« L’an quinze du règne de l’empereur Tibère, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode étant alors au pouvoir en Galilée, son frère Philippe dans le pays d’Iturée et de Traconitide, Lysanias en Abilène, les grands prêtres étant Hanne et Caïphe. » L’incipit de cette page d’Evangile est probablement le plus solennel de tout le Nouveau Testament, plus encore que celui que nous entendrons à Noël, toujours en saint Luc, pour introduire le récit de la Nativité « En ces jours-là, parut un édit de l’empereur Auguste, ordonnant de recenser toute la terre – ce premier recensement eut lieu lorsque Quirinius était gouverneur de Syrie.- » Et qu’annonce-t-il, ce texte dont on attendrait qu’il annonce l’avènement d’un nouvel empereur, le couronnement d’un pharaon tout puissant : « La parole de Dieu fut adressée dans le désert à Jean, le fils de Zacharie. » Le talent littéraire de Luc est grand, comme l’avait d’ailleurs remarqué Emmanuel Carrère dans Le Royaume, « La parole de Dieu fut adressée dans le désert à Jean, le fils de Zacharie. » Voilà un évènement de la plus haute importance, dont Luc souligne de plus l’historicité. Depuis plus de deux siècles, Dieu se taisait. Israël vivait l’expérience de l’éclipse prophétique. Une expérience angoissante, dont les sages cherchaient vainement à interpréter le sens. Durant toute l’histoire du peuple hébreu, des prophètes il y en avait toujours eu, et la difficulté pour les sages juifs était davantage de savoir discerner lesquels d’entre eux étaient de vrais prophètes, envoyés par Dieu, et lesquels étaient des imposteurs, qui prophétisaient à leur compte…Avec le double risque symétrique de condamner un envoyé de Dieu et de faire crédit à un imposteur. La sagesse biblique avait d’ailleurs tenté de donner quelques critères pour juger de la vérité prophétique d’une parole qui se prétendait inspirée, le plus souvent en lien avec la cohérence entre la vie du prophète et ce qu’il annonce ainsi qu’en fonction de sa liberté par rapport à ses interlocuteurs, notamment les puissants. Israël en avait connu de ces prophètes de cour qui disaient aux puissants ce qu’ils voulaient entendre et qui, presque toujours, conduisaient le pays à la catastrophe. Mais depuis deux cents ans, c’était différent, Dieu se taisait, le Dieu qui avait parlé à Abraham, le Dieu qui avait parlé à Moïse comme un ami parle à son ami, le Dieu qui ne s’était pas tu dans la grande épreuve de l’Exil à Babylone et qui avait parlé à son peuple par la bouche flamboyante d’Ezéchiel, le Dieu qui avait tant de fois parlé à son Peuple, se taisait depuis de longues générations. Que se passait-il ? Et voici que Jean rompt le silence ; quand Jean parait, tout Israël sait que c’est un prophète, le peuple le reconnaît d’un instinct très sûr. Les deux critères que je reprenais précédemment sont clairs : la cohérence entre l’appel à la conversion et la vie sobre de Jean au désert est totale, comme chez le grand Elie, et comme ce grand parmi les grands prophètes d’Israël, Jean ne ménage pas les puissants, il y laissera d’ailleurs sa peau ; c’est l’exact opposé des prophètes de cour qui ont fait tant de mal à Israël. Donc L’an quinze du règne de l’empereur Tibère, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode étant alors au pouvoir en Galilée, son frère Philippe dans le pays d’Iturée et de Traconitide, Lysanias en Abilène, les grands prêtres étant Hanne et Caïphe, Dieu parlait à nouveau, par la bouche d’un très grand prophète, Jean, le fils de Zacharie. Et Jean prêchait la conversion, et Jean baptisait en rémission des péchés. Voici le grand, le très grand évènement que nous rapporte Luc et qui a eu lieu quelque part sur les rives du Jourdain l’an quinze du règne de Tibère. Une voix dans laquelle on reconnaissait celle du grand Isaïe « Quitte ta robe de tristesse, Jérusalem, et regarde vers l’Orient » annonçait quelque chose de neuf, quelque chose d’heureux, le probable rétablissement de l’amitié entre Dieu et son peuple, un de ces dénouements heureux tels que la tradition des croyants du peuple de Dieu en gardait la mémoire vive. Si Dieu est intervenu, si Dieu l’a fait en Egypte, à Babylone, sous l’oppression de Nabuchodonosor, il peut le faire aujourd’hui encore alors que le peuple est de nouveau soumis à la tyrannie, de Rome cette fois. La certitude de foi du peuple de Dieu est