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Un « classique doctrinal » : Les Degrés du savoir
par le père Augustin-Marie Aubry
parution dans Sedes Sapientiæ n° 115
Dans l’apostolat, il n’est pas rare que l’on s’enquière d’ouvrages à la valeur sûre pour entamer ou
approfondir l’étude de la sagesse. Le chef-d’œuvre de Jacques Maritain, Les Degrés du savoir 1,
constitue l’un de ces précieux outils. S’adressant à ceux qui ont quelque culture générale et,
surtout, le désir d’apprendre, il est incontestablement un grand « classique doctrinal ». Cette fiche
de lecture a été conçue comme un appel à la magnanimité intellectuelle, pour les jeunes qui, dans
la confusion de la modernité, n’ont point désespéré de la lumière.
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Pour une pensée libérée
a liberté ou la mort ! Tel est aujourd’hui, plus que jamais, le cri de l’homme conscient des
chaînes dont la modernité veut l’entraver. Et la liberté qu’il réclame, c’est d’abord celle de
l’esprit, contre le « prêt-à-penser », diffusé chaque jour misérable pain quotidien ! par les mass
media et le « gratuit » à l’entrée du métro. Prenons garde cependant que cette légitime requête de
liberté d’esprit ne se corrompe en une catastrophique indiscipline de la pensée ! Pensée libre n’est
pas « libre pensée », ce que l’on sait depuis les ravages opérés par les pamphlets acides d’un
Voltaire ou les rêveries inconséquentes d’un Rousseau. Pour avancer sûrement dans la connaissance
des choses, il faut de bons maîtres qui nous apprennent à bien penser.
Le pédagogue de la modernité philosophique, ce fut Descartes et son Discours de la méthode, à
savoir la seule méthode mathématique appliquée à toute la réalité. Très au-dessus de ce
réductionnisme indu, Jacques Maritain, une des lumineuses intelligences du XXe siècle, propose
une sorte de « discours des méthodes » dans son maître ouvrage, Les Degrés du savoir. Pourquoi
« des méthodes » ? Parce qu’il existe dans le monde, et au-delà du monde, des objets variés qui
exigent des approches différentes correspondant à leur nature. On n’attrape pas tous les poissons
avec le même appât. Aussi, le premier souci de celui qui veut connaître en vérité, c’est de distinguer
les choses dans un regard de science. Mais ce premier regard s’avère insuffisant, car il n’étanche
pas la soif de connaître qui est en l’homme ; il veut s’élever à une intelligence plus haute des
1 Jacques Maritain, Distinguer pour unir ou Les Degrés du savoir, Paris, Desclée de Brouwer, 1932, (Jacques et Raïssa
Maritain, Œuvres complètes, vol. IV, Fribourg-Suisse, Éditions universitaires, Paris, Éditions Saint-Paul, 1983, pp. 257-
1110).
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choses, avoir une vision de surplomb. Il cherche à unir les différentes sciences dans un simple
regard de sagesse. Distinguer pour unir, tel est le principe qui commande l’exposé de Maritain.
Si tu aspires, ami, à la liberté d’une pensée affranchie des avatars de la modernité philosophique,
n’hésite pas, entreprends résolument la montée laborieuse, mais ô combien gratifiante, des Degrés
du savoir. Au terme de cette ascension, il y a comme deux sommets. On atteint le premier par une
voie d’homme, à force d’étude et de labeur intellectuel : c’est la sagesse métaphysique. Le second,
on l’atteint par une voie divine, qui est un don gracieux : c’est la sagesse mystique.
La voie d’homme
Maritain présente d’abord la voie de la sagesse naturelle, l’univers des nécessités rationnelles.
Ayant distingué les sciences expérimentales (portant sur le comment) de la philosophie (portant sur
le pourquoi), il analyse les trois points de vue fondamentaux selon lesquels l’esprit humain peut
appréhender la réalité. Ces trois « coups d’œil de l’intelligence » distinguent les trois sciences dites
« spéculatives » – dont la finalité est, non de connaître pour agir, mais de connaître pour connaître.
Ce sont la philosophie de la nature (qui étudie « le monde des substances corporelles et de leurs
propriétés »), la mathématique (qui étudie « le monde idéal de l’étendue et du nombre ») et la
métaphysique (qui étudie « le monde de l’être en tant qu’être et de toutes les perfections
transcendantales communes aux esprits et aux corps, nous pourrons, comme dans un miroir,
atteindre les réalités purement spirituelles et le principe même de toute réalité 2 »).
La métaphysique constitue le sommet de la sagesse naturelle, la clef de voûte du savoir humain.
Attirant à elle toutes les autres sciences, elle leur découvre leur raison ultime. Elle justifie à elle
seule une vie consacrée aux choses de l’esprit : « La métaphysique n’est pas un moyen, c’est une
fin, un fruit, un bien honnête et délectable, un savoir d’homme libre, le savoir le plus libre et
naturellement royal, l’entrée dans les loisirs de la grande activité spéculative l’intelligence seule
respire, posée sur la cime des causes 3. »
La voie divine
Selon les seules forces de la nature, l’esprit humain ne peut aller au-delà de la contemplation
métaphysique. Il est toutefois une sagesse supérieure, d’un autre ordre, « révélée aux humbles »
(Lc 10, 21) : la sagesse du Saint-Esprit. Pour nous y introduire, Maritain invoque trois maîtres :
saint Thomas d’Aquin, saint Augustin et saint Jean de la Croix. Alors que la sagesse métaphysique
est une œuvre essentiellement rationnelle, la sagesse mystique se réalise – c’est là chose admirable !
