même l’ibogaïne est l’un des principes actifs de l’iboga, son volet scientifique. Dans la société bwiti, société au demeurant plurielle et complexe par la diversité de ses branches, de ses doctrines, des ses pratiques et de ses maîtres, l’iboga intervient dans le traitement des malades qui sont doublement atteints dans le corps comme dans l’esprit. Comme avec le mot Bwiti, certaines ethnies gabonaises prononcent eboga, d’autres iboga, mais encore une fois cette différence orthographique ou de prononciation ne change rien au contenu de la plante et aux fonctions qu’elle incarne dans le traitement thérapeutique. La plante iboga qui est le principe actif du Bwiti, particulièrement du Bwiti qui attire le plus notre attention ici est utilisé par les nganga pour aider le mourant, non seulement pour qu’il soit soulagé, mais également purifié au niveau de sa manducation. En effet, il existe principalement trois grandes formes distinctes de Bwiti : le Bwiti dissumba, qualifié de Bwiti originel, le Bwiti missoko, et le plus récent, le Bwiti fang. Chacun de ses Bwiti s’occupe des personnes malades, malades dans la chair et malades dans l’esprit, c’est-à-dire lorsque rien ne 477 V. Ravalec, Mallendi, A. Paicheler, op. cit., p. 290. 276 semble marcher, lorsque la personne fait du sur place, lorsqu’elle voit ses efforts réduits à néant. Chacun de ses Bwiti s’attache à la prise en charge des malades au stade final, condamnés par la médecine des hôpitaux : « toutes malades en fin de vie que nous recevons ici viennent pour la plupart d’entre eux de l’hôpital. Ils arrivent avec le désespoir, et nous voyons bien que leur maladie s’accompagne d’intenses douleurs. Notre objectif consiste d’abord à les prendre en charge en les accueillant ici, en les intégrant dans le groupe, dans la communauté. Il y a des initiés et des non-initiés. »478 C’est le Bwiti missoko et le Bwiti fang, plus que le dissumba, qui accueille souvent les personnes pour des problèmes de santé. Le Bwiti dissumba est l’ « origine de toutes choses ». Dissumba est le nom de la première femme sur terre, la mère du genre humain, ancêtre commun à tous. Héritier des rites pygmées, c’est le premier Bwiti pratiqué par les Tsogho. Il se distingue notamment par l’utilisation de la harpe ngombi à huit cordes ornée d’une tête de femme figurant l’ancêtre féminin Dissumba, dont la musique est assimilée aux sanglots des morts qui vont passer du monde terrestre au monde d’en haut, et au bruit des génies qui hantent le cours d’eau. Sinon, les autres instruments sont communs avec les autres bwiti. Si le missoko est le fils de dissumba, il s’en distingue car il s’agit plutôt d’un culte de guérison, même si le rapport aux ancêtres y est central. Comme le dissumba, le missoko est né dans la région de des Mithogho et des Apindji. Il s’est ensuite diffusé à travers le pays et les gens y viennent plus nombreux qu’au dissumba, souvent pour des problèmes de santé. D’après notre informateur, « le dissumba, plus que le missoko, s’occupe des problèmes de stérilité chez l’homme comme chez la femme, les cancers, les problèmes d’envoûtements, les problèmes cardiaques. On n’attaque pas la maladie, on attaque surtout la personne du malade, car c’est lui qui est le plus important. »479 En plus d’animer les cérémonies, le nganga est aussi un guérisseur : il donne des consultations, prescrit des plantes et éventuellement des cérémonies autour, et parfois même il « hospitalise » des gens chez lui. Quand les patients n’ont pas d’argent, il les soigne et les héberge gratuitement et en échange ils lui servent d’assistants : de la sorte, ils apprennent et perpétuent son savoir. Et l’une de ces plantes est appelée iboga. 478 Propos recueillis dans un mbandja, c’est-à-dire un temple, du quartier Nzeng Ayong à partir d’un entretien avec un bwitiste du côté de en janvier 2009. 479 Entretien recueilli dans un mbandja du quartier Nzeng Ayong de Libreville, en janvier 2010. 277 1. Qu’est-ce que l’iboga ? Qu’est-ce que l’iboga ? Quels sont ses effets ? Et quelle est sa fonction dans la démarche de soin concernant le mourant ? Etymologiquement, « l’iboga, ou Ebôghe, traduit son nom du verbe boghaga, qui en langue ghetsogho signifie soigner. »480 L’iboga, on le voit, vise la personne au plan du soin, elle a une vertu thérapeutique qui consiste à soigner la personne qui la consomme. Son essence est le soin, elle est donnée aux patients en vue du soin, elle exerce un certain effet sur la personne dans le cadre du soin. « L’iboga est avant tout destinée à soigner. »481 L’iboga est une sorte de remède au sens où il intervient dans le corps comme dans l’esprit, dans la douleur comme dans la souffrance, de l’extérieur comme de l’intérieur de la personne. L’iboga joue sur deux registres qui résonnent l’un sur l’autre : le corps et l’esprit. C’est en cela que nous disons qu’elle est plante doublement efficace, par son principe actif. « Manger le bois, c’est soigner l’esprit »482, cela revient à dire qu’elle s’intéresse à la personne, malade parce que visiblement en mauvais état, parce que physiologiquement elle se sent atteinte par la maladie, rongée et affaiblie par celle-ci, et parce que dans le domaine de l’être de la personne, dans la personne vue de l’intérieur, il y a également des réactions qui font que la personne malade atteint un autre niveau de conscience. Mais c’est par la manducation de la plante qu’intervient le principe actif de l’iboga : le soin du corps et de l’esprit. D’autant plus que la plante ne se consomme pas n’importe comment, elle se consomme à des circonstances bien particulières, en tout cas ce principe actif qui agit aussi bien sur le corps que sur l’esprit n’est véritablement visible et valable qu’en contexte de soin thérapeutique. D’abord il faut être candidat à l’initiation pour consommer la plante, quel que soit son état de santé. Certes, on retrouve la plupart du temps dans les mbandja ou les temples de Bwiti des personnes en quête de vérité sur elles-mêmes, leur état de santé, leur devenir, ce qu’elles ont été et sur quelle voie elles doivent marcher. Mais on s’accorde souvent sur l’idée que le candidat à l’initiation, le banzi, c’est-à-dire le futur initié ou le candidat à l’initiation, n’est jamais totalement « correct », que c’est toujours déjà une personne malade, dont la vie est traversée par un certain nombre de difficultés. Concernant les mourants plus particulièrement, « quand ils viennent se faire initier, quand ils vienne nous voir, c’est dans la perspective d’être soignés. Mais soigner, pour cette catégorie de malades, ne signifie pas forcément guérir. Soigner ici signifie comprendre ce qui 480 V. Ravalec, Mallendi, A. Paicheler, op. cit., p. 128. Ibid., p. 22. 482 Ibid. 481 278 leur arrive, ce qui les attend et comment vivre avec la maladie jusqu’à ce que la mort les emporte. Car les mourants sont des personnes encore vivantes, donc encore en vie. Et tant qu’il y a la vie, il y a possibilité de soins. »483 C’est dans ce sens, en effet, que l’iboga avant tout est destinée à soigner. Prendre de l’iboga est tout sauf une partie de plaisir. Et s’il vous prenait l’envie d’y goûter tout seul, comme un trip, c’est à vos risques et périls. Vous risquez au mieux de vous faire du tort involontairement, et au pire des désagréments beaucoup plus importants. Si l’idée de soin disparaît dans la prise de l’iboga selon le contexte de l’initiation qui permet sa manducation, alors l’iboga perd sa valeur, perd sa vitalité, perd sa puissance, précisément parce qu’elle est orientée à produire d’autres effets que ceux qu’elle est censée produire : la cure, le soin, moins que la guérison dans le contexte de la fin de vie. La guérison n’est pas sa fin immédiate, elle peut être son acquis terminal ; seul le soin est sa fin véritable, car c’est toujours en vue d’aider une personne en souffrance, parfois incapable de se savoir souffrante ou même impuissante face à cette souffrance que l’iboga est consommée. Le soin répond à cette exigence : donner au mourant de ne plus percevoir sa maladie comme une finalité mais comme un processus naturel lui permettant de considérer, après avoir fait l’expérience de l’initiation par la manducation de la plante, qu’il est encore vivant, et que c’est de sa vie dont il s’agit de prendre soin, de s’intéresser, de s’occuper et de rien d’autre. Le Bwiti, à travers l’iboga, nous permet de faire cette distinction entre deux niveaux d’action, deux niveaux d’intervention, à savoir : soigner et guérir. La relation de soin que l’iboga établit se rattache à la condition de purification, de nettoyage, de préparation pour que le mourant soin suffisamment fort pour affronter sa propre mort le moment venu, mais surtout elle le prépare à vivre une vie conforme à la réalité de son existence qui est qu’il n’est pas mort quoi que condamné, quoique certain de l’imminence et de la certitude de sa mort. C’est là un point d’honneur qui fait de l’iboga dans le Bwiti et chez les personnes en fin de vie une médecine du soin, une médecine de la vie. « Avant de préparer à la mort, le Bwiti grâce à l’iboga prépare chacun à la vie. Ce n’est pas la mort, mais la vie, la vie avant la mort, ou la vie jusqu’au bout. »484 Parce que, ce qu’on doit savoir en réalité c’est que la consommation de cette plante répond à certaines conditions. L’iboga se présente maintenant sous la forme d’une racine qui va être râpée. C’est l’écorce qui va être séchée puis 483 Propos recueilli auprès d’un Nima fang sur la route Ntoum en février 2010. Propos recueilli auprès d’une initiée en fin de vie. Atteinte d’un cancer de l’utérus en stade avancé, madame X nous rendait compte de ce que son initiation au Bwiti et la consommation de l’iboga l’avaient aidée à ne plus considérer la mort au détriment de la vie. Propos recueilli le 3 février 2010 du côté du quartier mbanzi de Nkembo. 484 279 pilée pour être ensuite consommée sous forme de poudre. Cette poudre est particulièrement amère. Si vous faites votre initiation, il faut se préparer à mâcher un certain nombre de cuillères. L’iboga, en effet, est une plante aux effets puissants et uniques. On Gabon, on l’appelle le « Bois sacré »485, ou tout simplement « Le Bois » car elle donne les clefs d’un univers particulier, celui de la nuit, des ancêtres et esprits avec qui elle permet de communiquer, et de la divination. Elle est au centre de plusieurs rites, à vocation spirituelle ou thérapeutique, non exclusifs les uns des autres et auxquels participent un grand nombre de Gabonais. 2. D’où vient l’iboga ? Avant de poursuivre plus en avant sur la manière très procédurale dont l’iboga constitue un soin thérapeutique chez les malades en fin de vie, posons-nous d’abord ces questions sans manquer d’y répondre. D’où vient l’iboga ? Par quoi l’iboga et le Bwiti sont-ils indissociables ? D’après Mallendi, « l’iboga vient de la forêt et il semblerait que ce soient les habitants de la forêt, les Pygmées, qui auraient les premiers eu l’idée de manger la racine de l’arbre, imitant les animaux qui grattaient la terre et, après avoir rongé les racines, se mettaient dans les états pour le moins inhabituels. »486 Le rapport à la forêt est très présent dans les récits fondateurs des mythes, que ce soit concernant le mythe de l’evu ou celui de l’iboga. Nous verrons d’ailleurs qu’il y a plusieurs points de convergence entre les deux. Ensuite, on remarquera que comme avec le Bwiti, ce sont encore les Pygmées qui sont à l’origine de la manducation de l’iboga, qui les ont fait découvrir aux populations gabonaises avant qu’elle soit répandue par-delà le Gabon. En effet, les Pygmées sont les gardiens de la forêt gabonaise, c’est bien grâce à leur science de la faune et de la flore que nos anciens ont pu maîtriser un certain nombre de savoirs endogènes. Ce sont eux qui auraient révélé la puissance de l’iboga aux Gabonais, ses vertus pour calmer les douleurs les malades en peines de leurs maladies. Comme evu, on dit que c’est une femme qui a fait la découverte de l’iboga : après avoir mangé les intestins d’un porc-épic au goût amer elle aurait eu des visions. Voulant comprendre d’où celles-ci venaient, elle découvrit les racines sacrées. Impossible de savoir exactement quand on mangea le bois pour la première fois, faute d’histoire écrite. La découverte de l’iboga est pour les bwitistes un mythe fondateur. Les versions varient d’une 485 486 V. Ravalec, Mallendi, A. Paicheler, op. cit., p. 12. Ibid., p. 130. 280 branche à une autre. Dans le Bwiti missoko, branche ogondé, on raconte que des animaux comme les gorilles, les sangliers, les oiseaux, les éléphants, les porcs-épics, mangeaient l’iboga par sa racine bien avant que les hommes en aient la révélation. Voici l’histoire de la découverte de l’iboga, racontée par notre interlocuteur, un nganga maître du Bwiti. « Un homme nommé Dibenga vivait avec sa famille dans un village de la forêt. C’était un chasseur. Un jour, il part à la chasse avec sa lance. Guettant le gibier, il aperçoit un porcépic brouter une racine au pied d’un arbuste. Il vise et transperce l’animal et sa lance vient se planter dans la racine. Il doit tirer fort pour la décoincer, et repart chez lui avec le porc-épic. Il prélève les intestins de l’animal car c’est un remède réputé contre les parasites intestinaux. Il les cuit au feu et mange ces tripes amères. Puis, il va se coucher mais se sent bizarre. Il vomit. Il ressent un effet sonore, comme un écho très lointain. Il va s’asseoir dehors et regarde la lune. Il revoit alors la scène de sa chasse, et visualise l’arbuste. Dès le lendemain, il repart au même endroit pour comprendre. Là, il rencontre les « hommes-singes », les premiers Pygmées, qui l’encerclent et l’emmènent avec eux pour lui faire découvrir toute la connaissance de la forêt, du cosmos et des éléments, et lui font prendre de l’iboga. Une fois ce savoir maîtrisé, il revient au village le transmettre aux autres hommes. Ce premier homme qui a mangé l’iboga par la racine et ouvert la route, on l’appelle le nganga Mapenga. Les Fang racontent l’histoire d’un Pygmée qui disparaît. Sa femme, partie pêcher à la rivière, se laisse guider par le bruit des instruments et retrouve ses ossements dans un trou au pied de l’arbre à iboga. Une voix l’invite à manger « l’iboga par la racine », et elle peut ainsi communiquer avec l’esprit de son mari. Puis, peu à peu, le reste de son village l’imite. Voici une version assez proche de la découverte de l’iboga et des instruments du Bwiti par une femme, extraite d’un discours d’un célèbre maître de cérémonie Fang, le Povi Nzuba, collecté par l’ethnomusicologue Pierre Sallée : « Voici la harpe ! Mère la harpe ! La harpe vibre dans le trou profond de la rivière, dans le trou où se recouvrent le crabe et la tortue qui fouillent à contre-courant (…) La harpe a été engendrée. Son géniteur c’est l’arc musical (…) C’est Mosuma l’enfant qui vient de naître et qui a laissé la rivière ouverte pour glisser vers le pays qui mène à la mort. Voici qu’elle est tombée dans Mogobwe sur les rives de laquelle il y a les plantes dont la racine amère vous donne des visions, et au milieu un enchevêtrement de plantes aquatiques qui servent aux travaux de vannerie. Elle entend alors une grande vibration. En vérité ! Une grande vibration qui venait du fond de la rivière. (…) C’était tous les instruments, hochet rituel, arc, harpe, dont jouaient les animaux de la rivière. Elle a donc pris tous ces instruments (…) et elle a vu l’iboga qui avait poussé sans que personne ne l’ait 281 planté. Mosuma a donc déraciné l’eboga ; elle a cassé un morceau de la racine et l’a goûté et elle s’est dit « Ma foi, cela est mangeable ! » Elle en a avalé plusieurs morceaux. Puis elle est repartie avec l’arc musical, avec la harpe, avec tous les instruments. Elle n’est pas rentrée chez elle mais elle est venue directement au temple, et elle s’est assise là. Elle restait assise à somnoler et voici quels étaient ses rêves : « Hé ! Hé ! Allez-y ! Descendez dans Mogobwe comme les vers intestinaux. Descendez dans Mogobwe, descendez jusqu’aux chutes où résident les petits poissons qui remontent la rivière. » Les gens ont ditsuma, si nous en mangions aussi ? Et c’est à partir de ce jour qu’a commencé l’usage de consommer l’iboga ». 3. A quel moment mange-t-on l’iboga ? Si les deux principaux sont l’ombwiri ou mbiri en fang, confrérie de guérisseurs, où le Bois sert avant tout à faire des diagnostics, et surtout le Bwiti, qui est à la fois une religion, un culte des ancêtres, une confrérie permettant à chacun de voyager dans le monde des esprits, et qui a aussi un but thérapeutique, c’est que Iboga et Bwiti sont indissociables. L’initiation qui fait de tout homme un bwitiste consiste précisément en l’ingestion massive de bois, et on peut véritablement considérer le Bwiti comme la religion de l’iboga. L’iboga ne se prend pas dans n’importe quelles conditions, mais seulement dans le cadre de cérémonies. Après l’initiation, des fêtes marquent la vie et la mort des membres de la communauté, comme les frères de deuil, les fêtes de la saison sèche, etc. Toutes ont lieu la nuit pour des raisons de secret et parce que le monde de la nuit est celui des esprits et de la puissance, celui du soin, le monde thérapeutique. En effet, le culte est l’affaire de la nuit. L’échange verbal est l’affaire du jour. Le premier est efficace, il a pour objet de créer l’unanimité des cœurs et des esprits par l’action symbolique commune : la lutte contre « les forces du mal » rétablit la lumière et réalise l’unité. Les entretiens à bâtons rompus mettent en œuvre les mêmes forces par le simple fait de les évoquer par la parole : cette évocation est dangereuse, car elle n’est pas encadrée dans une action commune ; il convient donc de la réserver pour la journée, période où, selon les bwitistes, les puissances malfaisantes sommeillent. Cette précaution n’est cependant pas suffisante. Les initiés du Bwiti veillent constamment à ce que les « choses de Bwiti » ne soient pas abordées lorsque l’assemblée est « mélangée ». Ainsi donc, manger le sacré du Bwiti est une action ritualisée, surveillée et accompagnée par le nganga, le guérisseur chef de cérémonie, guidée par la musique et les danses, notamment quand il est question de 282 l’initiation d’un mourant encore en pleine faculté mentale comme ceux que nous avons rencontrés aux quartiers Nkembo, Cocotiers, Nzeng Ayong et Lalala de Libreville. Chaque élément de l’univers d’une cérémonie a une fonction bien précise. Les lieux et les objets du culte, les rythmes lancinants des instruments de musique et des chants, la lumière mouvante et l’odeur douce de la torche de résine d’okoumé qui brûle en permanence transportent ensemble les initiés. Une fois la porte de l’initiation ouverte, le banzi mourant, à l’état de fin de vie, peut décider s’il veut poursuivre ou non dans la voie de l’initiation pour connaître, ou les causes de sa maladie, ou la conduite qu’il doit adopter pendant la période de courte vie qui lui reste encore. Mais jamais plus il ne mangera autant de bois qu’il ne l’a fait lors de ces trois jours. Il n’en prendra que de petites doses, comme stimulants, pour se tenir éveillé et assoupir son corps lors des cérémonies. Même les nganga, ceux qui sont allés jusqu’au bout du cycle d’apprentissage de cette université qui convoque l’universel à partir du particulier qu’est le Bwiti, ceux qui dirigent les cérémonies et soignent les gens, n’en prendront jamais autant. Car le but de l’apprentissage est d’obtenir une maîtrise progressive du bois, pour dépasser la passivité du jeune initié. Il faudra apprendre à contrôler progressivement ses effets, à les atteindre avec des doses légères : bref faire en sorte de travailler avec l’iboga, et non que l’iboga travaille pour soi. 4. Une plante aux vertus analgésiques ? Que peut réellement l’iboga face à la douleur ? Est-elle efficace ? Le Bwiti comme c’est courant en médecine traditionnelle, trouve son efficacité dans le pouvoir curatif ou palliatif des herbes, des écorces ou de la plante d’iboga. On peut en effet soigner le corps et ses maladies par un usage spécifique de la végétation : c’est la pharmacopée, la médecine par les plantes prises à l’état brut, à l’état naturel. Par voie buccale, nasale, anale, par tous les pores, et sous forme de potion, d’onction, de fumigation ou d’inhalation, les nganga imprègnent le corps de leurs patients de ces substances végétales dont ils ont le secret : herbes, feuilles fraîches, écorces, racines, oignon, bourgeons et fruits sont taillés, pilés, pulvérisés, liquéfiés, et finalement consommés. Les soins, on le voit, passent par la végétation et par certain organes, et l’expérience de l’iboga montre très clairement que c’est principalement par la voie buccale que les soins administrés aux malades en fin de vie sont administrés, dans le but de calmer la douleur physique et de préparer le malade, par la rencontre avec les ancêtres, à accepter la maladie et la mort imminente. Un nganga n’entreprend presque jamais une psycho-socio-thérapie, un soin palliatif sans recourir à la 283 pharmacopée. Comme le montrait Eric de Rosny, « la santé de la nature pénètre les organismes épuisés et les refait »487, c’est-à-dire que pour tout malade en fin de vie, le soin palliatif intervient par la consommation de la plante d’iboga par voie buccale. Il ne s’agit pas ici de rétablir la santé intégrale du malade, il s’agit essentiellement d’accompagnement car la médecine des nganga du Bwiti prend en charge la vie tout entière, le corps avec tant d’herbes et d’écorces revigorantes. Nos interlocuteurs rencontrés à Libreville au quartier Nzeng Ayong, nous ont indiqué que « la manducation de la plante iboga, dans le cas des malades en fin de vie, aide à affronter la douleur, le mal, par les effets d’apaisement qu’elle apporte, mais elle aide aussi, par la vision des ancêtres, à faire en sorte que le mourant dont on sait qu’il est condamné par la maladie, puisse accepter que le sort en a décidé ainsi, et qu’il n’appartient plus à personne en dehors de Dieu seul, de décider qu’il en soit autrement. »488 A partir de là, on voit que la plante de l’iboga n’a pas seulement une fonction thérapeutique curative pour les maladies qui peuvent encore être traitées efficacement, pour les personnes qui souhaitent laver leur corps, purifier leur vie, voir clair, savoir ce qui est la cause de leur échec ou de leur régression dans la vie en générale ; mais elle a également une fonction palliative, en ce sens que le malade qui la consomme ressent un état de bien-être général alors qu’il était dans un état de souffrance totale, de douleur aiguë selon le type de maladie en fin de vie dont il peut être atteint. La puissance de l’iboga, son action au niveau du soin passe par la consommation, le manger. La guérison du malade passe par cet acte comestible, celle qui concerne son corps et son esprit passe inévitablement par cet acte. La bouche, voici l’organe principal qui sert à consommer l’iboga. La singularité de la plante d’iboga est que le soin passe inévitablement par la consommation buccale. En effet, nombreux sont les nganga qui s’accordent à dire que la bouche est un organe principal dans le processus de soin qui conduit , soit à la guérison du corps, et donc au rétablissement intégral de la personne, le retour à l’état antérieur, soit la guérison de l’esprit, dans ce cas-là, on sait très bien que le malade est en fin de vie, qu’il ne vaincra pas sa maladie, qu’elle une maladie qui le conduira assez vite sur le chemin de la mort. L’iboga est une plante puissante et complexe, très active psychologiquement et neurologiquement, notamment dans le traitement des douleurs chez les patients en fin de vie, qui semble capable d’effectuer un travail profond de réorganisation des personnes. Concernant l’ibogaïne, de nombreux chercheurs gabonais et américains en l’occurrence, se 487 488 E. de Rosny, Les yeux de ma chèvre, Paris, Plon, Coll. « Terre humaine », 1996, p. 283. Entretien que nous ont accordé des nganga dans cette localité en janvier 2008 et en janvier 2009. 284 sont penchés sur les propriétés chimiques qu’elle contient et leur effet placebo. Les placebos sont utilisés dans la recherche pharmaceutique pour apprécier l’effet réel d’un nouveau médicament, ou dans un but psychothérapeutique en persuadant le malade qu’il s’agit d’un actif. De là, l’effet placebo est le résultat bénéfique, d’origine psychologique, obtenu par un placebo. Ce que l’on sait de nos entretiens avec les nganga bwitistes, c’est que dans un domaine d’utilisation courante, l’iboga est employé comme un puissant stimulant et comme un coupe-faim par les chasseurs, pour combattre la fatigue et rester éveillé, accroître l’agilité et l’endurance, la concentration, et maintenir un effort physique important durant une longue période. La décoction de racine est utilisée traditionnellement contre l’asthénie physique et intellectuelle, la dépression nerveuse, comme anti-toxique et comme aphrodisiaque. « En 1901, Dybowski et Landrin isolent son alcaloïde le plus simple à produire qu’ils nomment ibogaïne. La même année Physalix affirme que, chez le chien, l’ibogaïne agit sur le système nerveux, provoquant un état d’ébriété qu’il compare avec le peu d’informations dont il dispose à celui de l’alcool (on sait bien aujourd’hui qu’il n’en est rien). D’autres études menées en France préconisent son utilisation comme antiasthénique (antifatigue) à des doses de 10 à 30 mg par jour. »489 Dans les Plantes utiles du Gabon, André Raponda-Walker et Roger Sillans expliquent que la plante de l’iboga, en thérapeutique, est employée comme stimulant neuromusculaire. On en fait usage au Gabon, dans le Bwiti encore appelé religion d’iboga, à très petites doses pour calmer les coliques, mais aussi dans les traitements antidouleur, chez les malades affectés par la maladie comme les cancers. La consommation de l’iboga à faible dose permet aux nganga d’accompagner les malades dont la médecine ne peut plus rien, les malades atteints de maladies graves et incurables, condamnés à des soins de substitution. Ici, l’iboga se relaie à la morphine, à part qu’elle est consommée à l’état brut et dans le strict cadre de l’initiation, car il faut toujours la présence d’un Nima (le nganga qui initie le mbanzi) pour accompagner le malade dans la prise des doses. Dans les années trente, le Dr Schweitzer ouvre son dispensaire à Lambaréné, une ville du Gabon située sur le fleuve du même nom et s’intéresse à l’iboga. En 1939 le Lambarène, baptisé en l’honneur du Dr Schweitzer, est mis sur le marché en France : c’est un médicament antifatigue à base de racines de Tabernanthe manii490 (cousine de la Tabernanthe iboga). La notice précise : « stimulant neuromusculaire, excitant les combustions cellulaires et effaçant 489 V. Ravalec, Mallendi, A. Paicheler, op. cit., p. 176. Tabernanthe est un pseudo-iboga qui servirait comme excitant. Il est exploité dans les traitements antidouleur. Cf. A. Raponda-Walker et R. Sillans, Plantes utiles du Gabon, p. 89-90. 490 285 la fatigue, indiqué en cas de dépression, asthénie, convalescence, maladies infectieuses, effort physique ou intellectuel anormal à fournir par un sujet sain (…). Action rapide et prolongé non suivie de dépression »491. On peut ajouter : « L’état de léthargie dû à l’usage immodéré de l’iboga dure 4 à 5 jours pendant lesquels le patient ne prend aucune nourriture. Cette plante est considérée également comme un aphrodisiaque puissant. Pris en petite quantité, l’iboga enlève le sommeil et permet de résister à la fatigue et à la faim. Il peut donc être utile à ceux qui ont à fournir un travail de nuit »492, et à ceux qui souhaitent encore vivre malgré le fait qu’ils sont condamnés par la maladie, malgré l’impuissance de la médecine moderne et traditionnelle, malgré l’absence de remèdes définitivement efficaces pour les affranchir de leur maux. Là encore, avec le Lambarène, il s’agit d’une utilisation à faible dose des alcaloïdes de l’iboga, car il est dosé à 0,2g d’extrait par comprimé, soit environ 8 mg d’ibogaïne alors qu’il faut environ 1g pour arriver aux visions. N’oublions pas, en effet, que l’iboga joue sur deux plans, notamment le traitement des douleurs et les visions, ces dernières ont un caractère spirituel car elles aident le malade à appréhender la mort avec courage et sérénité. Les spécialistes français ne montrent aucun intérêt pour des utilisations à fortes doses soit qu’ils n’aient pas connaissance des pratiques du bwiti tenues secrètes en ce moment de répression, soit qu’ils méprisent ces pratiques africaines assimilées au mieux à de l’hystérie collective et au pire à de la sorcellerie, et qu’ils jugent dangereuses pour les Blancs. Pour autant les investigations biochimiques continuent : la structure chimique de la molécule d’ibogaïne est établie entre 1954 et 1958 et sa synthèse complète est réalisée en 1966. On découvre que l’atropine (alcaloïde de la belladone) est un antidote de l’iboga. Une série d’alcaloïdes nouveaux sont isolés à partir de la racine d’iboga notamment par Robert Goutarel qui fondera l’institut de chimie des substances naturelles du CNRS. Le retrait du marché du Lambarène en 1966, puis l’interdiction de l’ibogaïne aux USA en 1968 aboutiront à une réduction des équipes de recherche travaillant sur le sujet. C’est aux Etats-Unis que les Occidentaux redécouvrent les propriétés de l’iboga et de l’ibogaïne à des doses proches de celles utilisées pour l’initiation par les Gabonais. Il y a d’abord les recherches secrètes menées par la CIA : dans les années cinquante, en plein guerre froide, différentes études sur les hallucinogènes sont menées dans l’idée qu’ils pourraient servir comme nouvelles armes redoutable contre le bloc communiste. En 1956, Schneider, un chercheur de la firme pharmaceutique Ciba qui détenait le brevet du Lambarène pour les Etats-Unis, découvre que l’ibogaïne potentialise et démultiplie l’effet analgésique de la morphine et des opiacés en 491 492 A. Raponda-Walher, R. Sillans, Plantes utiles du Gabon, op. cit., p. 90-91. Ibid. 286 général, permettant de diminuer par deux les doses nécessaires pour un même effet sur la douleur. Mais là, ces résultats seront tenus secrets jusqu’aux années quatre-vingt. 287 III. L’IBOGA : HALLUCINATION OU VISION ? La consommation de l’iboga introduit les adeptes et les malades dans le domaine de l’esprit. En Afrique comme en Occident, ceux qui ont des rapports avec les esprits doivent se maintenir dans un état parfait de continence, au moins conjoncturelle. C’est pour cela que les bwitistes sont astreints à l’abstinence pendant un minimum de trois jours, parfois une semaine avant la veillée. Cela dit, il y a un souci d’avoir toujours à portée de la main un produit indispensable au culte bwiti, qui ne peut être assimilé, comme le note Georges Balandier, à une préoccupation de puissance d’exaspération du désir sexuel des effets aphrodisiaques que produirait, selon lui, la consommation de la racine râpée de l’iboga. Il écrit, en effet : « l’écorce râpée de cette plante (tabernanthe iboga) servant à une préparation à pouvoir excitant jusqu’à hallucination et aux effets aphrodisiaques qui est consommée pour la première fois lors de l’initiation. Cet arbuste souvent cultivé aux abords des cases apparaît comme la marque distinctive des adeptes et révèle, par la place considérable qu’il tient dans le culte, la double préoccupation de révélation particulière et de puissance accrue (manifestation du désir sexuel) qui anime chacun des initiés »493. Cette proposition induit-elle que l’iboga donne des hallucinations ? En réalité, le véritable problème posé par Balandier est dans la mise en cause de la véracité de la révélation faite aussi bien pendant l’initiation qu’au cours des veillées sous l’effet de l’ingestion de l’iboga, et qui serait une hallucination. Nous ne partageons pas cette manière de voir qui est remise en cause par les initiés avec lesquels nous nous sommes entretenus, et par les nganga eux-mêmes. 1. L’iboga ouvre à la vision En effet, nous ne partageons pas cette manière de voir, qui réduit assez facilement l’iboga à un stupéfiant dont la consommation entraîne automatiquement l’hallucination. Pourquoi donc ? Parce que l’iboga est peut-être un stupéfiant. Mais pas un stupéfiant comme les autres, car ses effets ne sont pas des hallucinations en fait. Pour preuve : tout le monde ne peut être victime des mêmes visions psychédéliques. En effet, chacun a son subconscient qui lui est propre : il réagit différemment à l’excitation psychique d’une drogue. Or le fait remarquable chez les initiés au Bwiti est que : (a) quel que soit le cheminement des uns et des autres, relevant du surmoi de chacun, tout le monde atteint le même but : la « vision » du 493 G. Balandier, Afrique ambiguë, op. cit., p. 304-305. 288 Bwiti ; (b) l’initié acquiert une acuité exceptionnelle des moyens de perception, au point d’en arriver à une véritable précognition. Et en effet, la plupart du temps, tous les éléments « vus », ou annoncés, par la Bwiti au moment de l’initiation se réalisent. Ici il ne s’agit pas d’inventer des choses ou de pointer celles qui n’existent pas, mais de voir, d’observer, de regarder. La consommation de l’iboga est une invite à voir sa vie, sa situation thérapeutique, si oui ou non la guérison est encore possible et dans quel sens doit-on orienter les soins. C’est la vision qui oriente le malade et le nganga, c’est par elle l’acte de soin a lieu car c’est elle qui donne des précisions sur la nature des médicaments, leur utilisation, c’est encore elle qui révèle les causes du mal, et c’est toujours elle qui montre au malade la nature des personnes qui l’entourent, si elles sont animées de bonnes ou de mauvaises intentions. Il faut donc comprendre que « ce n’est pas l’iboga qui va faire le travail à votre place, mais elle va vous ouvrir de telles portes que le travail que allez avoir à effectuer sur vous-même va être encore plus conséquent. »494 On le voit : l’iboga n’est pas une drogue ni un hallucinogène, elle n’aliène pas son consommateur, elle ne le dépossède pas de lui. L’iboga a vocation a activé nos facultés latentes de telles manières que ce que nous ne pouvions voir dans le monde physique nous est donné de voir dans une réalité immatérielles telle qu’après cette vision, nous retrouvons les éléments vus identiques. Comme tout produit comestible, il présente certains risques qui sont liés aux abus par les consommateurs. Toute dose doit être mesurée, toute quantité prise doit être consignée par le nganga, et aller au-delà des doses prescrites, consommer plus que ce qui est prévu pour l’initiation expose le candidat à de forts risques. C’est dans ce sens que « estimation de la juste quantité de bois sacré et élimination des toxiques par vomissements sont d’autant plus importantes que l’ingestion d’une dose massive d’eboga comporte des risques bien réels (délire psychotique persistant, mort par arrêt cardiaque). Du point de vue des initiés, la manducation d’eboga provoque une excorporation temporaire de l’esprit, c’està-dire une mort passagère et une folie réglée. Poussée trop loin, elle peut donc devenir une mort irréversible ou folie incontrôlée. »495 Ce serait donc exagéré, voire incorrect de penser que c’est une plante magique, c’est plutôt une plante thérapeutique par la vision qu’elle donne et par la révélation qu’elle accorde au malade ou au jeune initié. Ce n’est pas l’iboga elle-même qui travaille pour soigner le patient, elle va simplement l’aider à retrouver ses facultés latentes au niveau de la vision, de 494 V. Ravalec, Mallendi, A. Paicheler, op. cit., p. 23. J. Bonhomme, Le miroir et le crâne, Parcours initiatique du Bwete Misoko (Gabon), Paris, CNRS Editions & Ed. de la maisons des sciences humaines, 2005, p. 37-38. 495 289 l’analyse et de la compréhension des choses qui nous étaient difficiles d’accès. L’effet qu’elle produit en nous n’est pas tout le fétichisme qui l’entoure, mais toute l’efficace du travail sur soi par la personne. Au-delà même des malades en fin de vie toute personne qui la consomme comprend finalement qu’elle est un malade ambulant, qu’elle ne peut accéder à la connaissance de soi et du monde où elle évolue sans ce minimum de lucidité provoqué par la plante. Quel est l’intérêt philosophique de la vision ? Dans le Bwiti, on considère que toute personne présente quelque difficulté à quelque niveau que ce soit. « Rien ne vous sera donné gratuitement »496, c’est-à-dire que sans effort personnel du malade, sans ce travail personnel sur soi, sans mobiliser ses propres ressources mentales ou physiques, le soin tardera à venir. Dans le processus thérapeutique, en matière de soin, rien n’est donné d’emblée, tout est effort personnel avec la faculté de vision qui se déploie médiatement. Encore une fois, ce n’est pas de l’hallucination ni de la magie, mais l’œuvre naturelle d’une plante qui réveille l’homme là où il semblait endormi. D’où l’idée que « l’iboga est avant tout destinée à soigner. »497 Ceci est une règle essentielle dans le Bwiti. Le soin n’est pas seulement du corps, mais aussi celui de l’esprit. C’est une plante complète, qui agit sur l’homme intégralement en le « lavant » : laver le corps, le purifier de toutes sortes d’impuretés. Naturellement, comme tout produit ou tout aliment comestible, ce qui cause un danger ce n’est pas la consommation selon les prescriptions du nganga, mais l’excès. Or tout excès nuit, toute consommation disproportionnée peut avoir des effets indésirables sur le sujet. A cet effet, « précisons également que les Gabonais ne se gavent pas d’iboga tels des ours assoiffés de miel chaque fois qu’ils avalent un café. On prend de l’iboga en grande quantité pendant l’initiation – qui dure trois jours – et ensuite de petites quantités pendant les veillées pour rester éveillé. En aucun cas, il ne s’agit de quelque chose s’apparentant à une intoxication névrotique comme peuvent l’être nos toxicomanies occidentales. »498 2. Vision et initiation : deux voies de médiation conciliables C’est donc précisément par la vision que l’initiation s’effectue, c’est la vision offerte par la consommation de l’iboga qui permet au malade de voir ses ancêtres qui vont lui révéler par la suite les secrets de sa vie, les problèmes qui la bloquent, les personnes qui l’entourent, leur véritable identité, les objets qu’il doit utiliser de manière précise pour retrouver son 496 Ibid. Ibid., p. 22. 498 Ibid., p. 23. 497 290 équilibre. Et généralement, tout ce qu’il voit au cours du voyage initiatique, il le retrouve dans la réalité, tout ce qu’on lui montre finit par se réaliser. Nous sommes ici loin de l’hallucination qui fait voir à la personne des êtres et des choses qui n’ont pas de réalité matérielles authentiques. Rien de ce que le Bwiti fait montrer à l’initié n’a d’inexistence matérielle, car en effet, tout ce qu’il entend, voit, est vérifié lorsqu’il revient à lui. Par là, l’iboga « se définit comme l’action de faire connaître ce qui était caché, secret, alors que l’hallucination, selon Le Petit Larousse, se définit comme une perception ou une sensation éprouvée bien que l’objet ou le phénomène n’existe pas. »499 Il est donc inexact de soutenir que les révélations acquises sous l’effet de l’iboga sont des hallucinations. En effet, les deux termes, hallucination et révélation ne se chevauchent pas ; par ailleurs ce serait nier gratuitement une réalité en refusant d’en attribuer le phénomène à sa véritable source ; enfin, c’est méconnaître, malgré les grands progrès réalisés, que « la science est cruellement limitée dans le domaine particulier des forces de la nature. »500 On doit pouvoir aller plus loin encore, et se poser la question de savoir dans quel autre domaine se précise l’intérêt philosophique de la vision ? Elle est dans le fait que « chacun doit retourner là d’où il est venu ». C’est en quoi on définit, par ailleurs, l’iboga comme « les « visions d’eboga » »501 On a observé que, le soir, de petits groupes d’hommes et parfois de femmes se réunissent dans le nzimba502 pour discuter sur un point, une révélation particulière, une future initiation sur des causes d’une maladie ou d’une mort. Afin de situer avec davantage de précision le phénomène des visions, il convient de le distinguer de ce que nous pourrons appeler la « voyance » d’une part, et de la « révélation » proprement dite d’autre. C’est cette distinction est importante avant d’aborder le contenu des visions. La voyance est une aptitude courante dans la société fang comme dans la plupart des sociétés africaines ; elle consiste à déceler les causes cachées des phénomènes visibles ; le Bwiti ne l’élimine pas, mais il la relègue au second plan, car la plupart des fonctions de la voyance assurées par les visions. Quant au terme de « révélation », nous entendons le réserver aux phénomènes exceptionnels de mort apparente. Cela dit, le point critique de cette distinction concerne le contenu des visions : « Quand on prend l’iboga, on voit le monde, on voit les morts de sa famille. Si mon père faisait le mal, je vois qu’il a été transformé en morceau de bois ou en pierre… On voit aussi 499 J.-M. Aubame, Les Beti du Gabon et d’ailleurs, Tome II Croyances, us et coutumes, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 174-175. 500 Ibid.175-176. 501 R. Bureau, Bokayé ! Essai sur le Bwiti fang du Gabon, op. cit., p. 131. 