LE DEVOILEMENT RATIONNEL DU SENS « Croire pour comprendre, comprendre pour croire » St Augustin A. MENDIRI 1 L’AVENTURE DE LA RAISON Il convient tout d’abord de préciser ce que nous entendons par l’Etre. L’Etre renvoie à l’ensemble de la réalité, autrement dit à la fois à ce qui apparaît et à ce qui est vraiment, audelà des apparences. La présence de l’Etre est un grand mystère. Qui ne s’est jamais interrogé sur cette présence et n’en a pas été saisi d’étonnement n’a pas l’âme d’un philosophe. La présence de l’Etre suscite cette question, éternellement d’actualité, soulevée par Leibniz au XVII° siècle : « Pourquoi existe quelque chose plutôt que rien ? ». Cette question peut en entraîner une autre : l’Etre a- t-il un commencement ? Cette question a-t-elle un sens ? Examinons un moment cette question du commencement de l’Etre. Pour ce faire nous disposons d’une faculté que nous appelons la raison, c’est-à-dire la pensée logique, la pensée qui se refuse à émettre des contradictions. La raison est la faculté de référence de l’activité philosophique depuis que celle-ci est née en Grèce voici plus de vingt-cinq siècles. Si nous disons que la civilisation grecque de cette époque a inventé la philosophie, c’est dans la mesure où elle semble être la première civilisation qui ait fait confiance en la seule raison afin de répondre aux grandes questions que se pose l’homme. Expliquons-nous sur ce statut de la raison. S’il est une discipline où la raison règne en maître et sans aucune contestation possible, ce sont les mathématiques et c’est là d’ailleurs l’origine de la fascination que celles-ci ont exercé et exercent peut-être encore sur la pensée philosophique. Les Grecs de cette époque ont en effet également inventé les mathématiques. Cette affirmation peut légitimement surprendre. Car, incontestablement, les nombreuses civilisations qui ont précédé la Grèce du V° siècle av. JC, sont les auteurs de remarquables réalisations architecturales, de calendriers, de cartes terrestres, maritimes, du ciel, toutes choses qui présupposent des connaissances mathématiques. Alors au nom de quoi ce privilège accordé à la Grèce du V° siècle av. JC ? Les grecs ont inventé la démonstration. Démontrer une proposition revient à établir par le raisonnement que cette proposition peut se ramener à des propositions antérieurement démontrées. Certes, si nous remontons ainsi la chaîne des démonstrations, force est de constater que l’esprit doit s’arrêter à des propositions premières échappant à la démonstration. Notre propos ne consiste pas ici à réfléchir sur la nature exacte de ces propositions premières ni sur le paradoxe sur lequel sont fondées les mathématiques, définies comme la science de la démonstration dont le point de départ est constitué de propositions indémontrables. Car ce qui nous intéresse dans l’immédiat c’est le rôle que jouent la démonstration et la raison au sein des mathématiques. Jusqu’aux Grecs, les connaissances mathématiques relevaient de pratiques empiriques, c’est-à-dire de pratiques fondées sur l’expérience prise au sens large, sur l’observation, sur les tâtonnements des essais et des erreurs, sur des mesures. La nouveauté introduite par les Grecs est d’avoir montré qu’une proposition est vraiment de nature mathématique qu’à partir du moment où elle peut faire l’objet d’une démonstration. Les Grecs ont inventé les mathématiques car ils ont inventé la démonstration. 3 Or, la démonstration ne s’appuie que sur les ressources de la seule raison. C’est d’ailleurs là que se situe sa difficulté majeure pour les apprentis en la matière. De jeunes collégiens comprennent souvent difficilement qu’il convient de démontrer des propriétés de figures ou de nombres qui semblent parfois évidentes à la simple observation. Les mathématiques sont vraiment l’empire de la raison. Ce détour par les mathématiques se justifie car il en va de même concernant la philosophie. Si on s’accorde pour dire que cette discipline consiste à s’interroger et à réfléchir sur les grandes questions que peut se poser l’homme, il peut sembler étonnant que la naissance de cette démarche soit fixée si tardivement, à savoir il y a seulement vingt-cinq siècles, sur les bords de la Méditerranée, en Grèce. L’humanité a dû se poser de telles questions dès l’aube de son apparition sur cette planète, dès que la conscience s’est fait jour. Evidemment, il ne viendrait à l’idée de personne de contester cela. Mais force est de constater que les réflexions conduites par les civilisations antérieures à la Grèce antique étaient essentiellement alimentées par de grandes religions ou par des conceptions morales. Les religions reposent sur des traditions venues du fond des âges, sur des expériences spirituelles effectuées par des méditants persuadés d’être entrés en contact au sein de leur vie intérieure avec des forces ou une présence qui les dépassent et qui sont le signe ou le témoignage de la divinité, de la source et du sens de toutes choses. Certes, la réflexion entre bien en ligne de compte, mais force est de constater que les affirmations émises, les