Eleveur autrement?: un cas d`anthropologie audiovisuelle

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Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
Eleveur autrement?: un cas d'anthropologie audiovisuelle
12/04/10
Avec "Éleveur autrement?', c'est bien plus qu'un film que propose l'anthropologue Valérie Mathieu. Autour de
séquences relatant la vie d'éleveurs de bovins à titre complémentaire, la chercheuse nous livre une démarche
épistémologique peu courante. Une méthodologie qui interroge le rapport de la recherche avec les acteurs
du terrain, qui remet sans cesse en question la place de l'anthropologue, de la caméra et de l'objet à travers
la co-fabrication du film avec les acteurs.
Dans les milieux ruraux, il est une pratique qui connait depuis certaines années une expansion non négligeable,
à savoir l'élevage à titre complémentaire. Ayant grandi dans une ferme, aimant les animaux ou par simple
déclic, des facteurs, éducateurs, couvreurs, ou autre décident de développer, en marge de leur métier, un
hobby pour le moins chronophage, en se lançant dans l'élevage de bovins ou de moutons. Chronophage
parce que l'élevage demande des soins quotidiens, une attention de tous les instants et que ces éleveurs
détiennent plusieurs dizaines de bêtes. Cela nécessite une organisation bien ficelée et un emploi du temps bien
rempli. Hobby car il n'est pas question pour ces passionnés d'en faire un métier principal et d'en subir toutes
les contraintes. La clé de voûte de cette occupation, la philosophie de vie que permet ce statut secondaire
tourne avant tout autour du plaisir. Absents des statistiques officielles et marginalisés par la profession,
ces acteurs méconnus du monde agricole ont pourtant attiré le regard de Pierre M. Stassart, chargé de
Travaux en sciences et gestion de l'environnement à l'ULg, campus d'Arlon. Ce dernier propose alors à une
jeune anthropologue, dont le projet est de réaliser un documentaire de recherche, de participer à une étude
audiovisuelle sur ces éleveurs. L'aventure cinématographique de Valérie Mathieu peut commencer.
Entourée d'une petite équipe de sociologues, elle prend contact avec huit fermiers gaumais qu'elle qualifie
de "pluri-actifs". Le tournage commence en janvier 2007 et se termine en juillet de la même année. Pendant
sept mois, Valérie Mathieu aura passé la plupart de son temps sur le terrain, à s'imprégner du quotidien
des éleveurs, à se fondre dans leur environnement. "Pour que les acteurs s'habituent à la caméra, explique
l'anthropologue, il était important de prendre du temps. Cette longue période de tournage s'explique aussi par
ma volonté de ne pas être trop intrusive par rapport aux personnes que je filme. J'ai même passé beaucoup
de temps sans allumer ma caméra. Le temps hors caméra permettait de créer un climat de confiance." Ainsi,
la chercheuse aura repéré trois modes d'interaction entre les acteurs et la caméra. Trois approches qui se
complètent. La première, c'est donc la temporalité hors caméra. Le temps passé quand la caméra est coupée.
Quand elle est allumée, on peut encore distinguer deux approches qui divergent par l'importance accordée au
contact visuel. On peut tout d'abord entretenir une interaction par le regard. Dans ce cas, le chercheur incite
l'acteur à interagir avec lui, avec la caméra. Sa présence est donc assumée pleinement et permet d'obtenir
des séquences interactives. La seconde approche consiste à couper le contact visuel. A s'effacer pour que
l'acteur 'oublie' la présence de la caméra et du chercheur et agisse en conséquence. L'acteur agira selon ses
habitudes avec une confrontation moins frontale au regard de la caméra. Mais comme le souligne Valérie
Mathieu, pas question de privilégier une de ces approches au détriment des autres. "Le fait d'osciller entre
ces trois approches permettait d'obtenir des images variées et de changer de perspectives sur le quotidien
de ces éleveurs."
© Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 25 May 2017
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Subjectivité, interaction et réflexivité
Il est difficile, quand on réalise un documentaire, de ne pas s'interroger sur la question de la vérité, du «réel».
