LA DÉPORTATION DE RÉPRESSION DANS L’AUBE
(par Rémi Dauphinot et Sébastien TOUFFU)
I. LA DÉPORTATION DE RÉPRESSION : LES SOURCES ET L’HISTORIOGRAPHIE
ll y a encore quelques années, dans une étude sur le phénomène terrible de la déportation, on aurait distingué celle des « juifs » et celle des «
résistants et politiques ». Pierre Laborie l'a rappelé cemment dans un colloque sur les déportés résistants (20 juin 2005) : la recherche et le
vocabulaire utilisé aujourd'hui par la plupart des historiens tendraient plutôt à opposer une déportation dite de « persécution » et une déportation
dite de « répression ».
La première regrouperait en gros des familles entières (hommes, femmes, enfants, vieillards) déportées et sélectionnées pour la mort, arrêtées et
éliminées parce que nées juives, et la seconde regrouperait le plus souvent des adultes arrêtés et déportés pour ce qu'ils ont fait ou sont
susceptibles de faire contre le IIIe Reich. Par ailleurs, dans cette déportation de répression, on joint désormais à la figure des " résistants " et
" politiques " le sort des " otages ", des " droits communs " et aussi plus récemment celui des " requis du STO " et des " prisonniers de guerre "
ayant accompli des actes hostiles au Reich.
Cette distinction fondamentale dans la politique de déportation du IIIe Reich n'est pas que formelle. Elle peut être éclairée par le sort de trois
déportés aubois qui ont été arrêtés pour des faits de résistance ou l'appartenance à un mouvement de Résistance. Pierre Huberfeld, qui a distribué
des journaux de Libération-Nord, Hélène Jakubowicz, agent de liaison du parti communiste parisien à Troyes, et Jacqueline Rachi, elle aussi
résistante troyenne, ont été arrêtés et internés dans un premier temps pour réprimer leurs actions. Dans un deuxième temps, au lieu d'être internés
à Compiègne comme la plupart des résistants, ils sont acheminés à Drancy et déportés en tant que juifs et non résistants. Pour les nazis, la
distinction est donc très claire.
Notre méthode
Pour aboutir à une "
synthèse " (si ce mot est acceptable, tant la diversité des situations et des destins l'a emporté) sur la déportation de répression
dans l'Aube, notre souci a été d'abord de revenir aux parcours individuels de chacun des déportés. Pour cela, il a fallu repartir des différentes
sources et les croiser. Nous avons ainsi essayé d'actualiser et de compléter le plus possible la liste des déportés depuis le département de l'Aube.
Pour ce faire, nous avons utilisé les fiches individuelles réalisées pour chaque déporté aubois par les correspondants du Comité d'histoire de la
deuxième guerre mondiale (CH2GM). Nous les avons ensuite comparées et complétées avec celles des fichiers de l'Office national des anciens
combattants (ONAC). Le Livre-Mémorial des déportés de France arrêtés par mesure de répression et dans certains cas par mesure de
persécution, 1940-1945, (quatre volumes de plus de 1 000 pages chacun), paru en juin 2004, instrument de recherche d'une richesse incroyable, a
ensuite facilité grandement notre tâche et nous a permis de mesurer la complexité du parcours des déportés dans la toile concentrationnaire
allemande (pour ne pas alourdir le texte nous l'appellerons ci-dessous plus simplement Livre-Mémorial).
