Est-il légitime de ne pas décider pour autrui ? Le - chu

Sciences Sociales et S a n t é , V o l . 3 3 , n ° 3 , s e p t e m b r e 2 0 1 5
Est-il légitime de ne pas décider
pour autrui? Le travail politique
autour d’une Équipe mobile
de psychiatrie-précarité
Ana Marques*
Résumé. L’hospitalisation psychiatrique sous contrainte de personnes
sans abri représente un exemple fort de situation dans laquelle les profes-
sionnels ont à décider pour autrui en l’absence de proches. Deux séries de
critiques encadrent ces situations : la critique de l’intervention sous
contrainte, assimilée à une forme de sur-interventionnisme, et la critique
de la non-intervention, assimilée à un sous-interventionnisme. Dans ce
contexte, le problème de la qualification des situations se pose de façon
particulièrement aiguë ainsi que celui des acteurs légitimes à décider et à
intervenir ou non contre l’avis de la personne. Cet article analyse le
travail micro-politique qui construit au quotidien la légitimité d’une
Équipe mobile de psychiatrie-précarité (EMPP) à décider et surtout à ne
pas décider pour autrui.
Mots-clés: psychiatrie, sans abri, équipe mobile, contrainte, décision.
doi: 10.1684/sss.2015.0305
* Ana Marques, sociologue, 3 rue Jacques Brel, 93330 Neuilly-sur-Marne, France ;
chargée d’études à l’Établissement Public de Santé Ville-Évrard ;
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Depuis deux mois, Madame Dujardin est installée sur un banc
public, en face d’un centre d’hébergement, entourée de déchets. L’EMPP
la rencontre jusqu’à trois fois par semaine, de jour comme de nuit, pour
instaurer une relation avec elle, évaluer la nécessité de soins psychia-
triques, essayer de lui faire accepter abri et soins, alors que ses partenaires
(1) insistent de plus en plus pour une hospitalisation sous contrainte. Ce
jour-là, il neige et elle continue de refuser toute proposition d’héberge-
ment ou de soins. L’ensemble des professionnels impliqués s’accorde sur
le fait qu’il faut faire quelque chose, mais que faire et qui doit intervenir?
Certes, sa présence sur un lieu public fait désordre, mais cela ne justifie
pas une intervention de la police au titre du trouble grave à l’ordre public.
Effectivement, on peut supposer qu’elle cache des problèmes somatiques
inquiétants sous ses couvertures, mais cela ne suffit pas pour faire inter-
venir les pompiers ou le SAMU au titre de l’urgence vitale; enfin, il est
vrai qu’elle délire mais son état ne justifie pas complètement une hospita-
lisation sous contrainte. Comment qualifier le problème : social, soma-
tique, d’ordre public, psychiatrique? Et, en fonction, qui est légitime pour
intervenir? Dans ce contexte, est-il légitime de décider (2) d’une hospita-
lisation à sa place, contre son gré et pour son bien? Mais surtout, est-il
légitime de ne pas le faire ?
Généralement, la légitimité de la psychiatrie à intervenir (3) se cons-
truit en référence à une demande de soin exprimée lorsque la personne à
soigner se trouve dans un lieu de soin, psychiatrique ou non (Marques,
2010). Ce cadre limite la possibilité d’intervention de la psychiatrie,
comme garde-fou d’une discipline qui a été longtemps accusée d’exercer
un pouvoir tentaculaire. Cependant, les personnes sans abri se trouvent
(1) Il s’agit des professionnels d’institutions sociales (travailleurs sociaux, médecins,
direction), du SAMU et de la police.
(2) La question de savoir qui décide d’une hospitalisation sans consentement est
complexe. Sur le plan légal, c’est le directeur de l’établissement ou un représentant de
l’État qui prononce la décision d’admission mais seulement en fonction de certificats
médicaux qui sont condition sine qua non. Ensuite, les médecins des secteurs
accueillant les patients confirment ou non le maintien d’une telle mesure. Il s’agira ici
de la décision de l’EMPP d’intervenir sous contrainte en vue d’une hospitalisation.
(3) La notion d’intervention fait référence à tout acte d’un professionnel ou bénévole
auprès d’une personne (usager, patient, résident). Elle est volontairement large de
façon à mettre sur le même plan les différents acteurs (la police, le champ social et le
sanitaire) et leurs diverses actions, notamment verbales et physiques. Ce terme permet
également de suspendre une qualification du sociologue (est-ce un entretien, une
évaluation, une visite, un soin, une interpellation ?) afin de mettre en évidence celle
des intervenants.