502 Ce nom renvoie au temple, au corps-de-garde, lieu de rassemblement et de culte. 291 les hommes qui vous font mal. Dans la vie, on peut « sentir » que ces hommes sont mauvais. Avec l’iboga on les voit ». »503 Plus précisément, les malades en fin de vie que nous avons rencontrés au temple du quartier Lalala nous ont décrit presque le même scénario, à savoir : « avec la vision on voit l’ancêtre de la famille qui nous fait signe de la main pour qu’on puisse se rapprocher de lui, mais on ne peut pas le toucher. C’est pendant ce moment qu’il nous fait voir la face cachée de notre vie, les chemins par lesquels nous sommes passés et qui nous ont causés du tort. Il nous donne aussi des prescriptions pour la suite de notre vie, il nous dit si nous allons bientôt mourir ou pas, et nous demande de ne pas nous inquiéter et d’accepter la maladie. Parfois il nous donne les recettes pour poursuivre les soins avec le nganga. »504 Il est vrai qu’un certain nombre de constantes reviennent dans les récits de visions. Elles donnent une idée assez précise des aspirations essentielles du Bwiti, à savoir réconcilier l’homme avec l’homme par-delà la situation qu’il vit, par-delà l’épreuve existentielle de la maladie qui le terrasse. Ici le mourant « voit par la vision le lieu et les conditions de vie qui l’attendent personnellement. »505 Et une fois qu’il a vu, il doit faire le récit de sa vision auprès du nganga pour commencer les soins. Avec l’iboga, on voit. Le mourant peut toucher les êtres de l’autre monde. On peut leur parler, et vice versa. Pourtant le mourant ne dort pas, il ne bouge pas. C’est le cœur, c’est l’esprit qui voit. « Le Bwiti n’est pas une croyance morte, on voit. Quand on ne voit pas, les choses restent des abstractions, on a une connaissance théorique et on ne peut pas se rendre compte que le Bwiti fait tout »506. Ainsi donc, il est essentiel de rapporter au nganga ce que l’on a vu. Lorsque la vision est terminée, l’initié dit : bokayé507 ; il est ensuite invité à parler. 3. Exploitation scientifique de l’iboga Scientifiquement, l’ibogaïne est classée, étiquetée comme hallucinogène depuis 1968. Et depuis lors, un consensus scientifique sur l’action de l’ibogaïne sur la cocaïne commence à apparaître comme pour la morphine. C’est avec Howard Lotsof que le premier Congrès international sur l’ibogaïne a eu lieu à Paris, le 6 janvier 1987, avec douze des plus grands experts sur la question, comme l’Américain Léo Zeff, les Français Robert Goutarel 503 R. Bureau, op. cit., p. 134. Propos recueillis auprès de trois mourants dans un temple de Lalala, un quartier de Libreville, en janvier 2009. 505 R. Bureau, op. cit., p. 138 506 Ibid., 140. 507 Ce mot provient de la langue tsogho. « Le mot bokayé est prononcé continuellement à la fin de phase rituelle qui appelle toutes les catégories d’initiés au chant, à la prière, à la réunion… C’est le cri de ralliement. », R. Bureau, op. cit, p. 40. 504 292 (pharmacologue spécialiste des alcaloïdes de l’iboga) ou Otto Gollnhoffer (anthropologue du Gabon). Lotsof a beaucoup travaillé. Il surmonte les tests et la critique et réussit à convaincre des propriétés antiaddictives de l’iboga et de l’ibogaïne et de la nécessité de travailler sur le sujet. Avec Goutarel, ils prennent même rendez-vous avec auprès du ministre de la Santé français de l’époque, Michèle Barzach, qui les reçoit poliment mais sans donner de suite à leur entrevue. Depuis Paris, il s’envole pour le Gabon accompagné de sa femme, d’un traducteur et de Bob Sisko, un ami dépendant à la cocaïne qui deviendra par la suite l’une des figures clés du mouvement. Le but de Lotsof est de se procurer suffisamment de l’iboga pour à la fois fournir les chercheurs et soigner des toxicomanes. Ils parviennent à rencontrer le président Omar Bongo en personne avec son conseiller scientifique, le pharmacien Jean-Noël Gassita, qui travaille depuis longtemps sur le Bwiti et l’iboga. En 1989, Lotsof dispose un brevet de plus, cette fois pour atténuation du syndrome de dépendance alcoolique. La même année, il passe contrat avec Dr Stanley Glick, chef du département de pharmacologie et de toxicologie de l’Albany College of Medecine aux EtatsUnis, pour tester si l’ibogaïne diminue à long terme les prises de morphine chez les rats. Il est ressort que des rats entraînés à s’auto-injecter 0,75 mg de morphine, assez pour ressentir du plaisir mais pas assez pour être « accros » s’arrêtent en un week-end et que des doses de 40 à 80 mg d’ibogaïne diminuent la prise de morphine jusqu’à plusieurs semaines. L’ibogaïne lutte donc contre les dépendances chez les toxicomanes, elle va à contre-courant de l’acharnement thérapeutique chez les malades en fin de vie. La façon dont se prend l’ibogaïne est tout à fait différente. En effet, l’iboga et l’ibogaïne pourraient interrompre la dépendance physique tout comme la dépendance psychologique à des drogues aussi variées que l’héroïne, la cocaïne et le crack, les amphétamines, le tabac, l’alcool et la méthadone, et semblent même renverser la sensibilisation et la tolérance. L’expérience des traitements l’a montré, les études précliniques l’ont confirmé sur les animaux. Comme nous l’indiquait notre interlocuteur, En général, c’est comme un médicament : on avale en une fois une dose standard ajustée selon le sexe, le poids et l’indication (de l’action psychothérapeutique à la dépendance à l’héroïne, on passe du simple au double), sous forme d’ampoules ou de gélules remplies généralement de cristaux de chlorhydrate d’ibogaïne. L’ibogaïne garde un goût amer – mais rien à voir avec l’épreuve de l’iboga. Les patients de traitements à l’ibogaïne en prennent donc directement une forte dose (après une dose-test très légère destinée à contrer tout risque d’allergie dans le cadre des traitements médicalisés actuels). Dans de très rares cas, on administre l’ibogaïne à faible dose tous les jours comme un médicament, encore selon une posologie standard. Les effets 293 paraissent brutalement entre trente minutes et deux heures après l’indigestion. Il semble que l’ibogaïne, avec son action d’inhibiteur partiel du récepteur dit nicotinique (lié à diverses dépendances en plus de la nicotine), aurait une action antidrogue et antidouleur sur les personnes vulnérables. Grâce à l’action complexe et complète dans le cerveau, l’iboga ou l’ibogaïne seraient capables d’y rétablir les fonctionnements déréglés par les dépendances aux drogues et aux antalgiques. Les personnes en fin de vie souffrant énormément dans leur chair, sans compter les personnes souffrant de maux psychologiques ou simplement mal dans leur peau qui pourraient bien être attirées par la promesse d’une psychothérapie accélérée, ou celles en quête de sens attirées par les expériences personnelles, qui consomment l’une ou l’autre, sous une forme ou sous une autre, admettent leur efficacité. Le public potentiel est très large, mais bien peu auront l’opportunité de trouver des accompagnateurs compétents, d’affronter une telle épreuve et la motivation pour cela. L’iboga n’est pas un miracle ou universel. C’est une épreuve qui nécessite beaucoup de précautions et dont la réussite dépend étroitement de l’implication du sujet. « En Afrique comme en Occident, il existe pourtant un antidote, mais il n’est pas donné à tout le monde de le manier. Les nganga gardent leurs secrets, mais on sait dorénavant que l’atropine (issue de la célèbre belladone) à très faible dose supprime les effets de l’ibogaïne – c’est aussi, mal utilisé, l’un des poisons les plus mortels. »508 Ces produits puissants, l’iboga et l’ibogaïne, nécessitent donc l’accompagnement d’un thérapeute qui les maîtrise, que ce soit dans un cadre traditionnel ou médicalisé. Au Gabon, les accidents sont très rares car tout est ritualisé, pensé à la lumière d’une expérience ancienne. Les nganga réputés ont derrière eux un long chemin d’apprentissage. « En Occident, on dispose maintenant des traitements à l’ibogaïne dans un cadre clinique et sous surveillance d’appareils sophistiqués. Reste à savoir si l’on préfère le lit d’hôpital à la natte, les bips de la machinerie médicale à la musique des cérémonies, la gélule au bois… »509 Au reste, il faut ajouter que la manducation de l’eboga comporte par elle-même une vertu expiatoire liée à l’amertume du goût de la racine et aux vomissements qu’elle peut provoquer. Les transformations apportées par certaines branches du Bwiti au rituel de la manducation de la plante sacrée (edzi eboga) qui précède le démarrage de l’activité cérémonielle de chaque nuit de ngoze confirment cette dimension. Les petites doses d’eboga – rien à voir avec les quantités absorbées lors de l’initiation proprement dite – peuvent être consommées dans ce contexte sous trois formes : en mâchant les râpures de la racine de l’arbuste du même nom ; en l’avalant sous forme de poudre issue de l’écrasement des 508 509 V. Ravalec, Mallendi, A. Paicheler, op. cit., p. 251. Ibid., p. 252. 294 râpures ; enfin en buvant une décoction obtenue en faisant bouillir les petites racines. Le premier mode de consommation est le plus « orthodoxe » parce qu’il accentue le goût amer très prononcé de l’eboga (on l’appelle souvent le « bois amer ») et que cette expérience de l’amertume confère au rituel une dimension sacrificielle, c’est-à-dire qu’ici « le mourant échange l’amertume de la douleur qu’il ressent dans sa chair par la maladie qui le condamne à une mort imminente, contre l’amertume produite par la manducation de l’eboga. »510 Partant de là, la distribution de l’eboga est assumée par le nganga qui donne à chacun sa part en suivant un ordre hiérarchique bien précis, les esprits étant les premiers servis, puis les hommes et enfin les femmes. Le nganga porte la corbeille de lianes qui contient les râpures, la servante qui l’accompagne offre un verre de décoction d’eboga ou d’une boisson quelconque (eu ou vin), chacun des participants. Nous avons pu observer que l’analogie avec la communion des catholiques s’est imposée à toutes les communautés bwitistes et on peut penser que ce rapprochement est d’abord fondé sur les similitudes matérielles et gestuelles de la distribution et de la manducation d’une substance sacrée, l’eboga prenant la place de l’hostie. Mais le recouvrement va plus loin. La consommation de l’iboga, à la quelle on prête des vertus d’excitation qui permettent de rester éveillé toute la nuit, est une forme d’expression de la communion avec le monde d’Eboga, le monde de Bwiti, qu’on ne peut atteindre, en dehors de l’initiation, que par le rituel. Le point critique du Bwiti touche aussi à cette distinction entre iboga et ibogaïne, la première étant la plante à l’état brut, la deuxième sa synthèse biochimique et pharmaceutique, son nom savant pour ainsi dire. A tort, on a vite fait de dire, concernant l’ibogaïne, qu’elle entraînait comme effet induit une sorte de dépendance chez les toxicomanes. Il est vrai que l’iboga est une plante puissante et complexe, très active psychologiquement et neurologiquement, qui semble capable d’effectuer un travail profond de réorganisation des personnes. Néanmoins, si leurs propriétés sont confirmées, l’iboga et l’ibogaïne pourraient intéresser de nombreux chercheurs. Reste à fabriquer une molécule synthétique pour intéresser les laboratoires pharmaceutiques qui pourront la breveter pour elle-même et la produire facilement à grande échelle sans problèmes d’approvisionnement. Au centre de neuropharmacologie et de neuroscience de l’Albany Medical College, le Dr Stanley Glick et son équipe ont pris une longueur d’avance en mettant au point un dérivé synthétique de l’ibogaïne, le 18-methoxycoronaridine ou 18-MC, qui ne provoque pas de visions et pourrait être mis en avant pour son action antidrogue. Vincent Ravalec et Agnès Paicheler nous 510 Propos enregistrés le 18 décembre 2008, dans un temple de Bwiti au quartier Lalala de Libreville. 295 renseignent, à cet effet, que « en novembre 2002, Glick a signé avec des investisseurs privés un contrat de cinq millions de dollars pour procéder dans les deux ans à des essais cliniques. Les premières études montrent une action différente et à moins de niveaux que l’ibogaïne mais relativement efficace sur les rats. »511 Une question surgit alors : là où le pharmacien voit ses produits contrôlés par des laboratoires, après une expérimentation contraignante, et là où le nganga alternatif affirme trouver dans la nature un nouveau produit aux vertus garantis, lequel du résultat ou du processus nous conduisant à lui est plus important ? Pourquoi poser une telle question quand on sait que le modèle technoscientifique issu de la médecine occidentale, fondée sur l’essor prodigieux de la biologie expérimentale, puis des biotechnologies, dotée d’un arsenal coûteux en instruments, appareils, machines, remèdes de plus en plus pointus, faits de nouvelles synthèses moléculaires et appuyés sur un corps médical formé à une médecine technicienne et très spécialisée, n’est pas identique au modèle ancestral et naturel de la médecine traditionnelle dite aussi pharmacopée ? Pour Jean-Jacques Wunenburger, ces deux médecines co-existent « sur fond d’un conflit épistémologique et axiologique entre ces deux manières d’appréhender la vie, la santé et la maladie. »512 Ce point critique montre les différences de méthodes, de démarches relatives aux deux médecines, mais pas nécessairement leur résultat concernant la vie et la santé. Et à propos de l’ibogaïne, on est de plus en plus loin de l’action complexe et complète de l’iboga, si la vision occidentale des chercheurs ne prend pas en compte la plante, les nganga qui l’exploitent ainsi que les rites qui les accompagnent. Dans la mesure où, abandonner les visions qui font la force de l’iboga comme de l’ibogaïne et sont au cœur de leur travail, c’est passer à côté du potentiel unique du Bois qui joue certainement un grand rôle contre les dépendances des hommes. En effet, les perspectives actuelles apparaissent plutôt limitées pour la promotion de l’ibogaïne comme traitement antidouleur et antidrogue à grande échelle, y compris dans les pays où elle n’est pas interdite. Marginalisée, elle a un problème d’image et de crédibilité. L’enthousiasme de ceux qui ont voulu la promouvoir, venus des milieux de la toxicomanie ou de l’activisme de la contreculture n’a pas arrangé les choses, et a nourri la méfiance vis-à-vis d’un produit trop souvent présenté comme miracle. Résultat, on en parle rarement et l’ibogaïne paie les conséquences de ce manque d’information. Alors que les visions ne sont pas des hallucinations mais du rêve éveillé, elle est souvent assimilée aux hallucinogènes, ce qui suffit à l’étiqueter comme drogue. 511 512 V. Ravalec et A. Paicheler, op. cit., p. 294-295. J.-J. Wunenburger, Imaginaire et rationalité des médecines alternatives, op. cit., p. 215. 296 Donc, ceux qui ne croient pas au potentiel d’interrupteur de dépendances de l’ibogaïne ou de l’iboga, ceux qui sont mal informés et ne savent pas qu’elle ne provoque pas de dépendance en retour, pas même chez les malades en fin de vie chez qui elle joue un rôle morphinique, pensent qu’il ne s’agit que de remplacer une drogue par une autre, ce qui a en effet peu d’intérêt. Pour maître Assoumou Eya, « la manducation de la plantes d’iboga calme énormément la douleur de nos patients pour qui, la morphine de l’hôpital n’a plus grand effet. Même en dehors du rituel, la consommation de la plante a un effet apaisant et permet au mourant de vaquer à ses occupations habituelles. »513 Ceci dit, avec l’iboga, on peut prendre un autre chemin. Les dosages de Bois utilisés traditionnellement pour l’initiation au Bwiti correspondent à la dose efficace d’ibogaïne définie expérimentalement pour les traitements antidouleur et antidrogue. Les pionniers n’avaient d’abord aucune idée des pratiques ancestrales des nganga. Depuis, l’expérience et la recherche ont permis aux thérapeutes des nouvelles cliniques de mieux manipuler l’ibogaïne – mais ils s’attachent surtout à limiter les risques par un encadrement ultra-médicalisé. La façon dont les traitements à l’ibogaïne sont dispensés ne permet pas de maîtriser aussi bien le travail psychothérapeutique qui est par contre le rayon des guérisseurs gabonais. Parce qu’elle issue d’une longue expérience, parce que l’iboga contient un éventail d’alcaloïde complémentaires, parce qu’elle diminue les risques et potentialise l’action du bois, la pratique traditionnelle doit être reconsidérée. L’iboga permet de sortir de l’impasse dans laquelle est engagée l’ibogaïne en tant que médicament à grande échelle. Des recherches longues, coûteuses et compliquées sont nécessaires pour obtenir son autorisation de mise sur le marché. Mais l’iboga n’est pas un médicament. En fait c’est une plante qu’on utilise à l’état brut. Pas besoin des années de recherches nécessaires à la compréhension de son fonctionnement pour l’utiliser sur les hommes : c’est déjà fait depuis longtemps. Si on les fait, tant mieux – des essais cliniques permettraient d’être fixés sur ses capacités réelles. Et si l’iboga est réellement efficace, peutêtre qu’il vaut mieux promouvoir une plante que de développer un médicament. L’eboga s’affirme, une fois de plus, comme le symbole de l’alliance renouvelée avec Dieu et les esprits. Tout naturellement l’eboga devient pour certains le « corps du Christ ». On dit que la plante sacrée a poussé sur sa tombe comme l’otunga pousse là où on a enterré le placenta. Du coup, manger l’eboga, c’est aussi « communier » avec les souffrances de Jésus. Nous avons ici affaire à un « bricolage rituel » selon le mot d’André Mary, « qui repose sur 513 Propos recueilli en janvier 2010 au temple d’Akournam (situé dans la commune d’Owendo). 297 l’identification du corps du Christ à l’eboga et représente un travail syncrétique plus subtil jouant sur la transformation d’un rapport métonymique en un rapport métaphorique. »514 Ici, la manducation de l’eboga introduit une identification symbolique entre la souffrance du mourant et celle du Christ, entre les derniers instants qui précèdent la mort du Christ agonisant, et ceux qui précèdent la mort du mourant à proprement parler. La manducation de la plante amer d’eboga correspond bien à la coupe de douleur du Christ, le passage vers l’autre de la vie, vers la mort provoquée par la maladie au stade final rime avec la coupe bue par le Christ en présence de ses disciples, la coupe de la mort, la dernière coupe de la vie. Le Bwiti fang trouve des similitudes pour que le mourant ne conçoive pas la manducation comme une épreuve inutile, comme une expérience sans fondement, mais plutôt comme une expérience qui l’introduit dans une nouvelle dimension de sa propre vie, à savoir se considérer comme mortel, ensuite considérer que l’heure de sa mort à sonné et que, d’une manière ou d’une autre, rien ne peut arrêter l’avènement de la mort. C’est en ce sens que la manducation de l’eboga ruse avec le sacrifice du Christ, ici c’est le mourant qui, par ce geste symbolique et vivant traduit l’amertume qu’il ressent doublement, celle de la douleur et de la plante ingurgitée. 514 A. Mary, Le défi du syncrétisme. Le travail symbolique de la religion d’eboga (Gabon), Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1999, p. 333. 298 IV. SOINS ET ACCOMPAGNEMENT PAR LA « VISION » « Ce n’est pas le patient qui acquiesce aux révélations du nganga qui scrute son petit miroir divinatoire, ce sont les nganga qui acquiescent aux récits visionnaires du banzi qui scrute le miroir initiatique. Cette inversion des places des locuteurs marque que, le temps d’une veillée, le pouvoir divinatoire se trouve du côté du novice. L’initiation est l’occasion unique d’une auto-consultation : le banzi découvre par lui-même les causes véritables et les remèdes possibles de son infortune. »515 On doit pouvoir s’interroger à présent sur la dimension de la vision dans le Bwiti. En effet, que ce soit le Bwiti misoko ou celui des Fang, la vision occupe une place essentielle dans l’initiation du mourant, elle participe de son accompagnement constituent, pour ainsi dire, le point critique des soins. Le Bwiti opère par cette logique visionnaire sans laquelle les soins ne sont pas possibles. Car soigner l’esprit et le corps, accompagner la personne en fin de vie, savoir quels sont les actes ultimes qu’il doit accomplir avant le grand départ, avant de traverser la rive de la mort, nécessitent ce moment appelé « vision », sorte de voyage initiatique et thérapeutique où la personne opère sur elle-même un véritable travail spirituel. En quoi consiste donc cette réflexivité de la vision ? Quelle sorte d’épreuve induit-elle pour faire du mourant un nouvel humain prêt à affronter la mort ? La vision nous prépare-telle aussi à vaincre la peur de l’au-delà, la peur de l’inconnu ? La vision est-elle un acte solitaire ou, n’a-t-elle de sens que par rapport à la communauté d’initiés qui participent au rituel thérapeutique ? Ou est-elle ce par quoi une conversion spirituelle du mourant est envisagée et qui, de fait, fait de l’initié-mourant un philosophe ? A quoi ouvre-t-elle le mourant ? A quel monde ? Pour comprendre la vision et la logique de soins qu’elle impulse, il faut déboucher sur ce carrefour d’interrogations. C’est en cela que l’éthique de la vision recommande la compréhension avant l’initiation et l’initiation par la compréhension. Le Bwiti, ou Bwete516, intervient, comme on le sait, dans le traitement des personnes en fin de vie, à la fois par la plante iboga et par la vision. Il repose ainsi sur une nette division entre profane et initié, séparation qui s’articule autour du rôle fondamental des visions et du secret. Les soins passent nécessairement par l’acte de voir, la vision étant précisément une étape consécutive à la manducation de l’iboga. Iboga et visions sont donc solidaires dans 515 516 J. Bonhomme, op. cit., p. 49. Les deux termes se valent et s’emploient selon les ethnies, les milieux, et aujourd’hui les chercheurs. 299 l’acte du soin, pour autant qu’ils visent le même but à partir de celui qui en fait l’expérience : manducation et vision. La branche appelée Disumba par exemple, établit que l’usage visionnaire de l’iboga accomplit sa fonction thérapeutique et sa démarche éthique au niveau du soin. Même si le recours aux devins-guérisseurs est bien enraciné au village, par exemple chez les Mitsogho où le Misoko constitue un pendant thérapeutique du Disumba. En ville, le recours aux nganga ne fléchit pas, bien au contraire. Il a pour lui les nouvelles infortunes liées aux épreuves de la vie urbaine, et symétriquement les opportunités de carrière qu’offre le métier de devin-guérisseur pour les personnes chômeurs citadins. Le Misoko peut alors y mener une vie plus indépendante du Disumba traditionnel qui reste largement villageois. 1. Le soin par la vision Nous allons voir que, c’est spécifiquement dans le Bwiti misoko et de Bwiti fang que l’efficace de la vision à partir de la manducation de l’iboga produit ses plus grands effets. Pourquoi ? Parce que dans l’un comme dans l’autre, on a affaire à une tradition thérapeutique qui privilégie le soin, y compris chez les mourants dont on sait que la maladie précipite la fin, l’anticipe, la brutalise tel un accident mortel. Même s’il est vrai, en effet, que le Misoko a vocation à soigner l’homme de façon totale, c’est-à-dire en prenant en compte tous les aspects de sa vie : la santé corporelle, financière, matérielle, relationnelle, etc. Ainsi vient-on au Misoko pour raisons d’infortune. Comme l’infortune sorcellaire, désordre corporel et lignager qui sert de point d’entrée dans le cycle initiatique du Misoko, et qui trouve en effet sa raison dans une logique sociale qui déborde amplement le cadre du rituel. Le Bwiti misoko privilégie la logique relationnelle, car c’est elle qui fonde l’éthique du soin. « La matrice commune des interactions dans le Bwiti misoko repose sur ainsi sur la combinaison de relations asymétriques entre agents : notamment devin/patient, guérisseur/malade, sorcier/victime, ancêtres/vivants, initié/profane, homme/femme, aîné/cadet, oncle/neveu, père/fils, mère/enfant. Ces relations dyadiques se combinent sans cesse dans des relations d’ordre supérieur, si bien que la logique relationnelle du rituel n’est pas essentiellement binaire. »517 Mais tout le Bwiti misoko n’est pas seulement construit contre la sorcellerie, où les nganga sont en lutte perpétuelle avec les sorciers. Encore que, c’est la sorcellerie qui conduit généralement un infortuné à l’initiation, c’est elle que diagnostiquent et soignent les nganga. Pour autant, au Gabon il est admis que « chacun vient à l’initiation avec sa « maladie » »518, 517 518 J. Bonhomme, op. cit., p. 19. Ibid., p. 24. 300 et la maladie encore une fois, concerne chaque domaine de la vie de la personne. C’est-à-dire que c’est le malheur et la sorcellerie qui motivent l’initiation. Ici, on le voit, l’initiation permet de retourner le génie persécuteur en un génie protecteur, étant entendu que le malade n’est pas seulement celui qui souffre dans son corps, c’est avant tout celui qui subit dans son existence des événements malheureux. Le Misoko est conscient qu’en fin de vie, l’existence est à mal, car une vie écourtée par la maladie peut troubler l’existence, c’est-à-dire la conscience de celui que la maladie éprouve, les tourments qu’elle suscite, les interrogations qu’elle entraîne. Voire l’incompréhension. En fin de vie, le Misoko répond toujours déjà par la vision qui est la médiation de la prise de conscience que l’existence bascule et peut faire basculer le mourant ainsi que ses proches. Pourquoi ? Parce que la maladie ne concerne jamais un champ univoque d’infortune mais toujours plusieurs registres : selon nos découpages, le mal est à la fois somatique, psychologique, conjugal, financier, familial. Cette démultiplication de l’affliction fait prendre conscience que quelque chose ne va pas. Mais ce quelque chose se soustrait à l’appréhension, planant au-dessus de l’existence comme une menace imprécise mais omniprésente, comme une déstabilisation de l’existence qui ne tient plus qu’à un fil. Les multiples infortunes particulières ne sont donc que les symptômes d’une atteinte plus grave qui lierait ensemble les registres du malheur comme les facettes d’un même problème. Cela se traduit par l’impression vive d’être dans une situation d’impasse, comme si la fin de vie déclenchait une série rapprochée d’incidents malchanceux qui précipite la décision de tout mettre en œuvre pour trouver un remède, non pas pour guérir, puisque la guérison ici est impossible, mais un remède pour vivre avec la maladie, pour supporter cette « nouvelle vie ». Dans le Bwiti misoko, le nganga a la capacité de faire des prédictions, tout comme dans le Bwiti fang où l’on retrouve une forme de « prophétisme visionnaire » placé sous un régime syncrétique tel qu’André Mary l’a analysé. Et ici, « l’initiation n’est proposée que pour les cas jugés les plus graves par les devins »519, et ces cas sont aussi ceux des mourants qui doit découvrir par lui-même l’origine de son mal dans l’iboga. Cela dit, tout parcours initiatique, qu’il soir appréhendé dans l’ordre du rite ou dans l’ordre du savoir, aménage une certaine forme de rencontre, plus ou moins médiatisé, avec le sacré mais celle-ci ne débouche pas nécessairement sur une expérience de communication directe avec les esprits ou les dieux faisant appel à la médiation du corps. C’est là l’originalité de l’initiation offerte par les cultes 519 Ibid., p. 31. 301 thérapeutiques gabonais ou par ce qu’on peur appeler les cultes de vision, comme le Bwiti qui donnent plus de place à l’expérience visionnaire comme condition de possibilité du soin. Cette expérience visionnaire comporte en effet la promesse d’une révélation sur un autre monde, une autre vie, et en un sens une connaissance des choses cachées. Même si celleci a un caractère immédiat et fulgurant : elle relève d’une illumination et d’un éblouissement qui semblent faire l’économie des médiations et des leçons d’humilité et de patience que suppose l’enseignement initiatique. En ce sens, la vision ignore la longue durée, elle suspend le temps dans l’éclat d’un instant imaginaire. Les grands initiés du Bwiti répètent que pour comprendre il faut « voir de ses propres yeux », éprouver par soi-même (ayén, en fang signifie bien à la fois voir et éprouver). On aurait mal compris l’injonction si l’on méconnaissait que la révélation n’est pas détentrice de son propre sens et qu’elle réclame les secours de l’exégèse savante. Le risque de débordement existe : de même que la place faite au vécu sensoriel introduit une part d’incertitude et bouscule quelque peu la belle ordonnance du rituel, de même la dimension expérientielle et donc « personnelle » de la révélation extatique représente un défi potentiel pour les dépositaires du savoir initiatique. La vision prophétique a en grande partie trouvé là son créneau, à savoir que « l’expérience visionnaire que comporte l’initiation au Bwiti est donc un moment décisif où se négocient aussi bien la relation du corps et du rite que les rapports de l’individu à la collectivité. Parce que la vision ou son absence décide de la réussite ou de l’échec de l’initiation, on comprend également que son contrôle est un enjeu majeur qui conditionne la reproduction de la société initiatique. »520 Dans le Bwiti fang l’expérience de la vision est présentée comme une aventure unique et individuelle et de fait les rites qui l’encadrent ménagent une certaine intimité au visionnaire. La stéréotypie des récits est plus le résultat d’une intériorisation par l’imaginaire individuel du schéma du voyage et des représentations du monde d’Eboga que d’un système de contraintes explicites exerçant une pression constante sur le sujet. Au-delà de l’imprégnation culturelle diffuse qui s’exerce par le biais de la fréquentation occasionnelle de l’univers symbolique cérémoniel, la présence de stéréotypes très marqués s’explique plus précisément par deux raisons essentielles. D’abord il y a tout l’espace de jeu qui entoure la règle formelle du secret de la vision : le propre des secrets est d’être divulgué « en secret » et on sait bien que les initiés se racontent entre eux leurs visions. Les confidences et les recoupements font que l’étranger au rite (l’etema) ne se présente jamais le jour de l’initiation sans préconnaissance initiatique. Par ailleurs il est rare que le sujet en soit à son premier essai. 520 A. Mary, Le défi du syncrétisme, Le travail symbolique de la religion d’eboga (Gabon), op. cit., p. 404. 302 Là encore, l’idéologie officielle du Bwiti veut que l’expérience visionnaire constitue un moment originaire enrichi par les explications des anciens et les rêves éveillés des longues nuits de ngoze. Mais la mobilité des itinéraires initiatiques, encouragée par la multiplication des branches et des voies de l’Eboga, fait qu’une vie de bwitiste est marquée par plusieurs expériences (deux ou trois en général). Les tonalités variées des univers symboliques propres à chaque branche (couleurs dominantes, figures privilégiées) finissent par se cumuler et se télescoper dans le creuset de l’imaginaire individuel. Cela dit, l’authenticité de la vision se décide sur la base d’un consensus entre initiés : « dans l’Assumgha-éning, on ne peut rencontrer que des figure ancestrales (Nzame, Nyingone) ; dans l’Erendzi Nduma, on accède aux esprits-saints ; et seul l’Essum David peut offrir aux purs le voyage pour lemonde divin d’Edondom Enen. Les initiés sont donc invités expressément, au cours de leur itinéraire, à cumuler les expériences visionnaires en bousculant le principe traditionnel de l’unicité de la vision »521. Ainsi, le récit vision raconte une expérience directe, une communication immédiate avec une réalité qui n’est sans doute pas celle que l’on peut percevoir communément, mais qui relève d’une évidence visible ; il n’est pas un « crédo », c’est-à-dire une profession de foi assumée en première personne concernant l’existence de Bwiti ou une déclaration d’adhésion à un ensemble d’énoncés sur ses attributs. En fait, si foi il y a, elle est de l’ordre de la vision : la « foi visuelle » est bien présentée comme supérieure à la « foi de croyance », association contradictoire pour un bwitiste d’une assurance timide et d’un doute qui confine au manque de respect par rapport à la divinité. Ceci étant, « il faut bien croire en la personne qui vous a appelé dans l’Eboga, lui accorder sa confiance et recevoir la sienne ; la grâce de la rencontre consacre une relation d’alliance. »522 2. Le Bwiti misoko et le soin par le miroir Quelle est la spécificité du Misoko ? Dans le Bwiti misoko, la vision passe par le miroir, c’est-à-dire que d’un côté, la vision par la manducation de l’iboga est la condition de possibilité du soin, et de l’autre le miroir est la condition de possibilité de la vision. A ce sujet, les initiés qui ont une connaissance du catéchisme ne manquent jamais de faire référence à saint Thomas : il faut le voir pour le croire, c’est-à-dire il faut voir dans l’initiation pour croire à la consultation. D’abord, « le banzi est assis sur une natte face à un miroir. »523 Après quoi, 521 Ibid., p. 445. Ibid., p. 447. 523 J. Bonhomme, op. cit., p. 36. 522 303 le nganga propose au patient l’initiation comme une vérification visionnaire de sa propre consultation. Entre le miroir et la vision, il y a l’iboga qui est le bois sacré et amer qui accompagne le Bwiti. « Comme le disait un père initiateur à un patient : « Tu vas découvrir beaucoup de choses, si vraiment tu veux manger le bois sacré. Dans quelques jours, tu auras le miroir devant toi, tu vas consulter comme moi. Je serai à côté de toi qui seras le nganga. Ce n’est pas moi qui vais te dire, c’est toi-même qui va voir. C’est pourquoi je dis le vrai juge, c’est le miroir. C’est le bois sacré. » »524 Nous avons ici un premier niveau d’explication philosophique, à savoir le niveau du miroir qui permet au malade qui vient s’initier de ne plus être sous la tutelle du nganga mais sous sa propre tutelle. Dans le Misoko, une fois qu’on a mangé l’iboga et qu’on se place devant le miroir pour faire l’expérience de la vision, c’est l’image de soi qui est projetée, et en même temps c’est le mourant qui devient en quelque sorte maître de son initiation, car c’est lui-même qui va consulter. Il va consulter lui-même pour lui-même, pour ainsi dire, il va « voir lui-même », sa situation, l’origine de son malheur, la suite à donner à sa maladie, l’événement de sa mort future. En effet, la vision par le miroir place le malade comme véritable sujet autonome, maître de son soin, puisqu’il consulte, ou plutôt se consulte pour être soigné. Par là, il accomplit son propre accompagnement, et le rôle du nganga n’est plus un directeur mais un accompagnateur, tandis que l’essentiel de la tâche revient au mourant. Au départ de l’initiation, l’initié encore appelé banzi en langue tsogo, est dans l’hétéronomie puisqu’il dépend du nganga qui lui prépare l’iboga, le lui fait manger ; quand commence la vision, c’est-à-dire le voyage initiatique à proprement parler, l’hétéronomie cède la place à l’autonomie, car l’initié se retrouve seul, face à lui-même, seul pour trouver les clés qui correspondent à sa situation, les clés thérapeutiques qui lui ouvriront les portes du soin. « Le père initiateur interrompt même totalement les prises lorsqu’il estime que le banzi a « vu son Bwete », c’est-à-dire qu’il a vu ce qu’il devait ou voulait voir. »525 Le banzi doit fixer intensément le miroir qui lui fait face, sans détourner le regard ni trop ciller. Les visions sont en effet le fruit d’une focalisation attentive sur l’image du miroir, l’initié-mourant doit fixer lui-même, opérer par la vision ce mouvement réflexif auquel Descartes nous invitait en mettant en épochè son sort pour voir la réalité de son être. Car voir sa vie, c’est se voir soimême, c’est avoir sa propre image face à soi, c’est revenir à soi. Avec la vision produite par le miroir et la manducation de l’iboga, rien n’est donné, mais tout se donne par soi, par le travail personnel du banzi lui-même. 524 525 Ibid., p. 31. Ibid., p. 36. 304 On le voit : il n’y a donc pas de scénario prescrit. Au-delà des histoires de vie toujours singulières, les registres de l’infortune sont cependant peu nombreux, et les façons de se positionner face à elles sont toujours les mêmes. Lorsqu’il s’installe face au miroir, le banzi voit tout d’abord sa propre image, et c’est en effet cette image qui se transforme en premier lieu : « « je me transforme en gorille », « je suis comme un pygmée », « je suis un vieillard ». Cette métamorphose du visage est le signe visible d’une transformation complète de la personne : prisonnier du malheur, le novice sait qu’l ne pourra s’en sortir que par une modification du rapport qu’il entretient à sa propre existence, modification dont la vision dans le miroir est le premier indice. Cela s’accompagne souvent d’un changement soudain de lieu : « je suis en brousse », « je suis dans le village de mes parents ». Ces transformations identitaires et spatiales sont la condition de toutes les autres visions. »526 Le miroir produit des métamorphoses chez le banzi, le renvoie à sa propre image, produisant de la sorte un rapport à la fois d’identification et de distinction. Le miroir produit en effet cette tautologie où c’est le « même » qui est identifié au sein du moi, où par-delà l’image reflétée par le miroir, c’est l’être de la personne qui déborde. Le miroir produit aussi cette distinction entre le banzi en tant qu’initié, et le malade ou le mourant en tant que personne dont l’existence est mal. La vision révèle des images et progressivement celles-ci s’animent et deviennent de véritables scènes. Pour Julien Bonhomme, la vision se donne, soit par focalisation externe ou vision du dehors, c’est-à-dire que le banzi se voit « sans être lui-même présent dans une scène qu’il décrit ensuite de l’extérieur »527 ; soit par focalisation zéro : « dans certaines scènes, le banzi parvient cependant à dépasser la perspective de l’observateur extérieur, pour acquérir un regard quasi omniscient qui lui donne la capacité de déceler ce qui lui échappe à la perception ordinaire et d’assister à des scènes auxquelles il n’aurait normalement pas dû pouvoir assister »528. Mais attention : les visions sont avant tout des scènes banales de la vie quotidiennes, et même souvent des scènes de la vie familiale. 3. Du Bwiti au Byéri : une tradition philosophique de la vision On doit dire ici que le terrain gabonais présente un intérêt philosophique pour une analyse comparative de la vision et de la possession dans la mesure où l’on trouve à l’origine à l’intérieur d’un même champ thérapeutico-religieux, des sociétés d’initiation exclusivement 526 Ibid., p. 39. Ibid., p. 40. 