croyances proposées ne reposent pas sur la seule autorité de la raison. L’ambition des intellectuels Grecs du V° siècle av. JC, c’est précisément de ne faire confiance qu’en la seule raison afin de répondre aux interrogations de l’humanité à propos des grandes questions métaphysiques que se pose l’homme, si nous appelons métaphysique cette démarche consistant à poser et à tenter de répondre par la seule raison aux questions soulevées par les religions et plus largement par tous les courants spirituels, fussent-ils agnostiques ou athées. Dès lors, si nous pouvons dire que les Grecs de cette époque ont inventé la philosophie, c’est exactement pour la même raison que nous leur avons attribué l’invention des mathématiques, à savoir la confiance et le rôle exclusif accordés à la raison afin de conduire ces entreprises intellectuelles respectives. Les questions que se pose l’homme ne devaient plus relever de la croyance, religieuse notamment, mais d’un savoir. L’intérêt majeur du rôle de la raison consistait dans l’universalité potentielle des conclusions auxquelles elle permettait d’aboutir. En somme, la raison a conduit à l’invention de deux nouvelles disciplines, à savoir les mathématiques et la philosophie, mais son mérite est d’avoir donné naissance à l’idée d’humanité, d’universalité de l’homme au-delà des différentes cultures, d’universalité de la vérité, objet d’un savoir et non de croyances. De plus, de manière encore plus noble, la confiance dans la raison libérait l’homme de la confiance qu’il devait accorder à autrui afin de parvenir à la vérité. Le bon usage de la raison le rendait entièrement libre d’accéder à la vérité par lui-même. La raison faisait entrer la vérité et la liberté du sujet dans une communauté de destin. 4 Cette confiance accordée à la raison conduisait donc à une très haute idée de l’homme. Pourtant, les millénaires qui ont suivi ont conduit tout à la fois à déchanter concernant ses capacités à répondre aux questions métaphysiques et dans le même temps ont considérablement renforcé la confiance qu’on pouvait lui accorder dans le domaine scientifique et technique. Rappelons schématiquement de quoi il s’agit. L’histoire de la philosophie est marquée par une succession de systèmes de pensée très divers dans leurs conclusions, aucun d’entre eux ne s’étant trouvé à même de s’imposer à tous les esprits, comme c’est le cas pour les mathématiques et aujourd’hui à propos de l’activité scientifique. En effet, à partir du XVII° siècle, l’humanité a connu une seconde révolution intellectuelle avec l’invention de la science moderne, invention où le rôle des mathématiques a encore été déterminant. Il faut dire que jusqu’à cette époque, les mathématiques étaient considérées comme une science abstraite, entièrement rationnelle mais étrangère à la nature physique, et les sciences de la nature comme une activité concrète, essentiellement fondée sur l’observation attentive et rigoureuse de la nature. Or, Galilée notamment ainsi que les principaux physiciens du XVII ° siècle, ont inventé la science moderne dès lors qu’ils ont repris à leur compte l’intuition de Platon, elle-même inspirée par Pythagore et qui consistait à penser que le monde était structuré mathématiquement. Les mathématiques se présentaient comme le langage même de la nature. En conséquence, les mathématiques, science des formes et des nombres et des relations entre les figures et les nombres, proposaient à la physique ou science de la matière en mouvement des structures au sein desquelles semblaient se couler les phénomènes naturels. C’est cette alliance historique entre les mathématiques et les sciences de la nature qui est à l’origine de la science moderne et qui lui doit ses développements considérables au XX° siècle, notamment avec Einstein et sa théorie de la relativité, véritable géométrisation du réel physique. Ainsi, les mathématiques ne sont plus réduites aux opérations, somme toute limitées de simples mesures, mais sont-elles la colonne vertébrale de tout savoir scientifique. Rappelons, afin d’illustrer le propos, que sans la géométrie de Riemann, pour laquelle il n’y a que des courbes dans l’espace qu’il prend en considération, la physique de la relativité pour laquelle toute masse crée une courbe de l’espace, n’aurait pas pu trouver le langage adéquat pour être écrite. Or, nul ne doute de la véracité et de l’efficacité de la science moderne et contemporaine. Cette efficacité est amplement vérifiée par ses applications techniques. Par exemple, l’industrie nucléaire civile et l’armement nucléaire n’auraient pu voir le jour sans les conclusions et l’avancement de la science théorique sur la composition atomique de la matière. Mais avons-nous affaire ici à un savoir incontestable ou plus précisément à un savoir authentique sur la nature du réel, savoir que la philosophie aurait été incapable d’établir ? Avant d’apporter une réponse à cette question, revenons sur l’impuissance proclamée de la philosophie à aboutir à un savoir qui fasse l’accord des esprits à propos des grandes questions 5 métaphysiques