Politiques du cadre. Neuf réflexions en marge du

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Politiques du cadre.
Neuf réflexions en marge du travail de
Matthieu Brouillard et de Donigan Cumming
Eduardo Ralickas
1.
Dans un ouvrage récent intitulé Fenêtre (2004), le psychanalyste français Gérard Wajcman
avance des hypothèses très riches sur la forme « tableau » 1. Plus particulièrement, au dixième
chapitre (« Décadrage », p. 297–331), l’auteur interroge l’acte pictural en proposant une
petite histoire du cadre qui n’est pas dépourvue d’intérêt pour saisir les enjeux pragmatiques
de l’œuvre de Matthieu Brouillard et de Donigan Cumming. Sans vouloir me livrer au jeu
sans fin des métaphores « parergonales », je souhaiterais néanmoins inscrire cette réflexion
dans la logique du détour et consacrer l’ensemble de ce texte non tant à la description critique
des œuvres de Brouillard et de Cumming (geste transitif), mais plutôt à l’élaboration d’un
« cadre » analytique qui constituera en quelque sorte une longue périphrase, une mise en
abyme théorique autour de la problématique de l’encadrement (geste réflexif). Étant donné ce
parti pris méthodologique, il sera moins question ici des œuvres (du moins directement) et je
m’intéresserai davantage à la photographie comme dispositif 2 produisant ce qu’il convient
d’appeler une « relation » 3. Ainsi, en inscrivant mon propos dans la foulée des recherches de
Wajcman, je cherche à cerner en quoi ces deux artistes transforment photographiquement la
logique de l’encadrement que Wajcman tient pour constitutive de l’art dans la modernité.
Pour tout dire : Brouillard et Cumming pratiquent — chacun à sa façon — une réflexion sur
le cadre dont le résultat est de disposer autrement les principaux éléments instaurant la
relation picturale et ses rapports de force : le spectateur, le tableau, l’artiste et le modèle 4.
2.
D’entrée de jeu, il convient de préciser que la démarche de Wajcman ne s’inscrit pas tout à
fait dans un discours d’historien de l’art (expliquer la signification de l’objet « cadre » et
décrire ses transformations dans les pratiques modernes et contemporaines), et encore moins
dans une histoire matérielle de l’art (décrire la morphologie de tel et tel type de cadre en
fonction de tels et tels facteurs historiques, culturels, anthropologiques, techniques ou
économiques). En effet, l’originalité des remarques de cet auteur résulte d’une recherche
approfondie sur l’ontologie du tableau qui s’avère une véritable théorie des effets de l’art
dans son contexte de réception. Ainsi, l’intérêt des idées avancées par Wajcman pour
réfléchir sur les productions photographiques de Brouillard et de Cumming tient au fait que
1. Gérard Wajcman, Fenêtre. Chroniques du regard et de l’intime, Paris, Verdier, coll. « Philia », 2004.
2. Pour une définition du dispositif, je renvoie à Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?,
traduction par Martin Rueff, Paris, Rivages, coll. « Rivages poche », 2007. Selon Agamben, ce terme
recouvre « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer,
d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des
êtres vivants » (p. 31).
3. J’emploie ce terme à dessein et dans un sens qui n’est pas tout à fait celui que lui attribue Nicolas
Bourriaud. J’y reviendrai.
4. Par ailleurs, à cette énumération des vecteurs constitutifs de la relation picturale, il faudrait sans doute
ajouter un cinquième terme : « le critique d’art ». Il se pourrait que l’opération méta qui est celle de la
critique ne soit qu’un cadre supplémentaire s’interposant entre le cadre de l’œuvre et ses destinataires. Dans
ce cas, le discours critique constituerait un rapport de force (sans issue ?) avec l’œuvre d’art et ses
nombreuses manifestations parergonales (le récit autorisé de l’artiste, le dispositif pictural, le dispositif de
présentation, etc.). Pour une analyse du cadre comme dispositif d’énonciation, voir Louis Marin, « Le cadre
de la représentation et quelques-unes de ses figures » (1987), repris dans De la représentation, Paris,
Hautes Études, Gallimard, Seuil, 1994, p. 342–363 ; et Louis Marin, Opacité de la peinture. Essais sur la
représentation au Quattrocento, nouvelle édition revue par Cléo Pace, Paris, Éditions de l’École des Hautes
Études en Sciences Sociales, « L’histoire et ses représentations 6 », 2006, p. 63–94.
cet auteur pense le cadre comme la manifestation d’un pouvoir nouveau, surgissant dans
l’espace intersubjectif de la modernité artistique, à savoir le pouvoir que détient l’artiste
d’octroyer (ou pas) du pouvoir et, par là, de donner la (sa) créativité en partage.