528 Ibid. 527 305 masculines privilégiant l’expérience de la vision comme voie d’accès auprès des ancêtres ou à la contemplation des « choses du monde », et des sociétés féminines centrées plutôt sur la possession comme moyen de communication avec les génies à des fins thérapeutiques. En effet, d’où vient que le Byéri et le Bwiti se rejoignent sur cette éthique de la vision où le mourant apparaît finalement comme un philosophe, c’est-à-dire un contemplateur ? Qu’est-ce que le Byéri et que nous apprend-il sur la démarche thérapeutique liée à la vision ? On doit savoir qu’avant de se rapprocher par la vision, des différences qui existent entre le Bwiti et le Byéri. Elles se situent précisément au niveau du rituel en tant que tel : dans le Byéri, il est définitif, dans le Bwiti il est interminable. Culte des ancêtres lignagers, le Byéri désigne les crânes des ascendants lignagers. Ces crânes sont dissimulés dans un grand reliquaire cylindrique que surplombe une statuette anthropomorphe. Réceptacles et statuettes sont parfois eux-mêmes appelés Byéri, notamment chez les profanes qui n’ont jamais vu les crânes. Comme dans le Bwiti, le terme désignant le crâne sert donc aussi par métonymie à nommer la puissance qui le dissimule et la société initiatique qui en fait usage. La différence vient de ce que dans le Byéri, initiation et exhibition des crânes coïncident : le novice voit les crânes le jour où il mange l’alan, nom de la plante qui déclenche la vision. Tandis que dans le Bwiti misoko, ces deux moments sont dissociés. La disjonction est même maximale, puisque initiation et traversée rituelle constituent les deux extrémités du parcours initiatique, généralement séparés par plusieurs années. En effet, le Byéri reste un simple culte familial privé sans véritable carrière initiatique : une fois que l’on est initié, il n’y a plus rien d’autre à faire que d’entretenir les reliques dont on a la garde. Lorsqu’on se fait initier au Bwiti, les choses sérieuses ne font au contraire que commencer. La temporalité initiatique est ainsi orientée par le décalage constitutif entre être initié et comprendre à quoi l’on est initié, puisque seule la traversée du Bwiti permet une détermination ostensive du terme Bwiti, notion jusque-là indéterminée alors même qu’elle sert à désigner la société initiatique. L’initié du Byéri est depuis le début un initié savant, tandis que l’initié du Bwiti reste jusqu’à la fin un initié ignorant. Nous avons déjà souligné dans l’introduction de ce chapitre qu’en adoptant le culte bwiti, les Fang n’ont fait, dans un premier temps, que renouer avec certains éléments du culte traditionnel des ancêtres (byéri), qui comportait une initiation à la société melan, du nom de la plante alan censée procurer la vision des ancêtres. La tradition religieuse des Fang contenait donc des formes embryonnaires d’une culture de la vision. C’est vrai, à l’encontre du Bwiti, le Byéri n’est nullement une société initiatique car il n’y a pas à proprement parler d’enseignement en ce sens, ni de séance secrètes si ce n’est la cérémonie de la vision du Byéri 306 qui n’est jamais publique. « Le Byéri est simplement une pratique rituelle – tout comme la « flamme du souvenir » - consistant en un « culte » privé, familial, rendu aux mânes des ancêtres, afin, à la fois d’attirer leur bienveillance et leur protection et d’honorer leur mémoire. »529 Comment la vision intervient ici ? Elle intervient au moment où le chef de famille, qui est le prêtre de ce culte, en donne connaissance seulement à l’un de ses garçons lui transmettant ainsi la charge et le pouvoir de perpétuer ce culte dans la famille. Ceux à qui on n’a pas encore montré les crânes et ceux qui ne doivent les voir en aucun cas, c’est-à-dire les femmes et les enfants, ne peuvent ouvrir la boîte à Byéri, en regardant le contenu ou le dévoiler à d’autres ; autrefois les contrevenants, pris sur le fait, ou accusés par d’autres, étaient punis de mort par empoisonnement. Le culte du Byéri se pratique à l’intérieur du cercle familial, dans une chambre retirée. En effet, quand un père de famille fang choisit un de ses garçons pour lui donner connaissance du Byéri, il s’agit d’un jeune homme de 25 à 30 ans, environ, marié, avec enfants, afin que la perpétuation du culte puisse être assurée, et qu’il juge digne de garder les « reliques » de la famille et d’en transmettre le culte aux descendants. La boîte à Byéri avait un couvercle qui portait la statue du premier ancêtre familial. D’après les informations fournies par nos interlocuteurs Fang, le jeune homme n’ignore pas ce qu’est le culte du Byéri, ni que la boîte contient des crânes humains, mais il n’a encore jamais « vu » ces derniers. La cérémonie rituelle consiste donc à les lui faire « voir ». Au cours de cette dernière le chef de famille apprend à son successeur, les rites à accomplir pour honorer les mânes et, peut-être aussi, lui indique-t-on les noms de ceux dont les crânes sont enfermés dans la boîte. Ces crânes peuvent être aussi bien des crânes de femmes que des crânes d’hommes ayant appartenu à la famille (sensu stricto) et jamais ceux d’une autre tribu. Pour la circonstance, le futur « gardien des crânes » doit absorber une certaine quantité d’écorce d’alan (melan, au pluriel) sans parler des fumigations que l’on pratique dans un récipient spécial avec cette même écorce. Cette plante, comme l’iboga, plonge le jeune homme dans un état contemplatif : c’est alors qu’il « voit » des spectres, des fantômes, des revenants, qui sont des parents d’outre-tombe. L’écorce de l’arbuste équatoriale appelé « alan », n’est pas hallucinogène. Les parrains et marraines de la cérémonie étaient les seuls juges de la quantité à consommer jusqu’au moment où le soleil se transforme, le soir, en disque igneux. Puis on procédait à ce qu’on pourrait appeler le passage de la mort à la vie, et c’est là le point critique de la vision. Ici l’initié meurt à lui-même, à son ancienne vie toute 529 A. Raponda-Walker et R. Sillans, Rites et croyances des peuples du Gabon, op. cit., p. 149. 307 naïve et tout innocente, une vie sans connaissance réelle des choses qui sont de l’autre côté (Ayät, en fang), dans l’au-delà de l’ici et du maintenant, pour renaître en lui-même par l’expérience de la vision. Car voir, c’est revivre autrement, c’est aussi autrement qu’être hic et nunc. Même en période de grande souffrance, quand un membre de la famille est en fin de vie et connaît, par suite, des difficultés de santé insurmontables, à ce moment précis, la prise en charge se fait par le truchement de la vision. L’aîné qui est initié au culte du Byéri introduit alors le mourant dans la chambre où se trouve le nsèk Byéri (boîte à Byéri), lui indique les noms de ceux dont les crânes sont enfermés dans la boîte. C’est alors que le mourant voit des spectres, des fantômes, des revenants, qui sont ses parents d’outre-tombe. Effrayé à cette vue, c’est par ce lien ainsi établi que s’effectue sa prise en charge : à ce moment-là, il exorcise la mort, l’apprivoise et s’en rend maître, car il sait désormais ce qui l’attend et ceux qui l’attendent dans l’au-delà, il en a l’attestation par la vision, « mais cette exhibition, elle-même, se fait toujours en secret. »530 Ici, l’aîné joue le rôle du nganga, c’est lui qui à l’initiative de la prise en charge et de l’accompagnement, même si lui-même a fait l’expérience de cette vision sans nécessairement être malade au moment de cette expérience. C’est que, ces crânes étaient, en effet, le siège ou le réceptacle de la capacité d’action de l’individu. Les voir, c’est connaître les ancêtres et solliciter leur aide à l’occasion, c’est-à-dire qu’on montre au candidat à la vision les crânes jusqu’à ce qu’il sache les nommer individuellement et les placer dans leur ordre généalogique exact ; à partir de là, les ancêtres peuvent lui apparaître et lui dire comment surmonter l’épreuve et quelle manière apprivoiser la mort par quoi, eux-mêmes sont des exemples par la relation éthique qui s’y établit. Car, en fait, la prise en charge reste une démarche éthique qui conjoint la relation aux ancêtres et la vision. On le voit, le point critique qui donne à penser dans cette relation éthique est que « le prestige des vivants s’exerce par l’autorité des morts. »531 4. Ce que signifie voir ou ce que voir signifie ? Que signifie voir ? Voir, c’est s’étirer, se multiplier en reproduisant la vie, c’est renaître et c’est recommencer une nouvelle vie, voilà pourquoi l’expérience visionnaire est solipsiste étant entendu que c’est seul que l’on effectue le voyage, c’est seul que l’on doit prendre les grandes décisions de sa vie, et c’est seul que l’on rencontre les siens dans l’Ayät, c’est-à-dire dans l’arrière monde avec son arrière des choses, ou les choses dans leur envers 530 531 Ibid. P. Alexandre et J. Binet, op. cit., p. 111. 308 sont telles qu’elles sont depuis leur existence initiale. En fait, si le Byéri désigne, à proprement parler, le culte des ancêtres, le Melan est son stade ultime. Quant aux initiés, on les appelle mvôn (candidat). A partir de là, « ils ont des visions. Ils voient défiler les ancêtres, bewu. Ils viennent les instruire et leur dévoiler les secrets des choses. Ils conversent avec eux, leur rappellent le passé et leur annoncent l’avenir. Le but du rite est atteint, car il consiste précisément à mettre l’initié en contact avec ses ancêtres. Désormais ils ont accès au culte familial. »532 Un autre point critique de la vision qui donne à penser se situe ici au niveau des recommandations pour le traitement que le malade reçoit des ancêtres. En effet, c’est aussi « à l’occasion des traitements particulièrement importants à donner à certains malades »533 que prend effet le côté éthique du soin : ici, l’accompagnement dans le régime du soin médical est le fait des ancêtres par lequel communique le mourant. Car la situation de la fin de vie est critique, et c’est précisément de genre de situation critique qui recommande de passer au rite, à la consultation. C’est en cela que « le mvôn découvre qu’il existe une autre vie meilleure que la présente et c’est de là-bas, de ce monde qu’il aperçoit derrière une barrière, qu’on lui donne certaines de morale. Il ne se trouve pas dans ce milieu ; il le voit de loin et tombe en admiration devant cette découverte. C’est le moment culminant pour le mvôn où il entre en communication directe avec les ancêtres ; c’est le moment où il reçoit d’eux des révélations »534 concernant sa situation médicale et la suite à donner à celle-ci. C’est donc devant des situations extrêmement graves, face à la menace du clan, face au danger qui guète un de ses membres, devant des situations de grande impuissance comme celles provoquées par la maladie en stade final que la nécessité d’entrer en communication avec les ancêtres se fait ressentir. Pour vivre donc, il faut voir. « Vivre, c’est voir, c’est percevoir l’invisible, c’est s’initier. »535 Le culte du Byéri que médiatise la vision ne consiste pas seulement à interroger les ancêtres quand les forces de la vie commencent à faillir, mais sert aussi à favoriser certaines activités de la vie comme la fécondité des femmes ou la réussite scolaire des enfants. De même il établit clairement que les Fang croient à la continuation de la vie après la vie, ce qui permet d’indiquer que le Byéri incarnait la présence d’une vie post mortem. Le culte du Byéri est une philosophie de la vie que la vision accomplit, et si au demeurant, il n’a pas vocation à guérir, il aide néanmoins à affronter les afflictions de la maladie chez le mourant, fortifie la 532 P. Nguéma-Obam, Fang du Gabon, Les tambours de la tradition, Paris, Karthala, 2005, p. 103. Ibid., p. 102. 534 J.-M. Aubame, Les Béti du Gabon et d’ailleurs, Tome II Croyances, us et coutumes, op. cit., p. 27-28. 535 B. Mvé-Ondo, Sagesse et initiation à travers les contes, mythes et légendes fang, op. cit., p. 141. 533 309 personne et lui donne de transcender la peur de l’inconnu suggérée par la fin de vie. Puisque les ancêtres qui rendent possible ce contact par la vision le sont devenus par la condition de la mort. L’initié du Byéri est depuis le début un initié savant, tandis que l’initié du Bwiti reste jusqu’à la fin un initié ignorant. Dans ces conditions, les visions d’eboga ne se contentent pas d’éclairer les causes de la maladie, de permettre d’y « voir clair », elles indiquent le traitement à suivre (interdits à respecter, plantes à consommer, sacrifice à faire). En effet, le tournant qui s’amorce dans cette voie thérapeutique de la vision, est la possibilité d’ « une prise en charge » par l’individu de l’élucidation de ses problèmes, en rupture avec le privilège que détenaient les nganga en matière de divination et de guérison. On ne peut négliger cependant le rôle de tiers que joue ici l’ancêtre-guide – mais celui-ci n’est souvent pas le double de la personne, cet autre moimême qui me représente dans l’Ayät, l’au-delà, le village des morts et auquel je suis lié par une corde qui tient ma vie – ou le génie protecteur, à la fois devin et docteur. Et puis il y a le nima « connaisseur des plantes, guérit les initiés-atteints de maladie, après avoir diagnostiqué les causes physiques et morales du mal »536, qui est là pour recevoir le récit de la vision et aider le malade à fixer son contenu et à l’interpréter. Lorsque l’expérience est vécue comme une relation de soi-même à soi-même, le rapport à l’institution thérapeutique se présente comme oblique, ponctuel, passager. La consommation de l’iboga est recherchée comme l’occasion d’une expérience psychothérapeute, et l’on peut être sûr que cet usage ontologique participe du soin. En ce sens, on comprend qu’il y ait des témoignages conduisant à penser que l’efficacité thérapeutique a pour ressort le voyage visionnaire lui-même en tant que régression aménagée. De la sorte, le scénario initiatique de la mort symbolique – associée explicitement dans le symbolisme des chants et des rites à une régression dans le sein de la mère Nyingone – suivie d’une renaissance vécue comme régénération, serait la vraie clef du soin pour ne pas dire de la guérison. En témoigne ici le propos d’André Mary : « Le plus surprenant est que parfois la guérison s’opère dans les « hôpitaux » du monde d’Eboga notamment par un changement d’organe. Un initié nous a signalé que son père, atteint d’un cancer et condamné par la médecine moderne, avait été « opéré » pendant son « voyage ». Il arrive également que la vision des figures divines, notamment celle du Christ en croix, soit présentée comme étant par elle-même source d’une guérison miraculeuse. Si c’est en un sens l’Eboga qui vous ressuscite, 536 R. Bureau, Bokayé !, op. cit., p. 116. 310 l’éboga guérit rarement néanmoins par lui-même : il faut toujours un geste, un remède, un acte, un interdit, qui scelle le renouvellement de l’alliance avec les ancêtres. »537 Ainsi donc, si on considère cette distinction entre l’initié au Byéri et l’initié au Bwiti, qu’est-ce qui rend compte de cette distinction ? Et en quoi joue-t-elle dans l’éthique de la vision, dans le soin pour ainsi dire ? 5. Le mourant philosophe et la philosophie du Bwiti Pour Julien Bonhomme, un paradoxe persiste dans la confrontation de ces deux cultes thérapeutiques, plus encore dans le Bwiti dont la traversée signifie « finir quelque chose qui ne possède pourtant pas de fin. La traversée du Bwiti se contredit elle-même : elle est l’étape ultime, mais, en tant que telle, elle est impossible, et donc n’est pas vraiment l’étape finale. »538 L’initiation qui s’effectue en plusieurs étapes dans le Bwiti est une démarche thérapeutique qui prépare le mourant à affronter l’ultime étape, celle qui n’a pas de retour, à sa voir la mort. Dans le Byéri, l’initiation a lieu une fois pour toutes, avec des moments de consultation pendant les moments les plus aigus qui caractérisent l’existence ; dans le Bwiti en revanche, l’initiation est continue et ce processus discontinu opère sous l’œil vigilant du nganga. Qu’en est-il du rôle joué par le nganga pendant cette phase ? Ne correspond-il pas à celui joué par le personnage philosophique qui intervient dans le dialogue de Platon avec Glaucon : il est celui qui aide, contrait, force… à voir ? Chez Platon, en effet, il répond sous le pronom anonyme de « on », dans le Bwiti il correspond au nganga. « Et de plus, si on le forçait à regarder en face la lumière elle-même, (…). Si par ailleurs, dis-je, on le tirait de là par la force, en le faisant remonter la pente raide et si on ne le lâchait pas avant de l’avoir sorti dehors à la lumière du soleil, n’en souffrirait-il pas et ne s’indignerait-il pas d’être tiré de la sorte ? »539 On le voit, l’initiation philosophique du sujet platonicien et l’initiation philosophique du mourant dans le Bwiti convient, chacune, un guide, un « on » et un « nganga » pour veiller au bon déroulement de l’épreuve. Leur rôle est bien actif, car il s’agit d’une figure qui prend acte dans le l’initiation, d’une personne qui intervient à un niveau bien précis et sans lequel, on le voit, elle devient difficile. Ces deux initiations étant, au demeurant, thérapeutiques : thérapeutiques contre les fausses certitudes, thérapeutiques contre l’ignorance, thérapeutiques contre la peur de l’inconnu, contre la peur 537 A. Mary, Le défi du syncrétisme, op. cit., p. 453. J. Bonhomme, op. cit., p. 200. 539 Platon, La République, 515 e- 516b, op. cit., p. 360. 538 311 de la mort qui vient. C’est en quoi l’initiation confronte et convie chacun à faire face à soimême et à l’hypothèse de la mort. « Le Bwete relève ainsi d’une appréhension impossible : il ne se dévoile que lorsqu’il n’est plus possible de le voir. Tout le paradoxe du Bwete se concentre dans cet éclair instantané de la mort. De son vivant, l’initié ne peut savoir ce qu’est véritablement le Bwete. Et la traversée du Bwete elle-même ne peut suffire à la détermination complète de la notion éponyme. La mort est bien le nœud du rituel, à la fois contenu du secret et raison pour laquelle sa vulgarisation reste incomplète. »540 Par-là, comprend-on que l’initiation au Bwiti dans la situation singulière du mourant est une préparation à la mort. Mais à quoi renvoie une telle démarche dans le système de l’initiation, et plus particulièrement chez le mourant ? Cette démarche renvoie à une sorte de philosophie du Bwete, qui se vent toujours déjà, ici, une démarche proprement autonome. Pourquoi ? Parce que, comme dans le mythe de la caverne de Platon, c’est une démarche individuelle et un parcours dialectique ascensionnel. Ici, l’initié-mourant est un sujet philosophe, car « il est réellement le seul qui soit capable de tirer doucement l’œil de l’âme, enfoui dans quelque bourbier barbare, et de le guider vers le haut »541. En effet, comme le sujet philosophe platonicien du mythe de la caverne, la démarche initiatique est une expérience individuelle qui consiste à la vision et à la contemplation. Le philosophe platonicien fait l’expérience de « l’ascension de l’âme vers le lieu intelligible »542, le philosophe bwitiste pratique l’ascension de l’âme vers la mort, terme véritable du parcours initiatique. Tous les deux font de même l’expérience de la peine, car il n’est jamais aisé de voir, surtout quand le contenu de la vision nous révèle notre condition misérable d’humain toujours déjà ignorant de la réalité des choses et des êtres qui nous entourent. Le point critique de cette démarche est ce que Platon désignait par « le connaissable » : « dans le connaissable, ce qui se trouve au terme, c’est la forme du bien, et on ne la voit qu’avec peine, mais une fois qu’on l’a vue, on doit en conclure que c’est elle qui constitue en fait pour toutes choses la cause de tout ce qui est droit et beau (…) ; et que c’est elle que doit voir celui qui désire agir de manière sensée, soit dans sa vie privée, soit dans la vie publique. »543 La vision comme épreuve solipsiste et réflexive, désigne ainsi cette situation qui résulterait de la libération de leurs liens et de la guérison de leur égarement, les mourants. Et ce mouvement intérieur qui s’accomplit par le sujet malade. Elle permet de voir plus correctement, d’envisager l’avenir et d’affronter la mort plus sereinement. 540 J. Bonhomme, op. cit., p. 200-201. Platon, La République, 533d, op. cit., p. 388. 542 Ibid., p. 362. 543 Ibid. 541 312 Cette philosophie du Bwiti suggère que c’est celui qui décide de se faire initier qui a accès à l’expérience du Bwiti, car on ne peut voir le Bwiti qu’à l’instant de mourir. Cette philosophie du Bwiti établit que la « traversée » dans laquelle elle prend définitivement son ancrage est en effet une mise en scène autour de la mort. Ce faisant, la traversée rituelle ne donne pas une compréhension pleine et entière du Bwiti, mais fait plutôt comprendre l’impossibilité de cette compréhension. De telle manière que « la traversée du Bwiti n’en est donc pas une : le Bwiti ne se traverse que le jour de sa propre mort. »544 Autrement dit, l’initié en situation de fin de vie, quand il condamné par la maladie, occupe pendant le rituel une place paradoxale : assis devant son propre cadavre, il pleure par anticipation sa mort et s’identifie déjà aux ancêtres. Le seul initié omniscient, celui qui connaît le Bwiti pour l’avoir vu de ses propres yeux, c’est en effet l’ancêtre lui-même. Traverser le Bwiti pour de bon exige ainsi de mourir pour devenir un ancêtre. Comme dans le Byéri, le rapport aux ancêtres et aux crânes est très significatif pour celui qui est promu à une mort prochaine dans la mesure où le diagnostic médical a établi clairement qu’il est au stade final. Cette situation correspond, dans l’initiation, à l’idée que la mort est le terme véritable du parcours initiatique. C’est en quoi l’on sait que la vie va à son terme par la dégradation de la maladie qui ronge inexorablement, par l’altération irréversible des forces de vie chez le mourant. « Cette altération irréversible que constitue la mort joue ainsi un rôle décisif dans la définition du savoir initiatique et la construction du sujet initiatique. Le parcours rituel tourne autour d’une place impossible à occuper et dont provient pourtant tout le savoir initiatique : il s’agit de la place du Bwiti lui-même, place qui s’avère en définitive n’être pas autre chose que celle d’un mort, c’est-à-dire celle du crâne et de l’ancêtre. »545 La philosophie du Bwiti défendue par le concept de la « traversée » établit donc que le mourir prépare à la mort, que la fin de vie qui condamne la personne à la souffrance, à la douleur et à la mort anticipée prépare à la vie par le retour de l’initié vers la communauté bwitiste qui encadre de façon précise son initiation, et l’accompagne tout au long de ce long processus. La vision ne suspend pas définitivement le mourant dans le monde qu’il explore, bien au contraire : elle est un mouvement dialectique à partir duquel la montée n’est rien sans la descente, l’ascension n’est rien sans son mouvement inverse. C’est grâce à ce mouvement de va-et-vient que la philosophie du Bwiti se donne comme une expérience visionnaire dynamique. A partir de là, en effet, « les visions ne sont pas une expérience intime et privée 544 545 J. Bonhomme, op. cit., p. 201. Ibid. 313 mais un phénomène collectif, auquel l’assistance contribue tout autant que le visionnaire. »546 Si l’ascension est individuelle, si le voyage initiatique constitue une véritable quête d’interlocuteurs et de partenaires, on ne doit pas non plus éluder le fait que son mouvement inverse vise à la fois le philosophe initié et la communauté d’initiés à laquelle il appartient désormais. Comme le philosophe platonicien qu’il revient vers la caverne, le philosophe bwitiste fait son retour dans la communauté au terme du voyage initiatique. Pourquoi cette dialectique descendante ? Qu’est-ce qu’elle implique, in fine ? Cette dialectique descendante implique que « le banzi doit raconter toutes ses visions au fur et à mesure qu’elles se produisent. »547 Comme le philosophe platonicien, il a l’obligation, éthique, de rendre compte au nganga et à la communauté des initiés qui ont vocation à l’aider, et à interpréter. Car après le voyage initiatique, il y a la vie ici-bas qu’il regagne et qu’il côtoie. Par conséquent, faire le récit de la vision, autrement dit narrer ce que l’on voit c’est s’accorder dans un mouvement solidaire avec la communauté des initiés et avec le nganga. Pour rendre à proprement parler le soin possible selon les commodités qui s’imposent après recommandation des ancêtres. « Cette narration simultanée rend possible le pilotage du novice par les initiateurs, grâce à un jeu d’interprétations, de questions et d’injonctions : « fouille dans le panier ! », pars là-bas ! », « demande-lui qu’il te donne la bénédiction ! », « tape-le ! » L’assistance exhorte ainsi le banzi à ne pas se contenter de voir mais à agir ses visions. »548 En effet, même si voir est toujours un geste solitaire, une attitude qui convie le mourant à faire l’épreuve de lui-même au travers le voyage initiatique, il n’empêche que c’est aussi un acte d’accompagnement qui fait intervenir la communauté et le nganga. Sans eux, c’est-à-dire, en fait, tout seul, le banzi ne serait pas capable de vivre l’expérience visionnaire. Le mouvement est ici réciproque : le banzi philosophe voyage à l’aide de l’iboga, voit, décrit, parle, témoigne par la vue, d’un côté, et la communauté et le nganga, de l’autre côté, l’orientent, interprètent les données et les indications qu’ils reçoivent en retour. Ils se questionnent mutuellement, et interprètent les uns et l’autre, chacun de son côté. C’est dire que le voyage ne suspend pas la conscience, l’iboga ne l’anesthésie non plus, puisque ce qui est vu est décrit, puisque le philosophe-initié entend les consignes de la communauté, répond aux questions qui lui sont posées. Il y a dialogue entre les deux, et comme le dit Platon, « cette capacité de dialoguer, (…), et aussi les chemins qu’elle 546 Ibid., p. 43. Ibid. 548 Ibid. 547 314 emprunte, (…), la fin de sa démarche et le terme de son voyage »549 traduisent parfaitement cette conscience philosophique qui habite le banzi et l’accompagnement dont il fait l’objet par le nganga et la communauté des initiés. Cette capacité de dialoguer au cours du voyage est révélatrice que l’accompagnement n’est rien sans l’échange, qu’il est toujours déjà, un mouvement réciproque établi entre le mourant et les Autres. La vérité du soin est dans cet accompagnement, de même la vérité de l’accompagnement est dans cette capacité de dialoguer qui s’institue ici. Et il faut affirmer que « c’est la capacité de dialoguer qui serait seule capable de montrer cela »550. Ainsi, les efforts conjoints du banzi philosophe qui se concentrent sur son image spéculaire et de l’assistance des initiés qui le guident « orientent les visions dans un sens bien déterminé. A cela s’ajoutent encore les réinterprétations du père initiateur qui, le lendemain matin ou les jours suivant la veillée, s’attache à ramasser les visions du banzi dans une narration simple et stéréotypée. »551 Certes, les initiés-mourants que nous avons interrogés affirment généralement qu’ils vont nettement mieux depuis leur initiation, tout en reconnaissant que les tourments qui les ont conduits à manger l’iboga n’ont pas totalement disparu pour autant. Leurs maux peuvent s’être aggravés, ils ont néanmoins le sentiment d’être sur la voie d’une amélioration. L’initiation n’offre donc évidemment pas une éradication bien improbable du malheur, mais plus concrètement la possibilité, qui ne se réduit pas à de la désignation pure et simple, de faire avec son infortune et de vivre avec la condamnation irréductible de sa maladie. 549 Platon, La République, 533a, op. cit., p. 387. Ibid. 551 J. Bonhomme, op. cit., p. 44. 550 315 TROISIEME PARTIE : ENJEUX ETHIQUES DE LA FIN DE VIE « Qui sait si la vie ne consiste pas à mourir, si mourir ce n’est pas vivre. » Euripide 316 INTRODUCTION GENERALE Pourra-t-on nier le fait que Montaigne, longtemps déjà et à la suite des Stoïciens, avait examiné cette question ultime de la fin de vie, cette question redoutable de la mort qui hante sans cesse la conscience des hommes quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent et qui, de fait, définit la condition humaine comme mouvement dynamique dont la mort interrompt inévitablement le processus ? Il faut philosopher en fin de vie, il faut se pencher sur ce problème et sur ses enjeux éthiques, sinon il sera trop tard, et le trop tard correspond ici à la mort en tant que disparition définitive. En effet, reprenant en son compte la célèbre formule de Cicéron, Montaigne établit l’idée que « philosopher ce n’est autre chose que s’apprêter à la mort. »552 Dès qu’on a parlé ainsi, on doit se demander si la solution est dans le discours qui s’exonère de la crainte de la mort, et qui médite sur elle – comme si méditer était déjà s’arracher à la mort en tant que telle – ou dans le comment vivre avec l’idée de la mort, dans la manière dont il faut l’accepter et surtout, comment accompagner le malade en fin de vie. Nul doute que « toute la sagesse et discours du monde se résolvent enfin à ce point de nous apprendre à ne craindre point à mourir. »553 C’est en cela que Montaigne lui-même s’intéressera davantage à la question du mourir plutôt qu’à celle de la mort, car la première rend possible la discussion en ceci que le mourir précède toute mort, anticipe sur elle, et constitue la condition de possibilité de la mort, tandis que la seconde rend impossible une telle possibilité. Même s’il est vrai que le philosophe reconnaît ici que « le but de notre carrière, c’est la mort ; c’est l’objet nécessaire de notre visée »554. Que la mort nous destine, nous somme, nous oblige, cela ne doit surprendre personne, encore moins la personne en fin de vie. Seulement, tant qu’elle n’est pas, nous sommes, et, en fin de vie, si elle n’est pas c’est que sa place est encore occupée par le mourir, cette période très sensible qui vient juste avant la mort et qui ne fait que faire son lit. Le mourir est en réalité une catégorie de la vie, tandis que la mort s’affranchit radicalement de cette catégorie. Par cela, en effet, l’auteur des Essais a vu juste en disant : « Qui apprendrait les hommes à mourir leur apprendrait à vivre. »555 Ce n’est donc pas la mort qu’il craignait, mais le mourir. C’est là, en fin de vie, qu’il faut porter notre attention, c’est là qu’il faut gager pour prendre en 552 M. de Montaigne, Les Essais (Edition établie et présentée par Claude Pinganaud), Paris, arléa, 2002, p. 70. Ibid. 554 Ibid., p. 71. 555 Ibid., p. 76. 553 317 compte le vivant humain et non le cadavre (mbim en fang), même si ce cadavre est un ancien vivant, un vivant antérieur qui est passé de la vie à la mort. Si donc le mourir importe plus que la mort, au motif qu’il est une catégorie du présent, l’avant-de-la-mort, le moment qui la précède, nous avons encore à savoir un peu plus sur lui. Car c’est là, en effet, que la vie en fin de vie est gagée, dans le mourir et le savoir-mourir. A parti de là, on comprend que « le savoir-mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. Il n’y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n’est pas mal. »556 La privation de la vie, tant qu’elle n’est pas effective par le geste de la mort, établit confortablement le mourir et favorise le savoir-mourir, c’est-à-dire la manière par laquelle le malade en fin de vie, ses proches ainsi que le médecin doivent vivre cette épreuve douloureuse et affective et la gérer. De la sorte, on ne peut plus nier l’idée de la vie contre la mort, la lutte des forces de vie et des forces de mort autour d’un être – quel que soit son âge en fin de vie – que les secondes veulent perdre et emporter et que les premières tentent d’aider et de garder en vie. Pour autant, ce qu’il faut souligner c’est que dans ce combat où s’affrontent puissances de la mort et puissances de la vie, la force des premières tient à leur séduction. Il arrive certes que la mort soit représentée de façon terrifiante, sous la forme d’un squelette (« Nkanga Mot » ou « l’homme-squelette » en langue fang) repoussant ou d’un personnage vêtu de noir. Néanmoins, comme le montre Roland Quilliot, « évoquer la séduction de la mort, c’est en même temps suggérer qu’il y a des forces qui aident à lui résister. Il peut s’agir des êtres surnaturels qui permettent aux héros, dans les mythes et les légendes, de surmonter les épreuves qui leur sont imposées (magiciens, animaux ou divinités favorables aux hommes), ou des êtres humains qui ont une affinité particulière avec la vie (les médecins qui la préservent, les femmes qui la donnent, la mesure du moins où elles ne sont pas « fatales »). »557 La question que nous allons à présent examiner dans cette ultime partie, concerne les enjeux éthiques de la fin de vie à la fois dans la médecine moderne et dans la médecine traditionnelle. La première comme on le sait, a pris le pas sur la seconde de par son élaboration théorique à travers les Ecoles et les Universités, les Facultés de médecine, les Laboratoires et surtout la mobilisation des moyens conséquents qui financent la recherche au plus haut point. En effet, il ne faut pas prendre à la légère les avancées de la médecine moderne dans les sociétés occidentales et ses effets induits sur les sociétés moins africaines. La recherche a un coût, et la valorisation du patrimoine culturel de la médecine traditionnelle 556 557 Ibid., p. 74. R. Quilliot, Qu’est-ce que la mort ?, Paris, Armand Colin, Coll. « U. Philosophie », 2000, p. 84. 318 au Gabon exige également la mobilisation des moyens et le cadre qui accompagne ces moyens ainsi que les chercheurs qui s’y engagent. 1. Marchandisation et privatisation du savoir On peut d’ailleurs remarquer que la recherche aujourd’hui se privatise, « car le savoir est désormais considéré comme une marchandise »558 qui creuse les écarts entre les sociétés, les Etats, les chercheurs, et même entre les objets qui sont la raison de cette recherche scientifique. Cet état de fait est de nature à produire la concentration dans les pays du Nord des principaux centres et organismes de recherche qui créent, un déséquilibre énorme entre l’état de la recherche au Sud et l’état de la recherche au Nord. Et même au sein des pays du Sud, au Gabon notamment, on observe cette disparité entre les moyens mis à la disposition de la médecine traditionnelle, le faible intérêt que lui accordent parfois les pouvoirs politiques, et les moyens accordés à la médecine moderne à travers les institutions fortes et reconnues à la fois par l’Organisation Mondiale de la Santé et par le Gouvernement. Faut-il se rappeler que la science moderne est apparue en Afrique au milieu du XIXe siècle avec les premiers explorateurs qui ont découvert l’intérieur du continent ? A partir de 1880, commence la période de l’avènement de la science avec la création des premiers jardins botaniques. Cette période, c’est aussi celle de la « mission civilisatrice » de la science occidentale et de l’obligation morale de faire bénéficier les pays « sousdéveloppés » de ses « bienfaits », la science occidentale participant ainsi à la légitimation de l’entreprise impériale et coloniale. Et comme le montrait Mvé-Ondo, « il s’agit alors des prémisses de la mondialisation de la science, dont l’objectif premier n’est pas de partager mais de servir les intérêts des puissances colonisatrices. Pour le colonisateur, il ne s’agit pas d’organiser et de partager la science, mais d’occuper et d’exploiter les territoires conquis. »559 Aujourd’hui, la situation a quelque peu changé : la valorisation de la médecine traditionnelle, reconnue par l’Organisation Mondiale de la Santé, passe par les Gabonais euxmêmes en donnant plus de moyens, en légiférant un certain nombre de pratiques, en lui accordant un statut qui soit à la hauteur de l’importance et de l’efficacité de ses résultats. Etant entendu que cette médecine a pris son essor dans les rites ancestraux, dans les rituels religieux et toujours déjà à la faveur des traditions qui se donnent par mode de transmission directe ou indirecte de génération en génération de la façon la plus fidèle qui soit. Les enjeux 558 559 B. Mvé-Ondo, Afrique : la fracture scientifique, Paris, Futuribles, 2005, p. 7. Ibid., p. 19-21. 319 éthiques de la fin de vie convient la médecine traditionnelle et la médecine moderne au Gabon à travailler ensemble, et se passer les expériences réciproquement et à compléter leurs champs de compétences respectifs. 2. Le Christ agonisant En outre, le thème de la fin de vie est aussi une réalité vivante, puisqu’on en parle, puisque les personnes qui en font l’expérience en témoignent. En effet, la fin de vie concerne, certes, les personnes malades ou atteintes de pathologies graves en stade final, mais elle concerne également les personnes en agonie pour des raisons autres que celles données par la médecine. A cet effet, l’exemple du Christ dans les évangiles est le plus frappant : comment agoniser sans être malade ? Comment devient-on mourant sans connaître la maladie dans sa chair ? La condition de mourant n’est-elle finalement pas réductible à la catégorie de la maladie ? L’exemple du Christ nous aide en effet à mieux comprendre, et à élargir notre compréhension du thème de la fin de vie comme une expérience humaine plurielle, riche, transversale et toujours déjà comme une expérience qui décrit notre finitude et notre condition humaine. Le Christ est la figure du mourant par excellence où la maladie n’en est plus la cause, mais où le destin humain rencontre le tragique et l’absurde, où le drame humain prend radicalement lieu et vie en dehors de toute pathologie. Le Christ concentre cette épreuve humaine la plus aiguë qui convertit le Dieu-homme en homme-Dieu, sous double condition de mourant et d’agonisant, d’humain et de divin. Etant donné que la toute-puissance ici se mue en vulnérabilité, et que la condition humaine semble revêtir sa fragilité par le geste de l’humilité et de l’humiliation, de la dépossession de soi et de l’auto-abandon… Comme si le Christ se dessaisissait de tous ses attributs divins pour redevenir que simple homme. Comme si cette ultime étape de sa vie était, sur le fond, la condition sine qua non pour qu’il puisse retrouver sa dimension divine plénière. C’est l’un des exemples les plus illustratifs du mourant qui agonise, accepte l’épreuve qui l’éprouve estimant de la sorte qu’ « il faut laisser faire pour accomplir ce qui est juste », estimant aussi qu’il fallait montrer ce qu’est la condition humaine, le Christ-homme partageant la misère humaine, la souffrance terrestre, la douleur charnelle. Cet exemple montre jusqu’à quel point la vie est un tout, une somme d’expériences devant lesquelles l’homme ne doit pas fuir et auxquelles il ne doit pas renoncer mais avec lesquelles il doit continuer de vivre, d’apprendre à conjuguer. Certes, le Christ en tant que « Fils de l’homme », 320 revêtu de toute humanité, devait accomplir la promesse, celle de sa mort et de sa résurrection, en même temps, en tant que « Fils de l’homme », en tant que chair bien que né par la vertu du Saint-Esprit, l’épreuve de l’agonie était insupportable au point de faire cette prière suprême : « Père, si tu voulais éloigner de moi cette coupe ! Toutefois, que ma volonté ne se fasse pas, mais la tienne. »560 Le point critique qui donne à penser concernant cette agonie du Christ est l’idée que cette coupe de douleur qu’il est amené à boire, bon gré mal gré, participe de son humanité. En ce sens que l’humanité ne s’arrête pas à l’agonie, mais cette dernière lui est constitutive, c’esà-dire qu’elle se donne à voir et à penser dans et par cette épreuve qui éprouve l’homme en position de grande fragilité, dans l’extrémité de la souffrance. On voit bien cette extrême souffrance, la point culminant de cette agonie chez le Christ qui, tel un homme ordinaire, redoute l’épreuve, insupporte son avènement et demande s’il est possible qu’il soit différé, reporté sur quelqu’un d’autre que lui. C’est là tout le sens de cette épreuve totalement humaine : la réaction d’un homme fait de chair et éprouvé dans sa chair, c’est là le motif de cette condition humaine qui se donne à voir dans la figure du Christ, le « Fils de l’homme » pour ainsi dire. Avec le christianisme, nous avons vraiment affaire à l’invention d’une nouvelle catégorie de l’existence humaine – et il faut ajouter qu’il s’agit même d’une invention éthique – parce que la temporalité est orientée vers l’idée que les choses sont plus complexes, étant donné que ce qui caractérise cette religion, c’est, entre autres, le fait qu’elle soit centrée sur la mort du Christ et qu’elle mette ainsi en scène la mort de Dieu lui-même. Il y a là une idée extrêmement forte, parce que c’est la première fois dans une religion qu’un Dieu est représenté « mourant », qu’un Dieu fait l’épreuve de la mort. Il faut en effet se souvenir que le rituel fondateur du christianisme, la messe, est la reproduction de la mort du Christ : chaque messe est une représentation de la mort de Dieu. A cela s’ajoute immédiatement il est vrai l’idée de résurrection, puisque le Dieu chrétien est un Dieu qui meurt certes, mais qui a aussi le pouvoir de ressusciter. Ainsi le christianisme affirme-t-il avec la même énergie la mort et la résurrection du Christ. Et bien qu’il voie dans la mort une rupture absolue – c’est le moment de la crucifixion et du désespoir du Christ, moment où la condition mortelle est représentée dans toute sa vérité et la mort absolument prise au sérieux –, il déclare en même temps que la mort peut être surmontée, puisque trois plus tard le Christ ressuscite. 560 Evangile selon Luc ch. 22 verset 42, La Sainte Bible, traduite des textes originaux hébreu et grec par Louis Second, docteur en théologie, version revue, Romanel-sur-Lausanne, La Maison de la Bible, Coll. « Société biblique de Genève », 2009, p. 1052. 321 A partir de là, on doit accorder une attention particulière à la proposition de Françoise Dastur, savoir que « ce qui fait la force du chrétien, c’est qu’il voit dans le Christ crucifié un Dieu qui en mourant devient capable de triompher de la mort, qui en traversant l’épreuve de l’agonie devient capable, comme dit Saint Paul, « d’espérer contre toute espérance » et qui en s’offrant sans réserve à la mort atteint la joie de la résurrection. »561 Tandis que ce qui constitue le point critique qui donne à penser de cette figure du Christ mourant, c’est l’idée que la souffrance et l’agonie, y compris la mort, ne sont pas la fin de l’homme mais ce qui permet sa transfiguration, c’est-à-dire qu’être homme est toujours déjà une série d’épreuves auxquelles nous échappons difficilement. 3. Le mourant un « vivant jusqu’à la mort » Une autre question majeure qu’on devrait se poser face à la situation de la fin de vie est celle de savoir : « que faire ? » Cette question est par excellence éthique et appartient au régime kantien de la philosophie morale, de la Raison pure pratique. C’est par elle que se définit tout le programme concret de la fin de vie en matière de soins palliatifs, soins qui ne visent plus la maladie mais la personne malade, soins qui préparent cette personne à affronter sa mort prochaine mais qui, avant tout, la préparent à accepter l’idée que, en réalité, la fin de vie n’est pas une fatalité sensu stricto mais une autre façon de vivre avec l’idée de sa propre condamnation. En effet, si le mourant n’est pas encore mort, c’est qu’il est encore vivant. Il est, selon le précepte ricœurien, un « vivant jusqu’à la mort »562. C’est donc à la vie et c’est grâce à elle qu’on est en mesure de penser le concept de fin de vie en ce sens que, le mourant est toujours déjà, encore, en vie, et c’est sous cette condition de vivant jusqu’à la mort que nous sommes conduit à parler quand cela est possible, avec le mourant, à lui accorder tout le soin nécessaire et à penser cette expérience comme une catégorie de l’existence en tant qu’elle se donne par la vie qu’elle présentifie. De sorte que le thème de la fin de vie croise à la fois les thèmes voisins de l’existence et de la vie, la première dépendant de la seconde, ou, la seconde étant la condition de la première. C’est parce que la vie anime le mourant que nous disons qu’il existe, et il existe en tant qu’il est en vie. Celui qui existe et qui est capable d’existence et de penser cette existence est avant tout un vivant, mais pas n’importe lequel : c’est un vivant jusqu’à la mort. C’est un 561 562 F. Dastur, Comment vivre avec la mort ?, Paris, Pleins Feux, Coll. « Lundis philosophie », 1998, p. 22. P. Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, op. cit., 2007. 322 vivant jusqu’au bout, jusqu’au bout de l’existence, un vivant existant, un existant qui, dans un cas, a conscience de sa mort prochaine ou de sa condition de mortelle, ou dans un autre, est inconscient de sa mort prochaine dans le cas d’un coma. 4. Le mourant un « existant » Celui qui existe encore, même sous le coup de la maladie mortelle, est appelé par Jaspers, « existant », puisque son existence tient encore par la sensibilité de la maladie qu’il porte avec lui. L’existant en a seulement une conscience vitale, mais le philosophe qui le pense, le côtoie en a la conscience existentielle. L’existence concerne l’existant en tant que vivant, c’est-à-dire en tant porteur d’une maladie mortelle, en tant qu’il est au stade final et donc susceptible d’être emporté par la maladie à tout moment ; une telle existence se signale par sa fragilité et sa vulnérabilité, tout autant qu’il porte en lui une part de vie qui le maintient encore vivant et lui permet de tenir la route de l’existence. L’existence ici se signale par la mort qu’elle voit venir petit à petit et avec laquelle elle vit et contre laquelle elle n’a aucune prise. Par ailleurs, l’existence concerne l’existant en tant que conscience existentielle, ou conscience qui se pense comme existence et qui se sait encore telle. La conscience existentielle de l’existant définit le mourant comme un individu capable de vie avec la conscience que ce qui lui arrive est aussi la vie, est encore la vie, et que la maladie est une tranche de vie qui nous fait prendre conscience que la vie est fragile en même temps qu’elle est précieuse, irremplaçable, elle est le plus grand bien qui soit donné à l’humanité. La conscience existentielle c’est l’individu qui n’abandonne pas, qui ne se résigne pas, et qui est capable de communiquer jusque dans ses derniers retranchements, la part de vérité qui est que la vie est plus forte que la mort dans l’exacte mesure où la mort peut être conjuguée même après avoir emporté le mourant. La vie conjugue la mort au présent quand bien même elle n’est pas encore, quand bien même elle survient, quand bien même elle nous emporte dans un lieu inconnu, qui est un mystère pour ceux qui vivent mais une connaissance pour ceux qui sont morts mais qui ne peuvent pas communiquer avec nous du lieu où ils se trouvent. La conscience existentielle est celle-là même qui ne capitule pas, qui résiste et attend patiemment sa dernière heure, c’est celle qui comprend que la mort est la conclusion d’une histoire appelée existence. La conscience existentielle est capable d’affronter la mort dans les yeux, car le mourant se définit avant tout comme un « Je », puisqu’il vit seul dans sa chair et dans son 323 esprit l’épreuve terrible qu’il doit surmonter malgré la présence d’autrui ; il sait en effet, que c’est toujours déjà seul à seul avec soi que le je affronte la fin de vie, dans la privé de l’existence, c’est-à-dire par-delà la présence du médecin ou des proches il sait que l’avènement de sa mort est avant tout une affaire privée et strictement personnelle, et la présence d’autrui à ses côtés constitue en réalité une source d’encouragement et un point d’appui incontestable qui lui permet d’être capable jusqu’au bout. Cette conscience qui se privatise en raison de l’avènement de la mort signale que l’idée de mort concerne la mortalité du mourant qui se distingue comme événement du mourir, « le devoir-mourir un jour, l’avoirà-mourir »563 comme catégorie indéniable de l’existence en tant que finitude absolue. Autrement dit : le mourir comme événement qui se signale par la maladie au stade final c’est « passer, finir, terminer. Pour une part, mon mourir de demain est du même côté que mon être-déjà-mort de demain. »564 L’événement du mourir est radical, car il tranche sans tergiverser sur la mort comme quelque chose qui habite déjà le mourant, comme ce qui est annoncée sans équivoque par la situation de la fin de vie. Dès lors, la combinaison de ses trois ordres que sont l’existence, l’existant et la conscience sont employés à porter cette catégorie de l’existence mourante à la pointe d’une réflexion éthique où le mourant occupe la première place en tant que premier concerné. Et il revient à la philosophie de penser ces trois moments à partir de l’idée de conscience vitale suggérée par la « maladie mortelle » du mourant qui la porte. « La conscience vitale de notre existant n’est pas encore la conscience existentielle de notre Moi. L’existence (Existenz) ne s’éveille qu’avec l’ébranlement de l’existant (Dasein) par l’idée de la mort. »565 La philosophie emprunte la voie de l’éthique pour penser la mort. Pourquoi ? Parce que, en effet, depuis au moins Platon, c’est-à-dire depuis les débuts de la philosophie, l’une des tâches les plus essentielles que s’est prescrite la philosophie consiste à rappeler à l’homme qu’il peut par la pensée faire l’expérience de l’éternité, car en pensant il parvient à échapper à sa finitude et à surmonter ainsi les limites contingentes de sa vie individuelle. 563 Ibid., p. 41. Ibid. 565 K. Jaspers, Initiation à la méthode philosophique, Paris, Payot & Rivages, Coll. « Petite bibliothèque », 2002, p. 199. 564 324 5. La fin de vie comme méditation de la vie La question n’est plus de savoir s’il y a lieu de vaincre la mort, puisque de toutes les façons, elle doit arriver, c’est elle qui valide l’idée d’existence en ce sens que celui existe naît et meurt. Et sait que l’existence le promeut à la mort dès qu’elle se donne par la naissance. On méditera sur le thème de la mort, mais la fin de vie, il faut se l’accorder, est d’abord une réflexion sur la vie, car, entre la mort qui est proche et qui s’annonce par l’état de maladie mortelle, d’agonie et de grande souffrance, et la vie du mourant qui porte en son corps cette maladie mortelle, il y a l’idée, chez Spinoza, que « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. »566 La fin de vie est une méditation qui prend en compte le thème de la mort et le thème de la vie, elle est ce qui annonce la mort, tout autant qu’elle est ce qui retient la vie, étant entendu que cette dernière est toujours encore là, présente, et c’est par elle qu’on parle de mourant, de la condition de mourant. Le mourant est alors un homme libre au sens spinoziste, en ce sens que sa condition de mourant n’altère en rien l’idée et la réalité que moins sous la dictée des affects, de la passion, que sous la dictée de la raison, il « n’est pas conduit par la Crainte de la mort »567 mais par l’aspiration profonde à la vie, au vivre encore, au vivre en plus. Ce qui revient à dire que la position qui est la sienne, éthique au demeurant, est celle qui consiste à « agir, vivre, conserver son être conformément au fondement qui consiste à rechercher ce qui est proprement utile à soi »568. Véritable conatus essendi, c’est-à-dire persévérance dans son être, l’être où l’homme se retrouve avec lui-même pour puiser les forces nécessaires lui permettant de demeurer tel, lui permettant d’être pour ainsi dire. Demeurer dans son être, c’est être, c’est continuer à être même dans l’épreuve qui accable le mourant, même devant la mort qui annonce inexorablement son avènement. Persévérer dans son être, c’est toujours déjà être-là, présent dans la présence de la maladie mortelle, présent jusqu’à la dernière seconde dans le mouvement qui va de l’existence à l’inexistence, de la vie à la mort, de l’être au non-être. L’éthique se joue dans cette présence de l’être, ou dans le fait de toujours encore être malgré la puissance du non-être qui arrive médiatisée par la maladie au stade final. La fin de vie n’encense pas la mort bien qu’elle la sente. La fin de vie, dans le concret de l’expérience de la maladie mortelle éprouve comment les forces de vie chez le mourant se réduisent, tout autant qu’elle ne parvient jamais assez à se libérer de cette vie, sinon elle ne serait plus fin de vie, mais mort. C’est en cela que l’expérience du mourant dans l’agonie est 566 Spinoza, op. cit., p. 445. Ibid. 568 Ibid., p. 447. 567 325 une expérience fondatrice, car elle lui permet encore de vivre et de donner vie par sa seule présence en tant que vivant, elle se constitue encore comme vis-à-vis pour le médecin, les infirmières qui le côtoient tous les jours, pour les proches qui l’accompagnent et pour le philosophe qui va à sa rencontre, parle avec lui quand cela est encore possible ; elle est fondatrice par ceci que le mourant donne à penser, même s’ « il ne pense à rien moins qu’à la mort ; mais sa sagesse est une méditation de la vie. »569 Par suite, penser la fin de vie avec le mourant, c’est penser la vie, la possibilité que cette vie puisse s’éprouver dans l’épreuve qui la traverse et que cette épreuve puisse interpeller la conscience de l’existence qui se définit ici comme une conscience de la vie et pour la vie. Cette méditation de la vie qui s’éprouve et se donne la possibilité de son propre jeu, de son questionnement prend la forme, en médecine traditionnelle, particulièrement dans le Bwiti, d’un mouvement empirique et théorique appelé « assumgha éning ». Ici en effet, la maladie mortelle qui confère au malade le statut de mourant appartient au régime du cycle de la mort « qui nous fera parcourir aussi, très logiquement, le cycle de l’initiation. »570 A partir de là, le cycle de l’initiation se donne dans une démarche double appelée « « se tourne », évang comme l’homme »571. La fin de vie suggère une éthique de la vie qui prend effet dans l’idée d’une conversion, d’un retournement, d’un commencement, ou, d’un recommencement, d’une reprise traduite par le mot « assumgha éning », commencement de la vie. Le mourant qui est initié renaît, pour ainsi dire, « assumgha éning », cède son ancienne vie pour renaître et se mettre en nouveauté de vie, non plus avec l’idée dominante de la mort qui accompagne la maladie mortelle, mais par l’idée dominante de la vie en tant qu’elle a changé de régime par le cycle de l’initiation : de la mort par la maladie mortelle comme épreuve concrète et organique à la vie par la liberté de l’homme qui vit désormais avec la conscience, non plus de la mort, mais de la vie, qui commence (assumgha). « Assumgha éning : commencement de la vie. Ening signifie la vitalité, l’autonomie des êtres vivants, on pourrait presque dire : la liberté. »572 Véritable philosophie de l’existence, l’assumgha éning définit l’homme dans la proximité avec la mort et dans la vie qui la précède en tant que vie mourante. La troisième partie de cette réflexion travaillera sur deux thèmes. Nous commencerons par étudier la fin de vie comme une question d’éthique fondamentale (chapitre Ier) en tentant de comprendre ce que l’éthique veut dire en fin de vie. Est-ce que la fin de vie décrète la 569 Ibid. R. Bureau, op. cit., p. 103. 571 Ibid., p. 105. 572 Ibid., p. 63. 570 326 cessation de la vie en général, ou s’agit-il en réalité d’un cas particulier qui concerne un malade bien distinct, en la personne du mourant ? Ce qui nous permettra de définir l’éthique, non pas en général mais en fin de vie, ce à quoi ses enjeux s’appliquent à un domaine particulier appelé médecine. Car si elle concerne l’homme, si elle s’applique à lui tout en étant travaillée par lui, il convient de dire ce qu’elle est : ce qui se laisse énoncer ou ce qui se donne dans l’agir, le faire ou le face à face avec autrui ? Enfin, nous travaillerons, sous l’aiguillon du Bwiti, dans la médecine traditionnelle, le thème de l’ « Assumgha éning » : « commencement de la vie » (chapitre II) et celui de l’evu. Il s’agit d’abord d’un mouvement qu’on retrouve au sein du Bwiti fang fondé par Ndong Obam Eya, et qui s’intéressera par la suite au sens accordé à l’existence, comprise entre la naissance et la mort, la deuxième étant la condition de possibilité de la première. La question qui nous servira ici de fil d’Ariane est celle de savoir : qu’est-ce que l’initiation change radicalement lorsqu’on est en fin de vie ? Et si la naissance et la mort bornent l’existence, en quoi la mort conditionne la reproduction de la vie et son prolongement ? La mort appartientelle à l’ordre du réel ou plus exactement de l’événementiel ? Ou alors, appartient-elle au régime du symbolique dans le Bwiti, où l’initiation du mourant suppose la rupture avec l’ordre (ou plutôt le désordre) de l’immédiat, de la facticité, de l’événement et l’instauration d’un jeu d’alternatives (naissance/mort, soins curatifs/soins palliatifs, mourant/vivant jusqu’à la mort, maladie/guérison) ? 327 CHAPITRE PREMIER : LA FIN DE VIE, UNE QUESTION D’ETHIQUE FONDAMENTALE « La philosophie, au contraire, qui s’intéresse à la fin suprême de la raison dans son ensemble (qui est une unité absolue), renferme en soi un sentiment de force bien capable de compenser en une certaine mesure la faiblesse physique de la vieillesse par une estimation raisonnable du prix de la vie. » E. Kant, Le conflit des facultés en trois sections, Troisième section, Traduit de l’allemand avec Introduction et notes par J. Gibelin, « Conflit de la Faculté de philosophie avec la Faculté de médecine », Paris, J. Vrin, 1997, p. 120. 328 INTRODUCTION PARTIELLE Quoi qu’on dise, la fin de vie est une question d’éthique fondamentale. Pourquoi ? Qu’est-ce qui explique une telle affirmation ? Et surtout, à partir de quel indice disons-nous que la fin de vie se rattache à une éthique fondamentale ? Qu’est-ce qu’il y a de si grave, de si prégnant, de si puissant et de si important pour que la question de la vie retranchée à son extrême, dans la fragilité et la vulnérabilité les plus aiguës, soit rangée dans la catégorie d’éthique fondamentale ? Et donc, quelle est cette éthique fondamentale ? Qu’est-ce qu’elle suggère en définitive ? Pour regrouper ces questions et leur donner une articulation philosophique, nous proposerons deux indications. La première concerne la fin de vie, à la fois comme réalité empirique, « situation limite » ou vérité vivante, et comme concept, c’est-à-dire donné à penser par ce par quoi il est fécondé comme tel, l’événement de la mort en tant qu’il s’annonce dans la maladie, le corps, au travers la douleur et l’épreuve de la souffrance. Toutefois, il ne faut pas prendre ce terme d’éthique fondamentale au sens que Paul Ricœur lui avait donné pour la distinguer des éthiques régionales ou appliquées, à savoir l’Ethique à Nicomaque d’Aristote ou l’Ethique de Spinoza, voire Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant. Un lien fort, que la tradition scolaire a occulté, joint ainsi la prohairesis (finalité de l’action) de l’Ethique à Nicomaque et le vœu de « vivre bien » qui la couronne, au concept de bonne volonté des Fondements de la métaphysique des mœurs et à celui de respect de la Critique de la raison pratique en passant par la compréhension des choses singulières, en l’occurrence Dieu chez Spinoza. En effet, l’auteur de Le Juste 2573 voyait se briser en deux le concept d’éthique, une branche désignant quelque chose comme l’amont des normes, et l’autre branche désignant quelque chose comme l’aval des normes. L’éthique fondamentale confine ici à l’amont, tandis que les éthiques régionales, c’est-à-dire l’ensemble des domaines auxquels elle s’applique – médecine, biologie, communication, entreprise, finances ou affaires – concernent plus l’aval : « l’éthique antérieure pointait vers l’enracinement des normes dans la vie et dans le désir, l’éthique postérieure visant à insérer les normes dans des situations concrètes. »574 L’éthique fondamentale concerne les premiers textes philosophiques qui attaquent de front la question de l’éthique sous le régime des normes, des vertus et des mœurs. L’éthique fondamentale, 573 574 Paul Ricœur, Le Juste 2, Paris, Esprit, Coll. « Philosophie », 2001. Ibid., p. 56. 329 pour Ricœur, s’attache à l’étude des grands principes généraux de la vie, tandis que les éthiques régionales pointent vers leur application pratique selon la diversité des domaines de vie où la présence humaine s’illustre par des problématiques bien déterminées. C’est vrai, comme le suggère Ricœur, que le seul moyen de donner visibilité et lisibilité au fond primordial de l’éthique est de le projeter au plan postmoral des éthiques appliquées, étant donné que la morale reste figée au théorique, à l’énoncé, au dire, alors que l’éthique prend le parti de la praxis, de l’agir, du faire, dans le concret des situations qui commandent de se prononcer en prenant la bonne décision. L’éthique fondamentale prend son ancrage dans les formules générales et les impératifs catégoriques. Lesquels distribuent l’impératif dans une pluralité de sphères « ne deviennent des maximes concrètes d’action que reprises, retravaillées, réarticulés dans des éthiques régionales, spéciales, telles que éthique médicale, éthique judiciaire, éthique des affaires, éthique de l’environnement et ainsi de suite dans une énumération ouverte. »575 Si donc le pluriel les éthiques se trouve souligner la pluralité des éthiques régionales, c’est parce que la vie quotidienne propose, avant toute organisation des pratiques et toute institution déterminée, une pluralité des situations empiriques auxquelles ces pratiques et ces institutions correspondent, principalement, ici, la souffrance en fin de vie. 1. La fin de vie entre théorie et pratique La fin de vie désigne en effet ce qui s’énonce tout autant qu’elle est ce qui se vit, s’éprouve, éprouve, s’atteste dans la personne du malade qui est définitivement condamné par le mal qu’il porte, le ronge et fait sens à la fois chez lui et chez son vis-à-vis : le médecin, le proche, l’ami, bref autrui. Même si, à ce stade, on peut se demander si ce mal le range jusque dans son être absolu. Autrement dit, y aurait-il une ontologie de la maladie par quoi le malade, en fin de vie, se sait et se sent atteint au plus profond de son être ? Y aurait-il quelque chose qui viendrait nier ce qu’il est, un existant, un vivant, un mourant ou un « vivant jusqu’à la mort »576 ? Ce premier niveau d’analyse établit que la personne en fin de vie constitue, qu’on le veuille ou non, une humanité à part, parce que fragilisée, éprouvée, diminuée par la radicalité de la maladie qui le conduit inexorablement vers la mort. Il établit plus encore que, la maladie qui conduit en fin de vie a le pouvoir d’inventer un nouvel homme, un nouveau citoyen qui n’est plus celui qui se donne son propre jeu par la découverte de son intériorité 575 576 Ibid., p. 65. Paul Ricœur, op. cit. 330 telle que la modernité philosophique nous l’a enseigné avec Descartes en l’occurrence, mais celui qui se découvre une nouvelle subjectivité, celle que confère la maladie et en vertu de laquelle le « Je suis » doit dorénavant accompagner ma condition de condamné à mourir par la force de la maladie qui imprime dès lors son rythme dans mon existence. En ce sens, la fin de vie définit un « humanisme de l’autre homme »577, c’est-à-dire un humanisme caractérisé par la fragilité de l’Autre en tant qu’autre, par la vulnérabilité de la chair qui se traduit par la diminution des capacités physiques voire intellectuelles – c’est selon les cas – qui font du malade un être en souffrance et en devenir, un être qui sait que bien que là, il n’est plus déjà là, avec les siens, un être dont la conscience est imprégnée de la réalité implacable et invincible de la mort comme de celle du soleil qu’il voit se lever tous les matins et se coucher tous les soirs. Ainsi donc, en fin de vie, la pratique l’emporte souvent sur la théorie, car c’est elle qui concentre le plus de demandes en matière de soins, c’est elle qui fait corps avec la personne du malade, et c’est par elle aussi que la rencontre avec lui est possible pour échanger, dialoguer et se partager mutuellement des expériences de la vie. Par cela nous comprenons le propos de Wittgenstein à propos de l’éthique et sous le prisme de cette confrontation de la théorie à la pratique : « Il me semble évident, dit-il, que rien de ce que nous pourrions jamais penser ou dire ne pourrait cette chose, l’éthique ; que nous ne pouvons pas écrire un livre scientifique qui traiterait d’un sujet intrinsèquement sublime et d’un niveau supérieur à tous les autres sujets. Je ne puis décrire mon sentiment à ce propos que par cette métaphore : si un homme pouvait écrire un livre sur l’éthique qui fût réellement un livre sur l’éthique, ce livre, comme une explosion, anéantirait tous les autres livres de ce monde »578 Et la fin de vie, sans nul doute, appartient au régime de ces sujets d’une extrême importance au motif qu’il traite des deux extrémités de l’existence : la vie et la mort, le début et la fin de toute vie humaine. L’éthique, on le voit, l’emporte sur tout car il concerne toute la vie, il aborde tout et traite de tout, et ce tout se résume à la vie. Cette idée de vie, en fin de vie, renverse tout le dispositif éthique qui consistait à se préparer pour la mort. La nouvelle donne est là : en fin de vie, il faut se préparer pour la vie car celle-ci ne se définit plus seulement comme l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort, « elle est encore le temps que nous mettons à mourir. »579 577 E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972 L. Wittgenstein, « Conférence sur l’éthique », Leçons et conversations, Paris, Gallimard, Coll. « folio/essais », 1992, p. 147. 579 L.-V. Thomas, La mort, Paris, Puf, Coll. « Que sais-je ? », 1991, p. 17. 578 331 2. La fin de vie comme fin du Cogito normal et autonome La fin de vie, à ce titre, renvoie à la fin de l’homme normal et à la fin de l’humanisme moderne où le Cogito est maître et garant de son existence et de ses représentations. La fin de vie c’est aussi la fin de cette science médicale capable, ou encore la fin du capable médical et le début du capable humain, car ici le médecin prend conscience lui aussi qu’il y a d’autres ressources, moins sophistiquées et moins élaborées qui sont celles de la présence de l’homme devant l’homme, du Cogito normal devant le Cogito pathologique. Car en médecine moderne comme en médecine traditionnelle, la personne en fin de vie est toujours déjà confrontée à cette présence humaine et ancestrale grâce à laquelle il peut enfin continuer de vivre, jusqu’à la mort, tout en acceptant sa nouvelle condition. La fin de vie est la fin du Cogito autonome qui se domine et domine les autres, elle introduit au contraire la naissance d’un nouveau Cogito hétéronome, et donc dépendant des autres Cogito présents autour de lui qui l’accompagnent, l’aident, l’assistent jusqu’à ce que la vie le quitte par l’acte irrémédiable de la mort. En ce sens, la fin de vie permet d’interroger la fin de la vie : est-elle dans la maîtrise de soi et de l’Autre ou dans la dépendance d’un autre que soi ? Ou, sous ce mot de fin, il faut comprendre l’événement de la mort comme ce vers quoi nous sommes irrémédiablement appelés, dès la naissance ? On le voit : le thème de la fin de vie est un interface entre la réalité de la vie en tant qu’existence qui se sait, se pense et pense par elle-même dans la dépendance de soi, et la réalité au stade final, dans l’absolu et l’irréductible de la mort introduite petit à petit par la maladie par quoi le Cogito, d’un côté, se sait vivant jusqu’à la mort, et de l’autre dépendant de l’Autre sous le visage du proche, du parent, du bénévole, de l’infirmière, du nganga, et de l’ancêtre. 3. Qu’est-ce que l’éthique fondamentale ? La seconde indication qui tient en proximité la première, parce que fondée et fécondée par elle, définit l’éthique fondamentale comme la vie avant la mort, la vie malgré la mort telle qu’elle se rapproche, et le sens de cette vie dans son extrême vulnérabilité. « L’éthique est l’investigation du sens de la vie, ou de ce qui rend la vie digne d’être vécue, ou de la façon correcte de vivre »580, précisément lorsque la vie est menacée de la manière la plus tragique, de manière irrémédiable pour ainsi dire. L’éthique fondamentale tranche sur la vie lorsqu’elle est menacée, accablée, à la limite d’elle-même, lorsqu’elle est « à cette condition 580 L. Wittgenstein, op. cit., p. 144. 332 indépassable qu’ont inéluctablement en partage les innombrables situations tenues pour contingentes, non répétables, mais également contraignantes auxquelles l’action concertée est confrontée. Elles ont en commun de souligner la passivité, la fragilité, la vulnérabilité que nos analyses de la responsabilité ont plusieurs fois rencontrées à titre de vis-à-vis et d’envers. »581 Trois moments ponctuent la vie et caractérisent l’éthique, selon Wittgenstein : le sens, la dignité et le vivre correct. En effet, c’est à partir de la réalité médicale de la fin de vie, du concept de la fin de vie informé par la médecine et radicalisé par la l’extrême souffrance du patient que nous sommes conduit à nous interroger sur le sens de la vie, sur les conditions de possibilité de la vie digne, selon qu’elle est normale ou pathologique, et sur l’attitude à avoir vis-à-vis d’un mourant, d’un agonisant, ou d’un vivant malgré tout. C’est cette réalité irréfutable qui donne sens et vie à l’éthique pour autant qu’elle peut s’intéresser à tous les domaines de l’agir humain, surtout au domaine de la vie sans quoi rien n’est envisageable par l’homme. Car il faut d’abord être en vie pour penser la vie, il faut d’abord être vivant pour penser le vivant, de même qu’il faut d’abord avoir face à soi un mourant, agonisant, souffrant, diminué et radicalement métamorphosé par la maladie pour prendre conscience que, finalement, la vie vaut tout et que rien ne vaut la vie. La réalité de la fin de vie informée par la médecine et la réflexion qu’elle suggère donnent à comprendre que rien n’égale la vie, rien n’est après la vie ni avant la vie, c’est du moins la conclusion que le mourant se fait. « Moi qui suis là, je prends conscience, à cause, ou grâce à ce cancer de l’utérus qui me ronge, me diminue, m’affaiblit, que rien ne vaut la vie, que rien n’est plus grand que la vie, et que vivre est une chance qu’on ne doit pas gâcher. »582 Et c’est ici que l’éthique fondamentale prend son essor, quand elle prend en charge le problème de la vie en fin de vie, car tout autre problème éthique qui n’a pas ce caractère tragique comme celui de la finance, des affaires, du licenciement, de la publicité, du racisme n’appartient pas au régime du fondamental. Le fondamental tel qu’il s’accommode à l’éthique désigne ici ce qui est vital, irremplaçable, non interchangeable, et c’est précisément la vie qui est qualifiée de la sorte. L’on ne vit qu’une fois ! Après la vie, il y a la mort, et avant la vie il n’y a rien. La vie est donc l’unique en chacun, et vivre est ce qu’il y a de plus fondamental, tout autant que savoir vivre, ou vivre de la manière la plus correcte, vivre pour un mourant pathologique ne se comprend plus comme vivre pour un cogito normal. 581 582 P. Ricœur, Le Juste 2, op. cit., p. 41. Propos recueilli par une mourante à Oyem, quelques jours avant sa mort. En janvier 2008. 333 4. Que signifie vivre en fin de vie ? Que signifie vivre en fin de vie ? Pourquoi ? A quelle fin ? « La manière correcte de vivre » selon l’acception de Wittgenstein prend son relief dans le concret des faits et des situations, dans le regard posé par autrui sur une personne en fin de vie, sur la manière dont se construit ma relation avec le mourant. Vivre, c’est vivre correctement, vivre, c’est être en situation de relation avec le mourant, c’est aussi la manière dont cette relation va évoluer dans l’espace où la maladie est traitée, ou dans celui où le malade va être traité : est-ce que la considération que j’avais pour lui, avant la maladie, a changé ? Est-ce qu’il demeure digne de la même dignité ? Ou plutôt, est-ce que mon regard sera un regard de compassion ou un regard qui implique une responsabilité éthique, la responsabilité à l’égard de l’autre homme la mort dans les yeux ? Nous allons voir que l’éthique est moins un programme, un énoncé qu’une attitude juste et correcte à l’égard de l’autre homme. 5. L’éthique de vertu chez Platon, Aristote et Kant Depuis Platon et Aristote, nous savions de l’éthique qu’elle concerne le domaine des vertus et la pratique de celles-ci, et c’est l’articulation de la science de la vertu et de la pratique de la vertu qui permettait d’en avoir la compréhension correcte. On se souvient de l’interrogation de Menon : « pourrais-tu me dire, Socrate, si la vertu peut être enseignée, ou si, ne pouvant l’être, elle s’acquiert par la pratique, ou enfin si elle ne résulte ni de la pratique ni de l’enseignement, mais vient de aux hommes naturellement ou de quelque autre façon ? »583 La réponse, on la connaît. La vertu réside moins dans le savoir, la définition ou l’enseignement que dans sa pratique. Car en effet, s’il y a une pluralité de vertus, et si, au demeurant, tous les hommes ne sont pas vertueux de la même manière, c’est dire qu’il ne suffit pas de connaître la vertu du courage pour être courageux, encore faut-il pouvoir la pratiquer, et la pratiquer telle quelle, c’est-à-dire correctement. La vertu n’est pas tout d’enseignement, et Platon par la bouche de Socrate en vient à se demander si la vertu est quelque chose qui ne peut se transmettre ni passer d’un homme à un autre. En tout cas, « il est à craindre que la vertu ne puisse pas s’enseigner »584, ce qui induit qu’elle n’est pas une science et qu’il ne saurait y avoir des maîtres de vertu ; de même dit-il que « la vertu n’est pas 583 584 Platon, Menon ou sur la vertu, 70 a, op. cit., p. 325. Ibid., 94 d-95 c, p. 366. 334 un don de nature »585, quelque chose qui relèverait de l’hérédité. Il reste donc qu’elle s’acquiert par la pratique. Cette manière de définir l’éthique à travers la vertu ou de partir de la vertu pour arriver à l’éthique, va être radicalisée par l’auteur des Ethique à Nicomaque586 et Ethique à Eudème587. Chez lui, en effet, l’éthique provient de la distinction entre vertu intellectuelle et vertu morale. La première touche à l’enseignement tandis que la seconde, « si elle est morale, est le fruit de l’habitude. C’est même de là qu’elle tient son nom (en grec, êthikê : « morale ») moyennant une petite modification du mot ethos, (en grec « habitude »). »588 En tant qu’ethos, donc, ou habitude, l’éthique de vertu induit que « ce qu’on doit apprendre à faire, c’est en le faisant que nous l’apprenons. Ainsi, c’est en bâtissant qu’on devient bâtisseur et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste. De la même façon, c’est donc aussi en exécutant des actes justes que nous devenons justes, des actes tempérants qu’on devient tempérant et des actes courageux qu’on devient courageux. »589 Aristote devient ainsi le fondateur de l’éthique philosophique. Le concept d’ethos qu’il prend pour fondement signifie précisément que la « vertu » ne consiste pas seulement dans le savoir, que la possibilité du savoir dépend au contraire de ce que l’on est ; or cet être de chacun a lui-même reçu sa marque préalable d’une éducation et d’un mode de vie. Peut-être Aristote concentre-t-il davantage son regard sur le caractère conditionné de notre être moral, l’assujettissement de la décision individuelle à chacun de ses déterminants pratiques et sociaux que sur le caractère inconditionnel qui est propre à l’éthique. Toujours est-il que « le centre de gravité de l’éthique philosophique d’Aristote est donc réconciliation du Logos et de l’ethos, de la subjectivité du vouloir et de la substantialité de l’être. Ce n’est pas dans les concepts universels de courage et de justice, etc., que s’accomplit le savoir moral, mais, au contraire, dans l’application concrète qui détermine, à la lumière de ce savoir, ce qui est faisable ici et maintenant. »590 Ainsi donc, l’éthique fondamentale que nous esquivons en creux de la fin de vie rend bien compte de cela, savoir que apprendre à faire c’est faire, et que le malade en fin de vie est beaucoup plus en demande de soins qu’en demande de guérison. Le point critique de ces analyses est que l’éthique est l’action. En ce sens, l’éthique apparaît comme un savoir « pratique ». Aristote a bien énoncé 585 Ibid., 98 c-98 e, p. 372. Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. et présentation de Richard Bodéüs, Paris, G. Flammarion, 2004. 587 Aristote, Ethique à Eudème, Préface et traduction de Pierre Maréchaux, Paris, Rivages Poche, Coll. « Petite Bibliothèque », 1994. 588 Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., « Deuxième partie La vertu » 1103 a 1, p. 99. 589 Ibid, 1103 a1-1103 b 1, p. 100-101. 590 H.-G. Gadamer, Herméneutique et philosophie, Paris, Beauchesne, Coll. « Le grenier à sel », 1999, p. 120. 586 335 et radicalisé ce qu’au fond contenait déjà la doctrine socratique et platonicienne relative au savoir de la vertu : nous ne voulons pas simplement savoir ce qu’est la vertu, mais nous voulons le savoir pour devenir vertueux, en acte. Voilà ce qui, pour Aristote aussi, caractérise le régime éthique, mais c’est le concept antique de la science pris en général qui inclut ce passage à la praxis : la science est non pas un ensemble anonyme de vérités mais, au contraire, une attitude de l’homme. La theoria, elle non plus, ne s’oppose pas purement et simplement à la praxis, elle est elle-même une praxis suprême, un mode d’être suprême de l’homme. Cela vaut également du savoir le plus haut, le savoir qui porte sur ce qui est premier, le savoir philosophique, même s’il existe, comme le reconnaît Aristote, une véritable tension entre le savoir de la science et le savoir que donne l’expérience ; en sorte que la praticien expérimenté l’emporte parfois sur le spécialiste « instruit ». Or il en est de même dans le domaine éthique où ne peut pas exister cette tension entre théorie et praxis puisqu’il n’y a point là de savoir spécialisé qu’il s’agirait d’appliquer. En prenant ainsi Aristote pour guide, nous trouvons chez lui « vertus » et « biens » ; en corrigeant l’unilatéralité de l’intellectualisme socratique et platonicien sans abandonner ses intuitions essentielles, il est devenu, en effet, le fondateur de « l’éthique philosophique » : « ce n’est pas la rectitude de son résultat qui constitue celle de l’action morale ; sa rectitude propre réside aussi et surtout en nous-même, dans le « comment » de notre comportement ; elle réside précisément dans la manière de d’agir de l’homme qui est droit »591. Avec Kant, cette vertu prend résolument la forme d’un devoir, et appartient au régime de la philosophie pratique en tant que doctrine des devoirs. Ethique, vertu et devoirs s’entremêlent, à telle enseigne que l’une ne vaut rien sans les autres et réciproquement. Kant repense cette doctrine de la vertu en partant des Anciens Grecs, en lui apportant néanmoins ce qu’il pensait être sa « pierre de touche » comme il le dit lui-même, c’est-à-dire le vocable de « devoirs ». « Le terme d’éthique signifiait jadis la doctrine des mœurs (philosophia moralis) en général, qu’on appelait aussi la doctrine des devoirs. Par suite, on a trouvé pertinent de n’appliquer ce terme qu’à une partie de la doctrine des mœurs, à savoir à la doctrine des devoirs qui ne sont pas soumis à des lois extérieures »592. De la doctrine des mœurs, on est passé à la doctrine des devoirs par quoi, en effet, les mœurs sont commandées par les devoirs. La vertu est la combinaison de ces deux éléments, c’est-à-dire que « la vertu est la force de la 591 Ibid., p. 122. Kant, Métaphysique des mœurs II, Doctrines du doit, Doctrine de la vertu, Trduction, présentation, bibliographie et chronologie par Alain Renaut, Paris, G. Flammarion, 1994, p. 217. 592 336 maxime qu’adopte l’être humain dans l’accomplissement de son devoir. »593 La condition de toute vertu, on le voit, est le devoir. Or qu’est-ce que le devoir ? Ou plus précisément, qu’estce que le devoir de vertu ? En tant qu’elle est déterminée par l’idée de devoir, « la vertu n’est pas seulement une contrainte exercée sur soi, mais c’est en outre une contrainte qui s’exerce d’après un principe de la liberté intérieure, par conséquent par le biais de la simple représentation de son devoir d’après la loi formelle de celle-ci. »594 Ce qui guide toute vertu, selon Kant, c’est le devoir, et la coercition exercée par le devoir par quoi l’éthique est fondée est cette loi intérieure qui ne vient ni de la sensibilité ni de l’extérieur du sujet en acte mais de la raison qu’il possède. En effet, le concept de devoir est immédiatement en relation avec une loi qui vient de l’intérieur de l’agent et qui le tient luimême pour fin. Il ne s’agit pas ici de faire comme bon nous semble, il ne s’agit pas non plus de faire selon ses penchants ou sa sensibilité, il s’agit, au contraire, de faire en raison d’une loi commandée par notre volonté qui est conforme à la raison présente en tout homme et par quoi, en effet, l’action peut avoir une visée universelle. Autrement dit, l’origine de la loi qui commande toute vertu est la raison pure pratique en nous, dénuée de tout aspect empirique ou sensible, et sa fin est intérieure à l’homme et non extérieure, sa fin est l’homme ou l’humanité en chacun pour ainsi dire. Bien sûr, « avec cette précision toutefois que, dans l’éthique, cette loi est pensée comme la loi de ta volonté propre, et non comme celle de la volonté en général, qui pourrait aussi être la volonté des autres : cela donnerait naissance, dans ce cas, à un devoir de droit, qui ne relève pas du domaine de l’éthique. »595 Ainsi, cette éthique de devoir de vertu est le produit d’une loi intérieure de la volonté qui deviendra une loi universelle, puisqu’elle ne transige pas en tant que telle avec tout ce qui se rattache à la sensibilité, aux sentiments, aux émotions ou aux passions qui sont par définition instables et « pathologiques » chez Kant. Par quoi elle procède de la métaphysique, c’est-à-dire des principes purs dérivés de la raison en chacun. D’où son principe formel du devoir dans l’impératif catégorique : « « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse devenir une loi universelle ». »596 La loi universelle a l’humanité comme visée, et non l’individu comme particularité. La loi universelle commande que l’action ait l’humanité en chacun comme fin en soi. L’action universelle commande que l’action qui est posée puisse avoir valeur d’exemple. L’action universelle établit le devoir comme ce par quoi tous les hommes peuvent se reconnaître, elle récuse l’individualisme, le parti-pris, le sentiment au 593 Ibid., p. 237. Ibid. 595 Ibid., p. 230. 596 Ibid. 594 337 bénéfice de la raison, de la contrainte pour l’intérêt général. L’action universelle est l’action éthique qui chaque fois oblige pour moi-même et vis-à-vis de moi-même, et in fine pour les autres, ou pour les autres à partir de soi. « Car je ne peux me reconnaître comme obligé vis-àvis d’autres hommes que dans la mesure où je m’oblige en même temps moi-même – cela parce que la loi, en vertu de laquelle je me considère comme obligé, procède dans tous les cas de ma propre raison pratique, par laquelle je suis contraint, en même temps que je suis, vis-àvis de moi-même, celui qui exerce la contrainte. »597 597 Ibid., p. 268. 338 I. COMMENT DEFINIR L’ETHIQUE EN FIN DE VIE ? Doit-on penser que le point culminant de l’éthique concerne la situation délicate de la fin de vie qui accable tous ceux qui souffrent par la maladie, la douleur, l’épreuve existentielle du décret de la mort ? N’oublions pas, en effet, que le malade en fin de vie perçoit l’événement de sa mort prochaine comme un décret contre lequel il ne peut absolument rien, sinon se préparer dans l’attente, longue, patiente et pénible, dans la durée tout en sachant qu’il n’y a « rien de plus malaisé que de situer dans le temps le passage de la vie à la mort. »598 Décret signé par la maladie elle-même comme commanditaire. Par voie de conséquence, on doit se poser la question de savoir si une épreuve dépasse celle de la fin de vie annoncée dans le cadre de la médecine, en termes de tragédie, de souffrance humaine, de responsabilité vis-à-vis de l’autre. Autrement dit : c’est quoi l’éthique en fin de vie ? Un malade en fin de vie, au point culminant de sa souffrance ou de son action, ne doit-il pas recevoir une ultime réplique venant de lui-même ou venant d’autrui comme venant de moi en tant que prochain, alter ego ? Jusqu’à quel point sa vie possède une signification ontologique, jusqu’à quel point sa souffrance ou son action sont en relation avec l’esprit : le sien ou celui des ancêtres ? Le malade en fin de vie ne devient-il pas « un héros tragique » qui a atteint le point culminant d’une souffrance ayant pour acquis terminal la mort ? 