portant entre autres choses sur les origines ultimes du monde, sur son sens éventuel, sur l’existence de Dieu, sur la nature intime du réel, sur nos destins individuels, sur la mort, sur la présence du « Mal » et a contrario de la beauté, du plaisir, des satisfactions de toutes sortes etc. Face à cette impuissance, la raison s’est parfois résolue à l’expliquer, à la théoriser rationnellement. Telle fut l’entreprise de Kant au XVIII° siècle. Si la raison a échoué dans ce type d’entreprise métaphysique alors qu’elle a démontré avec éclat sa fécondité en matière mathématique et scientifique, c’est simplement parce qu’elle n’est pas faite pour cela. Son usage en matière métaphysique est stérile et illégitime. La raison, par l’intermédiaire de l’entendement ou de la faculté de comprendre, ne peut raisonner de manière féconde que sur des données offertes à son intuition entendue ici comme perception. Je puis utiliser mes facultés de l’esprit pour affirmer que si j’échauffe une barre de fer, elle va se dilater car la cause (l’échauffement) et l’effet (la dilatation) font l’objet d’une intuition sensible. En revanche si je dis que tout a une cause, donc que le monde a une cause et que cette cause est Dieu, mon raisonnement tourne à vide car ni le monde dans sa totalité ni Dieu ne sont des données de l’intuition sensible. L’entreprise métaphysique est vaine. La raison pure, c’est-à-dire la raison livrée à ses seules ressources, ne peut délivrer aucun savoir. Mais audelà du fait qu’il s’agit d’une interprétation de l’échec de la métaphysique parmi d’autres, doit-on en conclure que désormais seule l’activité scientifique détient le monopole du savoir et a vocation à terme à répondre à toutes nos questions, y compris les questions de nature métaphysique ? Cette croyance dans le pouvoir illimité de la science, qui a donné naissance au courant dit positiviste, est empreinte, selon nous, d’une grande naïveté. Notre jugement ne repose pas seulement sur son égale impuissance que l’entreprise philosophique à répondre aux questions métaphysiques. Car l’examen des conditions et des limites du savoir scientifique, et qui fait l’objet de ce qu’on appelle l’épistémologie ou réflexion sur la connaissance, relativise considérablement la nature du savoir délivré par la science. Nous rappellerons à cet effet trois limitations fondamentales de ce type de savoir. En premier lieu, les vérités scientifiques, celles qui portent sur l’explication des phénomènes, bref sur les théories, sont des vérités provisoires. Elles n’ont de sens que par rapport au niveau du réel que l’on est à même de prendre en considération, grâce à nos moyens techniques d’expérimentation, aux outils mathématiques dont nous disposons, au savoir antérieur dont nous sommes tributaires. C’est ainsi que pour s’en tenir à un exemple spectaculaire, la physique classique de Newton considérait et vérifiait que la masse d’un corps, c’est-à-dire sa quantité de matière, était constante alors que la théorie de la relativité d’Einstein établit théoriquement et expérimentalement que la masse croît avec la vitesse. En second lieu, nous ne savons pas si nos explications ou nos théories doivent être considérées comme de simples interprétations humaines du réel ou bien si elles correspondent de manière plus ou moins éloignée mais fidèle quant à la direction prise, au réel lui-même. Einstein, reprenant en cela une image proposée par Descartes, comparait les données de l’expérimentation aux éléments du cadran d’une montre mécanique. Nous 6 observons ce cadran, les aiguilles, leur mouvement etc. et nous nous demandons comment cela peut fonctionner. Comment va-t-on procéder ? En premier lieu, le chercheur va élaborer ou imaginer un mécanisme susceptible d’en rendre compte. Ce mécanisme sera testé expérimentalement s’il est à même d’expliquer tous les éléments que nous sommes en mesure d’observer à ce stade de l’avancée de la science. Peut-être d’ailleurs que plusieurs mécanismes différents pourront remplir cet office. Dans ce cas, les chercheurs choisiront le plus simple ou à tout le moins, ce qui est une conclusion assez proche, celui qui est le plus en accord avec le savoir antérieurement établi. Or, en dépit des résultats éventuellement positifs de l’expérimentation, qu’est-ce qui peut nous assurer que le réel, la nature, Dieu si l’on veut, n’ont pas inventé un autre type de mécanisme ? Si c’est le cas, et rien ne permet d’écarter cette éventualité, la vérité scientifique serait de nature purement pragmatique. Elle serait telle en fonction de son efficacité, de son utilité en vue de prévoir la succession des phénomènes, et non en fonction de sa vérité, si nous entendons par vérité l’adéquation de nos théories avec le réel effectif. Or, il s’agit là d’un débat métaphysique au sein même de l’activité scientifique qui n’est pas tranché, si tant est qu’il puisse l’être un jour. Enfin, une troisième limite caractérise l’investigation scientifique et celle-ci n’est pas une des moindres. La science ne peut par méthodologie que se poser des questions susceptibles de faire l’objet