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rarement dans une telle situation de demande, ce qui rend problématique
leur accès aux soins. C’est dans le but de favoriser l’accès aux soins
psychiatriques de cette population que des Équipes mobiles de psychia-
trie-précarité (EMPP) ont été créées vers la fin des années 1990. Les
EMPP ont été officialisées par la circulaire du 23 novembre 2005 et sont
actuellement plus d’une centaine sur l’ensemble du territoire français.
Elles sont le plus souvent attachées à un secteur de psychiatrie publique et
couvrent le territoire de plusieurs secteurs. Elles ont des compositions très
variées (de deux à plus de dix membres) et combinent différents modes de
fonctionnement (permanence dans les structures sociales, réunions avec
les partenaires, formations, conseil par téléphone, visites sur site — sorte
de visite à domicile pour ceux qui n’en ont pas). Ces équipes ne sont pas
censées soigner cette population en se substituant aux secteurs psychia-
triques, mais plutôt l’évaluer et l’orienter vers les structures de droit
commun, même si, pour le faire, il est nécessaire de rencontrer la personne
à plusieurs reprises, parfois pendant plusieurs mois. L’équipe sur laquelle
cette étude se concentre a été créée en 1998, dans un des cinq hôpitaux
psychiatriques desservant Paris. Pendant la période de l’enquête, elle était
composée de deux à trois infirmiers, d’une psychologue, de deux psychia-
tres, d’une assistante sociale, d’un aide médico-psychologique, d’une
secrétaire et d’une chargée de mission (moi-même). Comme sa population
cible est réputée ne pas se déplacer vers les lieux de soins, cette équipe va
vers les personnes, dans les rues ou dans des structures d’urgence sociale
(4), le plus souvent à partir de signalements de professionnels de ces struc-
tures et en l’absence de demande de la part des personnes signalées.
Ainsi, les EMPP représentent l’élargissement maximal de la légiti-
mité de la psychiatrie à intervenir. Ces équipes ont été créées dans un
contexte où, après avoir étendu sa légitimité à intervenir dans des lieux et
situations différentes (Castel, 1976; Henckes, 2007), la psychiatrie n’est
plus seulement accusée d’excès d’intervention sur les personnes, que j’ap-
pellerai ici sur-interventionnisme, mais également d’abandon de celles-ci
(Dodier et Rabeharisoa, 2006 ; Eyraud, 2006) ou de sous-intervention-
nisme. Il apparaît que plus la psychiatrie a élargi sa légitimité à intervenir,
plus il lui est difficile de légitimer ses non-interventions (Marques, 2010).
(4) Notamment des centres d’hébergement d’urgence et des lits halte soins santé
(LHSS). Les LHSS sont des structures dans lesquelles sont prodigués « des soins à
domicile pour ceux qui n’ont pas de domicile », selon la formule d’un infirmier d’un
LHSS. Un ou deux membres de l’EMPP étaient présents une à deux demi-journées par
semaine dans chacune des sept structures partenaires. Les visites aux personnes signa-
lées dans la rue avaient lieu en moyenne une nuit et deux jours par semaine, avec deux
ou trois membres de l’équipe.
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C’est dans ce cadre qu’il semble pertinent de poser la question paradoxale
de la construction de la légitimité (5) à ne pas décider pour autrui, notam-
ment dans des situations dites de crise (6) où l’éventualité d’une interven-
tion sous contrainte (7) se présente. Cet article apporte des éléments de
réponse à cette question à partir de l’analyse du travail micro-politique des
acteurs dans la prise en charge des personnes sans abri. Ce travail est de
nature politique, au sens il porte autant sur l’identification des acteurs
pertinents que sur celle des interventions reconnues comme relevant légi-
timement de chaque acteur dans un contexte donné (Dodier, 2003) :
comment établir qui est légitime pour participer à la prise en charge de
Madame Dujardin et aux décisions la concernant et pour faire quoi? Ce
travail est micro(politique), car il s’agit d’examiner, dans des séquences
d’échanges entre les acteurs au cours des prises en charge au quotidien, les
opérations qu’ils utilisent et comment ils les agencent pour légitimer
chaque acteur (notamment ceux de la psychiatrie), ainsi que les interven-
tions ou non-interventions, en l’occurrence celles sous contrainte.