1. L’éthique en fin de vie est définie par le tragique L’éthique en fin de vie, se définit comme le tragique par excellence de la condition humaine, où le point culminant est l’extrême vulnérabilité de la personne du malade. Aucune situation, en médecine, ne dépasse celle que rencontre le malade en fin de vie, en ce sens que nous avons affaire à plusieurs niveaux du tragique. Il y a d’abord le tragique du malade qui pâtit, et qui éprouve dans la plus stricte individualité la souffrance que procure le mal qui le ronge. Toute maladie, en effet, est toujours une épreuve individuelle, car c’est chacun qui vit cette expérience particulière de la maladie dans sa chair, qui l’exprime avec des mots précis, c’est encore le malade qui, lorsque tout le monde est sorti de la pièce ou du temple, se retrouve seul face à son destin, face à son existence. Personne ne l’aide à porter la maladie, car celle-ci n’est pas partageable, personne 598 L.-V. Thomas, La mort, op. cit., p. 17. 339 ne l’aide à partager la douleur dans sa chair, car il n’y a qu’une seule chair que vit cette acuité douloureuse, personne non plus ne vit cette épreuve comme tragique, comme déchéance personnelle, étant entendu qu’il est capable de distinguer ce qu’il est maintenant, au moment de la maladie, et ce qu’il était avant la maladie. Cette manière de se comparer, de se voir comme dans le rétroviseur, cette attitude qui consiste à se regarder dans le miroir de l’Autre pour comprendre que jamais plus on ne lui ressemblera en tout point, physiquement en tout cas, est celle-là même qui se donne au malade par la compréhension qu’il s’applique à luimême. Le tragique du malade passe par cette solitude extrême, cette sorte d’ipséité où, seul à seul avec lui-même, nez à nez avec sa maladie, le malade s’entend, se sent, se regarde dans le miroir de sa propre conscience ; il lui arrive même de s’épier, de se surprendre en pleine réflexion, en plein tourbillon, moments où il passe en revue quand il en est capable, toutes les étapes de son existence partant de l’enfance à l’adolescence, à l’école, à la maison, avec les amis, au travail... C’est le sentiment que nous avons recueilli auprès de deux sujets malades en fin de vie à moyen terme (âgés de 59 et 63 ans) : « la maladie nous ramène à nous-mêmes, nous surprend souvent entrain de réfléchir sur notre sort. Pour nous, c’est la plus tragique des épreuves que nous ne souhaitons à personne de vivre. »599 Le tragique concerne davantage le malade dans la mesure où, il a connu plusieurs maladies au cours de son existence et s’en est toujours sorti, alors que là il est atteint par un mal qui l’a profondément atteint dans sa chair au point qu’il se sait méconnaissable malgré les soins palliatifs qu’il reçoit en terme d’accompagnement, d’affection, de dialogue avec les infirmières, ou encore en terme d’initiation où il est invité à voir ses ancêtres. Le tragique ne cumule pas les maladies ni les situations qui ont caractérisé celles-ci, mais touche à une certaine hiérarchisation des maladies : celle qui sont curables et celles qui sont incurables, celles qui sont passagères et celles qui sont mortelles. Le tragique touche à la maladie mortelle, qui n’a pas de remède et qui est sans retour chez le malade, parce que les effets qu’elle produit sont dégradants. En même temps le tragique touche le corps médical dans son ensemble qui est concerné par le malade qui est suivi en fin de vie. En effet, la relation qui unit le malade au corps médical crée une chaleur humaine, une proximité, une certaine affection au point que la distance qui les sépare s’amincit avec le temps. Comment peut-on désigner une telle relation ? La relation médicale caractérise le malade et son autre, à savoir le corps médical qui est son vis-à-vis immédiat. Il est vrai que la souffrance ne concerne pas 599 Madame X et Monsieur Y. Deux malades atteints de cancer de l’utérus et cancer de poumons en phase terminale. Libreville, Centre Hospitalier de Libreville, service d’endocrinologie et de médecine A. 340 seulement la pratique ; elle affecte et désorganise non seulement le rapport à soi-même en tant que porteur d’une variété de pouvoirs et aussi d’une multiplicité de relations avec d’autres êtres, au milieu de la famille, du travail et d’une grande variété d’institutions, mais la médecine est l’une des pratiques fondées sur une relation sociale pour laquelle la souffrance est la motivation fondamentale et le telos – finalité, visée – l’espoir d’être aidé et peut-être guéri. De fait, on peut dire ici que la structure relationnelle de l’acte médical concernant le désir, chez le malade, d’être délivré du fardeau de la souffrance et l’espoir d’être guéri constituent la motivation majeure de la relation sociale qui fait de la médecine une pratique d’un genre particulier dont l’institution fonctionne différemment d’un pays à un autre, selon qu’on est en médecine moderne ou en médecine traditionnelle. Pour Ricœur, le noyau éthique de cette structure relationnelle est cette « rencontre singulière ». « Son domaine est celui des décisions prises dans des situations singulières. Alors que la science, selon Aristote, porte sur le général, la technê porte sur le particulier. Cela est éminemment vrai de la situation où le métier médical intervient, à savoir la souffrance humaine. La souffrance est, avec la jouissance, la retraite ultime de la singularité.»600 Ceci est particulièrement vrai en médecine où nous avons affaire à un corps de métier sensible qui s’occupe de la naissance et de la vie, de la santé et des maladies, voire de la mort mais davantage du mourir comme tel ; où encore nous avons affaire à une corporation qui intervient en ultime instance dans la vie des personnes, notamment en phase terminale. Un rapport immédiat conjoint la corporation médicale et la vie, la maladie et la souffrance, et, à ce titre, on doit reconnaître la vulnérabilité de l’homme, son incapacité à toute action ou sa difficulté d’action lorsque son diagnostic vital est mis à mal par la maladie. Leur commerce est franchement éthique, étant donné que l’un interpelle l’autre, et l’autre lui répond par le soin. L’éthique se maintient d’un bout à l’autre de leur différence de degré en vertu des rôles joués par chacun dans le domaine strictement médical. Comment, demandions-nous, désigner le noyau éthique de cette rencontre singulière ? « C’est le pacte de confidentialité qui engage l’un à l’égard de l’autre tel patient avec tel médecin. A ce niveau prudentiel, on ne parlera pas encore de contrat et de secret médical, mais de pacte de soins basé sur la confiance. Or ce pacte conclut un processus original. Au début, un fossé et même une dissymétrie remarquable séparent les deux protagonistes : d’un côté celui qui sait et sait faire, de l’autre celui qui souffre. »601 Ce pacte de confidentialité, ou 600 601 P. Ricœur, Le Juste 2, op. cit., p. 228-229. Ibid., p. 229. 341 pacte de soins établit ainsi une relation dissymétrique entre deux personnes, dans la mesure où nous avons, d’un côté, l’une qui souffre, expose sa plainte, demande le secours d’un maître de santé, et de l’autre côté, son vis-à-vis qui offre ses soins. Ce rapport qui est au cœur de l’éthique médicale instaure une dialectique qualifiée d’appel/réponse : en effet, le patient croit que le médecin peut et veut, sinon le guérir, du moins le soigner ou, à tout le moins, pense-t-il qu’il est à son service, et le médecin attend de son patient qu’il se conduise, lui-même, comme l’agent de son propre traitement. L’appel lancé par le patient est appel au secours, à l’aide, au soulagement, à la guérison, et la réponse du médecin correspond à ces besoins indiqués. L’appel est parole, symptômes, la réponse est diagnostic, jugement médical, leur point d’intersection étant l’ordonnance comme acte de prescription médicale, par quoi in fine « le pacte de soins devient une sorte d’alliance scellée entre deux personnes contre l’ennemi commun, la maladie. L’accord doit son caractère moral à la promesse tacite partagée par les deux protagonistes de remplir fidèlement leurs engagements respectifs. Cette promesse tacite est constitutive du statut prudentiel du jugement moral impliqué dans l’ « acte de langage » de la promesse. »602 Or, c’est justement là que le tragique intervient, aggravant de la sorte la singularité de la relation, et introduisant pour ainsi dire l’idée de crise : notamment lorsque la maladie portée par le patient est mortelle. Avec en creux, l’impossibilité de réaliser la promesse tacite de guérison. Même si c’est pour cette raison qu’elle est appelée « promesse tacite »603, car rien n’est pour le moins certain que le médecin arrivera à bout de la maladie dont souffre le patient. 2. Du « héros tragique » à la conscience pleine Toujours est-il que le pacte de soins est fragilisé par la maladie incurable, parce que c’est précisément là que gît la tragédie humaine par quoi la singularité de la relation médicale est approfondie. Comme si rien ne pouvait égaler, médicalement, la maladie mortelle et son corollaire, la souffrance, en phase terminale. Ce niveau du tragique, on le voit, affaiblit le pacte de soins, par quoi, en effet, « l’éthique possède divers degrés dans son propre domaine »604 A partir de là, le malade en fin de vie devient un « héros tragique »605 dont la situation est exprimée par le mot de « conscience pleine » suggéré volontairement. 602 Ibid., p. 230. Ibid. 604 S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, Trad. du danois et présenté par Charles le Blanc, Paris, Payot & Rivages poche, Coll. « Petite Bibliothèque », 2000, p. 114. 605 Ibid. 603 342 Nous prenons le risque de formuler ce concept de « conscience pleine » pour indiquer ici que le héros tragique, en fin de vie, subit la double peine, la double affectation, la double inquiétude : celle de la maladie qu’il porte dans sa chair et celle de la souffrance qu’il porte dans son esprit. Le héros tragique se sait d’abord héros face à la mort qui pointe, en ce sens qu’il ne capitule pas, n’abandonne et ne se relâche pas : « le héros est celui qui aperçoit toujours une dernière chance ; c’est l’homme qui s’obstine à trouver des chances. »606 Le héros tragique se sait condamné, anéantit sa joie mondaine, renonce à toute chose et s’interdit peut-être, au même instant, tout plaisir sublime, pourtant cher à son cœur, et qu’il aurait voulu acheter quel qu’en fût le prix. Il sait que son existence n’oscille plus entre le « normal et le pathologique », mais qu’elle est définitivement du côté du pathologique après quoi il est voué à la mort. La conscience pleine du héros tragique porte sur elle le poids de la maladie et le poids psychologique de la condamnation induite par elle. La conscience pleine est celle-là même qui mesure, calcule, pense, analyse, évalue, minute après minute, heure après heure, ce sur quoi la vie pourrait bien tenir ; elle est un concentré d’angoisse, de souffrance, de peine, de regrets éventuels, car elle sait que la maladie qu’elle a contractée est événement de l’existence, c’est-à-dire ce par quoi elle a été surprise en flagrant délit d’impuissance, y compris la médecine. Mais la conscience pleine chez le héros tragique, c’est aussi cette force intérieure qui l’anime, une intériorité nouvelle par laquelle il se donne désormais une raison d’exister, par la méditation et la réflexivité. Car il sait que désormais sa situation sert d’exemple à plusieurs, ici « le héros tragique renonce à lui-même pour exprimer le général »607 Que signifie « exprimer le général » ? Cela signifie au moins deux choses. Premièrement, que le héros tragique concentre l’éthique à un moment où « la plupart des hommes vivent sous l’obligation éthique de telle manière qu’à chaque jour suffise sa peine »608. Autrement dit : le malade en fin de vie cristallise son existence sur celle des autres pour que son cas puisse faire école au sujet de la fragilité de la vie, au fait qu’elle ne tient à rien, qu’elle est souvent contingence et que, la fin de vie peut aider à comprendre ce qu’est la fin de la vie, fin au sens grec de telos, but, accomplissement. Et la fin de la vie, c’est la mort, qu’elle soit anticipée par la maladie, ou tragique par l’acuité de la souffrance qui concentre la chair et l’esprit, l’affection des siens. C’est donc par soi, par l’exemple de soi, par la situation 606 E. Levinas, Le temps et l’autre, op. cit., p. 61. Ibid., p. 138. 608 Ibid., p. 142. 607 343 de soi et par le témoignage de soi que la plupart des hommes pourrait comprendre que la fin de vie révèle la fin de la vie. Deuxièmement, le véritable héros tragique est un témoin, jamais un maître : « en cela repose son humanité profonde, laquelle est bien davantage encore que cette sotte participation aux grandeurs et aux misères d’autrui, participation qu’on honore du nom de « sympathie », alors qu’elle n’est que vanité. »609 En effet, un maître enseigne, tient une doctrine et a des disciples. Que d’honneurs ! Le héros tragique se contente, par son propre témoignage, laisse à chacun le soin de s’examiner soi-même et de se faire une idée de ce qu’est la grandeur et la décadence de l’homme. Chacun est alors invité à se regarder comme devant un miroir en face du héros tragique. Ce dernier présentifie l’autre face de la condition humaine, celle de misérable, de la chute et de la vanité. Le héros tragique est semblable à Loye, le personnage principal de Tous les chemins mènent à l’Autre de Janis Otsiemi qui est en fin de vie après avoir contracté une insuffisance rénale, à partir de cette idée que « la vie, cette vie que nous avons douloureusement défendue entre les rives sombres, dans l’hérésie de la mort, de la douleur, ne serait-elle qu’une illusion, une ville antipode que je porte »610. La vie nous offre ses illusions, ses tours de passe-passe, alors qu’en réalité, elle cache bien des visages que la maladie finit par mettre au goût du jour. Elle a ses allées et venues, ses bons et ses mauvais côtés, et le héros tragique nous montre, par son témoignage, que nous devons prendre garde de ne pas trop nous fier à un seul côté, mais prendre en compte les deux faces de la même pièce. 3. Kierkegaard et le désespoir comme « maladie mortelle » La définition de l’éthique en fin de vie, c’est encore le désespoir provoqué par la « maladie mortelle », En effet, l’éthique en fin de vie correspond à une synthèse, c’est-à-dire le rapport de deux termes que Kierkegaard nomme « maladie mortelle » et « désespoir ». Désespoir et mort sont les deux faces d’une même réalité, car « désespérer ne serait qu’un trait humain, inhérent à notre nature, c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas de désespoir, mais ce ne serait qu’un accident pour l’homme, une souffrance, comme une maladie où l’on tombe, ou comme la mort, notre lot à tous. Le désespoir est donc en nous »611. D’où vient donc le 609 Ibid., p. 145. J. Otsiemi, Tous les chemins mènent à l’Autre, Libreville, Raponda Walker & Ndzé, 2000, p. 24. 611 S. Kierkegaard, Traité du désespoir, Traduit du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Paris, Gallimard, Coll. « folio/essais », 1949, p. 66. 610 344 désespoir ? Le désespoir vient la maladie mortelle, de même que la maladie engendre le désespoir. La maladie mortelle est la source du désespoir, c’est elle qui le consacre. Ce mouvement réciproque se produit chez le malade en fin de vie. La fin de vie est le commencement du désespoir, en même temps qu’elle est capable d’augmenter le désespoir. Mais revenons à cette idée de « maladie mortelle ». Pour Kierkegaard, « une « maladie mortelle » au sens strict veut dire un mal qui aboutit à la mort, sans plus rien après elle. Et c’est cela le désespoir. »612 La « maladie mortelle » est la maladie incurable, celle qui n’a pas de solution médicale efficace, celle dont on souffre jusqu’à la mort. La « maladie mortelle », on le voit, est la fin de tous les projets, puisqu’elle ferme définitivement l’horizon du patient et exclut de la sorte toute possibilité, toute forme de réalisation. Car un mal qui aboutit à la mort condamne, désespère, réoriente, donne un sens autre et différent à la vie, étant donné que le patient sait qu’il doit dorénavant conjuguer avec. Ce mal est capital puisqu’il change. Dès que la personne contracte une maladie mortelle, même par imprudence, le mal se déclare, « et, dès ce moment, c’est une réalité, dont l’origine est de plus en plus du passé. On serait un cruel et un monstre de reprocher tout le temps au malade d’être en train d’attraper la maladie, comme afin de dissoudre à tout instant la réalité du mal en son possible. »613 En effet, une fois que la personne attrape la maladie mortelle et que le mal pénètre dans sa chair, une fois qu’elle passe du statut de « normal » au statut de « pathologique », une fois que cette conversion d’état a eu lieu, nous avons raison de penser que l’origine de la maladie mortelle est du passé. En ce sens que la maladie mortelle a commencé dans le passé, et c’est pour cette raison que dans la médecine traditionnelle, le passé convoque le passé, c’est-à-dire que le soin par les ancêtres qui sont eux aussi, comme l’origine du mal, des êtres du passé. Il faut donc que le passé appelle le passé pour qu’il y ait compatibilité, il faut que le mourant reparte dans le passé à la rencontre des siens, de ses ancêtres pour qu’il puisse recevoir les consignes strictes concernant, non pas sa guérison, mais le soin en termes d’accompagnement, de recommandations jusqu’à ce que la mort puisse l’emporter définitivement. Bien que la maladie soit une épreuve douloureuse et atroce que l’homme vit au jour le jour, d’instant en instant, dans la durée, bien que le patient se sait résolument condamné par celle-ci, bien que ses jours sont comptés, il n’empêche que nous avons affaire ici à deux ordres distincts : l’ordre du passé par quoi la maladie mortelle s’origine et par quoi également le mourant rencontre ses ancêtres, et l’ordre du présent par quoi la réalité pathologique est 612 613 Ibid., p. 69. Ibid., p. 67. 345 éprouvée par le patient. La maladie mortelle pénètre donc une fois pour toutes, définitivement, après quoi entre en scène l’humain pour marquer l’accompagnement, l’affection, le soutien moral. Même si le mal évolue par la suite, anticipant davantage l’événement de la mort, toujours est-il qu’il a une origine dans le passé et une voie de conséquence dans le présent dans lequel le malade habite en tant qu’il existe et appartient au monde. Ici une distinction subtile s’impose, à savoir que « la persistance du mal n’est qu’une simple conséquence de l’unique fois qu’il l’a attrapée, à laquelle on ne peut, à tout instant, en ramener le progrès ; il l’a attrapée, mais on ne peut pas dire qu’il l’attrape encore. »614 C’est-à-dire que la distance est grande entre le moment où le malade a attrapé la maladie et le moment où il la vit en tant qu’épreuve humaine, entre le moment où progresse la maladie et celui où elle a été contractée. C’est donc vrai de dire que le mourant, une fois qu’il a contracté la maladie mortelle, ne l’a contracte plus bien qu’elle est susceptible de progrès dans sa chair. L’essence de la maladie n’est pas dans son progrès éventuel, dans l’organisme du patient mais dans son origine, dans le moment de sa contraction ; elle est définitivement dans le passé. En cela, dire qu’il ne l’attrape pas encore c’est reconnaître que son essence est du passé et rien d’autre ; et que son progrès est du présent et rien d’autre. Et c’est là qu’intervient le désespoir, non pas dans le passé contre lequel aucun possible n’est possible, mais dans le présent où tous les possibles sont possibles, particulièrement le possible du progrès dans la maladie, son aggravation. Autrement dit, à mesure que le présent grossit avec la possibilité d’un progrès de la maladie, le mourant désespère. Le désespoir reste une catégorie du présent, car désespérer c’est être soi dans le présent, c’est toujours déjà revenir à soi, regarder à soi, faire le constat accablant du mal qui ronge et qui arrache petit à petit à l’affection des proches. Désespérer c’est être dans la solitude, c’est souffrir d’une maladie dont on meurt petit à petit. Le désespoir établit ce rapport de soi à soi, « car le désespoir n’est pas une suite de la discordance, mais du rapport orienté sur lui-même. Et ce rapport à soi-même, l’homme n’en peut pas plus être quitte que de son moi, ce qui n’est, du reste, que le même fait, puisque le moi c’est le retour du rapport sur lui-même. »615 Par ailleurs, la maladie mortelle, selon Bruaire, va plus loin que le désespoir, ou, avec elle, le désespoir se mue en désespérance. Qu’est-ce à dire ? Cela veut dire que plus que le désespoir, c’est de désespérance qu’il faut ici parler. Qu’est-ce qui distingue les deux ? Pour Bruaire, « le désespoir naît de la déception, de l’échec. Il signifie un but manqué, des expériences négatives, les escomptes perdus. La désespérance est d’un autre ordre. Elle 614 615 Ibid. Ibid., p. 67-68. 346 signifie le désir humain crucifié par le non sens, l’absence de destinée, alors même que les espoirs sont atteints et les besoins satisfaits. »616 On le voit bien, le désespoir aggrave le désespoir, tranche radicalement sur elle de telle sorte que plus rien n’est possible concernant la maladie. La désespérance est le désespoir au second degré car elle se rattache à l’ontologie du malade qui ne peut exonérer sa souffrance ni sa condamnation. Elle ferme tout horizon, annihile la possibilité même de poursuivre ses désirs au point que le sujet qui en fait l’expérience se sent réduit. Comme si son existence était dénuée de tout sens, comme si, en effet, tout s’effondrait, la maladie mortelle lui rappelant son statut d’être mortel. Avec la désespérance, il entre dans une nouvelle ère qui est celle du « vide », du non sens, de l’être comme non-être. 4. Mourir de ne pas mourir ou le mourir contre la mort Le point culminant du désespoir repose sur le fait que le patient atteint de la maladie mortelle ne meurt pas si tôt qu’il l’attrape. Ce qui augmente le désespoir c’est le temps que va durer l’épreuve du mourir, c’est en réalité ce temps qu’il vit comme une éternité, comme des instants qui ne sont pas évanescents mais qui durent, s’étirent. L’instant joue ici, car il donne à penser, il est tout autant le moment où l’homme se déploie. Dans le registre du temps, l’instant porte l’image du profil de l’homme, comme si l’homme se créait son propre temps fait d’angoisses et de chagrins, ou plutôt comme s’il s’arrachait à toute angoisse, à tout chagrin un tant soit peu. Ce faisant, « au cœur de l’instant, voici que l’homme est immortel, car l’instant est fini, quand il est. La pureté de l’instant est faite de l’absence du temps. Vie de l’instant, vie sans âge de l’instant qui règne, dans l’arène lumineuse de ta durée, infiniment l’homme se déploie. »617 Le patient vit ainsi à l’intérieur de lui, c’est-à-dire qu’à chaque instant où le mal persiste il désespère et l’attente devient longue, l’attente de la mort semble faire du temps un prochain lointain, comme si, plus il approchait plus il s’éloignait. Deux infirmières majore et majore adjointe en médecine A au Centre Hospitalier de Libreville, en charge des malades en fin de vie, rendaient à cet effet, témoignage en ces termes : « la plupart des malades que nous recevons ici qui sont en phase terminale nous disent qu’avec la maladie, le temps leur paraît une éternité, comme si ils vivaient plus au même rythme que nous, les personnes normales. Parce que la maladie a complètement changé leur rapport au temps. »618 Tout paraît répétitif 616 Cl. Bruaire, op. cit., p. 44-45. Ch. Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, Paris, Julliard, Coll. « domaine étranger 10/18 », 1961, p. 190-191. 618 Entretien du 11 janvier 2008. 617 347 chez le patient, la monotonie s’installe, la lassitude gagne du terrain. Tel Loye, le personnage mourant de Janis Otsiemi, les sentiments du désespérés sont quasiment les mêmes. La nuit cerne ses yeux, son corps. La peur, cette peur qu’il porte dans les entrailles survient de son antre. La douleur aussi. Les murs blancs, le plafond de plâtre, la lampe blafarde, la pièce ellemême s’est ensevelie sous le cortège d’ombres de la nuit. Je me contente de descendre, de descendre comme un archéologue dans une grotte en quête de vestiges d’un trésor antique enfoui dans les roches, comme un homme dans les verts pâturages de l’enfance. Je suis à mille lieux de la terre, de la mer ; le vertige du puits ne me grise plus comme si la mort et la douleur qu’occasionne la chute sont volontairement avouées, acceptées. Je descends, je descends au fond du puits, au fond de moi-même sans jamais trouver l’objet de ma quête car la lumière qui jaillit, à mon insu, m’arrache de mon odyssée intérieure et m’abandonne sur mes berges. La vie reprend son tumulte rituel ; les murs blancs, la même lampe, les mêmes carillons que 619 l’on entend de l’autre côté de la porte. Enfin, le désespoir de la maladie mortelle touche à la condition du mourir, car ne l’oublions pas, « être malade à mort, c’est ne pouvoir mourir »620. Or ne pas mourir alors qu’on se sait condamné, c’est encore aggraver le désespoir comme il est déjà suffisamment grave par la condamnation de la maladie mortelle. En effet, le patient sait que sa condition de mourir est de ne pas mourir, ou, de ne pouvoir mourir et d’attendre la mort. Le désespéré désespère de voir la condition de mourir prendre le dessus sur la mort. Il désespère du manque de la mort et de la plénitude du mourir qui l’accable encore plus. Cette dialectique du mourir et de la mort est pleine de tension et ouvre une autre dialectique chez Kierkegaard, celle du désespoir et de la désespérance, l’autre étant le point culminant de l’un. La désespérance, chez lui, n’est pas seulement le manque d’un dernier espoir, le manque de la mort au motif qu’elle correspond au stade suprême du non retour où l’attende est longue, où le mourir se rend maître de la mort, ce qui n’est pas toujours du bon goût du patient. Car c’est laisser encore plus de place à la souffrance au lieu qu’elle se libère pour laisser place à la mort. La désespérance creuse le risque, augmente le danger, potentialise les ressources du mourir contre la mort. « Tant qu’elle est le suprême risque, on espère en la vie ; mais quand on découvre l’infini de l’autre danger, on espère dans la mort. Et quand le danger grandit tant 619 620 J. Otsiemi, op. cit., p. 19. S. Kierkegaard, Traité du désespoir, op. cit., p. 70. 348 que la mort devient l’espoir, le désespoir c’est la désespérance de ne pouvoir même mourir. »621 Face à la mort, l’homme choisit la vie, mais face au mourir qui semble prendre l’aspect d’une éternité, il préfère la mort, qu’il ne peut pas choisir étant entendu qu’elle s’impose à lui de fait, tel un décret signé par la maladie. Puisqu’ici, il s’agit de la mort qui vient d’elle-même et non de la mort anticipée ou provoquée par l’homme, non-suicide pour ainsi dire. Comprenons bien ici que Kierkegaard ne prend pas le parti du suicide ou de la mort provoquée, simplement ce qui l’intéresse dans cette analyse, c’est de confronter le mourir et la mort, les placer en situation de vis-à-vis pour mesurer, en terme de sentiment, en terme d’épreuve, le désespoir. Le désespoir ne peut se situer du côté de la mort, puisque dès qu’elle est là, aucune épreuve n’est plus possible – l’épreuve du mourant par le mourant –. En revanche, du côté du mourir, la perspective du désespoir est grande en terme d’expériences humaines, en termes d’analyse critique, en terme d’éthique, c’est-à-dire dans la manière dont le patient va vivre ce moment de l’avant-la-mort, cet antécédent à la mort. C’est le mourir qui ne meurt pas, mourir sans mourir, le mourir qui attend la mort pour l’achever, c’est ce mourir qui intéresse au plus haut point le philosophe, et qui est vécu par les patients en fin de vie par quoi ils peuvent témoigner du sens de la vie après avoir attrapé la maladie, par quoi également ils peuvent témoigner du sens de l’attente, du sens de la chaleur humaine, du sens de l’affection, du sens du rapport qu’ils ont au temps. Souvenons-nous, à cet effet, de la proposition de Levinas : « Le mourir est angoisse, parce que l’être en mourant ne se termine pas tout en se terminant. Il n’a plus de temps, c’est-à-dire ne peut plus porter nulle part ses pas mais va ainsi où on ne peut aller, étouffe ; mais jusqu’à quand ? »622 Il ne faut pas se méprendre : la mort n’est pas le mourir, et vice-versa. Le mourir dont nous parlons n’est pas localisable dans un moment, une période, une séquence, ou une temporalité : il ne s’agit pas de notre dernière activité, de la dernière chose à faire avant de quitter les lieux. Surtout, le mourir, que nous voudrions rejeter à la « toute fin » de l’existence, déplie la mort sur toute l’existence. Pour le dire autrement, celui qui meurt n’est pas un étranger radical, l’élément d’une espèce spécifique – « les mourants » – mais celui qui rappelle qu’aucun homme ne peut vivre dans l’ignorance de la mort. L’humanité de l’existence suppose de savoir, sans qu’il s’agisse pour autant d’un savoir savant, d’une connaissance hautaine et comme en surplomb, que l’autre va mourir. Et ce mourir n’est jamais un « maintenant » au sens de Blanchot. Comme le disait-il, à juste titre : « Mourir ne 621 622 Ibid., p. 70. E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 49. 349 se localise pas dans un événement, ni ne dure à la façon d’un devenir temporel : mourir ne dure pas, ne se termine pas et, se prolongeant dans la mort, arrache celle-ci à l’état de chose où elle voudrait se pacifier. »623 Cela dit, on ne saurait donc dire que la mort est radicalement absente de la vie humaine. C’est par cette absence absolue qu’elle est éminemment présente dans cette existence en découvrant alors, à l’intérieur d’elle-même, une extériorité autrement plus troublante qu’un simple dehors qui n’aurait aucune relation avec le dedans du monde. Ainsi donc, si nous sommes touchés par le mourir de l’autre, ce n’est pas seulement parce qu’il va bientôt nous quitter et que nous ne le verrons plus, mais parce que s’actualise dans l’irréparable ce que, sans pouvoir l’anticiper, nous vivons nous-même à l’intérieur de notre existence. Nous pressentons que l’incompréhensible arrive parmi nous, que ce qui excède la pensée vient à la pensée qui oblige au silence. Nous comprenons que la mort n’est pas que le but du chemin. La mort se rappelle comme cette altérité radicale dont celui qui meurt ne nous fait pas un témoignage « objectif », comme si l’incernable de la mort trouvait momentanément l’occasion d’une précision et d’un logement. Dans le visage de celui qui meurt, nous ne voyons pas la mort apparaître. Le mourir n’est pas ce moment où la mort se dévoilerait, où la nuit pourrait s’éclairer. Ce qui est mis en présence c’est l’absence d’une mort qui traverse le sujet humain, et la responsabilité que nous avons de nous tenir avec lui dans l’existence. Ainsi que l’indiquait Patrick Baudry, « le mourir n’est pas qu’une antichambre, une préparation au départ, ou encore la manière qu’a le corps de lâcher prise et, en nous abandonnant, de nous faire mourir. On comprend ici qu’on ne saurait se contenter – si la mort ne peut être détachée de la vie elle-même et si le mourir ne peut se positionner comme une « étape » ou le dernier cap d’une existence bien manœuvrée – de dire que la mort est finalement présente dès le premier jour (ce qui n’est sans doute pas faux) et que le mourir est une constante de l’existence (ce qui est sans doute exact). »624 En réalité, le mourir ici importe plus que la mort, car c’est lui qui constitue le noyau dur de l’éthique en fin de vie, c’est lui qui est au cœur de la maladie mortelle, c’est lui qui donne lieu et vie au désespoir en tant que tel étant entendu qu’il est la vie avant la mort ou la mort qui vient sans être déjà là. En ce sens, tout se joue ici : souffrance, amitiés, chaleur, affection, encouragements, soutien, accompagnement. Comme pour montrer au malade qu’il n’est pas toujours seul, qu’il a autrui à côté de lui et comme vis-à-vis. « Dans cette ultime 623 624 M. Blanchot, Le pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 129. P. Aubry, « La place du mourant », Le mourant, op. cit., p. 106. 350 acception le désespoir est donc la » maladie mortelle », ce supplice contradictoire, ce mal du moi : éternellement mourir, mourir la mort. Car mourir veut dire que tout est fini, mais mourir la mort signifie vivre sa mort ; et la vivre un seul instant, c’est la vivre éternellement. »625 Le désespoir, on le voit donc, reste une catégorie du mourir, car seul le mourir peut désespérer. De sorte qu’en effet, dans le désespoir le mourir se change continuellement en vivre et le vivre en mourir avant d’opérer cette mue radicale et absolue appelée mort, sur laquelle personne n’a prise. 625 Kierkegaard, Traité du désespoir, op. cit., p. 70. 351 II. SUR LE FONDEMENT ONTOLOGIQUE D’UNE ETHIQUE EN FIN DE VIE « L’éthique aussi a un fondement ontologique. »626 Nous commencerons cette analyse en posant une question qui nous servira de fil conducteur : sur quoi repose le fondement d’une éthique en fin de vie ? Pour répondre à une cette interrogation, il faudrait avant tout partir de la démarche médicale à proprement parler, pour déterminer ses choix et son enjeu. Il s’agit du concept d’individualité biologique par quoi il n’est pas faux de dire que chaque personne malade est à part, par son état pathologique, son diagnostic et son traitement. En effet, chaque malade recèle une existence personnelle, enjeu véritable des décisions qui affectent sa vie et par quoi, la responsabilité du médecin ou du nganga est engagée. Les malades qu’il a à sa charge ne sont pas substituables ni interchangeables, ils sont, au contraire, uniques, singuliers. Autrefois encore, la médecine pouvait circonscrire en toute clarté, et pour la sécurité du diagnostic des maladies infectieuses, un concept univoque de la maladie. Déterminée dans sa cause, décrite par ses phénomènes cliniques propres, spéciale dans son évolution, identifiable par les lésions anatomiques singulières, une maladie pouvait être définie et classée dans un répertoire assuré. Et voici que les concepts se démembrent, que les classifications s’avèrent incertaines, dans le temps où les découvertes de l’immunologie interdisent d’assimiler un individu à un autre. On pouvait dire il y a encore un peu plus d’un quart de siècle, que l’art médical devait surmonter la généralité du savoir biologique en appropriant, chaque fois, le traitement à chaque individu. C’est maintenant la biologie elle-même, stimulée par la recherche médicale, qui interdit l’assimilation des cas et évoque la simplification des répertoires. Cette individualisation dans le diagnostic et le traitement des cas pathologiques est avérée également en médecine traditionnelle où, c’est chacun à son tour qui est reçu par le nganga même si la même pathologie concerne deux individus. Mais même pour des membres d’une même famille, même pour des frères ayant les mêmes ancêtres ou le même patrimoine génétique, la démarche médicale entreprise par le nganga n’est jamais l’assimilation, mais la singularisation, pour que distinctement il soit répondu à chacun en fonction de sa pathologie. 626 H. Jonas, Pour une éthique du futur, Trad. De l’allemand et présenté par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot & Rivages de poche, Coll. « Petite Bibliothèque », 1998, p. 76. 352 Le malade, sans doute, est un individu irremplaçable dans l’espèce et la science comme la médecine traditionnelle conforte chaque jour la loi d’exclusion des traitements communs, loi prescrite par cette « police du corps », formée en chaque organisme pour sa défense propre et qui atteste son unicité. 1. Singularité du corps, singularité de l’être Pour autant, nous reconnaissons l’idée que le corps individuel est habité par l’être singulier de quelqu’un, d’une personne. Singularité du traitement accordé à chacun, selon chacun, singularité du corps de chacun selon la personne une en chacun, et singularité dans le respect dont chaque singularité doit jouir. Le pari de la singularité est gagé dans l’être de chacun en tant que malade. La singularité touche d’abord à l’être de chacun, et les médecines doivent en tenir compte dans chacune de leurs démarches. « Etre singulier d’une tout autre nature que l’individualité du corps, qui, sans doute, y vit, s’y manifeste, mais dont le destin n’est pas énonçable dans les termes de son organisme. Etre personnel d’un autre ordre, pour lequel seul le mot « droit », celui de « respect » ont une signification. »627 L’ontologie d’une éthique en fin de vie repose avant tout sur cette idée de singularité de l’être du malade par quoi le médecin traite le malade comme personne à part entière. La vie humaine est la même chez tous les êtres, mais tous les êtres se signalement par leur singularité en tant qu’être. Car il y a autre chose en chaque malade que le « paquet de chair et d’os ». Et ceci a valeur de garantie dans le traitement, ou de la maladie, ou de a personne malade, savoir « celle d’une certitude minimale mais inentamable, indestructible, quant au caractère hors série, irréductible, de l’être de chaque homme. »628 C’est ici que l’homme est en cause dans sa vie, dans le prix de son être qui n’est égal qu’à lui-même. Une fois qu’on a intégré cela, une fois que la médecine tient cela en priorité, alors on est à même de penser que l’éthique en fin de vie a bien un fondement ontologique. Même si, au demeurant, en fin de vie, on doit reconnaître que cet être n’est nullement entamé quand bien même le corps le serait. En réalité, tout le sens d’une pratique médicale aujourd’hui prend appui sur le fait que, « quand le médecin ne sait plus que ce qui compte n’est pas la qualité d’une vie provisoire mais exister humainement, par différence du simple « vivre », exister difficilement malgré la quiétude de la vie et les plaisirs de ses consommations, il devient un marchand d’illusion dans le temps où il se métamorphose en 627 628 Cl. Bruaire, op. cit., p. 34. Ibid., p. 36. 353 vétérinaire. »629 La fin de vie a une signification humaine qui pointe vers l’idée d’un secret personnel de l’être de chacun. C’est cet être en chacun, particulièrement chez le mourant, qui est au cœur de l’éthique au titre de fondement ontologique, c’est-à-dire ce qui reste indéfectible quelque soit le régime de la maladie, son ampleur, son acuité. Cet être, en effet, constitue un enjeu absolu de l’éthique en fin de vie, car il précise que chacun est un être singulier, personnel, insubstituable, impénétrable au point que le mourir n’atteint jamais l’ « unique » que je suis. Cette ontologie n’est pas seulement constitutive de l’homme parce que la mortalité fait partie de l’être de l’homme. Mais qu’entendons-nous par ce mot de « fondement ontologique » ? Reprenons deux exemples empruntés à Hans Jonas ayant des fondements logiques différents, et qui présentent chacun un degré de vérité différent : « Nous devons manger » ; « Pour manger, nous devons travailler ». Pour Jonas, « la nécessité de manger a un fondement ontologique, à savoir dans notre constitution elle-même en tant qu’êtres métabolisants : nous n’existons qu’en vertu d’un échange continu de matière avec le monde extérieur. »630 C’est que la nécessité ontologique de manger est absolue et ne souffre pas d’exception, alors que la nécessité circonstancielle de travailler admet notoirement des exceptions. Ne pas manger c’est s’exposer à la dégradation métabolique, c’est s’exposer à la maladie, c’est, à terme, s’exposer à la mort et donc à une situation de non retour. Manger est vital, manger est un geste nécessairement ontologique. Car nul ne peut vivre sans manger comme nul ne peut manger et ne pas vivre. Mais travailler n’est pas vital, car on peut vivre tout une vie sans travailler, ne pas travailler n’enlève rien à notre constitution ontologique ou métabolique, ce qui n’est pas possible dans le manger. Le métabolisme à l’organisme via le manger est nécessaire à la survie de celui qui mange, de sorte que ne pas manger c’est provoquer un processus organique irréversible par quoi l’homme s’expose inévitablement à sa propre disparition. Ces deux énoncés présentent une différence de nature entre manger travailler, entre une nécessité inconditionnelle et une nécessité circonstancielle. A partir de quoi, en effet, « on appellera fondement ontologique (comme l’obligation de manger dans notre exemple) le recours à une qualité qui appartient indissociablement à l’Etre de la chose, comme le métabolisme à l’organisme, où la qualité appartient même exclusivement à la chose, et à aucune autre – où la formule « Tous les organismes sont métabolisants » s’applique donc aussi bien que « Tous 629 630 Ibid., p. 41-42. H. Jonas, Pour une éthique du futur, op. cit., p. 72. 