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souverain, lequel en est l'acteur. Le Léviathan est un dieu mortel qui, après et mieux que le dieu immortel, dont
le royaume n'est pas de ce monde, garantit la paix et la protection des citoyens. L'Eglise doit donc être
subordonnée à l'Etat, qui ne peut accepter de concurrence en matière d'autorité sans se voir aussitôt incapable
de réaliser ce pour quoi il a été construit. La foi est en passe d'être privatisée, c'est-à-dire renvoyée à chacun
comme une affaire privée, qui ne concerne pas l'organisation politique de la société.
L'Etat instaure la loi, qui est construite, conventionnelle, artificielle. Cette loi conventionnelle permet
d'atteindre ce que prescrit la « loi de nature », définie comme le « précepte ou règle générale trouvée par la
raison »5. Et que dit ce précepte ? Que « chacun a l'interdiction de faire ce qui détruit sa vie, ou qui le
prive des moyens de la préserver »6. La loi de nature prescrit la protection des personnes et le maintien de la
paix. La loi est donc conventionnelle, mais pas arbitraire : le critère qui permet de l'établir est cette loi naturelle
qu'on reconnaît par la raison naturelle, innée, ancrée dans la nature humaine, et donc universelle. La loi de
nature est une indication, mais non un déterminisme du type des lois physiques. Les hommes peuvent ignorer ses
commandements, les trahir ou simplement se tromper. Son respect doit donc être le fait d'une autorité, capable
de contraindre la volonté. L'institution d'un pouvoir capable de coordonner les volontés sur des lois qui sont les
mêmes pour tous est la solution qui empêche le conflit.
La souveraineté de l'autorité est absolue, illimitée, indivisible et inaliénable : Hobbes ne conçoit pas qu'on
puisse remettre un pouvoir limité au souverain. Tous les hommes consentent à renoncer à la force, et sont égaux
devant ce consentement. La seconde loi de nature énonce qu'on n'abandonne un droit que si on dispose d'autant
de liberté que les autres. Ce consentement leur garantit à tous la protection des mêmes droits contre les
violations de ces droits par autrui. Cette pensée de l'Etat ne se soucie donc pas de discriminer les régimes : peu
importe s'il s'agit d'un roi, démocratie, tyrannie etc. La souveraineté n'est limitée que par la loi naturelle des
individus, qui peuvent résister à l'Etat si celui-ci atteint à leur conservation7. Hobbes accorde donc le droit de
résistance à l'oppression et le droit de résister aux châtiments de l'Etat, seulement dans le cas où il y a tentative
d'atteinte à la conservation des individus. Aucune convention ne peut violer ce droit. Ce n’est pas exactement le
droit de résistance à l’Etat : on ne peut pas s’associer pour combattre l’Etat, mais seulement se défendre ou fuir
en cas de traitement abusif par les serviteurs de l’Etat.
Thomas Hobbes est l'auteur de deux ruptures importantes par rapport à la pensée politique scolastique.
La première est qu'il refuse de voir les hommes comme des êtres politiques par nature, à la différence
d'Aristote. Les relations interhumaines sont donc ici conçues comme essentiellement conflictuelles,
problématiques, et l'accord est rare et fragile, quoique d'une grande valeur. C'est cet aspect qui sera repris pour
comprendre les relations internationales comme anarchie des Etats, dans lesquelles il n'existe pas d'autorité
suprême reconnue. La seconde rupture est l'ancrage de sa théorie politique dans la nature humaine, et une
nature passionnelle avant d'être rationnelle : l'homme est un être de désir disposant d'une puissance par laquelle
il tend à rechercher ce qui contribue à la préservation de son être. Par suite, l'être humain recherche les êtres et
les choses qui peuvent l'y aider. La construction d'un monde civil, artificiel, vise à éliminer les choses qui
procurent de la douleur et multiplier les choses qui procurent du plaisir.
On a pu lire l'œuvre de Hobbes comme un hédonisme politique8, ancêtre de l'utilitarisme et des théories du
marché. C'est une lecture réductrice : Hobbes parle plutôt de droits, et bien peu de libertés commerciales. Le
bien commun en son sens le plus général est ce qui le préoccupe. Il affirme par exemple que la distribution des
matières premières et la constitution de la propriété revient à la puissance souveraine, sans cela il y a risque de
guerre. Pour lui, les lieux de commerce des matières comme de leur distribution doivent dépendre directement
du souverain, car le privé est un particulier qui peut être poussé par l'appât du gain à nourrir l'ennemi9. Hobbes
5 T. Hobbes, ibid., p. 230, Chap 14 : Des premières et deuxièmes lois naturelles, et des contrats.
6 T. Hobbes, ibid., p. 230, Chap 14.
7 T. Hobbes, ibid., p. 346-347, Chap 21 : De la liberté des sujets.
8 L. Strauss, Droit naturel et histoire, Paris : Flammarion, 1986, Ed. orig. 1954, p. 171.
9 T. Hobbes, ibid., p. 383, Chap 24 : De l'alimentation et de la procréation de l'Etat.