la negation chez husserl et heidegger

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Studia theologica I, 4/2003, 196-200
LA NEGATION CHEZ HUSSERL ET HEIDEGGER
Ştefan GUGURA
1. La négation chez Husserl
Husserl aborde le problème de "l'origine de la négation" dans le paragraphe 21 de
Expérience et jugement1, paragraphe qui porte le titre "L'empêchement des tendances et l'origine
des modalisations de la certitude". Le problème de la négation apparaît comme un premier
problème dans un chapitre qui traite également autres modalisations de la certitude comme le doute
et la possibilité, et même la possibilité problématique et celle qui est ouverte. Ces modalisations de
la certitude apparaissent sur le fond de l'empêchement de la réalisation des tendances de l'ego, dans
le cadre du rapport perceptif à un objet. Mais constitutivement et intégralement, on a d'une part la
conscience et d'autre part l'objet. La conscience toutefois, comme étant intentionnelle, est
conscience d'objet et l'objet, à son tour, est objet de la conscience (l'objet est immanent, non pas
transcendent). La conscience ne se rapporte pas à l'objet tout simplement mais elle se trouve située
dans un horizon d'attente plus vaste (un horizon en quelque sorte pré-objectuel), attente liée, elle
aussi, au donné objectuel. En corrélation avec cette attente liée à l'objet il y a les tendances de la
conscience, liées à son propre intérêt. En partant d'ici, comment apparaît-elle, la négation, comme
modalisation de la certitude? Prenons l'exemple de Husserl: soit une boule qui s'avère être aussi
rouge. Nous avons l'intention de croire que la boule, étant prise dans un horizon d'attente, s'avérera
par la suite être rouge et sphérique aussi, car chaque horizon comme tel renvoie au futur. La boule
s'est avérée être sphérique-et-rouge, l'horizon d'attente (qui, de quelque façon, remplace la
possibilitas traditionnelle d'origine aristotélicienne), institué graduellement par perception
ininterrompue, nous conduit à croire par conséquent que l'attente s'accomplira également par la
suite. Mais ... déception! Dans la série d'impressions perceptives qui remplissent l'attente, voilà une
prémière impression, ensuite une deuxième impression et même une entière série d'impressions qui
n'ont pas le caractère sphérique-et-rouge mais bosselée-et-verte. Le vieux sens, présent
retentionnellement encore (dans l'attente déçue), lutte quelque temps avec le nouveau sens, mais il
est finalement frappé-de-nullité et évincé, le dernier sens s'imposant avec clarté. Mais la perception
ne modifie pas son cours brusquement et inopinément, car la modification de sens est présente de
quelque façon antérieurement, le nouveau sens est co-présent avec l'ancien en même temps. Mieux
dit, la perception du sens a lieu dans une plénitude de sens, dont une part seulement est frappée-denullité (la croyance fondamentale se maintient), l'attente de son accomplissement ne se réalise plus,
en son lieu, même sur lui dit Husserl, s'édifiant ainsi un autre sens, sous la forme d'une modalisation
de la croyance fondamentale (la négation ne se montrera qu'en tant qu'un modus de cette-ci), le sens
entier étant ainsi dédoublé. De même façon, la vieille attente perceptive est présente encore
retentionnellement, même après son annulation, elle est présente comme supprimée. Si quelque
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chose se modifie brusquement, dit Husserl, c'est le moment objectif: la boule s'avère comme n'étant
plus entièrement rouge mais également verte; la chose même est et sera, comme biffée, comme
raturée, tant partiellement verte, dans la perception présente, que partiellement rouge, dans la
perception supprimée.
Le nouveau sens agit ainsi tant prospectivement que rétroactivement: prospectivement - il
s'édifie sur l'ancien sens, l'évinçant comme tel mais aussi le maintenant comme supprimé;
rétroactivement - il biffe le sens présent antérieurement et met en évidence la modalisation de la
conscience par la double présence superposée des deux sens qui entrent en conflit à un moment
donné.