– selon la règle de la foi théologale illuminée par les dons du Saint-Esprit 4. « Il s’agit alors, selon le
mot profond de Denys, non plus seulement d’apprendre, mais de pâtir les choses divines 5. »
Quelque élevée que soit cette sagesse, cette activité de l’esprit transfiguré par la grâce n’est pas
2 Œuvres complètes, p. 338.
3 Op. cit., p. 281.
4 Il existe une troisième sagesse, la sagesse théologique, qui est comme intermédiaire entre les deux autres. C’est la
science des mystères révélés, qui se développe dans la mouvance de la foi théologale assistée par la raison.
5 Op. cit., p. 718.
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réservée à certaines âmes privilégiées ; elle se situe dans la ligne normale des dons reçus dans l’âme
du chrétien au saint baptême.
La liberté totale et parfaite n’est finalement conquise – ou mieux, reçue ! que lorsque nous
agissons sur le mode supra-humain des dons qui nous rendent parfaitement mobiles au « toucher »
transcendant de l’Esprit de Dieu et capables d’une « connaissance amoureuse » du Dieu-Trinité, « le
plus haut degré de connaissance accessible ici-bas 6 ».
En route !
Dans le régime de la nature, on explore les ravissantes contrées du savoir et on s’élève par une voie
humaine à un premier sommet, la sagesse métaphysique. Dans le régime de la grâce, sous l’action
des dons, on atteint les mystérieuses frontières du savoir et on est élevé par la voie divine au second
sommet, la sagesse mystique, un savoir qui n’est plus intellectuel, mais une « connaissance
expérimentale des profondeurs de Dieu 7 ».
Ce gros livre comporte, avouons-le, des parties ardues, quand l’auteur, par exemple, mesure la
pensée scientifique moderne à l’aune du réalisme thomiste, étudie la nature de la vie intellectuelle
ou encore analyse les rapports entre métaphysique et mystique. Le lecteur se dit alors que les
« degrés » du savoir, qui semblent évoquer la montée paisible des marches régulières d’un escalier,
s’apparentent plutôt au périlleux exercice d’escalade d’une paroi escarpée. Se retournant, il est pris
de vertige en constatant le gouffre béant qui le nargue. Ne crains pas, ami, d’entrer dans ces
discussions serrées entre princes de la pensée ! Les profondeurs qui se dévoilent au détour d’un
chapitre, d’une note (on ne se croira pas tenu de lire celles qui sont en grec ou en latin…), ne disent
rien d’autre que la profondeur de l’esprit humain lui-même : « L’abîme appelle l’abîme » (Ps 41, 8).
Dans ces controverses, le lecteur découvre des horizons jusqu’alors inconnus, des questions
nouvelles qui, soudain, dans un éclair de lumière intellectuelle, lui paraissent comme vitales :
qu’est-ce que la vérité ? l’intellect connaît-il les choses telles qu’elles sont ? peut-on connaître
Dieu ?
À ceux qui, par faiblesse, par crainte, par vice, accrochent mécaniquement leur intelligence inutile à
la locomotive aveugle d’une volonté sans lumière, il faut dire avec Pascal : « L’homme est
visiblement fait pour penser ; c’est toute sa dignité et tout son mérite, et tout son devoir est de
penser comme il faut 8. » Et à ceux qui oseraient rétorquer : « L’amour suffit, point n’est besoin de
penser », citant à tort, et pour l’occasion, le grand théologien de l’Église latine : « Aime, et fais ce
que tu veux 9 », il faut répondre avec le même saint Augustin : « Aime ardemment
l’intelligence 10! » L’anti-intellectualisme n’est souvent que l’alibi et le paravent des paresseux.
Tu l’as compris, cher ami, il y a une aventure intérieure à mener, une vie de l’esprit à ne pas
manquer, avec ses combats, ses luttes, ses défaites et ses victoires… Ne passe pas à côté des saintes
6 Op. cit., p. 952.
7 Op. cit., p. 707.
8 Pensées, éd. Br., n° 146.
9 Traités sur l’Épître de s. Jean aux Parthes, VII, 8.
10 Lettre CXX, 13.
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voluptés du savoir, qui se dégagent de l’esprit au contact vivifiant de l’être ! Cette aventure n’écarte
pas de Dieu ; elle est au contraire toute tendue vers Celui qui est la Vérité même et la Cause des
réalités de la nature et de la grâce. Souviens-toi enfin que le Sauveur lui-même a déclaré : « La
Vérité vous rendra libres ! » (Jn 8, 32).
Fr. Augustin-Marie Aubry
Présentation auteur :
Le frère Augustin-Marie Aubry est diacre, religieux de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier. Il anime
à Paris un « Cercle thomiste » mensuel pour étudiants et jeunes professionnels.
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