Insularités théoriques - Tracés. Revue de Sciences humaines

De la circulation conceptuelle à la communication
langagière entre chercheurs
J-.C. Passeron donne, dans «Les mots de la sociologie», le chapitre II du
Raisonnement sociologique, une description du langage sociologique à la fois
«chaotique» et cohérent. Nous lirons cette description comme idéal-typique.
Passeron distingue deux types de concepts : polymorphes et sténographiques.
Peu de termes sociologiques échappent à ce dilemme d’être ou trop théoriques (c’est-
à-dire trop peu univoques à force d’avoir servi à poser des questions à la fois
insubstituables et parentes, sans qu’aucune ait réussi à rendre les autres caduques)
ou trop peu théoriques (c’est-à-dire trop particuliers pour disposer d’un pouvoir
utilisable de généralisation ou d’analogie une fois abstraits du matériel limité dont
ils se bornent à sténographier les relations).1
Les premiers sont des termes génériques applicables lors du traitement de
données empiriques différentes. Les concepts polymorphes sont indexés à un objet
singulier («insubstituables») en même temps qu’ils font partie d’un «questionnaire»
(P. Veyne) qui «s’allonge» au fil des études empiriques. Les seconds seraient indexés
à un contexte spatio-temporel, outils de désignation de coordonnées spatio-tem-
porelles «incommensurables»2, ce que Passeron nomme également des «référents».
La sociologie se fait alors «idiographique » (P. Veyne) puisqu’elle désigne des
événements individuels. Cette désignation sténographique recèle néanmoins des
Concepts sténographiques et insularités théoriques
REVUE TRACÉS n°3 – été 2003 – p. 105-113
Insularités théoriques
1.J-.C. Passeron, Le raisonnement sociologique, Nathan, Paris, 1991, p.37.
2.Jean-Pierre Olivier de Sardan, « L’espace weberien du Raisonnement sociologique », in Genèses, n° 10,
janvier 1993, p.147.
REVUE TRACÉS n°3 - été 2003
possibilités d’abstraction, car les sciences sociales ne se confrontent jamais au
singulier comme tel, mais bien, comme le dirait Veyne, au «spécifique» :
L’histoire s’intéresse à des événements individualisés dont aucun ne fait pour elle
double emploi, mais ce n’est pas leur individualité elle-même qui l’intéresse : elle
cherche à les comprendre, c’est-à-dire à retrouver en eux une sorte de généralité ou
plus précisément de spécificité […] On est passé de la singularité individuelle à la
spécificité, c’est-à-dire à l’individu comme intelligible (c’est pourquoi «spécifique»
veut dire à la fois «général» et «particulier»).1
Le particulier ne prend sens qu’en regard d’un général qui lui préexiste de
deux manières : à la fois parce que l’individuel recèle du collectif, mais aussi parce
que les concepts sténographiques ne sont que l’écart creusé avec d’autres concepts
antérieurs. Cette distinction entre concepts sténographiques et concepts polymorphes
est donc idéal-typique. Ils bornent le terrain sociologique, dans la mesure où
ils constituent des antipodes théoriques inapplicables comme tels. Les concepts
sociologiques ne pourraient être plus empiriques que les concepts sténographiques,
tout comme ils ne pourraient être plus théoriques que les concepts polymorphes.
Ils sont par conséquent intrinsèquement hybrides. Les concepts polymorphes sont
indexés à un contexte spatio-temporel ; les concepts sténographiques recèlent un
pouvoir de généralisation, ils ne sont pas voués à l’insularité théorique. Les concepts
sociologiques, tant polymorphes que sténographiques, ont le statut logique de
«semi-noms propres» ou «désignateurs semi-rigides» (p.60), à la fois référentiels
et abstraits.