L'origine de la négation s'avère être, par conséquent, ce frapper-de-nullité, cette suppression
comme apparition de l'autre. Ainsi, la négation se situe à un niveau anté-prédicatif, un niveau de
l'expérience réceptive et, plus originaire, de la croyance-en-monde (Weltglauben). Par conséquent,
la négation apparaît seulement comme modalisation de cette croyance originaire, par le conflit qui
s'institue entre un sens présent et un autre sens qui fait son apparition en se superposant au premier,
en le vainquant et en l'évinçant. Noématiquement, on a ce conflit entre les sens, où le nouveau sens
se superpose au vieux sens, présent aussi par la suite comme n'étant plus valable, comme recouvert
d'une rature. La nouvelle série de perceptions n'est pas seulement juxtaposée à la première, par
l'apparition du nouveau sens, comme simplement la suivante, mais elle est aussi superposée à la
première. Objectivement on a une alternance subite, où la chose s'avère comme n'étant pas simple
mais comme étant une somme de qualités contra-dictoires. Le noyau de la négation husserlienne
parait être cette superposition conflictuelle: de sens et d'actes, cette coprésence adversative où la
présence d'un sens perceptif signifie l'annulation de l'autre, lui-même présent encore sous cet aspect
de "ne ... pas" ou de "ne ... plus", sous l'aspect de frapper-de-nullité. Plus précisément encore, et
suivant d'ailleurs le premier point de la conclusion husserlienne du sous-chapitre, la négation est la
rature même.
2. La négation et le Rien chez Heidegger
Si le sol de la négation chez Husserl était la croyance, il est chez Heidegger l'angoisse.
Heidegger aborde le problème de la négation et du Rien dans la conférence Qu'est-ce que la
métaphysique?2, conférence "adressée" à l'ensemble des sciences. Les sciences en leur positivité ne
paraissent s'occuper que de leur propre domaine objectuel et de rien autre chose. Le Rien (le Néant)
apparaît ainsi pour la mentalité scientifique comme quelque chose d'insignifiant et de dispensable,
même s'il manifeste une présence cachée. Mais comment arrivons-nous, en dépit de cela, à Rien,
au-delà de cette pâle évocation dans la proximité des sciences? Nous pouvons nier telle et telle
entité, ... mais le Rien? Lui-même, qu'est-ce qu'il est vraiment? Mais, surtout, est-il quelque chose?
Et, en plus, on pose la question non seulement s'il est quelque chose, mais s'il est tout simplement.
Mais le Rien comment serait-il quelque chose et surtout comment serait-il, tout en restant Rien? La
question dirigée vers Rien parait dépourvue de sens. Cependant, selon la tradition métaphysique le
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Rien serait la négation de l'étant en entier (der Allheit des Seienden), pas de tel ou tel étant, mais de
l'étant comme totalité (Ganze). Nous pouvons obtenir la totalité de l'étant en "idée" en totalisant les
choses, et nous obtiendrions le Rien en appliquant ensuite la négation à ce Tout. La source du Rien
parait être ainsi la négation. Mais Heidegger renverse cette apparence et dit: "le Néant est
originairement antérieur au ‘Non' et à la négation"3. Mais si le Rien est plus originaire que la
négation, comment l'obtenons-nous? Et cela vu que la voie logique est interdite, comme étant
ultérieure par rapport au Rien originaire. Si la modalité logique-rationnelle traditionnelle d'accès au
Tout n'est plus possible, ce n'est cependant moins vrai que l'homme a des voies multiples d'arriver
au Tout de l'étant et en conséquence au Rien. Ces voies sont situées dans l'entourage de ce que
Heidegger appelle die Befindlichkeit, la disposition affective, le sentiment. Une telle disposition
affective qui nous place dans le centre même de l'étant, le découvrant tout entier, peut être l'ennui
essentiel, ou la joie produite de la présence d'un être chéri; mais celle qui nous révèle non pas l'étant
entier mais le rien de celui-ci (son revers) c'est l'angoisse. Si dans les autres dispositions affectives
nous sommes tournés vers l'étant découvert en entier, l'angoisse-même n'«attire» pas - et cela dans
un multiple sens - mais elle repousse. Premièrement, l'angoisse n'attire pas dans le sens qu'elle nous
repousse de choses, l'angoisse n'est pas l'angoisse de quelque chose; ou en parlant comme Husserl l'angoisse n'est pas intentionnelle. Intentionnelle c'est la crainte, parce qu'elle est crainte de quelque
chose (d'obscurité, de tonnerre, de chien). En échange, l'angoisse est une "crainte" de tout, elle nous
transporte même au-delà du Tout. Vers quoi? - car nous sommes "au-delà du Tout". Vers le Rien
même. Ou, autrement dit (dans le langage du Sein und Zeit), l'angoisse est provoquée par le monde4,
ce quelque "chose" nonobjectuel, situé "au-delà" de chaque chose. En conclusion, l'angoisse nous
arrache aux choses et nous tourne vers le Rien.