d’un contrôle expérimental. A ce titre, elle ne s’intéresse qu’aux aspects des phénomènes qui peuvent se mesurer, autrement dit à l’aspect uniquement quantitatif de ce qui est. Toutes les dimensions qualitatives du réel, que ce soit la question de sa beauté éventuelle, de son sens ou de sa raison d’être, des valeurs devant conduire notre action etc. lui échappent par la force des choses. Bref, par nécessité méthodologique, la science déserte la totalité des questions dites métaphysique ainsi que celles des valeurs. Le biologiste peut nous indiquer en quoi le clonage d’un être vivant ou d’un homme est théoriquement possible, il ne peut se prononcer sur sa réalisation éventuelle qu’en tant que citoyen et non en tant que scientifique. Nous aboutissons donc à un double échec historique, à savoir celui de la démarche philosophique et celui de la démarche scientifique concernant l’entreprise du dévoilement du sens éventuel de l’Etre. Mais l’échec de la raison philosophique est-il aussi incontestable que veut bien le dire Kant ? Rappelons, d’un point de vue strictement historique, que le système métaphysique sans doute le plus abouti fut celui de Hegel, postérieur à Kant. Cela témoigne au moins d’une chose, c’est que les philosophes n’ont pas renoncé à la métaphysique après la sévère critique de Kant. Certes, le système de Hegel ne fait pas davantage l’accord des esprits que celui de ses illustres devanciers. Néanmoins, ce système présente un immense mérite, à savoir celui consistant à réintégrer le temps au sein même de l’Etre. Rappelons en effet que pour la philosophie rationaliste classique et plus particulièrement pour la philosophie grecque, notamment pour ces deux géants de la pensée que sont Platon et Aristote, le temps est étranger à l’Etre. Pourquoi cela ? 7 L’Etre véritable se situe hors du temps. Il appartient à l’éternité conçue comme réalité étrangère au temps et non comme un temps qui n’aurait ni commencement ni fin. L’Etre éternel est immobile, étranger également à tout mouvement. Car le mouvement qui introduit des changements permanents, est la source d’un mélange d’être et de non-être. Toute réalité sensible, matérielle, est à la fois ce qu’elle est et en même temps ne l’est plus à cause du changement induit par le mouvement. Il convient de ce fait de distinguer selon Platon deux mondes, le monde sensible et le monde intelligible, celui des idées parfaites, éternelles, immuables, uniques par opposition aux réalités de notre monde, multiples, approximatives, imparfaites, changeantes, éphémères. Seul le monde intelligible incarne le réel vrai, l’Etre authentique. Il est vrai qu’Aristote réintroduit les idées de Platon au sein même de notre monde. Matière et forme (c’est-à-dire l’idée) constituent un tout indissociable. Mais il est vrai également que Dieu ou le premier moteur du monde est immobile et se situe au sein d’une éternité étrangère au temps. De plus, le temps n’est jamais que le simple « nombre » du mouvement, autrement dit ce qui permet de le mesurer. Son importance est donc tout à fait négligeable. Tel n’est pas le cas concernant Hegel. L’Etre, c’est-à-dire à ses yeux la Raison elle-même (« Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel ») se déploie progressivement par la médiation du temps. La raison et donc la vérité ou l’Etre qu’elle exprime ont donc une histoire et une histoire au sens plein du terme, puisque la Raison est l’auteur ultime des changements que connaît l’Etre. C’est ainsi que la nature d’une part, l’histoire humaine d’autre part se présentent au premier abord comme un fouillis sans nom, comme une somme de désordres étourdissants. Concernant l’histoire humaine ces désordres ont pour origine les passions, seul moteur véritable de l’action des hommes. Napoléon poursuit lors de ses guerres européennes des objectifs certes nationaux mais également des ambitions personnelles. Or, en faisant cela, il répand par la médiation involontaire des jeunes soldats français les idées de la Révolution française et de la philosophie des Lumières dont ils étaient imprégnés. La Raison universelle a donc utilisé les passions humaines, irrationnelles, contingentes, afin de servir in fine ses propres fins. C’est la célèbre théorie de la « ruse de la raison ». Bien entendu, cette conception métaphysique ne fait pas davantage l’accord des esprits que toutes celles qui l’ont précédée. Mais elle a le mérite, à nos yeux, de considérer la raison de manière plus positive que ne l’avait fait Kant. Si la vérité se dévoile peu à peu au cours du temps, conformément d’ailleurs à l’étymologie grecque du terme de vérité, qui signifie précisément « dévoilement », alors cela peut éventuellement indiquer que la raison n’est pas inapte ou illégitime par nature à élaborer un discours métaphysique. Son échec apparent tient peut-être à d’autres raisons que celles avancées par Kant. La raison ne peut penser que le monde actuel et les données culturelles qui permettent de l’interpréter. Mais l’avenir reste une page blanche et du domaine de l’impensable et de l’imprévisible. L’inconnu est