Un sujet longtemps polémique
Rappelons ici que ce sujet ô combien complexe, et par certains aspects piégé, a été longtemps l'objet de polémiques. Annette Wierviorka en fait
l'historique dans un ouvrage issu de sa thèse, Déportation et génocide. La querelle entre le CH2GM et la FNDIRP (Fédération nationale des
déportés et internés résistants et patriotes) a d'abord porté sur les chiffres, au début des années 1970. Le CH2GM dénombre ainsi, à partir du
travail des correspondants départementaux, " seulement " 52 000 déportés non juifs. Pour la FNDIRP, c'est trop peu. La méthode entraîne aussi
des passes d'armes. Comment éviter de compter deux fois la même personne : faut-il compter les déportés par rapport aux lieux d'arrestation, aux
lieux de résistance ou aux lieux de résidence ? Une synthèse nationale regroupant tous les travaux des correspondants départementaux, qui aurait
été possible, ne peut voir le jour dans les années 1970. Pour certains anciens déportés, compter les déportés ne reviendrait-il pas à compter le
poids de chaque mouvement ? Or, le contexte politique des années 1970 est encore marqué par la guerre froide. Il y a dix ans, dans un contexte
plus serein, et pour combler ce manque et ce retard de la recherche française, la Fondation pour la mémoire de la déportation (FMD) prend
l'initiative de relancer les travaux et de réaliser un Livre-Mémorial du même type que celui de Serge Klarsfeld pour les juifs déportés de France
(paru en 1978) et confie le travail de recherche à des historiens de l'université de Caen. Ceux-ci, après un travail considérable et un partenariat
efficace, aboutissent au chiffre de 86 000 déportés de répression. Ce chiffre, beaucoup plus proche de la réalité, est cependant provisoire ; il est
amené à sensiblement augmenter (depuis la publication du Livre-Mémorial, 2 000 nouveaux noms ont ainsi été transmis aux chercheurs via la
FMD. Ce fait ne peut nous surprendre : dans l'Aube, une quarantaine de déportés attestés dans les listes des Archives départementales ou de
l'ONAC, dont la déportation ne fait pas de doute, n'apparaissent pas dans le Livre-Mémorial, soit à peu près 10 % du chiffre total de la
déportation de répression dans l'Aube.
Difficulté d'une statistique de la déportation
Pendant longtemps, le problème des chiffres était d'abord celui de la définition du mot " déportation ". Dans les fiches du CH2GM, on retrouve
parfois mélangés des requis du STO, des prisonniers de guerre, des juifs. Ce travail de clarification et de classement a été difficile à réaliser, face
à des listes de noms dont aucun témoin ne pouvait infirmer ou confirmer le statut. Pour éviter de compter deux fois la même personne, le cadre
géographique pris en compte par le correspondant du CH2GM a été celui du département d'arrestation. Or, ce lieu d'arrestation a bien souvent été
différent de celui du lieu de résistance. Ce qui ne va pas sans poser des problèmes ou des cas de conscience.
Prenons juste deux exemples. Pierre Mulsant, grand résistant aubois s'il en est, revenant d'une mission en Angleterre, est arrêté en Seine-et-
Marne à Fontainebleau. Il apparaît néanmoins dans la statistique auboise. Né à Troyes, ayant accompli la plupart de ses actions de résistance dans
l'Aube, il eut été difficile de l'inscrire comme déporté de Seine-et-Marne. Or, le traitement statistique est différent pour ses deux radios Honoré et
Barrett, qui ont eux aussi été arrêtés à Fontainebleau. Bien qu'ayant accompli des actes de Résistance dans le département de l'Aube, ils
n'apparaissent pas dans les fiches individuelles auboises : deuxième cas qui montre toute la difficulté d'une méthode uniforme. Faut-il compter
parmi les déportés aubois, ceux qui ont été arrêtés dans leur tentative de franchir les Pyrénées ? Jean Laroche, jeune lycéen de Provins, domicilié
au Mériot dans l'Aube, arrêté en 1943, n' a pas été retenu, alors que Louis Bannholtzer arrêté exactement dans les mêmes conditions apparaît
dans les fichiers individuels aubois. Qu'on ne lise pas à travers ces exemples une critique, mais au contraire un hommage au travail accompli par
les correspondants du CH2GM qui ont travaillé les premiers sur ce sujet, souvent dans des conditions difficiles, face à des témoins rares, et avec
des données parfois complexes à rassembler (date et motif d'arrestation, date de déportation, date de décès.)
Ces fiches réalisées par le CH2GM demeurent ainsi un instrument incontournable de connaissance de la déportation, mais aussi de la Résistance.
Dans 90 % des cas, le motif d'arrestation est indiqué, à la différence du Livre-Mémorial qui n'indique pas cette information. Nous avons ainsi pu
saisir la chronologie et la géographie de la répression allemande et mesurer les coups durs successifs reçus par la population civile et les
différents mouvements et réseaux de résistance. Dans l'Aube, ce travail de synthèse a été mené et publié par Bernard Gildas. Les résultats ont été
publiés en 1968, dans le Bulletin du CH2GM et dans La Vie en Champagne (n°169, juillet-août 1968). Les chiffres qu'ils donnent montrent peu
de différences avec ceux qui résultent de notre recherche. Il n'y a rien de trop étonnant à cela, car l'essentiel de notre base de donnée est issu des
recherches de Bernard Gildas. Signalons qu'en 1985, Jean-Pierre Husson a réalisé la première étude universitaire en Champagne-Ardenne sur la
déportation, en comparant les chiffres des départements des Ardennes, de l'Aube, de la Marne et de la Haute-Marne. On peut d'ailleurs retrouver
les données de cette étude comparée sur le site Internet du CRDP de Reims.