Deuxièmement, l'angoisse n'attire ni par le seul rapport aux choses, ni par rapport à nousmême. Elle nous arrache de notre familiarité quotidienne, nous transportant dans ce que Heidegger
appelle - le Dasein. Ainsi, ce n'est pas nous qui maîtrisons l'angoisse mais c'est elle qui s'empare de
nous en nous décentrant. Etants pris d'angoisse, nous sommes éloignés de tout: de choses, de nous
même en notre immédiat, des autres. L'angoisse nous tourne vers cette autre chose de toutes ces
immédiatetés - vers le Rien. "L'angoisse révèle le Rien"5. Comme nous sommes accaparés par la
banalité quotidienne, il semble en fait que l'angoisse qui nous envahit n'a aucune prégnance, étante
quelque chose de quoi nous devrions plutôt échapper, compte tenu du disconfort qu'elle nous
produit, un échappement que nous exerçons d'ailleurs dans le bavardage quotidienne. Ce bavardage
ne relève de rien, ou s'il relève quelque chose c'est l'état même du flottement en Rien. La causerie
déliée manifeste la présence diffuse du Rien. Ce que l'angoisse trahit, dernièrement, c'est notre
altérité totale par rapport aux choses. L'homme n'est pas un étant parmi d'autres étants, mais il est
l'«étant» des étants, l'«étant» en qui l'être même se montre, se donne (es gibt), et notre accès aux
autres étants n'est possible qu'à la condition de cette situation et ouverture originaires. Nous avons à
faire aux choses précisément parce que nous sommes situés, dès le début, dans leur Rien, dans
l'ouverture, dans le Da, qui permet survenir l'être. Cela signifie, en dernière analyse, que la source
du Rien n'est pas la négation, mais au contraire: nous pouvons nier et nous avons accès à quelque
chose qui peut être nié seulement parce que nous sommes installés dans le Rien révélé par
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l'angoisse. Et, de plus, la négation n'est pas la principale ou la singulière manifestation du Rien dans
la destinée de l'homme. Les manifestations les plus originaires seraient: la transgression et
l'exécration, le refuser, le défendre et la privation.
3. Remarques concernants le problème de la négation chez Husserl et Heidegger
Même si Husserl instaure la négation dans une couche antéprédicative, sa position reste
quand-même ambiguë: nous pouvons dire que Husserl ne réussit pas rendre à la négation une
fondation transcendantale et, par conséquent, il reste accaparé par le psychologique6. Car la
négation est corrélée avec la déception, avec l'attente et l'intérêt, tous ceux-ci sans avoir un statut
transcendantal bien précisé (ab-sent même). Une autre ambiguïté chez Husserl c'est la coprésence
en conflit de ces deux sens. Husserl affirme que, en fait, le sens total est unique et intégral, et
qu'alors le conflit ne ferait que manifester ce qui était déjà présent, dans une manière latente. Dans
une telle perspective on pourrait penser que la source de la négation n'est pas la déception et le
conflit, mais que la négation serait déjà présente dans la structure de chaque sens, séparément et
indépendamment d'un autre. Selon Hegel, "rouge" signifie déjà la négation, mais signifie aussi la
présupposition des autres couleurs (selon Wittgenstein, à son tour, chaque couleur se trouve dans un
système), comme aussi pour "vert". Husserl n'aurait pas accepté la solution hégélienne, parce que,
pour lui, le champs intégral d'attaque pour les problèmes est celui du Monde-de-la-Vie
(LebensWelt), ou il n'y a rien implicitement, rien seulement latent. Chez Husserl, tout doit avoir une
rélévance de l'ordre du vivre et c'est pour cela que le conflit des deux sens s'avère nécessaire (chez
Husserl le noétique a une prééminence sur le noématique, chez Hegel il en serait inversement).