Ils incorporent de la description individualisante (à l’image du nom propre) et de la
classification généralisante (à l’image du nom commun).2
L’hybridité des mots de la sociologie est précisément ce qui donne aux concepts
1.P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris, 1971, p.81. Dans le même article, J-.P. Olivier de Sardan
écrit : « Les sciences sociales n’ont pas les mêmes ‘lois’ que les sciences physiques parce que le statut du
particulier y est différent, et que la généralité y garde toujours la trace du spécifique. », p.149. Le « régime de
scientificité » que Passeron décrit se construit en porte-à-faux des sciences dites nomologiques, dont le
langage est d’abord formel. Celui des sciences sociales est d’abord naturel. Si la frontière est mouvante entre
sciences nomologiques et sciences sociales, l’espace propre à ces dernières peut néanmoins être exploré :
l’hybridité des concepts en est une caractéristique fondamentale.
2.J.-P. Olivier de Sardan, op. cit., p.152.
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Concepts sténographiques et insularités théoriques
sténographiques et polymorphes leur statut d’idéal-types dans le raisonnement
passeronien. Nous voudrions détailler les processus d’hybridation conceptuelle.
I
Les procédures de réexploitation des concepts polymorphes s’avèrent valides
lorsque ces concepts se trouvent enrichis par le glissement de sens dont ils font
l’objet. Ce glissement de sens découle directement d’une nouvelle indexation, d’un
nouvel objet et du chronotope qui lui est attaché. Mais Passeron n’est pas sans
penser qu’une déperdition de sens peut être engendrée lors de l’importation aveugle
et irréfléchie d’un concept dans un cadre théorique autre.
C’est (…) un test positif de la pertinence méthodologique d’une procédure formalisée
que d’enregistrer pareille déperdition de sens lors du passage des énoncés empiriquement
indexés à l’énoncé formalisé de leur logique d’énonciation.(p.41)
Les concepts polymorphes, pour être réutilisables et réutilisés, doivent donc être
historicisés. Le chercheur doit connaître les logiques énonciatives dans lesquelles
s’inscrivait le concept. Sont également prises en compte ses acceptions successives,
son parcours sténographique en quelque sorte, sa dynamique, sa circulation.
Une illustration de la réutilisation d’un concept polymorphe et polysémique : celle
de la notion bourdieusienne de lhabitus. F. Héran1propose une lecture dynamique
du concept et de la manière dont Bourdieu a relevé les occurrences et les acceptions
du terme pour finalement le faire sien, dans le cadre de son ethnologie kabyle, puis
dans ses ouvrages ultérieurs. L’usage savant s’impose à la langue ordinaire (différen-
ciation entre habitus et habit), en vertu de la rupture épistémologique par rapport
au sens commun, en même temps qu’il en tient compte. Il se construit également
en regard des acceptions antique de schème (manière d’être), aristotélicienne d’hexis
(savoir acquis que le sujet porte sur soi, à même soi), thomiste de l’habitus (médiateur
1.F. Héran, « La seconde nature de l’habitus », in Revue française de sociologie, XXVIII, 1987, p.385-416.
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entre l’acte et la puissance), husserlienne de schème (médiateur entre la somme des
expériences passées et les principes de perception et de comportement à venir),
merleau-pontienne d’habitude (schéma corporel), et schützienne de réflexivité (entre
stratégies et routines). Héran adopte une posture passeronienne en effectuant ce
travail d’historicisation et de sténographisation du concept dhabitus.
Tout concept polymorphe doit être sténographié au double sens du terme :
indexé à des analyses historiques présentes, mais aussi retracé dans son parcours. Pris
comme insularité théorique dans un premier temps (du fait de son parcours retracé
et de son indexation), le concept polymorphe se trouve préservé de la déliquescence.
Car le chercheur garantit sa circulation future en explicitant les présupposés théoriques
et empiriques que le concept contient. Il évite ainsi de le déconnecter de sa logique
énonciative (donc de son cadre théorique) et de ses coordonnées spatio-temporelles
(cadre empirique)1. C’est ainsi que les concepts polymorphes peuvent garder toute leur
valeur opératoire et ne pas connaître de déperdition de leur pouvoir d’intelligibilité.
En fin de compte, les écarts sémantiques se dessinent en regard des acceptions anté-
cédentes. Sans ces écarts sciemment opérés, le pouvoir d’intelligibilité se perdrait et
la réutilisation du concept serait stérile.
Réindexer un concept polymorphe se marque symptomatiquement dans les
notes de bas de page, lieu par excellence de l’explicitation des présupposés théoriques.