354 les êtres métabolisants sont des organismes ». »631 Ceci, par analogie, correspond parfaitement à la situation de la fin de vie chez le mourant. Le manger est comme la condition de mortel inhérente à tous les hommes, à ce qui permet à cette condition d’être : il repose sur une sorte d’ontologie. C’est parce que, en effet, nous sommes mortels, que nous mourrons, que la condition de toute mortalité étant en l’occurrence l’être de l’homme. Le fondement ontologique de l’éthique en fin de vie repose sur l’idée de l’être de l’homme, condition de toute mortalité, ce à partir de quoi et ce sur quoi la fin de vie comme état ou condition contingente de notre existence. Si donc la mortalité fait partie de l’être de l’homme, et si, au demeurant, « il y a des états de choses fondées ontologiquement, et par conséquent des justifications ontologiques à l’énonciation de tels états de choses »632, c’est qu’en fin de vie quelque chose d’essentiel persiste chez le patient au nom de quoi il ne doit nullement désarmer. Et cette chose est bien l’être. 2. Où se conserve l’être de l’homme ? Cette question de l’ontologie est particulièrement présente chez les Fang à travers le mvett, où le héros d’Engong admet en effet que c’est dans l’être de l’homme que se trouve sa force, même au plus profond du désespoir. Lorsque toutes les forces de la nature se liguent contre lui, lorsque la vie l’accable, lorsque la maladie est mortelle, il y a, en l’homme, quelque chose qui est du domaine de l’être qui fait sa force et par quoi personne ne peut l’atteindre, car c’est là, en réalité, qu’ils logent. Dans le mvett, il y a une parallèle symétrique entre la maladie mortelle possédée par le patient en fin de vie et l’adversité des héros au niveau du combat arrivé à son acuité. En effet, il faut lutter contre la maladie comme il faut lutter contre son adversaire jusqu’à la mort, ne pas baisser les bras, ne pas se laisser gagner par le découragement, car la manifestation de la violence par la maladie, le conflit organique dans la chair du malade, les difficultés de toutes sortes, notamment celles qui concernent nos craintes, nos peurs, nos échecs, nos angoisses imposent à l’homme de regarder dans lui, de partir puiser dans son être la force nécessaire pour continuer à vivre et résister aux assauts de l’adversité. Et c’est dans la poitrine précisément que se trouve logé l’être du héros par quoi il peut se régénérer et puiser ses forces. Le héros tragique, dans le mvett, correspond à celui qui sent sa vie menacée, à celui qui se sent à bout de force dans un duel à mort. En effet, les héros du mvett sont souvent en 631 632 Ibid., p. 73. Ibid., p. 74. 355 duels, et leurs duels sont des duels à mort, à telle enseigne que seul le plus fort l’emporte sur le plus faible. Mais ce qui est intéressant ici et qui a valeur de pédagogie, ce qui tient lieu d’intérêt philosophique à proprement parler, c’est l’origine de l’arsenal, des armes et de tout le potentiel guerrier qui permet au héros de lutter jusqu’à la mort. Les duels qu’ils livrent à intensité égale, sont analogues aux duels que mènent les mourants qui luttent contre la maladie, et qui savent d’où ils doivent se réconforter. Il s’agit de se battre avec les armes qui émanent de la poitrine : « dans ton gouffre de la vie il y a toutes les armes pouvant te permettre de tenir tête à n’importe qui. Ta poitrine elle-même constitue un arsenal inépuisable. »633 On le voit : c’est la poitrine qui conserve l’être de l’homme, c’est en elle que le héros, au plus fort de l’épreuve, dans le duel à mort, annexe les ressources lui permettant de lutter jusqu’au bout. Tous les héros du mvett le savent et s’y appliquent, savoir que, face à la mort qui pointe, face au danger qui l’accompagne, et dans la plus vive inquiétude qui menace la vulnérabilité de la vie, les dernières armes les plus secrètes et les plus puissantes dont chacun dispose émanent de la poitrine. En fait, on exploite la poitrine pour recourir aux armes les plus sophistiquées lorsqu’on a épuisé toutes les ressources dites « normales ». Car une parallèle symétrique convoque les armes inventées par l’homme au moyen de la technique, et les armes provenant de l’homme lui-même, en ce sens que les premières n’ont rien de communes aux deuxièmes, sinon elles se distinguent par cela que les unes sont techniques et artificielles, tandis que les autres sont ontologiques. Celles qui sont donc ontologiques sont plus redoutables, car ultimes ; elles sont les mêmes chez le patient en fin de vie. En tant que combattant qui livre une lutte entre les forces de la vie (Eros) et les forces de la mort (Thanatos), le patient en fin de vie réfère à son être pour continuer de vivre sans se laisser dominer totalement par la maladie. En fin de vie, ces deux phénomènes, ces deux pulsions que sont Eros et Thanatos, s’affrontent : la pulsion de mort, dans l’être vivant, travaillait en silence en menaçant, via la souffrance, le corps voué à la déchéance et la dissolution. Mais fort heureusement, l’hypothèse de la pulsion de mort ou de destruction a rencontré des résistances. Et le combat du mourant « doit nous montrer le combat entre Eros et la mort, entre la pulsion de vie et la pulsion de destruction, tel qu’il s’accomplit dans l’espèce humaine. Ce combat est le contenu essentiel de la vie en général »634. Ce combat est ontologique, les deux forces qui s’affrontent excèdent le domaine sensible qui est le premier 633 Tsira Ndong Ndoutoume, Le Mvett – Livre II, Paris, Présence africaine, 1975, p. 275. S. Freud, Le malaise dans la culture, Trad. Par Dorian Astor, Paris, Le monde Flammarion, Coll. « Les livres qui ont changé le monde », 2010, p. 127. 634 356 stade du combat. C’est grâce à cette force ontologique, c’est à la faveur de ces armes ontologiques qu’il continue d’être et d’exister. Comme dans les récits du mvett, le mourant est un combattant. Et « chaque combattant était lui-même son propre arsenal. Les armes qu’il utilisait étaient logées dans un coin de son être. »635 C’est ainsi que chacun en tant que combattant – le héros tragique atteint de la maladie mortelle comme le héros du mvett en difficulté face à l’adversaire – peut recourir à son être pour lutter pendant les derniers moments de la vie. Que signifie « chacun est lui-même son propre arsenal » ? Cela signifie que le mourant est la mesure de sa maladie mortelle, en ce sens qu’il est celui qui la vit tout autant qu’il est celui par qui elle peut être surmontée. C’est le patient en tant que tel qui donne le ton et la mesure de la maladie mortelle en lui, c’est encore lui qui peut être « capable » de supporter, de dépasser, d’accepter, et de dominer ce par quoi il est condamné et se sait condamné. Etre son propre arsenal, c’est en effet être la borne qui limite la maladie mortelle, parce que pensée, intériorisée, acceptée et dominée. Par ailleurs, c’est dans les profondeurs de l’homme, dans son être, que sont enfouies les armes les plus redoutables afin de faire face à l’épreuve la plus redoutable que celle du mourir comme moment ultime de la vie qui précède, sans commune mesure, la mort. Ici le redoutable rejoint le redoutable, l’ultime s’unit à l’ultime, et le tragique convoque l’ontologique. C’est que, au plus fort du combat, le héros fait l’expérience ontologique de retour à soi par l’intermédiaire de son être pour y puiser des armes terrifiantes en situations précises. D’où il s’ensuit que « il ne peut donc les faire sortir du fond de son être qu’au moment opportun et seulement lorsque ses instincts belliqueux sont en alerte. L’arme ou l’engin de mort qui surgit de ses entrailles et qu’il saisit à pleines mains est tout à fait indiqué pour l’acte qui doit suivre. »636 La poitrine par où l’être du héros tragique mortel se retourne, a aussi ceci de particulier qu’elle est l’organe qui tient la vie et par quoi la vie se donne, se crée, se renouvelle. Elle est la sensibilité de la vie par quoi reconnaît-on qu’un être est en vie ou ne l’est plus. C’est encore par elle que le malade en fin de vie triomphe de la vie, c’est par l’être qu’il renouvelle sans cesse sa vie quand celle-ci est menacée par le danger, la maladie et la mort. Un point d’honneur est à mettre au niveau de l’être d’où jaillit la vie, a la force et la puissance pour faire face à la fulgurance de la mort et à l’acuité de la souffrance. C’est que, c’est par l’être que la création de soi et de la vie est envisagée en fin de vie, car à ce moment précis, le retour à soi pointe vers la création de soi par soi, et donc vers la création de la vie, 635 636 D. Assoumou Ndoutoume, Du Mvett – Essai sur la dynastie Ekang Nna, op. cit., p. 100. Ibid. 357 une vie qui prolonge la vie, la première en phase terminale, une vie pleine d’espérance, une vie d’en train, une vie renouvelée avec la conscience plus consciente de sa finitude. Cette vie est à créer car elle est, par définition, création, dans les moments les plus pénibles de l’existence, dans les « situations limites »637. Créer une vie, et non créer « sa » vie, en raison de ce qu’il ne s’agit pas d’une création de singularité absolue mais d’une création de prolongation et de renouvellement par quoi la vie, en l’état actuel, opère une mue par le truchement du retour à soi. C’est là qu’il est dit, par Bergson, que c’est par la création de la vie qu’il y a triomphe de la vie, y compris sur la mort, sur la maladie, sur la douleur et la souffrance. Ainsi il ne s’agit pas d’une création biologique, mais d’une création d’être, de soi par soi à partir de quoi le mourant se régénère. « Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa création d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : création de soi par soi »638. Et la personne en fin de vie travaille à cette création d’être notamment lorsqu’elle est en situation de lutte comme on le voit chez le héros tragique, ou chez le héros du mvett. La création d’être bergsonienne est un mouvement vital qui se définit devant l’obstacle, chez l’homme en situation de faiblesse et de baisse de régime ; elle a vocation à permettre à l’homme de se faire neuf, autre que ce qu’il est ici et maintenant, dans la maladie, l’agonie et l’amertume. La création d’être est un acte héroïque hautement significatif, car il fraie à la vertu des voies nouvelles et donne à l’homme « l’impulsion qui vient du fond »639, c’est-à-dire l’énergie vitale, le principe métaphysique qu’il n’y a d’être que dans l’être. En fin de vie, l’homme est appelé sans cesse à s’appuyer sur la totalité de son état médical pour peser d’autant plus puissamment sur l’avenir : telle est l’exigence métaphysique de la vie, savoir rechercher, en soi, les mystères des profondeurs, « l’élan vital »640 par quoi l’homme peut pénétrer par un acte d’intuition jusqu’au principe même de la vie. Et c’est très justement cet élan vital qui loge au fond de l’être et qui constitue son principe actif. L’élan vital commande la vie à la lutte, exhorte à la lutte pour la vie. « Cette vie, disait Bergson, je me la représente encore comme une vie de lutte et comme une exigence d’invention, comme une évolution créatrice : chacun de nous y viendrait, par le seul jeu des forces naturelles, 637 K. Jaspers, Introduction à la philosophie, Trad. de l’allemand par Jeanne Hersch, Paris, Plon, Coll. « Bibliothèque 10/18 », 2004, p. 20. 638 H. Bergson, « La conscience et la vie », L’énergie spirituelle, Paris, Quadrige/Puf, 2006, p. 24. 639 Ibid., p. 25. 640 Ibid. 358 prendre place sur celui des plans moraux le haussaient déjà virtuellement ici-bas la qualité et la quantité de son effort, comme le ballon lâché de terre adopte le niveau que lui assignait sa densité. »641 3. Sartre et l’éthique comme « réalité-humaine en situation » On se rend bien compte, à partir de là, que l’ontologie ne formule pas toujours, en réalité, des prescriptions morales par quoi nous reconnaissons une attitude particulière en situation particulière comme celle de la fin de vie. Et s’il est vrai, comme le montrait Sartre, que l’ontologie « s’occupe seulement de ce qui est, et il n’est pas possible de tirer des impératifs de ses indications »642, on doit ajouter, en revanche, qu’ « elle laisse entrevoir cependant ce que sera une éthique qui prendra ses responsabilités en face d’une réalitéhumaine en situation. »643 Sartre ouvre ici des perspectives éthiques concernant cette ontologie, notamment au point de vue de la responsabilité. Cette dernière, en effet, prend lieu et vie seulement à partir de ce qu’il nomme une « réalité-humaine en situation ». Qu’est-ce à dire ? Le concept de réalité humaine en situation définit le fondement ontologique d’une éthique en fin de vie, c’est-à-dire son ancrage dans le royaume de l’empirique où le concret de la situation l’emporte sur le théorique. Comme on le voit, il s’agit moins de dire que de faire, de parler moins et d’agir plus. Une réalité-humaine, qu’est-ce à dire ? Une « réalité-humaine en situation » désigne un cas pratique par quoi il faut répondre par une démarche pratique, situationnelle et palpable. C’est là que la réalité ontologique et la « réalité-humaine » se croisent : dans l’expérience humaine qui nous révèle une relation de l’être avec l’être. Disons franchement que cette ontologie réfère au sens éthique des différentes situations qui confrontent l’homme à son être, particulièrement celles qui l’accablent en dernière instance comme la phase finale d’une maladie mortelle. La réalité-humaine, éthiquement, donne plus de lisibilité à toutes les situations humaines, à « toutes les attitudes de l’homme »644 par quoi le tragique est atténué et l’ontologie renforcée. Le tour de force de l’ontologie de l’éthique concerne l’attitude de l’homme à partir de son être, « un mode d’être suprême de l’homme »645 comme disait Gadamer, car n’oublions pas que l’éthique aussi est soumise à des circonstances qui la 641 Ibid., p. 27. J.-P. Sartre, L’être et le néant – Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, Coll. « tel », 1943, p. 673. 643 Ibid., p. 674. 644 Ibid. 645 H.-G. Gadamer, Herméneutique et philosophie, op. cit., p. 109. 642 359 conditionnent. Elle n’est ni l’affaire de tous, ni destinée à tous ; elle est destinée uniquement à celui que sa situation particulière a porté à une maturité de son être propre, telle que, dans ce qui le touche concrètement, il est en mesure de reconnaître ce que l’ont dit en termes généraux et de lui donner une efficacité pratique. 4. Hans Jonas et l’idée d’ontologie du devoir Et si on revenait à l’étymologie grecque du mot, « Ethos désigne l’être de l’homme, le lieu du temps, la part d’être »646 par quoi nous comprendrions mieux cette idée que toute éthique en fin de vie a bien un fondement ontologique. Pour que le débat continue et que l’affaire ne soit pas classée prématurément, il convient de poser l’interrogation suivante : qu’est-ce qui constitue, en fin de compte, le point névralgique de ce fondement ontologique de l’éthique ? Nous répondrons en disant que, le point névralgique de cette ontologie de l’éthique est le devoir qui commande à tout vis-à-vis du patient en fin de vie de ne pas se sentir en dehors du sort de l’Autre, mais, au contraire, de se sentir en devoir. Or, comme nous l’avons vu précédemment, s’il y a des états de choses fondés ontologiquement, et par conséquent des justifications ontologiques à l’énonciation de tels états de choses, alors on doit se demander : un devoir est-il aussi un état de choses ? Formulé autrement : un « tu dois » peut-il se ramener à un « c’est ainsi » ? Comme on le voit ici, en effet, « l’Etre tel qu’il témoigne de lui-même ne manifeste pas seulement ce qu’il est, mais également ce que nous lui devons. »647 Et qu’est-ce que nous lui devons ? Nous lui devons d’abord ce mouvement réciproque, à savoir que s’il nous manifeste ce qu’il est en tant qu’être ancré dans la personne du patient en situation de phase finale, alors que nous lui devons du respect et de la considération par quoi s’applique ici le vocable de devoir, d’obligation. Il y a ici une ontologie du devoir. L’être s’identifie parce qu’il est et par cela qu’il est, en tant qu’il se donne dans la présence du malade toujours encore vivant, tout autant qu’il s’illustre par l’obligation auquel il enjoint chacun. Il y a une dialectique de l’être qui fait que, d’un côté, il manifeste la présence de celui qui « est » encore parmi nous en tant que malade en fin de vie, et de l’autre le devoir qu’il exige de nous en tant que vis-à-vis de ce malade. Il ne s’agit donc pas seulement de formuler cette idée que le malade existe en tant qu’il est, mais de ce que, comme tel, son être commande au devoir, à l’obligation éthique de la non indifférence, de l’attention, du soin, de l’écoute. C’est à ce titre 646 647 K. Axelos, Pour une éthique problématique, Paris, éd. De Minuit, Coll. « Arguments 54 », 1972, p. 51. H. Jonas, Pour une éthique du futur, op. cit., p. 75-76. 360 que l’être comme « être-devoir » est une instance de la conscience de tout vis-à-vis du malade en fin de vie qui exige. Ce n’es pas le malade ici qui exige ou commande, ce n’est pas lui qui dit à son vis-à-vis : « tu dois », mais c’est l’être en lui, et c’est cet être en chacun qui commande à la conscience de chacun afin que chacun soit responsable du malade souffrant. « Cependant, outre qu’il s’agit de la responsabilité de quelque chose, c’en est aussi une quelque chose – devant une instance qui oblige, à laquelle il faut rendre compte. Cette instance, dit-on sans doute quand on ne croit plus à aucune instance divine, s’appelle conscience. »648 La responsabilité qui sous-tend une telle instance exigeante, est responsabilité toujours déjà face à une altérité en peine, en souffrance, morte en devenir ou mourante pour ainsi dire. C’est une responsabilité de la conscience, une responsabilité en conscience et par la conscience avant d’être une responsabilité en acte par le geste éthique du soin, de l’accompagnement, du partage, de la discussion ou de l’échange de parole, du réconfort qui sont des comportements qui aident le mourant à vivre-malgré. C’est une responsabilité « devant quoi » ? C’est une responsabilité devant l’être du malade qui fait que si mon geste n’est pas éthique, c’est-à-dire orienté en faveur de…, en direction de… et pour le bien de…, et si au demeurant, il ne m’oblige nullement par le biais de la conscience en moi, c’est alors l’être du malade qui sera profondément affecté. Car en fin de vie, chaque geste compte, chaque manière d’être et chaque manière de faire parlent. Voilà pourquoi « ce dont je suis responsable, ce sont naturellement les conséquences de mon agir – dans la mesure où elles affectent un être. Donc, l’objet réel de ma responsabilité sera cet être affecté par moi. »649 L’intérêt éthique de la responsabilité est dans son objet même : l’être affecté pour lequel il faut se mobiliser. C’est dire aussi que l’Autre sous la figure du malade interpelle ma conscience, m’enjoint à la responsabilité parce que son être est affecté, tout comme cet être peut être affecté par mon irresponsabilité pour lui. La responsabilité mobilise le vis-à-vis du malade à l’idée qu’il est, et a encore à être tant qu’il n’est pas mort ; c’est pourquoi l’exigence « que soit » est une humanité chez le mourant, dans la mesure où il s’agit seulement de l’homme et de l’être en lui. L’éthique de la fin de vie répond de cette façon que, face à l’épreuve du mourir et à la mort comme le stade final de cette épreuve, le mourant a encore à être. Car, avant le non-être de la mort, il y a l’être de la vie. Et cet être de la vie atteint son point critique ici : « par la lutte de la vie contre la mort, que devient « emphatique » l’auto-affirmation de l’être. La vie c’est la confrontation explicite 648 649 Ibid., p. 77. Ibid., p. 78. 361 de l’être au non-être, car dans sa soumission constitutionnelle aux besoins qui est donnée avec la nécessité du métabolisme, auxquels la satisfaction peut être refusée, elle porte en elle la possibilité du non-être comme son antithèse qui lui est toujours présente, à savoir en tant que menace. Le mode de son être est la conservation par l’agir. »650 Et la conservation pour l’agir, car si le mourant est et tant qu’il est, la possibilité d’agir reste possible. C’est vrai que son vis-à-vis peut agir en vue de son non-être en l’aidant à mourir par la voie de l’euthanasie, en donnant volontairement la mort, comme il est vrai qu’il peut agir dans l’intérêt de son être. Négation de l’être ou négation du non-être, le vis-à-vis du mourant est devant un perpétuel choix. L’exercice plénier de celui-ci montre bien que la vie en tant que telle est l’expression de ce choix face au risque du non-être qui fait partie de son essence. En fin de compte, que nous dit l’ontologie de l’éthique en fin de vie ? Elle nous dit que sur le fondement de l’humain au sens véritable, et du devoir être de l’homme, seule la métaphysique nous instruit, avec la connaissance tout autre qu’elle a de l’essence, une connaissance non plus ontologique que phénoménologique. Car l’ontologie elle seule est capable de nous dire pourquoi l’homme doit être, et n’a donc pas le droit de provoquer sa disparition du monde ou de permettre par simple négligence ; et aussi comment l’homme doit être afin d’honorer et non pas de rejeter la raison en vertu de laquelle il doit être. Le « pourquoi » obligeant l’humanité à l’existence interdit tout d’abord le suicide physique alors que nul impératif biologique ne s’y oppose ; la même raison, comme raison du « comment » qui oblige l’humanité à une certaine qualité de la vie, et par conséquent charge d’un contenu le fait pur de l’existence, interdit en même temps la désertification de la morale ou le vide éthique de celle-ci. Il y a un fondement en nous-même : « ce principe s’énonçait de la manière suivante : l’homme est le seul être connu qui puisse avoir une responsabilité. Immédiatement, nous reconnaissons dans ce « pouvoir » davantage qu’une simple donnée empirique. Nous y reconnaissons un critère distinctif et décisif de l’essence humaine dans sa dotation en Etre. Nous avons ainsi dans cette donnée un principe touchant à l’anthropologie philosophique, c’est-à-dire à l’ontologie de l’essence « homme », et, de cette manière, précisément un principe métaphysique de l’homme. »651 L’ontologie de l’éthique en fin de vie correspond ainsi à cette idée que l’homme est capable de responsabilité à l’égard du malade en fin de vie. Et c’est cette capacité de responsabilité qui oblige à l’être. 650 651 H. Jonas, Le principe responsabilité, op. cit., p. 162. H. Jonas, Pour une éthique du futur, op. cit., p. 92. 362 III. LA FIN DE VIE, LE SUICIDE ET L’IDEE D’HUMANITE « Quand la vie est menacée, on en sent le caractère précieux : quand elle n’est pas menacée, mais qu’on ne sait qu’en faire, on est prêt à y renoncer de soimême. »652 La problématique de la fin de vie telle que nous continuons de l’envisager en éthique conjoint le thème voisin du suicide. En effet, dans la médecine moderne en général, plus particulièrement en Occident où, faut-il le rappeler, le rapport individu et autonomie est plus prégnant qu’en Afrique et particulièrement au Gabon où, ce qui définit l’individu, c’est le groupe par quoi toute décision engage inévitablement. Nous avons ici, des sociétés qui fonctionnent sous le régime de l’autonomie individuelle, par quoi l’individu existe et se fait personne par le fait qu’il est capable de s’arracher à la communauté qui le précède et aux tutelles sous lesquelles il habitait, de l’autre, des sociétés homogènes où le groupe, en plus qu’il précède l’individu qu’il a fait naître, continue de le faire être au sein de ce même groupe par quoi il lui est difficile de se faire autre que même, et donc toujours déjà neuf. Ici règne l’humanité comme arrachement – héritage des Lumières – et là-bas règne l’humanité comme appartenance, ou co-appartenance – héritage des ancêtres. Et l’idée d’humanité a toujours oscillé entre ces deux extrémités. D’une part, l’autonomie individuelle est la norme suprême, où l’homme se fait en dehors du groupe, mais seulement par lui-même en tant que tel. D’autre part, l’homme n’est rien sans inscription à une humanité particulière, avec ses propres modèles et sa propre sensibilité, qui a ses propres idées et ses propres inclinations, ses croyances et ses désirs, ses goûts particuliers et ses propres normes. Ou l’individu est donc constitutif de lui-même, ou il est constitutif de sa communauté de base. La première voie est poursuivie par les Lumières qui érigent l’indépendance individuelle, c’est-à-dire la capacité de penser, de juger, de faire et de sentir par soi-même en un droit attaché à l’homme comme tel. Souvenons-nous, à cet effet, du mot de Kant : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du 652 R. Quilliot, op. cit., p. 46. 363 courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. »653 Ces tutelles ont encore toute leur place en médecine traditionnelle et dans l’Afrique actuelle où, « Je suis » ce que j’ai trouvé qui est, « Je suis » comme et dans, « Je suis » par la communauté qui elle-même trouve son modèle dans la figure de l’ancêtre avec ses lois et ses recommandations. 1. L’idée d’humanité à l’époque des Lumières et dans la tradition africaine Ainsi donc, avec les Lumières, l’homme occidental pense et agit par lui-même et non pas par le secours d’une autorité extérieure à la raison. Dans ces conditions, il devient majeur par l’arrachement à toute soumission autre que celle produite par lui-même. Plus de tuteurs, plus de modèles, l’individu devient « Je » comme le « Je pense » cartésien à la faveur de cet arrachement qui est en réalité une posture critique dont il va de soi qu’elle n’a d’égal que dans l’en-soi et le pour-soi. Il s’agit bien ici d’un mode de pensée parmi tant d’autres qui n’a d’existence que face à une altérité anthropologique de type traditionnel et endogène où le groupe l’emporte encore sur l’individu, et où, devenir personne signifie s’arrimer aux normes établies par le groupe, ne pas les nier ou, les critiquer toujours déjà au sein de cet ordre qui nous reconnaît comme tel et définit l’homme comme être-au-monde. Le groupe est ici la condition de possibilité du « Je suis ». Cette même idée était forte dans le Romantisme, c’est-à-dire que « par opposition à l’image de l’homme qui accède à sa majorité naturelle par la conquête de son autonomie individuelle, par un pouvoir de se rendre indépendant de toute tradition, se dessine au sein du Romantisme la représentation d’un irréductiblement enracinement de l’homme : c’est du sein de l’histoire, d’une nation, d’une culture, d’une société que s’engendre l’humanité de l’homme. »654 On peut même dire que le Romantisme se positionne ici comme un point critique des Lumières en les prenant à contre-courant, étant donné que celui qui devient sujet par l’arrachement aux tutelles de la culture ou de l’ancêtre pense et agit, se définit et se positionne toujours encore par rapport à la norme qui devient celle de la non-conformité. Autrement dit : ne pas se conformer à…, c’est toujours déjà se conformer à ce qui devient sa propre norme, sa propre condition de mesure. Car l’homme quel qu’il soit, dans la modernité à l’occidentale ou dans la tradition à l’africaine, est une humanité par rapport à…, une humanité particularisante par quoi, en effet, son modèle d’imitation est, soit antérieur à lui, 653 Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, présentation par François Proust, trad. Par Jean-François Poirier et François Proust, Paris, G. Flammarion, 2006, p. 43. 654 R. Legros, L’idée d’humanité, Introduction à la phénoménologie, Paris, Grasset, Coll. « Le collège philosophique », 1990, p. 45. 364 soit postérieur à lui. Penser par soi, agir par soi, n’est-ce pas s’enfermer dans soi et n’avoir pour modèle que soi ? La « tautologie embrigadée »655 instituée par le cercle clos demeure. Vouloir se définir autrement comme autre que, c’est encore retomber dans l’idée de modèle, de tutelle, où le soi devient le modèle du même, ce par quoi il se définit par son propre jeu, comme la tradition est le modèle de l’autre. Ici, le « Je suis » acquiert ses représentations à partir du « soi », tandis là-bas, il acquiert ses représentations à partir de l’ « Autre ». Dans tous les cas, l’homme est son propre fondement, et « qui veut vivre, qui veut demeurer soi-même, doit se compromettre. »656 Or la compromission désigne ce point critique qui renverse chaque perspective, chaque démarche en son contraire. Chacun sacrifie au rite de la compromission. Et force est de l’admettre, l’éthique vient annexer ce débat qui tient en équilibre les deux démarches de pensée et d’action : l’individu par l’individu et l’individu par le groupe. Comme le souligne très justement Gilles Lipovetsky, « dans ces conditions, la force est de réhabiliter l’intelligence en éthique, qui ne prescrit pas l’éradication des intérêts personnels mais leur modération, qui n’exige pas l’héroïsme du désintéressement mais la recherche de compromis raisonnables, de « justes mesures » adaptées aux circonstances et aux hommes tels qu’ils sont. »657 La question du suicide que nous soumettons à présent à l’examen, partagée entre deux extrêmes que sont la fin de vie et l’idée d’humanité, s’inscrit très bien dans le droit fil de ce positionnement par rapport à la culture individualiste occidentale par quoi tout individu se transforme en sujet, capable de choix et de décisions. L’autonomie dans la pensée et dans l’action prend en compte, en effet, le problème du suicide. La médecine, par le biais du malade en fin de vie, n’est que le terrain qui prolonge l’expression de l’autonomie individuelle, de la cause du mourant comme être autonome, comme soi, capable de décision. Ici nous avons affaire à une éthique de l’autonomie, là nous sommes confronté à une éthique de l’hétéronomie. Nous ne reviendrons plus sur le point de vue de la culture communautaire africaine qui n’admet, pour rien au monde, le suicide, et le récuse par conséquent. Mais nous examinerons cette question sur deux fronts principaux : la culture occidentale postmoraliste et la philosophie telle que ses principes sont énoncés en éthique. Le suicide, dans la culture individualiste, admet l’idée que chacun est maître de sa vie, en décide comme bon lui semble, que chacun est reconnu autonome. L’âge postmoraliste 655 S. E. Ella, Emmanuel Levinas, Des droits de l’homme à l’homme, Paris, L’Harmattan, Coll. « Commentaires philosophiques », 2009, p. 13. 656 Ch. Hamidou Kane, op. cit., p. 20. 657 G. Lipovetsky, Le crépuscule du devoir, Paris, Gallimard, Coll. « folio essais », 1992, p. 22. 365 concerne donc ici les sociétés occidentales, car en Afrique et particulièrement au Gabon, le problème ne se pose même pas. Comment expliquer une telle situation ? Pourquoi l’Occident et la médecine moderne posent ensemble le problème du suicide, et comment, éthiquement, il est abordé ? Depuis les Lumières, l’autonomie moderne de l’éthique a élevé la personne humaine en valeur centrale, chaque individu a l’obligation inconditionnelle de respecter l’humanité en lui, de ne pas agir contre la fin de sa nature, de ne pas se dépouiller de sa dignité innée. Or, la société occidentale est entrée dans une espèce d’ « ère du vide » selon l’acception de Lipovetsky, où les principes éthiques fondés au nom de la raison reconnue en chacun se sont écorchés. Il faut avoir, en effet, la lucidité de voir l’ébranlement de fond qu’a subi cette culture morale séculaire. Les sociétés occidentales à l’époque postmoraliste se sont globalement détournées de l’effort de sanctification des devoirs individuels concernant notre conservation ou notre perfection, peu à peu les hymnes à l’obligation de responsabilité sont tombés en déshérence à telle enseigne que ce qui relevait d’un commandement universel et irréfragable s’est métamorphosé en droit individuel, « le Droit de mourir » selon l’acception de Hans Jonas. Ce qui provoquait l’ostracisme tend à susciter indulgence et compréhension. On a encore des devoirs envers les autres, plus envers soi-même : le rapport dominant de soi à soi n’est plus sous la tutelle d’impératifs inconditionnels, il se déploie sous le signe des droits subjectifs, du désir, du travail d’entretien et de développement de type « narcissique », de volonté et de satisfaction personnelles. Le système de légitimation des devoirs envers soi-même a perdu l’essentiel de son autorité. C’est bien ce que décrit Lipovetsky, savoir que « nous ne savons plus au juste ce qu’il faut entendre par morale individuelle. Non que les exigences ayant trait à soi-même aient le moins du monde disparu : elles se sont délestées de la rhétorique obligatoire et se formulent maintenant en termes de choix, d’intérêt, de fonctionnalité. »658 Et c’est bien de constater que le procès postmoraliste fait ici a transformé les devoirs envers soi-même en droits subjectifs et les maximes obligatoires de la vertu en options et conseils techniques en vue du mieux-être des personnes. Une page de l’histoire de la morale moderne est tournée : la morale individuelle est devenue une morale désubstantialisée, introuvable pour le plus grand profit de la dynamique historique de l’autonomie individualiste désormais affranchie d’une forme d’obligation intérieure déterminant impérativement les conduites. 658 Ibid., p. 105. 366 Nous reviendrons sur cette dialectique des droits subjectifs et des devoirs éthiques pour voir jusqu’où va le suicide à l’aune d’un prétendu droit de mourir par humanité. Mais posons-nous d’abord la question de savoir : qu’est-ce que le suicide ? Et, éthiquement, répondons à celle-ci : est-il acceptable de se suicider ? 2. Socrate et la question du suicide Pour y répondre, nous devenons revenir à Socrate par qui cette question a été abordée alors même qu’il s’apprêtait à assister à sa mort en buvant de la ciguë. Proposé à l’évasion par Criton qui voulait qu’il échappât à la mort, il refusa alléguant que ce geste était dénué de rectitude : « que jamais, dit-il, il n’y a de rectitude, ni à commettre l’injustice, ni à répondre par l’injustice, ni, par un mauvais traitement dont on est victime, à rendre un pareil mauvais traitement »659. Pour Socrate, en effet, l’injustice équivaut à faire du mal à autrui, par quoi on ne doit, ni par l’injustice répondre à l’injustice, ni faire en retour du mal à aucun de ses semblables. Car répondre à l’injustice par l’injustice c’est s’enfermer dans le mal, c’est ne pas penser la possibilité d’une altérité au mal par quoi le mal est pris à défaut. Vivre tient compte des ces deux réalités que sont la justice et l’injustice, le bien et le mal. Au demeurant, « ce dont il faut faire le plus de cas, ce n’est pas de vivre, mais de vivre bien. »660 Le parti pris pour le vivre bien est le parti pris du bien contre le mal, de la justice contre l’injustice. Toujours est-il que le suicide se définit chez Platon comme l’acte « de se donner la 661 mort » . Se donner à soi-même la mort, volontairement, voilà par quoi l’on reconnaît le suicide. Mais il faut aller plus loin que cette simple définition formelle pour indiquer que le suicide est un problème éthique sérieux que l’on rencontre en situation de fin de vie, quand le malade, avec ou sans la complicité du médecin, décide volontairement de se donner la mort, de se soustraire à la vie. Il est vrai que le suicide varie d’un sujet à un autre, d’une situation à une autre, dans la mesure où, le suicide réel existe au pluriel, et correspond à une gamme de motivation très diverses : le jugement qu’on peut porter sur lui, si jugement il y a à porter, varie donc du tout au tout. Il est d’abord connu que beaucoup d’hommes ont songé un jour à se donner la mort, quand l’existence leur est apparue trop dure à affronter, sans pour autant aller jusqu’au passage à l’acte. Et que par ailleurs nombre de passages à l’acte sont des simples tentatives, qui laissent une chance à l’échec – ou en d’autres termes à la vie. Dans ces tentatives se 659 Platon, Criton, 49, Paris, Gallimard, Coll. « folio essais », 1968, p. 85. Ibid., p. 82. 661 Ibid., p. 108. 660 367 mêlent de façon semi-consciente une dimension ordalique (on lance les clefs pour savoir si la mort veut de nous ou si notre sort est de continuer à vivre), et surtout une dimension d’appel : il s’agit pour le suicidant d’attirer l’attention des autres sur sa détresse, de quémander un peu d’affection ou d’écoute. Dans d’autres cas, au contraire, la décision est ferme, « rationnelle », et suivie d’une exécution sans défaillance. C’est le cas notamment pour beaucoup de ceux qui, à un certain âge, sentent que leur vie n’a plus d’avenir, qu’ils sont condamnés aux souffrances de la maladie ou à celle d’une solitude trop absolue : le courage – il n’est pas si facile de se donner la mort – se mêle souvent dans leur acte à l’absence, parfois trop compréhensible, de toute espérance. Parfois aussi, mais plus rarement, leur décision, motivée par la peur de la déchéance ou d’une mort plus atroce qu’ils parviennent du coup à éviter (l’exemple de Loye dans Tous les chemins mènent à l’Autre), reflète leur volonté de prouver une dernière fois qu’ils contrôlent leur existence, conformément à la tradition stoïcienne qui fait du suicide une manifestation de la liberté (« nul n’est malheureux que par sa faute. La vie te plaît : vis. Elle ne te plaît pas : tu peux retourner d’où tu es venu », disait Sénèque). Elle témoigne alors en fait de l’amour qu’ils ont eu – et qu’ils ont en un sens encore – pour une vie qu’ils ne veulent pas voir se dégrader. Une autre catégorie du suicide, déjà beaucoup moins rationnelle, est constituée par les suicides « catastrophiques », réaction de fuite brutale, mêlée parfois à un besoin d’autopunition du sujet face à une situation qui lui paraît impossible à affronter – et qui de l’extérieur n’est qu’assez rarement aussi grave qu’il ne le pense. Ce sont eux qu’il importe le plus d’essayer de prévenir, dans la mesure où quand on parvient à les empêcher, on constate qu’ils ne reflètent pas du tout un désespoir définitif, et que leurs auteurs sont en fait prêts à repartir dans l’existence. Plus difficiles à neutraliser sont en revanche les états dépressifs profonds qui ôtent à ceux qui les subissent le goût de la vie, les plongent dans l’angoisse ou dans des sentiments de culpabilité et d’indignité, et les poussent à ruminer, parfois au vu de tous, parfois dans le silence, des idées de mort, qu’ils finissent souvent par mettre à exécution. 3. Le suicide : un « problème philosophique vraiment sérieux » A partir de toutes ces références au suicide, on peut affirmer, avec Camus, qu’en effet « il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la 368 philosophie. »662 Alors que depuis Platon jusqu’à Montaigne, philosopher correspondait à mourir, notamment mourir au sensible, mourir en réalisant ce déliement entre l’âme et le corps, cette mise à part en vertu de laquelle l’homme s’élève par la pensée pour produire sans se laisser distraire par le corps avec ses plaisirs. Le corps chez Platon, constitue un obstacle pour l’âme en ce sens qu’il l’empêche de s’élever vers les Idées, en raison de quoi se séparer de lui était commencer à philosopher. Pour autant, le mourir philosophique platonicien est voisin du suicide absurde sartrien, à la seule différence que le deuxième prend un caractère « sérieux », « vraiment sérieux ». Thématiser le suicide, aborder la mort de face et pouvoir en parler, y consacrer des pages entières et des analyses c’est déjà philosopher, car toute ne peut s’exonérer du thème de la mort et du suicide, son corollaire. Ceci étant énoncé, qu’entend-on par ce mot de « vraiment sérieux » ? Qu’est-ce qui donne au suicide une telle densité philosophique ? Caractériser le suicide comme le « vraiment sérieux », c’est en montrer le caractère ultime et incisif, étant entendu que nous parlons ici de la fin comme suppression d’un être humain, comme sa disparition radicale et irréversible. Le suicide appelle en effet à la mort de l’homme, à son arrachement définitif à l’existence, car une fois suicidé, une fois disparu à la faveur de cet acte, l’homme ne peut plus dire « Je » précisément parce qu’il n’est plus. Ici le suicide confine au sérieux parce qu’il nous révèle la finitude de l’homme et la mortalité de la condition humaine par quoi nous sommes fatalement impuissant. Or le vraiment sérieux en tant que sérieux, c’est ce qu’il y a de plus important et qui concerne tous et chacun. Le vraiment sérieux en tant que sérieux touche en même temps à l’être et au non-être, c’est-à-dire la plénitude de l’existence de l’être qui est, et l’événement qui constitue le moment où cet être se vide, se désagrège, le moment de sa vacuité où ce qui est donné ne l’est plus. Qu’est-ce qui est sérieux ? Jankélévitch répond : « Dans un premier sens tout est sérieux, le sérieux représentant la positivité pure et simple de ce qui est : mais cela ne nous avance guère et ne vaut pas la peine d’être marqué ; le sérieux, à cet égard, est un simple constat de plénitude : l’Etre est, ce qui est donné est donné. »663 On le voit : le sérieux s’attache à remonter aux origines mêmes de la philosophie, à son thème matinal qui est l’être. Mais il ne s’agira pas ici de parler de cet être en tant que tel, mais de cet être en tant qu’existence susceptible de ne plus l’être, et donc capable de non-être, capable de vacance définitive. Il ne s’agira pas non plus de parler de cet être comme objet de 662 A. Camus, Le mythe de Sisyphe – Essai sur l’absurde, « L’absurde et le suicide », Paris, Gallimard, Coll. « folio essais », 1942, p. 17. 663 V. Jankélévitch, Philosophie morale, op. cit., p. 981-982. 