L’analyse en termes de travail politique est particulièrement intéres-
sante dans ce contexte pour trois raisons principales.D’abord, cette popu-
lation étant souvent marquée par un isolement social, la famille ou les
proches sont absents, alors qu’habituellement ils sont des acteurs privilé-
giés dans la décision pour autrui. Les professionnels (la police, l’EMPP,
l’institution sociale partenaire, le SAMU, les pompiers) sont donc en
première ligne pour décider. Ensuite, ces institutions et leurs profession-
nels n’ont aucun lien hiérarchique entre eux permettant d’établir une
forme de chaîne de la décision (Lovell, 1996a). Par exemple, comme
l’EMPP ne dispose pas de lits d’hospitalisation ni d’hébergement, une
(5) La notion de légitimité se réfère au fait qu’un acteur et/ou une action sont reconnus
par les autres acteurs comme pouvant, voire devant, intervenir sur une situation dans
un contexte donné.
(6) Les situations de crise sont entendues ici comme des situations limites pour
lesquelles les méthodes habituelles d’intervention ne semblent pas pertinentes, mais où
il ne semble pas possible de ne pas intervenir. Voir Lovell (1996c) au sujet de la cons-
truction sociale d’un cas d’urgence psychiatrique dans la rue.
(7) L’expression « hospitalisation sans consentement » sera réservée au cadre légal
dont elle est issue. S’agissant de l’intervention des acteurs sur le terrain, j’utiliserai
plutôt l’expression « sous contrainte » car une partie des interventions des profession-
nels, y compris de l’EMPP, a lieu sans le consentement de la personne, sans pour
autant être sous contrainte. En effet, l’absence de consentement n’indique pas forcé-
ment la présence d’un refus par la personne, alors que le terme « contrainte » explicite
qu’il s’agit d’aller à l’encontre de son refus. Ce type d’intervention est assez rare dans
la pratique de l’EMPP (une dizaine de situations dans la période de l’étude).
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orientation de cette équipe serait à exécuter par d’autres institutions, ce
qui n’est pas forcément acquis. Même au sein de l’EMPP, le poids de la
hiérarchie médicale est très relatif, comparativement à ce qui se passe à
l’hôpital. Les rôles techniques spécifiques des professionnels sont
suspendus car il ne s’agit ni de prescrire, ni de distribuer des médicaments,
ni d’établir un diagnostic précis, par exemple. Les patients peuvent être
suivis uniquement par les infirmiers ou le psychologue, avec éventuelle-
ment la participation de l’assistant social, mais sans jamais rencontrer le
médecin. Souvent, les décisions sont prises au quotidien par les profes-
sionnels qui suivent le patient, mais les situations dites de crise sont discu-
tées en équipe, avec ou sans la participation des partenaires. Les
discussions et décisions sur les interventions ont lieu dans des contextes
divers, allant de la réunion formelle aux discussions très informelles.
C’est pourquoi, dans ce contexte, le rôle du médecin dans les prises de
décision est à relativiser et, en l’absence de la famille, la question de la
pertinence des acteurs de la décision est un aspect crucial. Enfin, l’analyse
en termes de travail politique met en évidence le fait que c’est la qualifi-
cation des situations complexes, imbriquant plusieurs dimensions (social,
ordre public, somatique, psychiatrique), qui est au cœur de l’interaction
entre les acteurs afin de déterminer leur légitimité à intervenir ou non, et
ce notamment lors des moments-clés des prises en charge, dont les situa-
tions dites de crise sont l’exemple extrême. Ainsi, si au cours de leurs
interactions les acteurs finissent par considérer l’aspect psychiatrique
comme étant inexistant ou limité, une non-intervention de la psychiatrie
sera légitimée et, à l’inverse, son intervention serait assimilée à une forme
de psychiatrisation du social ou, autrement dit, à du sur-intervention-
nisme. Si, au contraire, l’aspect psychiatrique leur paraît suffisamment
important, la non-intervention sera assimilée à du sous-interventionnisme,
considérée comme une forme d’abandon (8). Le travail micropolitique
décrit ici porte donc sur la qualification des situations et sur la légitimation
des acteurs à décider d’intervenir ou non sous contrainte.
Concernant la méthodologie, cet article s’appuie sur une enquête
réalisée entre 2004 et 2008 au sein d’une EMPP parisienne, à la fois en
(8) Outre la littérature en sciences sociales présentée plus haut, ces critiques émanent
de professionnels lorsqu’ils s’expriment sur le travail de leurs collègues ou des parte-
naires. Lors de réunions ou de discussions informelles, ces critiques s’expriment en
termes de « il ne fait pas son boulot », « c’est la moindre des choses », « vous ne
pouvez pas laisser la personne comme ça » ou « il dépasse les limites », « ils en font
de trop ». Enfin, des passants qui assistent aux interventions de l’EMPP expriment ces
deux critiques par « laissez-le tranquille, c’est sa liberté ! » ou bien « il est là et vous
ne faites rien ! »
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