L'ambiguïté se maintient car Husserl écrit: "de même que le moment désormais attendu
comme «autre» recouvre le sens «rouge et sphérique» ... et le néantise, de même en est-il
rétroactivement dans la totalité de la série antérieure"7, mais aussi "il y a une différence avec le
passé"8, ce qui signifie que dans le passé passé il y avait seulement un seul sens, le sens "rouge", et
une seule série de perceptions, celle du "rouge" sensible, et le survenir du nouveau sens (du "vert")
modifie le cours de la perception non seulement vers le futur ("désormais"), mais il modifie le passé
même (le passé n'est pas totalement passé), en faisant que le sens soit raturé dès le commencement,
mais cela seulement dès le 'moment' de l'éruption du conflit; le fait surprenant est que, en
conséquence, le présent ne modifie pas seulement le futur (la superposition future des deux sens)
mais aussi le passé (leur superposition dès le début)!
Qu'est-ce qu'il se passe chez Heidegger, en échange? La position heideggerienne, est-elle
comparable, de quelque sorte, avec celle husserlienne? Les deux positions sont comparables dans la
mesure où la négation est fondée, dans les deux cas, dans une couche anté-prédicative, pré-logique
ou des dispositions affectives, dans la croyance, d'une part, dans l'angoisse, d'autre part. Mais la
position de Husserl, ancrée fortement dans le sol de la modernité, est une position subjectiviste,
même si transcendantale-subjectiviste, en n'importe quel sens qu'on la prenne, car l'ego
transcendantal reste cependant un ego. Heidegger, en échange, réussit le dépassement autant de la
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subjectivité, quelle qu'elle soit, que de l'entier fondement de la philosophie moderne (l'egoité
transcendantale), car, en cherchant de révéler l'essence de l'angoisse, il écrit: "ce n'est ni «moi» ni
«toi» que l'angoisse oppresse, mais «on» («einem») se sent ainsi"9, cet «on» n'étant pas du tout le
«das Man» indiffèrent, mais il indique, comme le passage cité en entier, le dépassement, par la
problématique de l'angoisse, de chaque positivité subjectiviste et, par conséquent, la suspension du
thème de l'ego. Le Dasein ne révèle plus de quelque chose d'humain (egologique), mais il propose
quelque "chose" plus proche de l'homme que l'entier humanisme traditionnel, c'est-à-dire son
essence comme présence le l'être. Ainsi, si, par intentionnalité, Husserl a réussit d'apporter une
brèche dans l'ego compact et totalisateur, ego instauré dans la pensée philosophique par Descartes
(tout en saisissant son caractère d'ouvert), Heidegger réussit plus encore: à penser l'ouverture de cet
ouvert (das Sein comme Da), c'est-à-dire l'être même.
Note
1
Edmund Husserl Expérience et jugement, Paris, Presses Universitaires de France, 1991.
Dans le volume Questions I et II, Paris, Gallimard, 1964.
3
Ibid., p. 54.
4
M. Heidegger Être et Temps, Paris, Gallimard, 1964, p. 229: "Ce qui angoisse l'angoisse, c'est le monde en tant que
tel".
5
Question I et II, p. 59.
6
Voir aussi J. Derrida Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, Presses Universitaires de France,
1990, p. 195-197, surtout la note 47.
7
Expérience et jugement, p. 104.
8
Ibid., p.106.
9
Question I et II, p. 59.
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