369 connaissance qui renvoie à la recherche de la vérité, comme ce qui dans chaque chose est à rechercher à titre de stabilité, de solidité et de vérité par quoi toute connaissance philosophique s’admet, mais plutôt comme le fait de ce qui est et qui peut, à un moment de son existence, ne plus être. C’est là que le suicide apparaît comme un problème philosophique vraiment sérieux répondant ainsi à la question fondamentale de la philosophie qui est celle de savoir ce que c’est que être, ou, ne plus être par la l’événement de la mort : « quand la certitude de mourir est donnée en acte, le sérieux, qui est relativement tragique, est déjà devenu tragique absolument. »664 Le sérieux révèle donc le tragique du non-être rendu possible par la mort, le tragique fondamental de la mortalité rendant sérieux ce qui serait frivole, « jusqu’à l’insoluble de la mort, laquelle est le malheur ultime et définitif : car tout s’arrange toujours, sauf la mort qui ne s’arrange jamais. »665 4. « Se » suicider : un geste réflexif Toujours est-il que, celui qui se donne la mort pose un acte qui parle. En effet, tout suicide parle, communique et révèle. La première expression du suicide que Camus met en évidence est celle de l’aveu. « Se tuer, dans un sens, et comme au mélodrame, c’est avouer. C’est avouer qu’on est dépassé par la vie ou qu’on ne la comprend pas. C’est seulement avouer que cela « ne vaut pas la peine ». Vivre, naturellement, n’est jamais facile. »666 Avouer, n’est-ce pas « se » rendre, « se » livrer, « se » donner de façon volontaire ou involontaire ? Avouer, n’est-ce pas se mettre en avant à travers l’objet de l’aveu ? Avouer, c’est tout cela à la fois, c’est-à-dire mise en évidence d’un « Je » qui sacrifie au rite du don de soi dans la perspective d’un « je ne sais quoi faire d’autre », ou d’un « je n’ai pas le choix ». Avouer, même s’il ne s’accompagne pas du pronom réfléchi « se », est un acte réflexif qui pointe vers l’extériorisation du « Je » qui se met en première ligne. En ce sens, l’acte de se tuer, de se donner la mort est d’abord un acte autonome par quoi le sujet, seul avec lui-même, prend cette décision et la respecte en tant que telle, de s’arracher à l’existence. Se donner la mort est un geste réflexif qui suppose en effet une autonomie, une conscience et une prise de conscience du suicidant au moment où il commandite cet acte et au moment où il l’exécute. Et d’ailleurs, on dit bien « se suicider », « se donner la mort », « se supprimer » pour marquer le caractère réflexif et réfléchi de cet acte, pour marquer le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet, telle qu’elle s’exprime par le pronom réfléchi « se ». Il n’y a 664 Ibid., p. 984-985. Ibid., p. 985. 666 A. Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, Coll. « folio essais », 1942, op. cit., p. 20. 665 370 pas de suicide, en effet, sans ce pronom réfléchi « se », il n’existe aucun verbe sans l’usage de ce « se », car « suicider » ne veut rien dire, à l’inverse, « se suicider » veut tout dire. « Ce détour par le « se » du verbe n’est pas vain, dans la mesure où le pronom réfléchi « soi » accède lui aussi à la même amplitude omnitemporelle quand il complète le « se » associé au mode infinitif : se désigner soi-même » »667. Il s’agit bien de verbes pronominaux réfléchis au mode infinitif, et le pronom réfléchi « se » qui les précède « désigne alors le réfléchi de tous les pronoms personnels, et même de pronoms impersonnels, tels que « chacun », « quiconque », « on » »668. C’est seulement dans le cas où la personne est invalide qu’elle demande au médecin, pour elle, de lui donner la mort par une médicalisation assistée. On parle alors de « mort médicalement assistée » où le « se donner la mort » est médiatisé par le geste du médecin ou d’un tiers. Mais dans tous les cas, il s’agit toujours d’un suicide, et donc d’un geste réfléchi, un acte de « soi » dans la mesure où le suicide, étymologiquement, se découpe en latin par « sui » de suicide qui signifie « soi-même », et le radical, « cidium » qui veut dire « meurtre » : action de se tuer soi-même. Déjà ici, philosophiquement, une telle intention pose problème, un tel geste prend le Cogito à défaut, étant donné qu’il le vide de toute substance, de ce qui constitue sa force et sa base. En effet, dans l’acte du suicide, dans le fait de « se suicider », il y a comme la fin du Cogito qui, au lieu de se poser et de s’affirmer comme tel, en tant que substance première, sujet autonome, et en tant que philosophie du sujet, s’arrache, se vide. Ici ne se pose pas le problème de la crise du Cogito contemporaine à la position du Cogito telle que Ricœur en saisit le moment chez Descartes, encore moins d’un Cogito brisé ou éclaté mais, plus gravement, d’un Cogito qui se donne sa propre disparition par le geste terrible et tragique de sa propre mort. Nous savions jusqu’ici, avec le doute cartésien, que « le Cogito n’a aucune signification philosophique forte, si sa position n’est pas habitée par une ambition de fondation dernière, ultime. »669 Avec le suicide, nous savons dorénavant que le Cogito n’a plus de puissance que celle que lui confère lui-même le geste ultime de se supprimer définitivement et en vertu duquel il cesse d’être Cogito puisqu’il cesse radicalement d’être comme tel. 667 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 12. Ibid., P.11. 669 Ibid., p. 15. 668 371 5. Le suicide est-il éthiquement admis ? Est-il éthique de se suicider ? Voilà une question qui mérite d’être clarifiée. Avant d’y répondre, il faut ajouter qu’il est vrai que se suicider c’est avouer une certaine impuissance de soi et des autres à résoudre un problème, à apporter une solution efficace, à guérir d’une maladie pour ainsi dire. Tout suicide est aveu d’impuissance, aveu d’échec, aveu qu’on ne peut plus supporter sa souffrance, aveu que la vie nous accable, surtout lorsqu’on ne trouve plus de raison de continuer de vivre, lorsqu’on ne trouve pas le réconfort dont on a besoin, lorsqu’on étouffe parce qu’on ne peut se libérer par la parole et la confiance auprès d’un vis-à-vis. Le sentiment du suicide hante beaucoup les malades en fin de vie, car la mort semble être une libération pour le mourant, la mort permet de ne plus souffrir dans sa chair et d’aller en quelque sorte dans le report. Le suicide révèle, en ce qui concerne les malades en fin de vie, qu’on ne se donne pas la mort parce qu’on le veut, mais qu’on se donne la mort parce qu’on ne supporte pas notre état. Ici, le suicide n’est pas le simple fait de se donner la mort, il est également « le meurtre de soi-même »670 et l’expression de l’insupportable. Or pour nous, la question est celle de savoir : peut-accepter, éthiquement, le meurtre de soi-même à quelque motif que ce soit ? Peut-on légitimer le suicide en fin de vie, c’est-àdire accepter comme un geste éthique l’acte de se donner soi-même la mort ? Ou le suicide est-il immoral ? On doit y répondre indépendamment de tout affecte, en toute lucidité tout en prenant la pleine mesure de ce que se suicider implique. Ethiquement, en effet, nous répondrons en indiquant : « Porter atteinte volontairement à sa propre vie ne peut être appelé suicide que si l’on peut prouver qu’il s’agit en tout état de cause d’un crime qui est perpétré sur notre propre personne ou même, par l’intermédiaire de ce suicide, sur d’autres (par exemple, quand une femme enceinte se donne la mort). »671 L’enjeu éthique de la fin de vie, dans l’horizon du suicide, réside ici dans l’idée de personne. Le suicidant qui porte atteinte à sa propre vie, porte en fait atteinte à sa personne, à l’intégrité de celle-ci. Or porter atteinte à sa personne constitue un crime. C’est même un double crime, d’abord contre sa propre personne en tant que suicidant ou sujet du suicide, puis contre l’humanité qu’il porte en lui. En quoi est-ce un crime ? « Le suicide est un crime (meurtre) »672, car il viole un devoir envers soi-même qui est de conserver son intégrité physique et morale et de ne rien faire qui puisse l’entamer de quelle que raison que ce soit, 670 J. Ricot, Philosophie et fin de vie, Paris, éd. ENSP, 2003, p. 35. Kant, « Article premier Du suicide », Métaphysique des mœurs II, Doctrine de la vertu, op. cit., p. 274. 672 Ibid. 671 372 sauf pour l’intérêt et la préservation de soi-même. Quelle que soit donc la raison invoquée, l’éthique ne peut répondre d’aucun suicide, pas moins qu’elle ne peut l’admettre, c’est une question sur laquelle elle ne transige pas, car le suicide engage le suicidant, d’une part, et toute l’humanité concentrée dans sa personne d’autre part. Par quoi, en effet, sous la plume de Kant, « ici il n’est question que de la violation d’un devoir envers soi-même, pour déterminer si, même si je laisse de côté toutes ces autres considérations, l’être humain est obligé de se conserver en vie simplement par sa qualité de personne et s’il faut reconnaître là un devoir (et plus précisément un devoir strict) envers soi-même. »673 C’est, on le voit, dans la catégorie de personne que prend ancrage cet enjeu éthique qui préserve l’intégrité du malade en fin de vie comme catégorie de l’humanité. Si le suicide porte atteinte à l’humanité tout entière, c’est parce que, précisément, cette humanité est médiatisée par le concept de personne que Kant travaille. L’intention éthique du refus de tout suicide pointe vers cette idée de personne. Pourquoi ? Parce que, le suicide est acte d’abaissement et de dégradation de l’humanité en soi-même, c’est ne penser qu’à soi et non à l’humanité dont nous sommes constitutif, c’est se prendre soi-même comme moyen pour atteindre ses propres fins, celles du soulagement, de l’exonération face à la souffrance, et non comme fin en soi, c’est-à-dire une fin qui ne soit pas extérieure à soi. Et éthiquement il est juste de dire que le suicide est un crime envers sa propre personne, sujet de toute moralité. « Anéantir en sa propre personne le sujet de la moralité équivaut à extirper du monde, autant qu’il dépend de soi, la moralité dans son existence, laquelle est pourtant une fin en soi ; par conséquent, disposer de soi comme d’un simple moyen en vue d’une fin quelconque, c’est abaisser l’humanité en sa propre personne, à laquelle pourtant l’être humain était confinée pour sa conservation. »674 Se suicider, c’est s’arracher à la la moralité et à l’humanité contre quoi l’éthique prend ses distances. Si le suicide constituait une fin en soi, éthiquement il serait acceptable, or ce ne peut être le cas, étant entendu que toute fin qui prend l’humanité en chacun à défaut, toute fin qui anéantit l’humanité en chacun, et toute fin qui soit extérieure à l’humanité en chacun est contre l’éthique. Le suicide est donc immoral et correspond ici à impératif hypothétique, au sens de Kant, c’est-à-dire qu’il représente « la nécessité pratique d’une action possible, considérée comme moyen d’arriver à quelque autre chose que l’on veut (ou du moins qu’il est 673 674 Ibid. Ibid., p. 275. 373 possible qu’on veuille). »675Et nul doute que ce « quelque autre chose que l’on veuille » précise tout, y compris un geste qui va à l’encontre de l’humanité, pourvu que l’agent (le suicidant) y trouve son compte. Le « quelque autre chose que l’on veuille » privilégie les moyens au détriment de la fin, les premiers étant en rapport avec un but extérieur à soi, un but personnel, le second confinant à « une action comme nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement »676, par quoi pointe-t-elle vers ce que Kant appelle « impératifs catégoriques »677. Dans le premier cas, l’impératif hypothétique pointe vers le hors-de-soi, vers l’incertitude où tout est permis et justifié, où l’action s’accompagne toujours d’un mobile avec des fins toutes relatives. Dans le second cas, en revanche, l’impératif catégorique pointe vers quelque chose de plus formel, vers le soi sans transiger avec ce dont il est rigoureusement constitutif, savoir l’humanité en la personne. L’impératif hypothétique « se rapporte au choix des moyens en vue de notre bonheur propre »678, à telle enseigne que « l’action est commandée, non pas absolument, mais seulement comme moyen pour un but. »679 Tandis que l’impératif catégorique commande par une loi de la raison pratique suivant laquelle toute action souscrit à une maxime ayant valeur universelle. Par quoi il faut reconnaître qu’ « il n’y a qu’un impératif catégorique, et c’est celui-ci : Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »680 Le suicide donc, comme impératif hypothétique, concerne le singulier du sujet suicidant et ne se réduit qu’à lui, le renoncement au suicide face à toute forme de souffrance ou de douleur en fin de vie, confine quant à lui à l’universel, a valeur d’exemple et concerne, par suite, tous les hommes quels qu’ils soient. Ce qui nous conduit à revenir à la question de savoir qu’est-ce que la personne ? Définir la personne, même en fin de vie, comme un être pourvu de raison revient à affirmer : « les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect). »681 On le voit bien, en effet, trois caractéristiques structurent cette notion kantienne de personne, savoir la faculté de raison 675 Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Trad. et notes par Victor Delbos, préface de Monique Castillo, Paris, Librairie Générale Française, Coll. « Le livre de poche », 1993, p. 85. 676 Ibid. 677 Ibid. 678 Ibid., p. 88. 679 Ibid. 680 Ibid., p. 94. 681 Ibid., p. 104-105. 374 par quoi, en effet, tout être humain quelle que soit sa condition est reconnu, l’idée de fin en soi vers laquelle toute action doit pointer, c’est-à-dire en ayant toujours à l’esprit l’humanité en chacun, et, enfin, la notion de respect qui s’y applique. A partir de là, on doit comprendre que, même en fin de vie, le malade est personne, même dépourvu de toute faculté lui permettant de rester autonome, même sous la dépendance d’un autre ou d’autres, même handicapé, même sous alimentation appareillé, aussi longtemps qu’il est en vie, le mourant est et demeure personne. Il est personne jusqu’à la mort, comme il est « vivant jusqu’à la mort ». Ce n’est donc pas le fait qu’il ne puisse plus se servir de ses facultés intellectuelles ou physiques qui vont le définir, ou non, comme personne, mais le fait que cette raison lui est constitutive par quoi il se distingue toujours déjà des autres êtres vivants. Mê si cette raison peut être défaillante. Ce n’est pas parce qu’il souffre au-delà du supportable, ce n’est pas non plus parce qu’il se sait condamné par la maladie qu’il n’est plus personne, ou qu’il doit se regarder comme chose, comme indigne. Dans tous les cas, éthiquement, rien ne vient accréditer l’hypothèse du suicide. L’homme, malade, impotent ou mourant comme saint conserve le qualificatif de personne qui lui sied intrinsèquement, ce jusqu’à la fin de sa vie. Il ne perd, au demeurant, rien de son humanité, car celle-ci n’est jamais relative à sa condition, mais plutôt à son être raisonnable en tant qu’il est humanité toujours déjà encore en soi. C’est cette humanité intrinsèque, c’est cette raison en chacun qui interdit tout suicide. En vertu de quoi, « selon le concept du devoir nécessaire envers soi-même, celui qui médite le suicide se demandera si son action peut s’accorder avec l’idée d’humanité comme fin en soi. Si, pour échapper à une situation pénible, il se déduit lui-même, il se sert d’une personne, uniquement comme d’un moyen destiné à maintenir une situation supportable jusqu’à la fin de la vie. Mais l’homme n’est pas une chose ; il n’est pas par conséquent un objet qui puisse être traité simplement comme un moyen ; mais il doit dans toutes ses actions être toujours considéré comme une fin en soi. »682 Et même si, une fois encore, le malade, sur son lit, souffre atrocement et manque de remède à part les soins élémentaire qu’il reçoit, et qu’il désire la mort pour s’exonérer de cette misère, il ne faut pas, dit Kant, y croire en ce sens qu’il n’est pas sérieux. Car « assurément, sa raison le lui prêche, mais l’instinct naturel veut autre chose. S’il fait signe à la mort, comme à un libérateur, cependant il demande toujours un nouveau petit répit et a toujours un prétexte pour ajourner son décret péremptoire. La résolution de se suicider, prise dans un état d’indignation violente, ne fait pas exception ; car c’est l’effet d’un sentiment exalté jusqu’à la 682 Ibid., p. 106. 375 folie. »683 Comme on le voit ici, la mort désirée et commandée au moyen du suicide n’est pas toujours une victoire sur la vie, mais une manière d’exprimer son dépit, son malgré soi. 683 Kant, « Conflit de la Faculté de philosophie avec la Faculté de médecine », Le conflit des Faculté en trois sections, op. cit., p. 116. 376 IV. LE « SUICIDE PHILOSOPHIQUE » : ENTRE ABSURDE ET EXISTENCE « Le suicide est un concept contradictoire »684 Que l’examen de la question du suicide, à l’aune d’une confrontation avec l’absurde et l’existence, soit une question philosophique, ou qu’elle soit une question tout court, l’important ici est de relever deux forces en présence : le suicide comme révélateur d’une certaine impuissance de l’homme à l’égard de la maladie mortelle, et le suicide comme affirmation de sa liberté, car l’homme, en se donnant la mort proclamait par ce geste qu’il est capable, comme Dieu, d’être au commencement et à la fin. En effet, se suicider, n’est-ce pas commencer et terminer ? Commencer de ne plus être, commencer sa fin, commencer par le vide créé par la mort décrétée et signée par soi. Celui qui se suicide commence, comme Dieu, l’acte de création qui est une création du vide de sa personne, la création de sa propre disparition, la création de ne plus être comme possibilité d’un au-delà de l’être posé et affirmé par le présent où il s’exprime. Nous partirons du suicide pour comprendre son thème voisin de l’absurde vécu par une existence consciente de sa situation, de sa souffrance, de sa condamnation. Une conscience pour laquelle vivre et penser dans certaines conditions d’existence particulièrement difficiles, où l’impuissance a sa place tout autant que l’exigence de la plier à une forme de liberté existentielle. Nous inclinerons à analyser en fait le suicide philosophique par l’absurde, ou à comprendre le suicide philosophique sous le prisme de l’absurde. Cette impuissance révélée par l’acte du suicide induit en effet que « l’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites »685, dans la mesure où la notion de limites partage le suicide et l’absurde en deux parties égales. La notion de limites fixe l’homme, car « si absurde il y a, c’est dans l’univers de l’homme »686, et ce faisant elle fixe l’homme dans ses propres limites, elle le fixe encore dans le sort et dans les limites de la simple médecine moderne ou traditionnelle. La notion de limites présente l’existence sous le régime de la vulnérabilité et la condition humaine comme oscillation entre le normal et le pathologique. L’homme intègre l’absurde et dans cette communion fait disparaître son caractère essentiel qui est opposition, déchirement et divorce. 684 E. Levinas, Le temps et l’autre, op. cit., p. 61. A. Camus, « Le suicide philosophique », Le mythe de Sisyphe – Essai sur l’absurde, , op. cit., p. 72. 686 Ibid., p. 56. 685 377 1. Qu’est-ce que « le suicide philosophique » ? Cela étant, ce thème de « suicide philosophique » emprunté à Albert Camus, mérite d’être avant tout défini, si tant est que par cette définition nous pourrons aller plus loin dans la compréhension du suicide. Pour l’auteur de L’homme révolté, le suicide philosophique prend son ancrage dans la philosophie de l’existence, étant entendu que le suicide concerne l’existence, et l’absurde constitue la matière de cette existence, ce par quoi elle se nourrit sans cesse. « Je prends, dit-il, la liberté d’appeler ici suicide philosophique l’attitude existentielle. »687 Le suicide philosophique appartient à cette famille de pensée appelée « philosophie de l’existence » au motif que l’homme absurde comme l’homme qui entreprend de se suicider sont l’illustration d’une même démarche qui est celle de la condition humaine confrontée à la contradiction, à l’incompréhension ou à la compréhension sans solution définitive. Qu’est-ce que « la philosophie de l’existence » ? Selon Karl Jaspers, « la philosophie de l’existence est un mode de pensée qui se sert de toutes les connaissances, mais qui les dépasse, un mode de pensée auquel l’homme peut devenir lui-même. »688 L’homme en proie aux difficultés qui accablent son existence, l’homme peint par la une existence fragilisée par la maladie, l’homme sans secours autre que lui-même, l’homme face à la vie qui s’éteint petit à petit, l’homme qui réagit devant le désespoir de la maladie mortelle, c’est cet homme-là, en effet, qui permet de penser l’attitude existentielle comme une catégorie de la philosophie de l’existence. En ce sens, la philosophie de l’existence est une philosophie dans laquelle l’homme face à l’épreuve, à la contradiction de la vie. L’homme authentiquement courageux, c’est celui qui, partant de l’angoisse, agit dans le pressentiment du possible, en sachant que seul celui qui veut l’impossible peut atteindre le possible. L’homme, ici, n’est pas une existence fermée sur elle-même, mais « une possibilité toujours ouverte parce qu’elle est liberté »689. Cet homme existe, si exister ici a quelque chose à voir avec le fait de placer l’homme au centre de tout discours en raison de sa position et de son action dans le monde. On peut miser sur son mauvais côté ou sur son bon côté, on peut insister sur ses contradictions ou sur ses prouesses, on peut encore parier sur sa capacité à se maîtriser et à maîtriser les obstacles qui se dressent devant lui, sur l’expérience la plus intensément vécue. L’homme en tant donc qu’il existe dans la pleine conscience de cette existence, est le sujet de toute philosophie de l’existence, même lorsqu’elle emprunte la voie 687 Ibid., p. 63. K.Jaspers, La situation spirituelle de notre époque, trad. de E. Nauwelaerts Louvain, Paris, Desclée de Brouwer, Coll. « Philosophes contemporains », 1952, p. 191. 689 Ibid., p. 175. 688 378 de la littérature comme chez Kafka, Camus, Sartre ou Dostoïevski. Ainsi, « la vraie philosophie de l’existence est la mise en question par laquelle l’homme fait appel à ce qui lui permettra de se retrouver lui-même »690, c’est-à-dire toujours déjà rivé vers son être. 2. L’existence et la philosophie existentielle L’existence réfère à un certain individu empirique car toujours confronté aux expériences de la vie, à un moi identique quant à l’essentiel à tout autre moi, cela pour autant qu’il est conscience en général. Il désigne également l’idée que je ne veux plus savoir ce qui est là, ce que je suis en fait, mais me saisir comme source possible d’actions reconnues comme miennes : une certaine assurance de moi-même, qui n’est aucunement une connaissance. L’existence est ce que je ne puis qu’être, un individu seul avec lui-même dans le désespoir ou dans la volonté d’être soi : « le moi, dit Kierkegaard, est un rapport se rapportant à lui-même, autrement dit il est dans le rapport l’orientation intérieure de ce rapport ; le moi n’est pas le rapport, mais le retour sur lui-même du rapport. »691 C’est donc un vécu humain concret et subjectif qui passe par la conscience de soi, dans l’angoisse, dans le désespoir provoqué par la maladie mortelle, qui, chez Kierkegaard, définit le vocable existence : toujours déjà à partir de l’existence comme condition de possibilité de penser l’humanité et la condition humaine, comme, par un seul homme, Adam en l’occurrence, le péché est introduit dans le monde ainsi que la notion de chute qui englobe toute notre humanité. Et c’est sous le régime éthique, ou en amont de l’éthique, que le vocable d’existence ainsi que sa compréhension nous sont donnés chez Kierkegaard, sur le fond du thème de « péché ». Toute l’éthique, pour lui, implique le thème de péché, et son corollaire, l’individu par lequel l’existence se définit et à partir duquel tout peut se dire et s’entendre concernant le genre humain et la condition humaine : « chose impossible d’ailleurs dont la raison profonde vient de l’essence même de l’existence humaine, du fait que l’homme est individu et, comme tel, est à la fois lui-même et tout le genre humain, de sorte que ce dernier participe en entier à l’individu et l’individu à tout le genre humain. »692 Cette existence fait basculer le thème de l’être, non plus entendu comme objet de connaissance, comme ce par quoi la vérité est quêtée, mais comme être en tant que sujet qui 690 Ibid., p.193. Kierkegaard, Traité du désespoir, op. cit., p. 61. 692 Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Paris, Gallimard, Coll. « tel », 1949, p. 186. 691 379 se pense lui-même dans le monde, cet être devenant « un » être, « un » sujet, « un » existant ; cette existence est celle de l’homme et pointe vers la mort en cela qu’il est irrémédiablement immortel. C’est ce que montrent Kierkegaard à travers son concept de « maladie mortelle » chez le « héros tragique » qui souffre et agonise, qui est dans l’angoisse et qui culmine dans une éthique de la manifestation pour autant que « l’éthique exigeait la manifestation, et trouvait sa satisfaction dans le héros tragique »693, Jaspers à travers le concept de « situation limite »694, Gabriel Marcel grâce à la notion de « philosophie concrète » qui réfère à une « mystérieuse relation entre mon être et ma vie »695 à partir de laquelle, en effet, l’ultime réalité qui soit et qui concerne la philosophie à proprement parler c’est « la situation dans laquelle la souffrance me place devant les autres ; elle peut être pour moi une occasion de me raidir, de me contracter, de me replier sur moi-même, ou, au contraire, de m’ouvrir à d’autres souffrances qu’auparavant je n’imaginais pas »696 et le tout sous le régime de l’épreuve ; chez les bwitistes avec le concept éthique de « assumgha éning »697. D’où chez Sartre, l’idée que l’existence est vue comme « la réalité-humaine »698 qui tranche sur la finitude et la mortalité par le processus phénoménologique de la description, de la manifestation et de l’étalement. Emmanuel Levinas avait ainsi raison d’affirmer que « l’existence recèle un tragique que la mort ne saurait résoudre »699, si ce n’est qu’elle nous donne ici un motif de réflexion et des moyens pour penser philosophiquement, elle est le lieu de renouvellement de la philosophie. L’existence concerne l’homme et l’être dont il est constitutif, en ce sens l’acte d’exister se conçoit comme une manière d’affirmer cet être, son être, comme la condition de possibilité de cet être-là. Toute vision de l’homme, pessimiste ou optimiste, toute idée qu’on s’y fait réside dans ce que l’on veut exprimer en soulignant inévitablement le mot être. Et la philosophie de l’existence travaille la condition humaine sous l’angle de cet être et par l’abondance des situations pathétiques : mort, solitude, angoisse. D’où, d’une part, l’abondance des situations pathétiques et contradictoires pour désigner la marque de la finitude humaine. Mais d’où, d’autre part, une signification prêtée à des formes d’existence qui au naturalisme semblaient purement matérielles. Décrites par celui-ci dans toute leur violence, ces situations permettaient de situer les personnages dans un 693 Kierkegaard, Crainte et tremblement, op. cit., p. 156. K. Jaspers, Initiation à la méthode philosophique, op. cit., p. 190. 695 G. Marcel, Essai de philosophie concrète, Paris, Gallimard, Coll. « folio essais », 1940, p. 116. 696 Ibid., p. 114. 697 R. Bureau, op. cit., p. 30. 698 J.-P. Sartre, L’être et le néant, op. cit., p. 591. 699 E. Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, J. Vrin, Coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2004, p. 21. 694 380 univers qui existait en dehors d’elles, qui les englobait et expliquait. Pour la philosophie de l’existence, ces formes d’existence constituent – dans leur effectuation même – un sens ; ne fournissent pas seulement un exemple ou une concrétisation d’un principe cosmologique ou scientifique – mais accomplissent l’événement même par lequel certaines structures ontologiques se situent dans l’être. La philosophie de l’existence prend véritablement en charge ce verbe exister dont le caractère transitif marque la densité effective de la manière dont les événements qui arrivent à l’homme deviennent à la fois des réservoirs de pensée et des lieux d’expression du tragique, de l’angoisse, du mourir. Cet usage du verbe exister caractérise tout ce qui dans les écrits se rattache à la philosophie de l’existence. « C’est pourquoi l’homme est déchiré au plus profond de son être. De quelque manière qu’il se pense, en se pensant il s’oppose à lui-même et aux choses. Il voit le réel tout entier sous sa forme de contrastes. »700 Et la découverte de la possibilité de parler et de penser ainsi constitue une découverte philosophique infiniment plus importante que les analyses mêmes que cette possibilité permet d’opérer et qui varient désormais en fonction du talent des écrivains de la littérature tels Camus, Sartre, Dostoïevski, ou ceux plus récents comme Cheikh Hamidou Kane, auteur de L’aventure ambiguë, Angèle Ntyugwetondo Rawiri, auteure de Elonga (les abîmes) ou encore Janis Otsiemi connu pour son roman intitulé Tous les chemins mènent à l’Autre, pour ne citer que ceux-là. Voilà pourquoi, « on comprend dès lors les possibilités qui s’ouvrent à la philosophie de reprendre comme analyse de l’existence l’ensemble des « propriétés » de l’être humain. Tout ce qui faisait partie de la constitution humaine, tous les attributs « essentiels » et même accidentels de l’homme deviennent ses modes d’exister, des manières d’être ces propriétés. Les attributs « essentiels » de l’homme et toute sa nature concrète, constitue l’exister même de l’homme ; non pas le résultat ou les éléments de sa définition, mais son œuvre même d’être. »701 En outre, est-ce que, mourir volontairement suppose que l’homme a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l’absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l’inutilité de la souffrance ? Cet exil définitif que le suicide vient marquer, ce divorce entre l’homme de sa vie, c’est proprement le sentiment de l’absurde. L’intérêt philosophique de cette question « est précisément ce rapport entre l’absurde et le suicide, la mesure exacte dans laquelle le suicide 700 701 K. Jaspers, La situation spirituelle de notre époque, op. cit., p. 175. E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 142. 381 est une solution absurde »702, toujours déjà sur fond de l’existence. Si on se tue parce que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, en quoi est-ce absurde ? Celui qui se suicide, le souhaite-t-il réellement, le fait-il à cœur joie ? L’absurde, « c’est une façon commode de désigner le mouvement par quoi une pensée se nie elle-même et tend à se surpasser dans ce qui fait sa négation. »703 3. L’absurde dépend de l’homme et du monde Avant d’insister sur cette idée de la pensée qui se nie elle-même, il convient d’abord d’indiquer que le sentiment du suicide se nourrit des faits, des expériences de la vie, plus particulièrement celles qui sont amères, irrémédiables, celles qui nous contredisent sans cesse. Celui qui entreprend de se suicider, soit ne comprend pas la vie qu’il trouve injuste à son égard, soit n’accepte pas son sort, soit encore refuse ce qui lui arrive, ce qui le dépasse. Le candidat au suicide est confronté à l’absurde quand il est pris de cours par le sentiment de sa misère et juge inhumaine la situation critique qu’il traverse et devant laquelle il ne peut plus pouvoir, comme s’il était désarmé. L’absurde procure cette illusion de l’impotence de l’homme chez l’homme, cette hostilité que lui manifestent les événements de la vie, « ce malaise devant l’inhumanité de l’homme même, cette incalculable chute devant l’image de ce que nous sommes, cette « nausée » comme l’appelle un auteur de nos jours »704. Le sentiment de la mort, de « sa mort » culmine en fait lorsque sont confrontés « cet irrationnel et ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. »705 L’absurde définit l’homme, d’où l’idée que « l’absurde dépend autant de l’homme que du monde. Il est pour le moment leur seul lien. »706 Il nous révèle, en effet, qu’une rupture s’est établie entre l’homme et le monde, entre la vie et la vie, notamment quand le normal se mue en pathos comme pathologique. Cette rupture, au détriment de l’homme, est ce qui lui donne le sentiment de l’absurde, que sa vie n’a plus de vie, ou qu’elle ne vaut plus la peine d’être vécue, ou plutôt l’allégresse puisque l’absurde gomme cette allégresse pour laisser apparaître la peine. L’absurde procure alors chez lui ce tiraillement, cette contradiction, car d’un côté l’homme veut continuer de vivre, veut comprendre ce qui lui arrive et surmonter cette épreuve de quelque manière que ce 702 A. Camus, « L’absurde et le suicide », Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 21. Ibid., p. 63. 704 Ibid., p. 31. 705 Ibid., p. 39. 706 Ibid. 703 382 soit, et de l’autre il veut se supprimer pour ne plus chercher à comprendre étant donné qu’il n’a pas de solution à ses interrogations, qu’il culmine en lui l’angoisse, l’incertitude. Pourquoi l’absurde dépend-il encore de l’homme et du monde ? Parce que simplement, il est vécu par lui et dans lui, il est le sentiment de l’un et l’événement de l’autre à partir desquels on peut penser, en effet, leur lien. Et bien que partagé par l’un et l’autre, l’absurde produit plus ses effets sur le premier, étant entendu que c’est par lui qu’il opère le plus et avec lui. L’absurde, dans le monde, est ce qui pose problème et qui pousse à s’arrêter un moment pour penser, penser pour l’homme « ce n’est plus unifier, rendre familière l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est réapprendre à voir, à être attentif, c’est diriger sa conscience »707. Et penser est la tâche de la philosophie, car ce qui justifie la pensée, c’est son extrême conscience par quoi la philosophie joue. La pensée aide en effet à surmonter cette contradiction qui définit l’absurde, cette confrontation de laquelle elle naît, puisque celui qui se suicide souhaite continuer de vivre au fond de lui, mais vivre sans souffrance. En fait, personne ne souhaite se supprimer sans raison, ou personne ne souhaite se supprimer avec raison, c’est souvent par défaut, par incompréhension de soi-même et par les autres, c’est en tout cas pour une raison ou pour une autre – même une raison sans raison reste encore une raison – que l’on se suicide, la confrontation naît de ces deux sentiments qui entrent en scène et qui s’affrontent : la volonté de vivre et la volonté de se supprimer, continuer de vivre et arrêter de vivre, vivre sans souffrance ou vivre dans la souffrance, vivre dans la conscience de la maladie mortelle et vivre en nouveauté de vie conformément à l’acte d’acceptation de sa situation. Et dans ces conditions, on comprend que l’absurde ici soit vécu par une conscience humaine en souffrance, en difficulté, en désarroi. L’absurde est le propre de l’existence, elle l’accule, la pousse à l’extrême, c’est-à-dire à la mort. Comme le suggère Camus, « il ne peut y avoir d’absurde hors d’un esprit humain. Ainsi l’absurde finit comme toutes choses avec la mort. Mais il ne peut non plus y avoir d’absurde hors de ce monde. »708 L’absurde peint toujours l’existence à l’état de fragilité, d’angoisse, de limites extrêmes. Il révèle que l’existence est un poids trop lourd à porter, au moment précis où elle contracte ce poids, se découvre en peine de le porter, où elle juge qu’elle ne peut plus le supporter. Comme le montre très bien Bruaire, « le suicide signifie donc le refus de supporter la charge de vivre, imposée comme un destin étranger. Refus d’une vie privée de sens au 707 708 Ibid., p. 45. Ibid., p. 51. 383 regard de notre existence et de ses secrètes demandes sans réponses. »709 car il faut bien se dire qu’on ne se suicide pas à la naissance, que celui qui se suicide a la pleine conscience de son acte, et prend cette décision à un moment précis de son existence, le moment où il peut dire « Je », « moi ». La charge à supporter par laquelle le suicide advient intervient comme un événement, c’est-à-dire de façon tout à fait improviste, comme par surprise. Celui qui se suicide compare son existence actuelle à son existence antérieure, les confronte réciproquement et en déduit que l’existence l’accable et qu’elle n’est plus supportable dans ces conditions. Il en conclut qu’il y a, à ce moment-là, un non-sens de l’existence, et par conséquent nécessité d’un non lieu de celle-ci. Et alors, seul l’acte de se suicider, comme acte ultime de la vie accompli par l’homme, lui donne-il l’occasion de donner un sens ultime à son existence. Sens qui, au demeurant, a pour acquis terminal la mort. On le voit : autant l’événement à l’origine du suicide, comme la maladie mortelle, l’extrême souffrance, l’agonie… est jugé comme non-sens, autant le suicide quand il intervient et même avant, est jugé par son auteur comme un dernier sens accordé à l’existence. Le non-sens qui est désigné ici par l’acte suprême du suicide marque la tragédie humaine, la déception, l’échec. « Il signifie un but manqué, des expériences négatives, les escomptes perdues. (…) Et le suicide est alors à comprendre par ce fascinant pouvoir prométhéen qui recèle un étrange droit divin, pouvoir ultime de conférer encore un sens en mettant un terme à sa vie, face au destin inexorable, et qui rend la mort plus supportable encore que la vie, parce qu’elle est le dernier lieu où s’atteste la liberté, si réellement libre qu’elle est libre d’ellemême. »710 4. Le suicide et le sacrifice Qu’est-ce qui distingue en fait le suicide du sacrifice ? Il faut dire que dans les deux cas, certes, il s’agit de se donner, volontairement, de se supprimer, il s’agit toujours déjà de la mort qui pointe. Mais c’est au niveau des mobiles que l’on peut cerner leur différence radicale. Cette distinction, éthiquement, reconfigure la mort comme ce vers quoi pointe le suicide et le sacrifice comme un acte métaphysique qui touche à l’être de l’homme en passant par autrui, c’est-à-dire en se rendant disponible pour les autres. Le suicide comme le sacrifice sont un don de soi, une manière de « se donner volontairement », une façon de se livrer. Dans le premier cas, le don de soi profite seulement 709 710 Cl. Bruaire, op.cit., p. 44. Ibid., p. 45. 384 à l’auteur du suicide, donc on reste dans une sorte de tautologie embrigadée où le soi l’emporte sur tout, y compris sur les autres car le sujet suicidant ici n’a d’altérité que son intériorité, tandis que dans le second cas, le don de soi, bien qu’unique, profite d’abord et toujours aux autres, avec, en creux, une altérité infinie, extériorisée par le visage d’autrui au sens de Levinas. Ce visage d’autrui auquel le sacrifice est adressé et pour lequel il est accompli. En effet : « même quand j’aurai relié Autrui à moi par la conjonction « et », Autrui continue à me faire face, à se révéler dans son visage. »711 Dans les deux cas, il y a une mort certaine, mais « il y a, métaphysiquement parlant, un abîme entre le fait de sacrifier sa vie et celui de se tuer. Pourquoi ? Parce qu’il faut faire intervenir les notions de disponibilité et d’indisponibilité. »712 Celui qui donne sa vie, dans le cas du sacrifice, se rend disponible pour les autres, ce qui, éthiquement, prend le sens du souci, comme le souci des autres, puisque le geste de se donner est un don-pour-les-autres, qui vide l’intérêt supérieur des autres contre son intérêt personnel. Et celui donne sa vie, dans le cas du suicide, se rend indisponible pour les autres étant entendu qu’il met sa vie non pas à la disposition de cette réalité supérieure que constituent les autres, mais à sa seule disponibilité, il ne pense qu’à soi, se ferme à soi et par conséquent se rend indisponible pour les autres. Avec le suicide, on se libère de la vie, on en prend congé définitivement pour le bien et l’intérêt de soi, tandis que dans le sacrifice, on libère sa vie pour les autres, en vue des autres, pour enrichir les autres, pour qu’ils aient un supplément de vie, exactement comme on le voit chez le Christ : se donner pour susciter une multitude. Celui qui donne sa vie donne tout, il porte à la limite la disponibilité qui se traduit dans le fait de se consacrer à un être, à une cause. D’un point de vue éthique, on le voit, autrui est premier et passe avant moi. Il est prioritaire, à la manière de Levinas pour lequel l’altérité passe avant l’identité : « moi, c’est-àdire me voici pour les autres, à perdre radicalement sa place – ou son abri dans l’être »713, et ontologiquement, celui qui se donne vise l’être. En effet, « par là, il prouve qu’il a mis, qu’il a situé son être au-delà de sa vie. »714 Privilégier son être pour mieux s’en détacher, situer son être au-delà de sa vie, c’est ne plus s’appartenir dans le sacrifice, c’est accepter, par le sacrifice, que sa vie n’est rien, et qu’elle ne vaut pas plus que celle des autres. Situer son être au-delà de sa vie, ce n’est pas prendre le parti de soi, c’est au contraire affirmer que son être dépasse sa vie en ce sens que le don de soi dépasse le soi, le don de soi égale le don-pour-les711 E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 79. G. Marcel, op. cit., p. 116. 713 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 283. 714 G. Marcel, op. cit., p. 116. 