E. Goffman procède de cette manière pour définir les «institutions totalitaires»,
note 2, p.462. La démarche inductive l’amène à une définition idéal-typique
permettant ensuite des développements comparatifs entre les différents types
d’institutions aux traits structuraux communs. Il met en regard sa propre mono-
graphie de l’Hôpital psychiatrique de Sainte Elizabeth de Washington de 1955-1956
1.J-.P. Olivier de Sardan, op. cit., p.151 : « …toute conceptualisation, aussi théorique soit-elle, garde toujours
quelque trace d’une expérience empirique, et l’on ne se débarrasse jamais complètement de situations, c’est-
à-dire de coordonnées spatio-temporelles. Les concepts en sciences sociales ne peuvent être purement abs-
traits ou formels, désindexés de tout contexte (…) Aussi polymorphes que puissent être certains concepts,
ils incorporent toujours, pourrait-on dire, de la référence. »
2.« La notion d’institution totalitaire est apparue à plusieurs reprises dans la littérature sociologique sous des ap-
pellations différentes, et certaines des caractéristiques de la catégorie ont déjà été mises en évidence, notam-
ment par Howard Rowland, dans un article remarquable, mais peu connu : ‘Segregated Communities and
Mental Health’, in Mental health publications of the american association for the advancement of science, n°9, éd.
par F.R. Moulton, 1939 […] Le terme de Total a été également employé dans la présente acception par Amitai
Etzioni, ‘The Organizational Structure of ‘Closed’ Educational Institutions in Israel’, in Harvard Educational
Review, XXVII, 1957, p.115. »
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Concepts sténographiques et insularités théoriques
avec d’autres études empiriques sur les institutions comme les hôpitaux psychia-
triques, les prisons, les camps de concentration, les couvents et les navires militaires.
Une sténographie double du concept polymorphe s’impose. La reconstruction
des «parentés» de sens (= généalogie) se trouve au fondement des glissements
sémantiques. Un concept polymorphe nomme, désigne et contextualise un objet.
En même temps d’ailleurs qu’il est contextualisé, au cœur du langage sociologique,
par son objet. Or le concept sténographique lui n’a pas de parcours ; il en est donc
réduit à désigner étroitement les coordonnées spatio-temporelles de l’objet qu’il
construit et à être lui-même esclave de cet objet. Est-il pourtant condamné à ne
rester qu’une «insularité théorique» ? Il semble que Passeron ne réduise pas les
concepts sténographiques à des «insularités théoriques».
Lorsque le chercheur ne peut convoquer l’une des acceptions d’un concept, il
se voit contraint d’inventer un concept, dit sténographique, qui à son tour est
susceptible de circuler, puisqu’il se trouve non seulement indexé à un objet mais
aussi lié à d’autres concepts, ne serait-ce que parce qu’il doit sa naissance à un vide
conceptuel ; il est donc lui aussi le fruit d’un écart. Mais gardons-nous, avec Passeron,
d’accorder un même statut sémantique à ces concepts sténographiques.
Certains comme «carrière» sont extraits du sens commun. E. Hugues, dans
les années cinquante, réinjecte la notion de «carrière», indexée auparavant à la
sociologie des professions, dans d’autres terrains sociologiques. E. Goffman se
la réapproprie dans Asiles dans une perspective que l’on pourrait prendre pour
subjectiviste puisqu’il parle de «carrière morale du malade mental» :
Cet essai est donc une tentative pour aborder l’étude du moi sous l’angle de l’insti-
tution. Il s’attachera surtout aux aspects moraux de la carrière, c’est-à-dire aux cycles
de modifications qui interviennent dans la personnalité du fait de cette carrière et
aux modifications du système de représentation par lesquelles l’individu prend
conscience de lui-même et appréhende les autres.1
La circulation du concept de «carrière» de Hugues à Paugam (qui ne fait d’ailleurs
que reprendre les acceptions données par Hugues et Goffman), en passant par Becker,
garantit la communication entre chercheurs, participe de l’élaboration d’un langage
1.E. Goffman, Asiles, Editions de Minuit, Paris, 1968, p.179.
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