Après tout, le documentaire se doit d'éviter le reflet déformant de la fiction. Et si l'approche variée permet
à certains moments de rendre la caméra plus discrète, il sera toutefois impossible d'entièrement effacer sa
présence de la conscience des acteurs. Valérie Mathieu s'en est très vite rendu compte et n'a pas tenté de
s'enfermer dans une tour d'ivoire pour entreprendre une quête de l'inatteignable objectivité. "Il est impossible
que la caméra n'influe pas sur le comportement des gens. Il y aura d'office une mise en scène, un jeu de
l'acteur influencé par la présence de l'observateur, constate Valérie Mathieu. Même dans les travaux de pure
description ethnographique, il y a une mise en scène. Et elle est encore plus phénoménale aujourd'hui, car les
gens ont conscience de l'impact que l'image peut avoir. Il y a donc une mise en scène et un risque beaucoup
plus fortes qu'avant. Il ne faut pas craindre cette mise en scène, mais au contraire en avoir pleinement
conscience et en faire un outil d'exploration du « réel »." Son poste d'observateur, elle l'investit donc au
milieu même de son champ, en interaction constante et assumée avec son objet. Et bien plus qu'une plaque
photosensible, la caméra de Valérie Mathieu développe et entretient une dimension affective non négligeable.
Une empathie qui fait de l'anthropologue un canal, une médiatrice du quotidien de ses éleveurs. "En réalité,
ponctue la chercheuse, je ne voulais pas faire un film sur les éleveurs pluri-actifs, mais avec eux. Ma première
démarche était même dictée par une volonté de faire un film pour eux. De leur demander ce qu'ils voulaient
montrer, afin de voir ce qui faisait sens pour eux. Et de fil en aiguille, je me suis bien rendu compte qu'un choix
devait s'opérer entre ce que l'on décide de montrer ou pas. Le film s'est alors construit autour du compromis
entre mes enjeux et les leurs."
Au-delà de l'interaction constante et assumée entre acteur, chercheur et caméra sur le terrain, la sollicitation
des éleveurs va plus loin encore, puisque l'anthropologue leur demandera systématiquement de participer aux
différentes phases de la réalisation du film. Ainsi, il était établi dès le début qu'aucune image ne serait gardée
dans le montage final sans l'accord des éleveurs. Ceux-ci ont donc organisé des réunions où ils visionnaient
les séquences brutes et en discutaient, négociaient, argumentaient avant de tomber d'accord.
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En réfléchissant un peu sur cette méthode qui consiste à ne rien construire sans l'accord des personnes
filmées, on ne peut s'empêcher de penser aux choix inévitables qui mettraient les acteurs en valeur. Se
rendant compte, dans certains cas, qu'ils auraient pu aller trop loin, ils pourraient en effet revenir sur leurs
pas. Et c'est ce qui est en partie arrivé. "Quand je me suis rendu compte qu'il y avait un choix à faire et que
certaines séqences étaient écartées, je l'ai d'abord pris comme un obstacle, explique Valérie Mathieu. J'en
ai pris conscience lors du visionnement d'une scène montrant une césarienne qui ne s'était pas très bien
passée. J'avais envie de montrer ce que c'était, même si les images étaient assez dures, ça faisait partie de
leur quotidien. Mais pour les éleveurs cela risquait de choquer un certain public et cela ne correspondait pas
au message du film qu'ils voulaient transmettre. J'ai dû faire aussi le deuil de ce que je voulais montrer."
En définitive, le film véhicule une version du quotidien des
éleveurs jugée à la fois acceptable pour leur public et valorisante pour eux. Au final, ce film qui présente le
travail d'élevage, par des éleveurs particuliers, fut apprécié tout en y reconnaissant certaines limites. Des
éleveurs professionnels de la région, ils y ont reconnu ce qu'ils appellent «les vrais pratiques d'élevage»,
pratiques que le processus de modernisation et d'intensification occultent. Mais simultanément cette manière
de présenter « la passion de l'élevage » ne présentait pas les très fortes contraintes en termes d'organisation
pour l'éleveur et sa famille. Mais ce constat est assumé. "C'est vrai que l'image véhiculée est un peu adoucie.
Mais c'est ce qu'ils voulaient montrer. Ils voulaient revaloriser l'image de l'éleveur après toute une série de films
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qui dénonçaient la maltraitance des animaux. L'amalgame est vite fait. Parallèlement, ils ont une approche
différente par rapport aux éleveurs professionnels. Ils le font uniquement par passion, par hobby. Ce n'est pas
pour eux un métier alimentaire et la dimension de plaisir est très importante. Et cette dimension, elle ressort
très bien dans le film tel qu'il est montré."