Une autre difficulté de vocabulaire réside dans la distinction classique entre quatre catégories de déportés : les " résistants ", les " politiques ", les
" droits communs " et les " otages ". Cette distinction est parfois compliquée à prendre en compte. Il est souvent délicat de considérer comme
" politique " et " non-résistant ", une personne arrêtée comme " communiste " ou membre du Front national en 1941-1942. L'historien Jean
Quellien, qui s'est considérablement impliqué dans les travaux du Livre-Mémorial, propose ainsi d'opposer ou plutôt de prendre en compte, outre
les cas des " otages " et " droits communs ", les déportés issus d'une Résistance que l'on pourrait qualifier d'organisée (regroupant des membres
de réseaux et de mouvements), et les déportés issus de la Résistance civile, arrêtés pour avoir, d'une manière ou d'une autre, aidé, soutenu la
Résistance, ou réalisé un acte anti-allemand sans forcément appartenir à une organisation.
Si on peut espérer un apport de notre travail sur la déportation, il est donc dans la vérification et la constitution de listes individue
lles des
déportés de répression. Nous avons conscience qu'elles sont presque obligatoirement incomplètes, bien souvent on aimerait savoir beaucoup plus
de choses sur le parcours individuel avant l'arrestation, et bien qu'elles comportent peut-être des erreurs ou des approximations, elles sont en fait
le résultat d'un moment donné de la recherche.
Notice de Rémi Dauphinot (Recherche de Rémi Dauphinot et Sébastien Touffu)
II. LA DÉPORTATION DE RÉPRESSION : MOTIFS D’ARRESTATION ET SOCIOLOGIE
Résistance organisée et Résistance civile
Dans l'Aube, 383 personnes ont été déportées en Allemagne au titre de la répression. Si les motifs d'arrestation ne sont pas connus pour 32
personnes (8,3 % du total), une première catégorie de déportés se détache nettement, celle des résistants (323 personnes, soit 84,3 % du total). On
peut cependant distinguer à l'intérieur de cette " Résistance ", deux groupes différents.
Au sein de la " Résistance organisée " (celle des mouvements, des réseaux, des syndicats, des partis politiques), on a tout d'abord 253 déportés.
Deux mouvements ont été touchés à peu près avec la même dureté. Le mouvement Ceux de la libération, fortement implanté dans l'Aube, a subi
ainsi la déportation de 52 de ses membres. Le mouvement FTP, lui aussi très bien représenté dans le département, a connu 51 départs en
Allemagne. On trouve ensuite 27 arrestations et déportations de membres du Front National, 19 pour le BOA, 13 pour le parti communiste, 12
pour l'Armée secrète, 10 pour le mouvement Libération-Nord, trois pour les commandos M. On a donc un total de 187 déportés issus des
mouvements ou partis de la Résistance. Dans une moindre mesure, on a ensuite des membres de réseaux présents dans l'Aube, 14 personnes au
total, à savoir un membre du réseau Hector, un membre de Jade, un de Manipule, un de Jade et Manipule, le chef du SNI clandestin, un membre
de l'organisation Schmidt, un membre du réseau Buckmaster, un représentant du réseau Kléber-Nord (membre par ailleurs de l'OCM), un
membre du réseau Shelburn, un fondateur de corps francs (Arnoult), deux FFI, un FFC, un RIF. On peut ajouter 35 personnes qui sont déportées
pour appartenance " à la Résistance ", sans que nous sachions le nom de leur mouvement ou réseau, 16 déportés que l'on peut qualifier de
" politiques " et le cas particulier d'Albert Lecourt, résistant déporté après avoir trahi tous les membres de son maquis, condamné à mort à son
retour de déportation.