712 385 autres. Sacrifice et suicide conjoignent ainsi l’éthique et l’ontologique, dans le souci et le désintéressement, d’une part, et d’autre part dans le refus et la démission devant l’épreuve, d’où l’exclamation qui marque l’intention du suicide : « assez ! Se tuer, c’est sinon vouloir délibérément se rendre indisponible, en tout cas ne pas se soucier de demeurer disponible pour les autres. »715 Parfois, la raison du suicide réside dans la faute ou la culpabilité, dans le remords. On le voit avec le personnage de Judas Iscariote qui se suicide par motif de remords et de culpabilité, après avoir vendu le Christ auprès des principaux sacrificateurs : « Alors Judas, qui l’avait livré, voyant qu’il était condamné, fut pris de remords, et rapporta les trente pièces d’argent aux principaux sacrificateurs et aux anciens, en disant : J’ai péché, en livrant le sang innocent. Ils répondirent : Que nous importe ? Cela te regarde. Judas jeta les pièces d’argent dans le temple, se retira, et alla se pendre. »716 On le voit, si la raison du suicide de Judas est le remords et la culpabilité, il convient de préciser son contenu explicite : la connaissance de l’information que le Christ serait livré par l’un de ses disciples, plus précisément par l’un des douze apôtres qui l’accompagnait. En effet, Judas était présent lorsque le Christ avait fait savoir, à table avec les douze, la manière dont il serait remis aux mains de ses adversaires. Judas « savait », il était informé avant le temps de ce qui allait se passer avant qu’il en soit l’auteur, il était tout à fait conscient de la situation, au même titre que le mourant ou le suicidant qui a la pleine conscience de sa situation, de son état pathologique, de sa condamnation, de ce que l’existence l’accable. Toute chose qui rend compte de ce que connaissance et information sont à la racine du suicide, d’où le remords. Car il n’est plus question de dire « si je savais », mais plutôt : « et pourtant je savais, j’étais pourtant informé… » « Se pendre » par remords, voilà comment se traduit, in fine, le suicide de Judas, et la contradiction vient de cela qu’il « savait » qu’il était parfaitement « informé » avant de poser son acte, qui n’était pas éthique eu demeurant, car il visait à anéantir l’Autre, à le mettre à mort même si les Ecritures disent que cela devait arriver, c’est-à-dire la trahison de Jésus par l’un de ses proches. Ce proche était l’un des douze, certes, mais il n’est écrit nulle part qu’il s’appellerait Judas. Il pouvait s’appeler autrement que Judas. Le remords vient de ce qu’il était averti de cette trahison, de ce qu’il avait eu part à cette confidence en tant qu’apôtre, savoir en effet qu’un des apôtres livrerait le Christ. Le remords de Judas est d’autant plus grand qu’il mesure le poids de sa faute, qu’il a pleinement conscience qu’il vient de 715 716 Ibid., p. 116-117. La Sainte Bible, op. cit., p. Matthieu chapitre 27, verset 3-5, p. 989-990. 386 commettre un acte irréparable, irrémédiable, qu’il a amorcé un processus irréversible qui fera date dans l’histoire de l’humanité, car désormais il sait que c’est par lui que le malheur est arrivé. Ce poids prend la forme d’une dette dont on ne peut s’acquitter. Tant que Judas Iscariote vit le remords de son péché qui est chaque jour là, présent devant lui et dans sa conscience, étant donné qu’il vit avec. En effet, ce remords est le remords d’une faute dont l’image me harcelle, laquelle a commencé, laquelle a pour origine une initiative de mon libre vouloir. Surtout lorsqu’il s’agit d’une faute qui se révèle être « donner le Christ en pâture », participer à sa condamnation, à sa mise à mort. Judas se suicide car il sait désormais qu’il est prisonnier du remords dans lequel il ne peut continuer de vivre. Pourquoi ? Parce que « le remords du péché est une image qui est un fait ; se le rappeler, c’est le revivre, le refaire ; en sorte que la mauvaise conscience se sent, pour ainsi dire, pécher continuellement. C’est l’essence même du remords que cette continuation d’une faute ressuscite littéralement, qui à tous moments se renouvelle dans notre cœur. »717 Le remords produit en soi la mauvaise conscience, cette conscience hantée qui perturbe, angoisse, déstabilise et rompt avec toute quiétude. C’est par elle en effet que Judas s’est laissé conduire au suicide. Cette mauvaise conscience ne conduit pas au repentir, car « le repentir est le contraire du remords. Le remords, c’est la faute elle-même, la faute non résolue, devenue consciente, et par suite douloureuse »718. Celui qui éprouve le remords se mord doublement : d’abord par la faute qui est l’objet de son remords, puis par la mauvaise conscience qui est l’anachronisme paradoxal d’un passé qui s’éternise et qui refuse de mourir, ce passé en nous qui emprisonne. Le suicide de Judas exprime bien l’idée que « la mauvaise conscience n’est mauvaise, et lourde, et honteuse que parce qu’elle se sent être pour quelque chose dans son propre malheur, parce qu’elle a été la cause de cela même dont elle est maintenant la victime. »719 5. Le suicide et la liberté : l’exemple de Kirilov L’homme absurde qui se suicide traduit par ailleurs un acte de liberté à l’égard de l’existence qui est sienne et de la mort comme de la vie dont il veut se rendre maître. La question à élucider sera la suivante : en quel sens le suicide ouvre-t-il la voie au problème de la liberté ? Autrement dit : savoir si l’homme est libre commande-il qu’on sache s’il peut avoir un maître ? 717 V. Jankélévitch, Philosophie morale, op. cit., p. 82. Ibid., p. 117. 719 Ibid., p. 94. 718 387 Pour y répondre, nous ferons appel au génie littéraire de Dostoïevski, orfèvre en figures aussi étranges que révélatrices, mettant en scène, dans Les Possédés l’étonnant personnage de Kirilov. Etonnant par sa vie claire, normale, au milieu d’individus enfiévrés d’idéologie et obsédés par le terrorisme. Un homme positif, un ingénieur, aimant les enfants, « bien dans sa peau ». Telle est l’apparence, du moins, car il est habité par un raisonnement implacable, en dépit de la folie qui semble le susciter. Interrogé au sujet des raisons qui poussent les gens au suicide, il répond en disant que deux préjugés retiennent, deux choses, deux seulement, l’une très petite, l’autre très grande : la souffrance et la liberté. En effet, pour Kirilov, mourir sans souffrance est la plus grande peur qui hante les hommes : « Le plus grand savant, le plus grand médecin, tous, tous auront grand-peur. Chacun saura qu’on ne sent rien et chacun aura grand-peur d’avoir mal. »720 C’est qu’il y a là, manifestement, une peur qui accompagne, non pas la mort seule, sans souffrance, mais la mort dans la souffrance, et qui serait en définitive la cause du suicide. Pourquoi mourir dans la souffrance gêne tant ? Parce que personne n’accepte de souffrir, surtout de souffrir quand il est question de quitter la vie, alors qu’on souhaite prendre congé d’elle dans la joie et la quiétude, dans une situation des plus confortables pour ainsi dire. Si on demandait à chacun comment il voudrait mourir, il est certain que personne ne choisirait la souffrance comme accompagnement dans la mort. La souffrance apparaît comme une fatalité, car elle est déjà présente à la naissance chez la femme qui met au monde son enfant, elle est encore présente chez les proches qui perdent un être cher, demander qu’elle soit encore là au moment de mourir, précédant de la sorte la mort, voilà qui pose un problème pour la conscience humaine, voilà qui traduit l’absurde. D’où l’interrogation formulée par Kirilov : « mais est-ce qu’il n’y a pas des moyen de mourir sans souffrance ? »721 Elle dit tout, contient tout sur le programme humain qui consiste à évacuer la souffrance car elle n’est jamais la bienvenue même si elle peut être utile. L’utile de la souffrance, son message, ses gratifications, ses conseils n’enlèvent pas à la souffrance la souffrance, ne l’annulent pas, ne la diminuent pas. Le profit de la souffrance par la souffrance n’évacue pas la souffrance mais conduit plutôt à l’accepter, à s’y résigner. A ce moment, on peut franchement se demander : la mort dans la souffrance est-elle contre la liberté ? La muselle-t-elle ou la consacre-t-elle ? C’est ce problème que Dostoïevski tente de résoudre à travers le personnage de Kirilov, qui philosophe sur la dialectique du suicide et de la liberté, et sur la possibilité de les 720 721 Dostoïevski, Les Possédés, Paris, Le Livre de poche, Coll. « Classiques », 1972, p. 102-103. Ibid., p. 102. 388 surmonter au moyen de la mort. Pour Kirilov, « la liberté sera entière quand il sera indifférent de vivre ou de ne pas vivre. Voilà le but de tout. »722 Cela induit qu’elle reste partielle tant que la volonté de vivre sans souffrance n’est pas accomplie, tant que le choix de sa propre mort, la manière dont elle doit se produire n’est pas mon fait. La liberté n’est pas pleine si, au demeurant, vivre ou ne pas vivre relève d’une décision, d’un choix. Car si une différence est établie entre le fait de vivre ou de ne pas vivre, si nous constatons que vivre constitue un poids, et ne pas vivre une manière de s’exonérer de ce poids, alors notre liberté sera partielle. Elle ne pourra être entière que si ces deux moments de l’alternative entretiennent une relation réciproque ou interchangeable. Ne perdons pas de vue l’idée que « l’homme a peur de la mort parce qu’il aime la vie »723, or si la vie est souffrance, si la vie est peur, alors l’homme est malheureux et s’en inquiète. On peut dire qu’en fin de vie, la vie se donne au prix de la souffrance et de la peur, ce qui peut expliquer pourquoi le suicide devient un acte de liberté par lequel l’homme s’affirme encore, en dernier ressort, comme un existant, comme quelqu’un aimant la vie. En raison de quoi « celui à qui il sera indifférent de vivre ou de ne pas vivre, celui-là sera l’homme nouveau. Celui qui vaincra la souffrance et la peur, celui-là sera lui-même dieu. Et l’autre Dieu ne sera plus. »724 Le suicide est donc l’expression d’une sorte d’ « ultime liberté »725, quand on le veut et comme on le choisit. 6. Comment devenir dieu ? Ce discours prend à contre-courant toute la théologie orthodoxe qui fait de Dieu, du Dieu chrétien, l’être suprême auteur de la vie, garant de la vie, créateur de l’homme, du ciel et de la terre, omnipotent, omniscient et omniprésent. Penser que le fait de se donner soi-même la mort pour échapper à la souffrance et à la peur nous élève au rang de dieu, déclasse l’autre Dieu, induit que ce Dieu est reconnu tel par cela qu’il est le maître de la vie, celui qui la donne et la retire. Il s’agit ici de prendre la place de Dieu, de devenir dieu par le biais du suicide, étant donné que l’acte de suicide donne naissance à un homme nouveau, un hommedieu. « Celui qui vaincra la souffrance et la peur, celui-là sera lui-même dieu. Il y aura alors une nouvelle vie, il y aura alors un homme nouveau, tout sera nouveau… »726 On le voit, cette nouvelle théologie chrétienne change tout le rapport entre Dieu et l’homme : la liberté de se tuer, de se donner soi-même la mort, à sa manière, à son heure, au lieu de son choix, avec les 722 Ibid., p. 103. Ibid. 724 Ibid. 725 A. Kahn, op. cit. 726 Ibid. 723 389 moyens de son choix trace un programme où la théologie est vidée de Dieu, où elle nous propulse, par un « coup de pistolet », dans une théologie sans Dieu, ou, dans une théologie à visage humain, l’homme se substituant à Dieu. Cette stratégie kirilovienne est capitale au motif qu’elle change tout concernant la manière dont nous concevons Dieu et dont il est décrit dans la Bible : détrôner Dieu de là où il exerce sont autorité subvertit l’institution divine à partir de laquelle tout ce qui est advient par son programme. Le suicide consacre la liberté du sujet en même temps qu’il suggère l’exigence d’un homme nouveau, capable de vaincre, et la souffrance et la peur, et la mort. Se rendre maître de la mort en décidant soi-même de la convoquer, voilà par quoi en effet l’homme nouveau kirilovien parvient à destituer Dieu de son trône. Etre soi-même dieu, l’homme-dieu, c’est se rendre maître de la vie et de la mort, en avoir le pouvoir en sachant qu’il s’agit bien ici des deux extrémités de l’existence. Celui qui se tuera pour tuer la peur, la souffrance, celui-là sera dieu. Etre dieu, c’est se donner la liberté de se tuer, c’est être libre de tout acte qui engage soimême. L’homme nouveau c’est l’homme qui fait l’expérience de la liberté par le suicide, et qui par là, devient dieu. La liberté, la vraie liberté des philosophes qui commande de dire « Je » pour marquer la décision radicale, le commencement prend effet ici sous le prisme de la souffrance et de la peur, et du suicide. Ce qui semble paradoxal, car se suicider, c’est se tuer, et se tuer c’est ne plus être, c’est passer de l’être au non-être, de ce qui est à ce qui n’est plus. Comme le soulignait Camus, « si ce crime métaphysique suffit à l’accomplissement de l’homme, pourquoi y ajouter le suicide ? Pourquoi se tuer, quitter ce monde après avoir conquis la liberté ? Cela est contradictoire. Kirilov le sait bien »727. La liberté des philosophes, on le sait, prend fait et cause pour l’être en disant « Je », celle que fonde Kirilov commence dans le non-être. Mais attention ! Il ne s’agit pas de penser que c’est le non-être comme tel qui la fonde véritablement, mais l’intention qui sous-tend ce passage de l’être au non-être, la possibilité de basculer vers le non-être en tant que telle, c’est cela qui établit cette liberté. Si donc, être libre c’est se tuer, c’est que la possibilité de se donner soi-même la mort est ce qui fonde la liberté et non la mort elle-même, étant donné que celui qui se donne la mort, dès qu’elle sera, ne sera plus. La liberté dont il est question est possible et pensable, non pas au-delà de la mort, dans la mort mais dans l’acte de se donner la mort comme acte possible par un sujet. « Quiconque veut la principale liberté doit oser se tuer. Celui qui ose se tuer a découvert le secret de la duperie. Au-delà il n’est pas liberté ; tout est là et au-delà il n’y a rien. Celui qui ose se tuer, celui-là est dieu. Aujourd’hui chacun 727 A. Camus, op. cit., p. 146. 390 peut faire qu’il n’y ait pas de Dieu et qu’il n’y ait rien. Mais personne ne l’a jamais encore fait. »728 La liberté au sens kirilovien, est une véritable audace, suggère que devenir Dieu, c’est seulement être libre sur cette terre, ne pas servir un être immortel. Pour Kirilov comme pour Nietzsche, tuer Dieu, c’est devenir alors dieu soi-même, en pure liberté insulaire. Les autres ne comptent pas, si l’Autre est absent. Mais comme le souligne Bruaire, « la liberté n’a qu’un moyen de faire la preuve pratique de son droit divin : en finir avec ce qui la contredit, avec la vie qui l’enracine et la relativise, montrer qu’on est maître de la vie et de la mort de son corps. Kirilov se suicide… »729 On peut indiquer que cette liberté convoque deux existences distinctes, l’une (celle de Dieu), antérieure, en vacance par le geste même du suicide, et l’autre (celle de Kirilov) qui s’affirme et se donne comme nouveauté. C’est ce nouvel humanisme qui prône un homme capable qui ait la liberté comme acquis terminal au terme du suicide, qui donne tout son sens à l’existence en fin de vie, dans la souffrance et la peur de la mort, dans le désespoir. En fin de compte, le suicide est un acte singulier, puisque celui qui met fin à ses jours est à la fois meurtrier de lui-même – d’où l’étymologie du mot suicide (sui cœdere) – et en même temps sa propre victime. 728 729 Dostoïevski, op. cit., p. 103-104. Cl. Bruaire, op. cit., p. 45-46. 391 CHAPITRE II : LE MOURANT, LA MORT ET L’ASSUMGHA ENING « Les hommes, quoi qu’ils disent, aiment la vie. Si, un jour, un magasin réussit à commercialiser l’existence, les hommes dépenseront toute leur fortune pour rallonger leur vie, acheter quelques années supplémentaires pour échapper à la mort. Il y a des suicides certes, mais, toujours critiqués, toujours condamnés par la société. (…). Le fait de vivre est considéré comme une chance unique, inouïe, non renouvelable. » A. Makey, L’homme, le sublime zéro, Paris, L’Harmattan, Coll. « Recherche et Pédagogie », 2008, p. 19. 392 INTRODUCTION PARTIELLE Nous voilà parvenu au terme de cette réflexion, en se confrontant à cette triple articulation centrée sur l’Autre en tant que malade en fin de vie. Nous allons, dans ce dernier chapitre, clarifier la position de la mort comme telle dans la position intermédiaire qu’elle occupe entre le mourant en qualité de statut et l’assumgha éning en qualité de nouveauté de vie, dès lors qu’il est acquis que la personne est en fin de vie et plus précisément au stade final. Le mot « mort » a été placé en position intermédiaire, à la fois comme une coupure et comme un lien entre le mourant et l’assumgha éning ; il regarde en arrière vers ce qui le précède et par quoi il est pensé, et en avant vers ce qu’il ouvre après coup sous le régime de la perspective. Le « mourant » désigné jusqu’ici comme la personne en fin de vie, est un concept qui a été travaillé dans le registre de la philosophie de l’existence par Heidegger, et radicalisé par Robert William Higgins, Jacques Ricot et Patrick Baudry dans le cadre d’une réflexion commune concernant « le statut du mourant » en fin de vie, « la dignité du mourant » et « la place du mourant », occupée dans la société en tant que nouvelle catégorie de citoyen. En effet, quand on parle de la fin de vie, « c’est cette logique qui s’incarne dans l’invention du mourant, invention d’une nouvelle catégorie de citoyens où le sujet mourant remplace la mort. Nouvelle catégorie, celle des « mourants », qui correspond à ce nouveau montage de la mort, et dont Soins Palliatifs et partisans de l’euthanasie « s’occupent » chacun à leur manière. »730 Par suite, c’est cette nouvelle catégorie de citoyens qui va mobiliser notre attention, au motif que par l’invention du mourant nous nous donnons les armes qui nous permettent d’affronter la mort en face, de l’exorciser en quelque sorte, et nous considérons désormais qu’être atteint d’une maladie mortelle peut exclure la personne de toute relation avec les autres, avec l’Autre. 1. La mort et les figures de l’altérité La question pour nous est de considérer l’idée d’une altérité de la mort, qui est le mourir, une altérité de la maladie, qui est le malade, une altérité du mourant, qui est la société où il a coutume d’évoluer, et une altérité de la vie, qui est la mort. Ce sont ces figures de l’altérité qui nous intéressent, et c’est sur elles que nous allons intensifier la recherche, y compris en médecine traditionnelle où l’altérité du mourant prend tout son sens, à la fois dans 730 R. W. Higgins, « Le statut du mourant », Le mourant, op. cit., p. 13. 393 le mythe de l’evu où elle prend le visage du féminin et dans la Bwiti où elle prend le visage de l’ancêtre. Comment ces altérités se maintiennent-elles à distance du mourant : dans l’exclusion ou dans la relation ? Bien sûr, il ne s’agira pas de faire un travail de phénoménologie concernant le concept de mourant, son apparition et ses manifestations comme phénomène dans l’histoire des idées ou de la médecine, mais il s’agit plutôt de questionner cette nouvelle catégorie de citoyen dans le cadre éthique d’une relation qui est à reconstruire entre le soignant et le malade, le malade et ses proches, le malade et toutes les formes d’altérités avec lesquelles il était autrefois en relation et qui, à partir de l’événement de la maladie mortelle, se sont retournées sur elles-mêmes considérant de la sorte leur propre situation avant de revenir vers le mourant, avec cette fois-ci l’idée qu’il y a, en lui, « la mort dans les yeux »731. C’est parce qu’il y a en effet la mort dans les yeux du mourant qu’il va falloir reconsidérer la manière dont sa relation avec ses semblables va désormais se construire ou se reconfigurer. C’est d’un point de vue éthique, où l’Autre importe plus que tout, qu’il va falloir analyser cette relation « ante mortem ». C’est aussi d’un point de vue phénoménologique que nous envisagerons la « manifestation » de ce nouveau visage, le visage du mourant et le visage de son vis-à-vis selon que la relation éthique qui se construit avec le nouveau citoyen en fin de vie est une relation de face-à-face, où le visage d’autrui apparaît telle une épiphanie dans la présence. Ici c’est l’éthique qui vient subordonner le rapport avec la maladie à la relation avec l’Autre, et par là, atteste la primauté du malade sur la maladie, et continue d’exalter la volonté de la puissance dont Autrui seul peut ébranler la légitimité et troubler la bonne conscience. L’éthique institue ce nouvel ordre, savoir qu’en fin de vie, la relation avec l’extérieur, avec l’Autre est première sur fond d’une « résistance » devant un regard qui peut condamner au lieu d’aimer, accompagner au lieu d’exclure, communiquer pour s’enrichir mutuellement au lieu de fuir. Cette résistance, en effet, est franchement éthique, c’est-à-dire que la mort dans les yeux du mourant par quoi chacun peut lire la vulnérabilité, le départ dans un futur proche, la condamnation par la maladie, interdit d’anticiper cette mort, interdit le fait de tuer par le regard réprobateur ou l’attitude répugnante, comme si tous les attributs du pouvoirs conférés au médecins étaient transférés chez l’Autre, l’autre du médecin pour tuer le mourant atteint de la maladie mortelle. En quoi, en effet, E. Levinas dit qu’ « ici s’établit une relation non pas avec une résistance très grande, mais avec l’absolument Autre – avec la résistance de ce qui 731 J.-P. Vernant, La mort dans les yeux, Figure de l’Autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette-Littérature, Coll. « Pluriel », 1998. 394 n’a pas de résistance – avec la résistance éthique. »732 La résistance éthique prend son ancrage dans cette relation particulière qui conjoint le mourant et son vis-à-vis par le visage duquel apparaît un proche, un ami, ou un semblable tout simplement, et plus précisément encore dans l’épiphanie du visage du mourant qui interdit tout meurtre, toute violence, toute exclusion, toute condamnation anticipée que celle provoquée par la maladie comme telle. En cela, c’est-à-dire par la « construction » et la « relation », et donc au-delà de la simple « description », nous verrons que l’éthique telle qu’elle s’applique à la catégorie du mourant et se donne par le mourant, va au-delà de la phénoménologie, car, bien entendu, la relation implique qu’il y ait un souci de l’Autre, un appel du mourant auquel je dois répondre. C’est la condition d’être de cette relation et de cette résistance éthiques. Elles reconfigurent aussi la façon dont autrui m’aborde de face, la façon dont il fait son entrée dans ma présence, cet Autre atteint d’une grande fragilité par la maladie mortelle établit que je suis tout entier responsable de lui, y compris de son statut, de sa place, de sa maladie, responsable de tout et de lui tout à la fois. Désormais Autrui me visite, dans la manifestation de son visage, pour requérir de moi une responsabilité qui va ainsi gager notre nouvelle relation, celle des condamnés : le mourant comme condamné à la mort prochaine, condamné par la maladie à mourir de cette mort, et moi en tant que son vis-à-vis condamné à la responsabilité-pour-lui, condamné à le supporter et à l’accompagner jusque dans ses derniers retranchements, condamné à lui donner mon affection et mon attention, mon temps et mon aide. En cela, nous verrons qu’Autrui me donne aussi à être, c’est-à-dire que l’ontologie ici connaîtra un basculement, ou plutôt un effet de contagion puisque le mourant trouvera les ressources nécessaires pour se maintenir en vie en son être, et dans le même temps il me donnera à être en m’enjoignant de ne pas me dérober à la responsabilité : « Etre Moi signifie dès lors ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité. »733 2. Le Dasein et le trépas chez Heidegger D’emblée toujours déjà là et présent dans la conscience de chacun en tant qu’existence, la mort engage le thème de « mourant » et celui de « assumgha éning » et à ce titre, elle appartient au régime de la philosophie de l’ontologie et de la philosophie de l’existence, car l’homme entendu par Heidegger comme « Dasein » est un être-vers-la-mort. L’expression « mort » n’a donc pas seulement comme on le sait, une signification biologique, 732 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, Coll. « bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2001, p. 240. 733 Ibid., p. 273. 395 car dès lors qu’elle porte sur le Dasein, c’est qu’elle est une question existentielle qui a des considérations au centre desquelles « il s’agit de caractériser ontologiquement l’être-à-la-fin pour ce qu’il en est du Dasein ainsi que d’arriver à un concept existential de la mort. »734 Et ce n’est pas faux de penser, à ce stade ultime de la réflexion, que la mort est repérée comme phénomène de la vie et de l’existence et qui décline sous le nom de « trépas » comme ce qui se rattache chaque fois à moi, à mon être en tant que Dasein. On le verra en fin de compte : « la question porte sur le sens ontologique qu’a le trépas pour le mourant en tant qu’il est une possibilité d’être de son être et non sur la manière qu’a le disparu de coexister et de continuer à coexister parmi ceux qui sont demeurés en vie. »735 3. L’ « assumgha éning » et l’itinéraire du mourant Concernant l’autre extrémité de la trilogie, l’ « assumgha éning », elle constitue comme on le sait une branche du Bwiti dont le fondateur est Ndong-Obame Eya. Ce dernier aurait vu l’iboga le 18 août 1947 avant de décéder le 18 août 1954 à « Nzobermitang ». D’après nos informateurs, il serait le continuateur de l’œuvre de Ntutume-Nkogo. Leur histoire commune ne se départit pas de la question de la fin de vie, car c’est face à la mort qu’ils ont fait l’expérience d’iboga et c’est par celle-ci qu’ils se sont révélés comme étant, dans le Bwiti, les soignants des mourants, ceux qui s’occupent du soin en situation d’extrême fragilité, quand la vie est menacée. Voici le témoignage rendu par un bwitiste issu de cette branche, que nous avons rencontré sur un terrain aménagé par ses soins, sur la route de Kango, à quelques kilomètres au-delà de Ntoum. « Depuis que le Gabon existe, dit-il, il y a eu seulement trois prophètes : NtutumeNkogo, Ndong-Obame Eya et Ekang. Ntutume-Nkogo est le premier. On croyait qu’il allait mourir, suite à un diagnostic médical qui le condamnait à ne jamais retrouver de guérison en raison de sa tumeur. Il a fait une semaine au lit, et puis il a commencé à sentir d’une odeur de cadavres. Quelques jours après, on a été obligé de faire consulter Ndong-Obame pour lui dire que Ntutume-Nkogo était entré dans sa maison depuis une semaine, sans sortir ; il ne mangeait pas ; il avait l’air de mourir puisqu’il commençait à sentir. Ndong est venu. Il a trouvé que le cas était mauvais. On ne pensait pas qu’il allait vivre. On l’a emmené chez Ndong. Le lendemain, Ntutume a quand même pu dire : on pense que je suis en train de 734 M. Heidegger, Etre et Temps, Traduit de l’allemand par François Vezin, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque de philosophie », 1986, p. 290. 735 Ibid., p. 292-293. 396 mourir, mais je ne mourrai pas de sitôt ; c’est le Bwiti qui est en train de m’emmener dans son domaine. Ntutume-Nkogo est donc le premier. »736 Ndong-Obame Eya avait en effet mangé l’iboga étant très jeune. Il a ensuite laissé tomber tout ce qu’on lui a demandé de faire. Ntutume-Nkogo avait déclaré le secret de Ndong, ce dernier aussi a été capté, pendant huit jours, le 12 août 1947. Il est tombé évanoui dans la brousse, le long du chemin qui va de Nzobere à Mekonaname. Il est resté sans uriner, sans faire les selles, ni manger. Il est mort. Il est ressuscité. Dieu lui a donné de revenir sur terre et l’a surnommé Ndang-Obame-Eya. Il avait bien précisé en revenant à la vie : je suis venu prêcher pour sept ans. Il est mort le 18 août 1954 : cela a fait exactement sept ans d’un mercredi à un mercredi. C’est pour cette raison que les membres de cette branche ont l’habitude de siéger le mercredi dans les corps-de-garde. On dit de lui qu’il était prophète, car il a dit à Léon Mba, premier président du Gabon, en 1947 : « ce sera toi qui commanderas ». Ndong, contrairement à la coutume, a été enterré assis. On lui a mis dans la main la corde d’une cloche pour qu’il puisse se manifester au cas où il se réveillerait à nouveau. Ntutume et Ndong sont des « esiboa », c’est-à-dire qu’ils sont allés largement au-delà de la simple initiation. Ils remplissent dans le Bwiti une fonction particulière et spécifique en matière de soins pour les malades en fin de vie, condamnés par la maladie mortelle. En effet, est « esiboa » celui qui « a « vu l’iboga » au cours d’une crise cataleptique qui ne devait rien au fait de manger »737. Ce qui est significatif dans l’initiation du mourant au Bwiti, c’est un aspect plus immédiat, c’est-à-dire la série des nuits rituelles qui parcourt la totalité de l’existence, où l’homme qui naît, vit et disparaît dans la mort, subit le cycle de l’existence tel qu’il est accessible à la conscience initiatique au moment de l’assumgha éning. Ce cycle constitue la trame de deux cycles : d’une part, celui de l’archétype de l’humanité, Adam-Jésus, qui naît, pêche et rachète son péché par la mort ; d’autre part celui de l’initié, qui, connaissant le sens révélé par le cycle normatif d’Adam-Jésus, s’impose volontairement l’anticipation de la mort, pour sortir à son tour de la faute et parcourir d’avance le « chemin de croix » (otunga dans le cadre de la symbolique christocentrique s’identifie à la « croix » du calvaire et le rituel de l’otunga est associé au chemin de croix et de la passion de Jésus) entendu comme chemin de la souffrance, de l’agonie par lequel tout mourant passe. « Dans la branche de l’assumgha éning, le rituel de l’otunga disparaît dans sa forme traditionnelle puisque l’otunga est une fois pour toutes symbolisée par la maisonnette carrée située entre le nzimba et le 736 737 Entretien réalisé le 5 janvier 2010. R. Bureau, Bokayé ! Essai sur le Bwiti fang du Gabon, op. cit., p. 120. 397 mbandja. »738 L’otunga, c’est le lieu de recensement et de convocation des esprits, c’est là qu’on décide de la mort de chacun et du retour des morts. C’est ainsi que chaque élément du rituel se rapporte simultanément à trois cycles : celui de l’archétype, celui de tout un chacun, celui de l’initié. Ces cycles concordants sont encadrés dans la geste de Dieu qui les englobe et les informe en même temps. D’où cette formule bwitiste : « l’homme tombe, il se forme, il meurt, il remonte »739. Ce qui montre bien que les deux thèmes centraux (naissance-mort) développés dans les cycles simultanés sont exprimés grâce à des symboles polyvalents. La figure de l’éclatement vaut pour l’œuf divin, la forge, l’accouchement, le gonflement du cadavre. Le cordon ombilical d’où surgit le double de l’être qui naît, vaut pour les trois nuits de l’initiation, Adam, Jésus, l’homme qui naît, que l’on enterre (la corde pour la descente dans la tombe), l’univers (pour le va-et-vient avec Dieu), etc. Quand il est question de l’eau, le déluge est évoqué en même que les eaux libérées après l’accouchement, le bain de l’enfant, la rivière qu’est la femme, l’aval et l’amont, etc. Les parties du corps figurent et particulièrement les caractères sexuels figurent les parties d’un tout divisible, qu’il s’agisse des êtres et des choses. Le rouge, le blanc et le bleu viennent teinter de naissance, de mort ou de résurrection chaque personne, geste ou objet. Le feu évoque l’esprit, les ancêtres, la foudre. Les combinaisons indéfinies de figures ne sont jamais mélange ni confusion. L’enchevêtrement des symboles, inextricable pour le non-initié, donne au rituel une profondeur et une richesse que la vie de l’initié ne suffit pas à épuiser. 4. L’evu et la malédiction de la mort La mort (awu), par son cycle nous fera parcourir aussi, très logiquement, le cycle de l’initiation. Par ailleurs, la mort incarne une victoire de l’evu, une défaite de l’homme malgré la multiplicité de ses défenses, elle se présente sous un jour dramatique, scandaleux. Car il ne faut pas perdre de vue l’idée qu’evu, une fois introduit dans le corps de l’homme, provoque sa mort par la maladie. En ce sens, le nganga qui voit venir à lui un mourant prêt-à-mourir, peut directement conclure qu’il y a des « maladies qui proviennent des mauvais esprits ou service des malfaiteurs. Ces maladies n’ont donc pas de cause naturelle, mais proviennent de l’action d’un principe maléfique mis en mouvement par un agent causal magiquement puissant. »740 On reconnaît ici l’action néfaste de l’evu, qui, une fois pénétré dans l’organisme de la 738 A. Mary, La naissance à l’envers, Essai sur le rituel du Bwiti fang au Gabon, op. cit., p. 194. Ibid., p. 93. 740 J.-M. Aubame, Les Beti du Gabon et d’ailleurs, Tome II, op. cit., p. 255. 739 398 personne, provoque la maladie mortelle. Il s’agit comme on le sait, de l’evu négatif ou maléfique. On retravaillera ici cette notion d’evu pour montrer qu’il est une figure de l’altérité à visage féminin par quoi il opère horizontalement au travers du sexe de la femme, et verticalement en arrachant l’homme à sa vie et à lui-même, en arrêtant son pouvoir de sorte que face à l’evu, il ne peut plus pouvoir, face à l’evu il est désarmé et s’incline. L’introduction de la maladie par l’evu est le commencement de la mort, la manifestation de nos limites et la connaissance de celles-ci. Evu se nourrit de notre sang et de notre chair, c’est-à-dire que, contre notre gré, il nous transmet la mort pour nous prendre la vie, car il vit par nous et nous mourons par lui. D’ailleurs la distance est mince entre les deux termes qui connectent par le sens : evu et awu, ce qui s’entend par « ewu et fait venir le mot de « wu » « mourir » (…) : l’evu serait le pouvoir de plier choses et êtres à sa guise, comme dans l’envoûtement. »741 Dans la médecine traditionnelle, on dit de celui qui est atteint par la maladie mortelle qu’il est atteint par l’evu, et donc qu’il va mourir. On le voit : « toute mort, enfin, est rapportée à l’evu, et un certain nombre de maladies sont interprétées comme lui étant dues directement »742. Evu conjugue la mort, l’épèle, et l’imputation à l’ « ewu » (c’est-à-dire à l’evu) est une exigence de la raison quand il s’agit d’expliquer des décès autrement absurdes, toutes les fois que des hommes meurent « avant l’heure », succombent à la violence, sont écrasés par un arbre, tombent victimes d’un accident de toutes sortes, se voient emportés par une maladie inconnue, voire connue et sans remède, sans traitement curatif conséquent, etc. A partir de là, recourir à l’evu et l’interpréter autrement aiderait à comprendre les manifestations de la mort par la maladie, et à rendre compte de tout ce qui paraît prodigieux et inexplicable autrement. On dit d’ailleurs qu’avant l’arrivée d’evu dans la vie de l’homme, la mort était inconnue, ce qui montre bien, en effet, que « le mythe de l’evu traduit la déchéance de l’homme »743, et appartient lui aussi au régime de la philosophie de l’existence par quoi l’être humain s’appréhende lui-même au cœur du drame de la condition humaine. Dans tous les cas, nous avons affaire ici à deux démarches autonomes dans le Bwiti et dans le récit de l’evu. En effet, l’assumgha éning est un soin qui a vocation à subordonner la mort à la vie, c’est-à-dire que la visée éthique ici pointe vers la vie, par-delà la maladie mortelle et la vie au-delà de la maladie mortelle ; cette vie qui s’altère par la maladie doit renaître dans le mourant, connaître une sorte de métamorphose grâce à l’initiation par quoi, en 741 Ph. Laburthe-Tolra, Initiations et sociétés secrètes au Cameroun, Essai sur la religion beti, op. cit., p. 62. Ibid., p. 85. 743 B. Mvé-Ondo, Sagesse et initiation à travers les contes, mythes et légendes fang, op. cit., p. 124. 742 399 définitive, le mourant recommence une vie en nouveauté. Avec l’evu, on a la démarche inverse, à savoir que le malade dont la vie a été atteinte par l’evu ne permet plus d’échapper à la mort, ni de l’éviter, mais de la regarder en face : « la mort dans les yeux » pour reprendre le mot de Jean-Pierre Vernant. Regarder la mort en face et en assumer sa manifestation, l’objectif étant de mesurer la richesse du rapport à la mort et dire sa place dans l’existence de tout être ou de toute communauté. D’un côté il y a conversion spirituelle de la conscience, mouvement réflexif qui est l’essence de « l’autoconscience singulière »744, de l’autre côté il y a prise de conscience et le fait d’assumer sa mort comme telle. Vivre intègre ces deux mouvements. La conscience se reconnaît ici à la condition de cette lutte à mort pour la vie. On pourrait presque dire que la lutte qui oppose la mort à la vie éclaire la dialectique hégélienne par quoi, la première conscience renvoie au maître et la deuxième, à l’esclave. « Ils se reconnaissent comme se reconnaissant mutuellement. »745 En fait, la mort veut prendre la place de la vie et vice-versa, comme l’esclave veut renverser le maître, pour devenir le maître du maître. Cette lutte opère dans l’autoconscience, puisque les réalités que sont la mort et la vie sont concentrées dans la conscience qui rend possible l’expérience dans son unité. Cette expérience est franchement celle du « reconnaître » car si la mort est reconnue, la vie quant à elle serait alors reconnaissante. « Cette présentation, dit Hegel, est l’agir double ; agir de l’autre, et agir par soi-même. Dans la mesure où c’est agir de l’autre, chacun tend donc à la mort de l’autre. Mais en cela est aussi présent-là le second agir, l’agir par soi-même ; car celui-là inclut dans soi l’acte d’engager sa vie propre. La relation des deux autoconsciences est donc ainsi déterminée qu’elles s’avèrent elles-mêmes et l’une l’autre par le combat portant sur vie et mort. »746 Le combat qui oppose les deux consciences hégéliennes met donc en scène celui qui oppose la vie et la mort sur fond de reconnaissance, à savoir l’autoconscience. Il ne s’agit pas pour nous de dire laquelle, de la mort ou de la vie, triomphera de ce duel, mais de pointer l’unité de l’autoconscience qui ouvre l’espace de ce duel et dégage l’horizon de sa propre reconnaissance en tant que conscience qui ne se pense pas en dehors de la vie et de la mort. 744 Hegel, « note 1 », Phénoménologie de l’esprit, présentation, traduction et notes par Gwendoline Jarezyk et Pierre-Jean Labarrière, Coll. « Bibliothèque de philosophie », Paris, Gallimard, 1993, p. 218. 745 Ibid., p. 219. 746 Ibid., p. 220. 400 I. QU’EST-CE QUE AFFRONTER LA MORT ? Lorsque l’on examine la question ultime de la mort, on doit être certain d’avoir fait œuvre de philosophe. Car la mort c’est le redoutable, c’est ce qu’il y a de plus tragique qui puisse arriver et devant laquelle tout le genre humaine s’incline pour reconnaître son impuissance et sa vulnérabilité. Et philosopher, c’est aussi penser la mort car elle nous menace tous, elle est redoutable et fait peur. Philosopher ce n’est pas seulement apprendre à mourir, c’est aussi prendre le courage d’aborder de face un thème qui concerne chacun. Car la plus profonde des expériences humaines nous est donnée dans le témoignage et le penser sur la mort, pour autant qu’elle est ce que tous les humains ont en commun quelle que soit leur origine, quels qu’ils soient. Souvenons-nous, avec Gadamer, que « l’expérience de la mort occupe dans l’histoire de l’humanité une position absolument centrale. On pourrait aller jusqu’à dire que c’est elle qui a introduit, dans cette histoire, son devenir homme. De mémoire d’homme, enterrer les morts a toujours été la marque distinctive incontestée des hommes. »747 C’est pourquoi la mort d’autrui me touche, me concerne, pour autant elle me rappelle ma parenté avec tous les hommes, et le fait que la mort nous rende solidaires indépendamment de notre volonté. Ce qu’il y a de significatif dans l’approche de la mort, ce n’est pas en fait la mort elle-même, mais la richesse de la vie que nous captons dans l’accompagnement d’un proche ou d’un ami, dans l’initiation, car on prend vraiment conscience, à ce moment-là, que rien ne vaut la vie, qu’elle est irremplaçable, qu’elle est un bien qui n’a pas de prix, et au fond, qu’elle ne fait que trahir notre vulnérabilité en même temps qu’elle nous livre toute son importance par le fait qu’une personne avec laquelle nous avons ri, parlé, mangé, travaillé est en train de nous laisser petit à petit. C’est alors que chaque geste de la vie, chaque mouvement accompli compte et prend une importance particulière, comme si, avant, la rapidité des mouvements journaliers de la vie nous faisait perdre de vue que la vie suit une cadence, un rythme, et que chaque geste lui donne son contenu. Car la vie est grosse de tous les gestes, visibles ou subtiles, que nous posons à longueur de journée même quand leur réalité nous échappe. En fait, la mort de l’Autre, ou la mienne, est le dernier instant qui m’apprend comme à un enfant, ce qu’est la vie, c’est-à-dire que la fin de vie, pour le mourant, marque aussi la fin de l’apprentissage s’il est vrai que la vie est une suite 747 H.-G. Gadamer, Philosophie de la santé, op. cit., p. 72. 401 d’apprentissage. A ce moment-là, nous apprenons pour la dernière fois, la vie nous enseigne en même temps qu’elle nous quitte, elle imprime dans nous les dernières intuitions concernant le monde, l’existence, et la mort qui demeure, in fine, une inconnue. 1. Comment affronter la mort ? Ne perdons pa