3.
Je retiens ici quelques éléments de la démonstration de Wajcman, qui s’articule d’ailleurs
autour de l’exemple de Nicolas Poussin et de la lettre que ce peintre a adressée à Paul Fréart
de Chantelou le 28 avril 1639. Pour mémoire, la missive avait été rédigée afin
d’accompagner l’envoi du tableau Les Israélites recueillant la manne dans le désert (1637–
1639) et d’instruire son destinataire sur l’art d’encadrer le tableau avec goût afin de lui
donner les conditions maximales de visibilité. « Quand vous aurez reçu [votre tableau] »,
écrivait Poussin, « je vous supplie, si vous le trouvez bon, de l’orner d’un peu de corniche,
car il en a besoin, afin qu’en le considérant en toutes ses parties les rayons de l’œil soient
retenus et non point épars au-dehors en recevant les espèces des autres objets voisins qui
venant pêle-mêle avec les choses dépeintes confondent le jour ». Et il poursuit : « Il serait fort
à propos que ladite corniche fût dorée d’or mat tout simplement, car il s’unit très doucement
avec les couleurs sans les offenser » 5. En employant des formules de politesse (« je vous
supplie ») et des périphrases affichant la modestie du locuteur (« si vous le trouvez bon »), la
lettre de Poussin propose rien de moins qu’une démonstration de la nouvelle emprise de
l’artiste sur le comportement du récepteur : « vous, le destinataire, peut-on lire entre les
lignes, je m’adresse à vous en flattant votre subjectivité, alors que votre arbitre en matière de
goût n’a pas la moindre importance dans la relation qui nous relie ». On se souviendra qu’à la
Renaissance, il revenait souvent au mécène de déterminer le format et même les dimensions
de l’œuvre et, par conséquent, de prédéterminer les modalités de l’encadrement, si bien que
le travail pictural relevait d’un partage de la créativité. Mais il y a eu, à partir de Poussin, un
bouleversement. Chantelou, nous rappelle Wajcman, avait sans doute l’impression d’achever
l’œuvre du peintre en encadrant son tableau (acte conclusif s’il en est), c’est-à-dire en y
posant le regard privilégié du mécène culturel dont le jugement en matière de goût opère la
relève du geste artistique. Or, à vrai dire, il s’agit là d’une ruse, d’un acte que le peintre pose
de façon subreptice : en donnant à autrui le projet de façonner les modalités de
l’encadrement, il n’en demeure pas moins que c’est l’artiste qui « dirige » la créativité de son
destinataire dont les gestes ne sont que les effets d’une volonté préalablement inscrite dans la
structure de l’œuvre (c’est-à-dire les dimensions et les proportions de son format). Dès lors,
conclut Wajcman, « insidieusement, sous les dehors d’une simple distribution des tâches —
au peintre le tableau, au collectionneur le cadre — c’est en vérité une passation ou plutôt une
prise intégrale des pouvoirs qui semble s’être opérée » 6. De toute évidence, à partir du cas
paradigmatique de Poussin 7, le cadre aura subi une transformation qui a trait à la dimension
sociale de l’œuvre d’art : désormais, ce dispositif extra-pictural concrétisera la nouvelle
portée pragmatique du geste artistique. Ainsi, la détermination des propriétés « esthétiques »
d’une œuvre (acte appartenant au seul peintre d’accomplir en régime moderne) ne sera plus
une affaire purement « formelle » : il s’agira aussi de « programmer » (et donc de pro-duire)
des effets réels chez le récepteur, en les inscrivant dans la conception même de l’œuvre et ce,
en amont de sa réalisation. Dans cette perspective, la dynamique du cadre est aussi celle de
l’inscription de l’agentivité artistique dans un champ social élargi — champ que je
souhaiterais qualifier ici de « politique » (au sens de ce qui a trait à la polis et aux sujets qui y
évoluent).
…… [extrait du texte de publication: Coming through the Fog: les rencontres de Matthieu Brouillard et de Donigan Cumming, 2012, Sagamie édition d’art] 5. La lettre est citée par Wajcman, p. 301.
6. Ibid, p. 303.
7. Le cas Poussin n’est qu’un exemple frappant d’une dynamique qui s’est instaurée dans les pratiques
artistiques de l’âge classique. En effet, comme l’a démontré Louis Marin, les propos tenus par Poussin dans
sa lettre à Chantelou figuraient déjà dans les traités de peinture. Voir Marin, « Le cadre de la
représentation », p. 347.
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