Toujours dans la " Résistance ", mais dans ce qu'on peut appeler la " Résistance civile ", caractérisée par des actes individuels très diversifiés, de
plus en plus réprimée par les Allemands au cours de la guerre, on recense 70 cas de déportation. Cette résistance civile est une réalité importante,
longtemps sous-estimée par les historiens. Beaucoup de personnes qui aident les résistants et qui manifestent une hostilité envers les Allemands
sont en effet déportées sans appartenir à un mouvement ou un groupe organisé. Les motifs d'arrestation sont alors très variés, avec par ordre
décroissant : 14 déportations pour une aide à la Résistance (sous la forme de renseignements, d'hébergement, de ravitaillement, de fourniture de
cartes d'identité, d'aide aux réfractaires ou de soins médicaux à des blessés), 14 déportations également pour détention d'armes, 10 pour aide aux
aviateurs alliés, neuf pour rébellion contre l'armée allemande, 9 pour sabotage (des signaux SNCF, du dépôt SNCF, du dépôt d'essence, de
transports allemands, de moissonneuse
-batteuse), 6 pour propagande anti-allemande ou anti-nazie, quatre pour écoute de Radio-Londres, 1 pour
détention d'effets allemands, pour inaction lors d'une action de la Résistance, pour détournement de courrier au préjudice des Allemands et pour
accident mortel à l'encontre d'un soldat allemand. Dans cette résistance civile, on peut enfin rajouter 5 réfractaires au STO qui refusent de
travailler en Allemagne, déportés pour ce motif dans des KL ou des prisons.
On a ensuite une deuxième catégorie de déportés, celle des otages, avec 13 personnes déportées (3,5 % du total). Une troisième catégorie est
beaucoup moins représentée, celle des délits de droit commun avec 6 déportés (1,6 % du total).
Sociologie
On retrouve dans les 383 déportés des adultes de tout âge (des étudiants, des pères et mères de famille, des retraités), mais surtout des personnes
issues de tous les milieux sociaux (des chirurgiens, des industriels, beaucoup d'ouvriers, des agriculteurs, des chômeurs), de toutes les
professions. On parle ici de la résistance des " sans-grades " ; la résistance s'exprime alors comme un miroir de la société. Par ordre décroissant,
avec des implications et des fonctionnalités différentes au sein de la Résistance, on retrouve les métiers suivants :
- 27 cheminots de la SNCF (cette profession, extrêmement politisée et structurée avant-guerre, paie assurément le plus lourd tribut ; elle a été
touchée notamment à Romilly le 29 juillet 1942 avec le démantèlement d'un groupe de cheminots communistes) ;
- 23 agriculteurs (avec autant de cultivateurs et vignerons), ce qui montre l'implication directe du monde rural dans la résistance auboise ;
- 19 employés dans la bonneterie ;
- 13 agents de l'ordre (10 policiers et trois gendarmes, ce qui conteste la vision trop tranchée d'une adhésion pleine et entière au régime de Vichy
de ce corps militaire, qui a compté des résistants dans ses rangs bien avant les ralliements de l'été 1944) ;
- 12 commerçants et négociants ;
- 9 employés du bâtiment ;
- 9 mécaniciens ;
- 7 chauffeurs ;
- 7 employés du service de ravitaillement général de Troyes (qui a servi de couverture à l'Armée secrète avant qu'une rafle ne vienne frapper son
chef et de nombreux cadres en janvier 1944) ;
- 7 exploitants-forestiers (avec encore une couverture professionnelle pour des activités de résistance, avec un groupe de résistants organisant
et réceptionnant des parachutages à Épothémont avant le démantèlement du groupe) ;
- 5 militaires (dont un retraité, et un intendant militaire, représentant de l'OCM) ;
- 5 professions médicales (trois docteurs, un ophtalmologiste et un chirurgien, avec là encore un lien direct entre leur profession et leur activité au
sein de la Résistance, puisque dans le cadre du réseau du docteur Maillard, leur mission consiste à cacher et soigner des aviateurs alliés blessés) ;
- 4 étudiants, 4 cafetiers, 4 employés des PTT, 4 surveillants de prison, 4 bouchers-charcutiers, 4 garagistes ;
- 2 instituteurs (dont le secrétaire général du SNI à la retraite), 2 employés, 2 électriciens, 2 libraires, 2 manutentionnaires, 2 comptables, 2
contremaîtres ;
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