présentement inconnaissable. La raison ne peut rien en la matière. Elle ne peut qu’attendre patiemment ce qui vient afin de remettre son ouvrage sur le métier. Pour s’en convaincre tentons de concevoir ce que pouvaient être les représentations du monde du génial 8 homme de Lascaux, ses utopies éventuelles et il ne nous faudra pas longtemps pour admettre qu’aussi loin que son imagination pouvait aller, celle-ci était à des années-lumière des caractéristiques de notre monde du XXI° siècle. En somme, la raison possède une légitimité pour entreprendre des investigations métaphysiques à condition d’accepter que ses lacunes immenses concernant l’avenir la condamnent à des hypothèses plurielles d’une part et fort modestes d’autre part. Ou bien, il faut admettre qu’il y a un moyen de contourner cette difficulté et ce moyen réside dans la confiance ou la foi que l’on accorde, par exemple, à un message religieux. En effet, si nous posons qu’un message religieux détient une vérité, vérité assise sur des expériences spirituelles notamment, expériences qui conforteraient les dites vérités, alors cette vérité, en dépit de ses limites, appartient à une forme d’intemporalité. Certes, le discours théologique est un discours humain, un discours qui traduit nécessairement sur un mode humain un sens prétendument transcendant et qui à ce titre est naturellement anthropomorphique, si on entend par anthropomorphisme la démarche consistant à penser ce qui n’est pas l’homme sur le modèle de l’homme. Mais il ne s’agit pas ici d’une critique mais du simple constat du caractère inévitable de cette démarche car un être fini et limité comme l’homme ne peut penser ce qui se situe éventuellement au-delà de ces limites que sur le mode de celles-ci. Toujours est-il que si nous postulons qu’un message religieux enferme une vérité exprimée humainement certes mais de nature intemporelle, alors la raison métaphysique dispose d’un matériau de pensée sur lequel elle peut travailler afin de retrouver le sens de l’Etre sans être limitée par les inconnus que l’avenir s’apprête à enfanter. Tel est notre pari. Autrement dit, en partant du message judéo-chrétien ou du message Biblique, nous nous proposons de dévoiler le sens de l’Etre. Certes, ce message aurait fait l’objet d’une Révélation progressive. D’ailleurs c’est l’idée même de cette Révélation progressive qui a amené vraisemblablement le peuple juif à inventer le temps linéaire à une époque où toutes les anciennes civilisations s’en tenaient à un temps cyclique, temps pensé sur le mode de la succession des saisons naturelles. Néanmoins, n’oublions pas que cette Révélation est théoriquement close avec l’Incarnation de Dieu au sein de la création en la personne du Christ, croyance validée aux yeux des chrétiens par sa résurrection au matin de Pâques. L’usage de la raison ainsi conçu est donc subordonné à la foi. Mais alors, au vu des objectifs des fondateurs historiques de la philosophie, peut-on encore parler de philosophie pour une telle entreprise ? Nous opposerons à cette objection légitime deux arguments : en premier lieu qu’ont fait d’autre les illustres philosophes et théologiens que furent St Augustin au IV° siècle ou St Thomas d’Aquin au XIII° siècle ? En second lieu, comment ne pas tenir compte de l’échec de la philosophie à atteindre la vérité en s’appuyant sur ses seules ressources ? En quoi alors notre projet et notre démarche peuvent-elles être qualifiées de philosophiques en ces temps qui sont les nôtres ? Pourra-t-on nous reprocher de prendre pour point de départ une dogmatique étrangère à la philosophie et qui prétend constituer une vérité, la vérité ? 9 Mais connaît-on une seule pensée philosophique dépourvue d’a priori, de pari soit sur le sens soit sur l’absurde ? Poser la question c’est y répondre. Dès lors notre point de départ est certes posé comme une hypothèse de vérité. Mais la raison aura alors pour fonction, par sa démarche propre, en s’appuyant sur ses seules exigences, de tenter de confirmer la cohérence, la légitimité, la probabilité de vérité de ce discours qui lui est initialement étranger. Elle utilisera pour cela la carte de la foi et elle se comportera comme une boussole nous orientant sur cette carte, tentant de retrouver des lieux familiers, de repérer ceux encore mal connus, en partie effacés mais dont l’existence s’avèrera infiniment probable au vu de la cohérence de l’ensemble. Tel est notre pari. Tel est le sens de notre entreprise philosophique, de cette aventure intellectuelle, aventure que nous convions les lecteurs à partager avec nous. 10 L’ETRE INFINI OU YHWH Commençons notre cheminement avec la raison, dans son entreprise d’éclairer ou d’explorer à l’aune de ses exigences les « vérités » de la foi. Les trois grandes religions monothéistes et donc le judaïsme et le christianisme proclament l’existence d’un Dieu unique, tout-puissant et personnel. Que peut nous dire la raison en la matière ? Peut-on retrouver l’idée d’un absolu indépassable et rationnellement incontestable ? L’Etre se présente à nous dans son mystère insondable. Nous