Mais le film n'est pas la seule finalité de la démarche, il s'inscrit dans une méthodologie bien plus large. La
réaction des éleveurs face aux images ainsi que les renoncements et les choix opérés font également partie
de l'objet étudié. La chercheuse aura gardé et analysé toutes les scènes, sans pour autant les insérer dans
le film, destiné à un public large. Elle aura également observé les réactions de chacun des éleveurs. "Toute
une série de scènes coupées ont fait partie de mon analyse principale. Parce qu'en analysant ces scènes, j'ai
analysé ce qui comptait pour eux, ce qui faisait question, et ce qui était en hésitation dans leur pratique." Si
le film peut donc paraître poli par rapport à la « réalité », il revêt ainsi, en tant que partie intégrée dans une
perspective beaucoup plus large qu'un simple documentaire, un intérêt anthropologique non négligeable. En
ceci qu'il permet d'interroger la place du chercheur par rapport à son objet filmé, mais également l'importance
de la réflexivité de l'observateur sur son analyse et de l'observé sur ce qu'il a dévoilé.
Une image au-delà de l'illustration
"Éleveur autrement?" s'inscrit dans le courant de l'anthropologie audiovisuelle réflexive. Un courant qui, s'il a
déjà récolté de belles lettres de noblesse, notamment avec Jean Rouch , demeure marginal. D'ailleurs, Jean
Rouch disait qu'il fallait que la discipline reste relativement peu exploitée pour garder de sa substance, de
sa force. Et marginale, elle le restera, selon la chercheuse. Il faut en effet développer une double passion
anthropologique et cinématographique. Ce qui fut le cas de Valérie Mathieu qui hésitait entre journalisme et
anthropologie et qui empruntera la deuxième voie avant d'être initiée, à la fin de ses études, à l'anthropologie
audiovisuelle. En définitive, c'est une véritable passion pour le documentaire qui germera, avec une inspiration,
pour les prises de vue, des reportages réalisés par Raymond Depardon, l'équipe de Strip Tease, Chris
Marker, Johan Van der Keuken, ou les making-off de films de fiction (exemple : « Lost in la Mancha
» (2002-Keith Fulton et Louis Pepe), « Le peuple migrateur » (2001-Jacques Pellerin). "Éleveur autrement?"
en témoigne, le temps a son importance. Ne pas presser les événements, laisser le temps aux images de
s'exprimer, de parler d'elles-mêmes. "J'évite les voix-offs, par exemple, développe Valérie Mathieu. Je suis
consciente qu'elles sont parfois utiles, mais les voix-off qui ne font que décrire les images me gênent. Pour
ma part, j'essaie de laisser parler l'image, qu'elle ne soit pas juste illustrative. C'est beaucoup plus intéressant
quand une séquence peut amener une réflexion chez le spectateur".
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Cet intérêt, elle l'illustre en relatant l'histoire d'une
séquence du film qui aura été centrale dans son analyse. Celle où l'épouse d'un des fermiers amène le veau
à téter le lait de sa mère. Dans sa première mouture, la séquence est très longue et a été interprétée de
différentes manières en fonction de la distance affective que les acteurs avaient avec la scène. Valérie Mathieu,
elle, a été très touchée par cette séquence. Elle y voyait la patience et la proximité de la femme avec le petit
veau pour lui apprendre à se nourrir. "Mais pour le collectif, cette séquence posait problème car elle montrait la
tare génétique liée au Blanc Bleu Belge, qui nécessite l'assistance d'une personne pour apprendre au jeune
veau à téter. L'éleveur et son épouse, eux, avaient une manière encore différente d'envisager la scène. Le
mari, lui, découvrait sa femme au travail. Il ne l'avait jamais vue, puisque d'habitude, il fait sa tournée de facteur
quand elle s'occupe des animaux. Donc il lui donnait des conseils ou la valorisait. Cette scène valorisait ce
réel travail qu'est l'élevage : persévérance, prudence, créativité. Il y avait de plus une dimension qui touchait
plus à la solidarité de couple, à la complémentarité. Voilà comment à travers une seule scène, on arrive à
interpréter trois sens différents en fonction de sa place et de l'intérêt qu'on veut marquer pour le collectif, pour
l'individuel, ou pour la recherche."
A l'image de l'ensemble du film, cette séquence témoigne de l'intérêt de l'approche de Valérie Mathieu qui,
au-delà de la remise en question de l'autorité du chercheur et de l'apparente imperméabilité entre l'univers de
l'observateur et celui de l'observé, accorde une confiance à l'empathie et réconcilie le monde de la recherche,
parfois peint comme trop quantitatif et trop scientiste, avec la dimension affective et l'enrichissement humain
que peut procurer l'interaction entre le chercheur et les acteurs du terrain.
Voir le film"Eleveur autrement?"
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