intacte. Jean annonce la libération du peuple, l’intervention de Dieu, dont les croyants n’ont jamais douté, eux qui savent la fidélité de Dieu à son alliance, eux qui savent que, même si le peuple est pécheur, Dieu ne peut revenir sur ses promesses, ne serait-ce que pour l’honneur de son Grand Nom. La nouvelle est donc de la plus extrême importance, Jean annonce la fin du temps de la nuit et le peuple de Dieu peut reprendre avec la certitude de la foi, cette belle, cette grande foi d’Israël, nourrie par mille ans et plus de fidélité de Dieu le beau chant des rescapés de Babylone qui s’en reviennent à Jérusalem : Quand le Seigneur ramena les captifs à Sion, nous étions comme en rêve ! Alors notre bouche était pleine de rires, nous poussions des cris de joie. Alors on disait parmi les nations : « Quelles merveilles fait pour eux le Seigneur ! » Quelles merveilles le Seigneur fit pour nous : nous étions en grande fête ! Ils ont raison ces croyants nos pères, et leur foi est belle, et leur foi est grande. Ils chantent dès avant la réalisation des promesses de Dieu, sûrs qu’ils sont de la Parole prophétique proférée par Jean. Ils ont raison d’annoncer la fin d’une ère car la Voix de Jean annonce la venue du Verbe, la Voix crie dans le désert mais quelques temps plus tard, ce n’est plus la Voix qui retentira mais le Verbe en personne qui paraîtra. Ce n’est plus seulement la fin du silence de Dieu que cette annonce solennelle introduit mais l’inhabitation dans la chair des hommes du Verbe lui-même, de la Parole elle-même. Les croyants ont reconnu la Voix familière du Prophète, ils ne sauront pas accueillir le Verbe. Oui cette fois Dieu intervenait, et de manière absolument définitive…..et comme souvent Dieu outrepassait les attentes de son peuple qui, même s’il avait reconnu son Prophète, ne saurait pas reconnaitre son Verbe. Dieu nous surprend toujours, comme il a surpris les hébreux attachés à son Temple quand il leur a révélé qu’Il n’était attaché à aucune institution et qu’il demeurait dans le cœur de Ceux qui accueillaient sa Parole, c’est la grande leçon de l’Exil, comme il a surpris les croyants de l’époque de Tibère, de Ponce-Pilate, de Philippe, d’Hanne et Caïphe qui avaient reconnu son Prophète mais condamneront son Verbe au silence, au grand silence de la Croix. Laissons-nous à notre tour surprendre par Dieu. Le temps de l’Avent est ce temps qui nous est donné pour nous préparer à accueillir celui qui fait toutes choses nouvelles, qui vient toujours comme et là où ne l’attendons pas. Qui eût dit par exemple il y a cinquante ans que le cœur de l’Eglise battrait au sud ? Que nos communautés seraient revitalisées probablement plus par ces catéchumènes, ces recommençants, que nous ne savons pas accueillir, plus que par les fils et les filles fatigués de bon nombre de nos vieilles familles chrétiennes ? Et probablement que, comme nos aînés, nos frères croyants de l’époque des prophètes, de l’époque de Jésus, nous ne savons pas discerner la venue de Celui qui vient, qui continue à venir, dans nos cœurs, dans nos sociétés, dans nos familles Oui en ce temps béni de l’Avent, réentendons les grands prophètes, réentendons Isaïe, réentendons Jean nous exhorter « Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers. Tout ravin sera comblé, Demandons-lui de combler les ravins de scepticisme, d’indifférence, de somnolence, d’habitude dans lesquels nos cœurs et nos sociétés sont comme embourbés, paralysés toute montagne et toute colline seront abaissées ; les passages tortueux deviendront droits, Il vient et il veut abaisser les montagnes de certitude, les montagnes de fatuité, les montagnes de bons sentiments qui n’engagent à rien dont nos sociétés dégoulinent. Il veut surtout redresser, simplifier, clarifier nos cœurs tordus les chemins rocailleux seront aplanis ; et tout être vivant verra le salut de Dieu. » Une seule avait le cœur absolument limpide, pas tordu pour un sou, une seule n’avait en elle pas la trace d’une colline d’orgueil, c’est Marie. Puisse-t-elle nous apprendre à laisser la Parole tracer une route au plus profond de notre cœur, elle qui nous accompagne, cette année encore sur notre chemin d’avent, elle qui, mieux que quiconque a su accueillir les grandes Voix, d’Isaïe, de Jean, à tel point qu’elle accueillit dans sa chair le Verbe que leur Voix annonçait ! Amen