constatons sa présence et nous devrions nous en étonner, l’étonnement marquant le début de l’activité philosophique comme le soulignait Aristote. La question qui nous vient aussitôt à l’esprit est celle que soulevait Leibniz au XVII° siècle : « Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Pourtant la raison, sans apporter de réponse directe à cette question vertigineuse, exclut cependant la possibilité du rien ou de l’absence d’Etre. En effet, il apparaît exclu que l’Etre ait eu un commencement. Car du néant défini comme absence d’Etre et de possibilité d’Etre, il ne saurait surgir sans cause ni raison l’Etre. Accepter une telle hypothèse ontologique reviendrait à sombrer dans la pensée magique pure et simple. Poser l’éternité de l’Etre au nom de cette exigence rationnelle n’est pas l’apanage des pensées spiritualistes puisque telle était la conclusion à laquelle aboutissait le matérialiste Epicure (III° siècle av. JC). Néanmoins, une telle conclusion soulève deux problèmes. En premier lieu, il nous faut faire confiance, dans la démarche, aux exigences de la raison en matière métaphysique. Dans l’immédiat, c’est le pari que nous faisons, même s’il nous faudra justifier cette position de manière plus circonstanciée par la suite. Mais rappelons-nous : la raison aurait une histoire et ses échecs concernant les réponses à apporter au questionnement métaphysique auraient pour cause son impuissance à penser l’avenir, autrement dit ce qui est inconnu, impensable et donc imprévisible. Cependant le raisonnement que nous venons de faire porte sur une question qui semble intemporelle et qui échappe au cours du temps et son lot de perpétuel surgissement de la nouveauté. A ce titre, nous considérons, à tort ou à raison, que nous pouvons faire confiance aux exigences qu’elle nous propose, sans quoi il nous faudrait nous interdire de penser. En second lieu, qu’entendons-nous exactement par éternité lorsque nous affirmons que l’Etre n’a pas pu avoir de commencement ? Doit-on concevoir l’éternité comme un temps qui n’a ni commencement ni fin ou bien comme une réalité étrangère à notre conception du temps et à ce titre étrangère à nos possibilités de la concevoir clairement ? A certains égards, ces deux manières d’envisager cette notion ne sont nullement exclusives l’une de l’autre et voici pourquoi. La manière la plus simple de concevoir l’éternité consiste bien à se la représenter comme un écoulement du temps qui nous est familier, sans commencement ni fin. Du point de vue de la 11 raison qui remonte par l’imagination le cours du temps, il est exclu que survienne un instant où subitement surgisse l’Etre, surgissement avant lequel il n’y aurait rien. Car le « rien » se distingue du « néant », puisque celui-ci n’est pas seulement absence d’Etre mais également de possibilité d’Etre. Dès lors la présence de l’Etre exclut par définition cette hypothèse. En revanche le « rien » renverrait seulement à l’absence d’Etre au-delà de l’Etre. Mais alors le « rien » serait déjà une manière d’être particulière et à ce titre se rattacherait à l’Etre. Car si l’Etre surgit du « rien », c’est que le « rien » enfermait cette possibilité et était donc déjà « quelque chose ». Bref, nous n’échappons pas à la présence d’une forme d’Etre aussi loin que nous poursuivions notre exploration du passé de l’Etre. En conséquence, une conclusion au premier abord étrange découle de ce constat : si l’Etre n’a pas de commencement, alors cela signifie qu’ici et maintenant la passé de l’Etre est illimité, se poursuit à l’infini et donc qu’il existe un infini temporel déjà actualisé. Cette hypothèse semble contradictoire. Nous nous représentons habituellement l’infini comme une réalité présentement finie mais à laquelle il est toujours possible d’ajouter quelque chose. Tel est le cas de la suite des nombres entiers par exemple. Aussi grand soit le nombre considéré, nous pourrons ajouter un. A cet égard, Aristote considérait, semble-t-il à juste titre au premier abord, qu’un infini quelconque ne pouvait être que potentiel et non actuel. Pourtant, l’impossibilité apparemment logique d’un infini actuel se heurte au constat de la présence de l’Etre et au refus de sombrer dans la pensée magique consistant à poser que de rien ou du néant pourrait surgir l’Etre. Il convient alors de se demander si cette impossibilité ne relève pas seulement de nos capacités limitées de comprendre et non d’une impossibilité d’ordre ontologique. Autrement dit une telle impossibilité serait simplement d’ordre gnoséologique ou relative à nos capacités de connaître. Expliquons-nous plus précisément. L’homme possède des capacités de comprendre forcément finies ou limitées sur le plan de la représentation de la réalité. Rappelons que comprendre signifie étymologiquement « prendre ensemble » ce qui est séparé. Or, dans ces conditions, comprendre l’infini reviendrait à en connaître les tenants et les aboutissants, à poser deux limites aux extrémités de cette réalité, ce qui revient à nier cette idée d’infini. La pensée humaine ne peut se représenter l’infini que sur