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Rien serait la négation de l'étant en entier (der Allheit des Seienden), pas de tel ou tel étant, mais de
l'étant comme totalité (Ganze). Nous pouvons obtenir la totalité de l'étant en "idée" en totalisant les
choses, et nous obtiendrions le Rien en appliquant ensuite la négation à ce Tout. La source du Rien
parait être ainsi la négation. Mais Heidegger renverse cette apparence et dit: "le Néant est
originairement antérieur au ‘Non' et à la négation"3. Mais si le Rien est plus originaire que la
négation, comment l'obtenons-nous? Et cela vu que la voie logique est interdite, comme étant
ultérieure par rapport au Rien originaire. Si la modalité logique-rationnelle traditionnelle d'accès au
Tout n'est plus possible, ce n'est cependant moins vrai que l'homme a des voies multiples d'arriver
au Tout de l'étant et en conséquence au Rien. Ces voies sont situées dans l'entourage de ce que
Heidegger appelle die Befindlichkeit, la disposition affective, le sentiment. Une telle disposition
affective qui nous place dans le centre même de l'étant, le découvrant tout entier, peut être l'ennui
essentiel, ou la joie produite de la présence d'un être chéri; mais celle qui nous révèle non pas l'étant
entier mais le rien de celui-ci (son revers) c'est l'angoisse. Si dans les autres dispositions affectives
nous sommes tournés vers l'étant découvert en entier, l'angoisse-même n'«attire» pas - et cela dans
un multiple sens - mais elle repousse. Premièrement, l'angoisse n'attire pas dans le sens qu'elle nous
repousse de choses, l'angoisse n'est pas l'angoisse de quelque chose; ou en parlant comme Husserl -
l'angoisse n'est pas intentionnelle. Intentionnelle c'est la crainte, parce qu'elle est crainte de quelque
chose (d'obscurité, de tonnerre, de chien). En échange, l'angoisse est une "crainte" de tout, elle nous
transporte même au-delà du Tout. Vers quoi? - car nous sommes "au-delà du Tout". Vers le Rien
même. Ou, autrement dit (dans le langage du Sein und Zeit), l'angoisse est provoquée par le monde4,
ce quelque "chose" nonobjectuel, situé "au-delà" de chaque chose. En conclusion, l'angoisse nous
arrache aux choses et nous tourne vers le Rien.
Deuxièmement, l'angoisse n'attire ni par le seul rapport aux choses, ni par rapport à nous-
même. Elle nous arrache de notre familiarité quotidienne, nous transportant dans ce que Heidegger
appelle - le Dasein. Ainsi, ce n'est pas nous qui maîtrisons l'angoisse mais c'est elle qui s'empare de
nous en nous décentrant. Etants pris d'angoisse, nous sommes éloignés de tout: de choses, de nous
même en notre immédiat, des autres. L'angoisse nous tourne vers cette autre chose de toutes ces
immédiatetés - vers le Rien. "L'angoisse révèle le Rien"5. Comme nous sommes accaparés par la
banalité quotidienne, il semble en fait que l'angoisse qui nous envahit n'a aucune prégnance, étante
quelque chose de quoi nous devrions plutôt échapper, compte tenu du disconfort qu'elle nous
produit, un échappement que nous exerçons d'ailleurs dans le bavardage quotidienne. Ce bavardage
ne relève de rien, ou s'il relève quelque chose c'est l'état même du flottement en Rien. La causerie
déliée manifeste la présence diffuse du Rien. Ce que l'angoisse trahit, dernièrement, c'est notre
altérité totale par rapport aux choses. L'homme n'est pas un étant parmi d'autres étants, mais il est
l'«étant» des étants, l'«étant» en qui l'être même se montre, se donne (es gibt), et notre accès aux
autres étants n'est possible qu'à la condition de cette situation et ouverture originaires. Nous avons à
faire aux choses précisément parce que nous sommes situés, dès le début, dans leur Rien, dans
l'ouverture, dans le Da, qui permet survenir l'être. Cela signifie, en dernière analyse, que la source
du Rien n'est pas la négation, mais au contraire: nous pouvons nier et nous avons accès à quelque
chose qui peut être nié seulement parce que nous sommes installés dans le Rien révélé par