le modèle de ce qui est fini. En revanche, elle peut, à défaut de se le représenter, le concevoir. Car l’homme est un être conscient, un être qui à ce titre ne coïncide jamais avec un quelconque contenu de pensée, qui est perpétuellement recul par rapport à lui-même, qui transcende sa propre finitude, et qui grâce à ce statut ontologique, se voit capable de concevoir rationnellement un infini, d’accepter que celui-ci soit actualisable, même s’il reconnaît que cela dépasse son imagination ou même ses capacités de compréhension. La conscience est ouverture vers un au-delà de la finitude humaine. Il est possible cependant de se demander comment un aussi grand esprit qu’Aristote n’a pas envisagé cette éventualité. Pour nous, la raison en est simple. Rappelons ce que nous avons déjà mis en lumière, à savoir que pour les Grecs de cette époque, le temps est étranger à l’Etre véritable. L’Etre appartient au domaine de l’éternité conçue comme ce qui est étranger au temps. L’Etre relève d’une éternité immobile, figée dans sa perfection immuable, et le temps 12 n’est jamais que le « nombre » du mouvement, ce qui permet de le mesurer. Il était donc exclu que les penseurs Grecs comme Platon ou Aristote s’aventurèrent dans le cheminement ontologique que nous proposons. Rappelons cependant que le fait qu’un temps passé incarne déjà un infini temporel actualisé peut se concevoir du point de vue des exigences de la raison tout en demeurant incompréhensible. L’être fini que nous sommes ne saurait comprendre une réalité qui dépasse, qui est étrangère à sa nécessaire finitude. Si l’infini en question témoigne d’une réalité transcendante, d’un absolu, alors cette réalité transcendante, cet absolu échapperont toujours à nos capacités de représentation et nous demeurerons condamnés à penser ce qui n’est pas l’homme sur le modèle de l’homme. Dès lors, la distinction entre le temps infini, sans commencement ni fin et l’éternité comme réalité étrangère au temps est-elle de nature gnoséologique, relative à nos capacités de connaissance et non ontologique, c’est-à-dire relative à l’Etre lui-même. Car l’infini, par essence, est étranger à la finitude. L’infini, par essence, est concevable mais impensable et échappe à toute représentation. C’est en ce sens que nous pouvons avancer que l’infini temporel témoigne tout à la fois, sur le plan de la connaissance que nous pouvons en avoir, d’un temps sans commencement ni fin mais également d’une réalité qui se situe au-delà de la temporalité telle que nous la connaissons et que nous pouvons qualifier d’éternité. Ontologiquement, ces deux notions ne sont donc pas étrangères l’une à l’autre. Toujours est-il qu’il nous semble difficile de refuser l’hypothèse ontologique d’un temps passé infini de l’Etre et donc la possibilité effectivement réalisée et actualisée d’un infini de cette nature. Remarquons d’ailleurs que sur un plan purement mathématique, le calcul infinitésimal, entre autres réalités mathématiques, dans ses modes opératoires, semble fonctionner comme si un infini actualisé était bien une réalité effective. Quoiqu’il en soit, l’idée d’un infini temporel nous conduit à nous demander si d’autres dimensions de la réalité sont passibles des mêmes conclusions et relèvent donc de l’infini. Sur un plan purement empirique, nous constatons que les deux dimensions les plus générales de la réalité telle qu’elle se présente à notre perception et à nos analyses intellectuelles consistent dans le temps et l’espace. Peu importe dans l’immédiat de savoir si l’espace est un contenant de la réalité substantielle du réel, s’il n’est que l’ensemble des relations entre les êtres comme le soutenait Leibniz ou bien s’il constitue à vrai dire la réalité même ou l’une de ses deux dimensions indissociables avec le temps comme l’établit la théorie de la relativité d’Einstein. Nous nous en tiendrons à un constat élémentaire et superficiel : là où il y a présence du réel, il y a un espace, quelle que soit sa nature exacte. La question métaphysique classique est alors la suivante : l’espace et donc l’univers ou l’ensemble de la réalité observable sont-ils finis ou infinis ? Si l’espace ou l’univers possèdent une limite, cela signifie-t-il, comme le remarquaient déjà des philosophes présocratiques, qu’arrivé à cette limite, je ne pourrai pas tendre mon bras vers l’extérieur ? Car s’il y a une limite de l’Univers, alors la réflexion rationnelle s’interroge sur la nature de ce qu’il y a endehors de cette limite. Dira-t-on que cet en-dehors correspond au « rien », c’est-à-dire à l’absence d’Etre au-delà de l’Etre ? Mais dans ce cas, le « rien » en question est encore 13 quelque chose à sa manière et nous devons en conclure que l’Etre ne connaît donc pas de limite. Car la notion de limite n’a de sens que pour des réalités finies. Celles-ci sont toujours contiguës à d’autres réalités. Si l’Etre dans sa « totalité », si nous pouvons nous exprimer de la sorte, ne saurait être conçu avec une limite quelconque, alors c’est que l’Etre comme réalité spatiale relève également de l’illimité ou de l’infini. Ainsi l’Etre dans toutes ses dimensions, qu’elles soient temporelles ou spatiales doit-il être rationnellement pensé comme étant infini. Mais notre expérience empirique du temps nous dévoile un autre aspect fondamental du temps et de son infinité. Car non seulement la raison se refuse à accepter qu’il puisse y avoir un commencement à l’Etre, se voit contrainte d’admettre un passé infini déjà actualisé de l’Etre, mais nous constatons empiriquement, ici et maintenant et ce, en permanence, le jaillissement de nouveaux instants. Dès lors, nous sommes amenés à en conclure que non seulement un infini actualisé est nécessaire, mais qui plus est que cet infini actuel peut s’accroître, peut se dépasser. Or, une réalité infinie semble incarner ce, en-dehors de quoi rien ne peut Etre ni être conçu. En somme, l’Etre infini ainsi défini incarne la plénitude d’Etre si nous entendons par plénitude le plus haut niveau d’Etre concevable. Mais si l’Etre infini est un infini actuel qui peut s’accroître, alors l’Etre infini se présente comme plénitude qui s’accroît vers des niveaux toujours plus élevés de plénitude. Cette conclusion ontologique en entraîne d’autres d’une importance décisive. Si l’Etre infini peut s’accroître c’est donc qu’il enfermait en lui un potentiel de dépassement. Ce potentiel de dépassement ne peut être qu’infini ou inépuisable. Car si tel n’était pas le cas, cela signifierait que l’Etre infini enfermerait en son sein une limite, ce qui serait incompatible avec sa nature infinie de part en part. L’Etre infini ne peut à la fois dans son Etre même Etre à la fois infini et fini. Sinon, il ne serait plus plénitude d’Etre, ce, en-dehors de quoi rien ne saurait Etre ni être conçu. Que l’Etre infini soit un infini actuel qui s’accroît, plénitude qui se dépasse vers des niveaux toujours plus élevés de plénitude, signifie donc qu’il ne coïncide pas avec son actualité et qu’il possède une potentialité. L’Etre infini se présente donc comme transcendance ou noncoïncidence de son actualité par rapport à sa potentialité. En d’autres termes, l’Etre infini ne se réduit pas nécessairement avec ce qu’il est actuellement. En ce sens, il se présente comme liberté, comme radicale liberté, comme liberté illimitée ou toute-puissante quant à la manifestation de son actualité. L’Etre infini ainsi conçu correspond bien au Dieu toutpuissant évoqué par les textes bibliques. Il correspond également à l’Etre « par soi » ou cause de soi évoqué par Spinoza. Cela nous amène à préciser la nature exacte de ce que nous appelons l’actualité et la potentialité de l’Etre infini. Concernant son actualité infinie, nous savons déjà que ces caractéristiques ne sont pas nécessaires, qu’elles ne s’imposent nullement à sa liberté, qu’elles ne sont donc pas forcément éternelles, bref qu’elles sont contingentes. Les mathématiques peuvent nous aider à mieux saisir en quoi un Etre infini peut se manifester 14 effectivement par une infinité de déterminations librement choisies. Car l’infini mathématique peut revêtir une infinité de formes différentes. Par exemple nous pouvons nous appuyer sur des cas de figure très simples et accessibles à tous. C’est ainsi que l’infinité des nombres entiers renvoie à une forme d’infini ; mais c’est également le cas de l’infinité des nombres pairs ainsi enfin que l’infinité des nombres impairs. Or, ces trois infinis sont dits équivalents. L’infinité des nombres entiers n’est pas plus grande que l’infinité des nombres pairs ou des nombres impairs comme le bon sens est porté spontanément à le croire. Concernant les ensembles infinis, le tout, contrairement aux ensembles finis, peut-être égal à la partie comme le soulignait Cantor, le théoricien de la théorie des ensembles. Et ce, dans la mesure où il est possible de faire correspondre terme à terme à chacun des nombres entiers un nombre pair et un nombre impair. En conséquence tous ces infinis et potentiellement cette infinité d’infinis possibles ou envisageables, sont équivalents tout en étant différents les uns des autres. Dès lors, l’Etre infini peut parfaitement se concevoir comme enfermant une infinité de déterminations différentes, chacune d’entre elles exprimant à sa manière le même Etre infini. L’Etre infini actuel enfermerait donc en son sein une infinité de différences non nécessaires ou contingentes. Que l’Etre infini enferme en son sein une infinité de réalités ou de déterminations différentes nous conduit donc à affirmer qu’il ne saurait s’identifier comme absolu avec l’ « Un » tel que le développait le philosophe Grec Plotin au III° siècle. L’Etre infini est certes unique et exclusif car il renvoie à ce, en-dehors de quoi rien ne saurait Etre ni être conçu. Mais il reste étranger à la notion d’ « Un ». Ses infinies déterminations ou différences constituent les infinies manifestations de sa réalité forcément unique. Toujours-est-il que la notion d’Etre infini se confond ou est indissociable de l’idée de liberté et celle de liberté de l’idée de contingence. Etre, liberté, contingence, c’est ontologiquement tout un. Cela signifie que l’Etre infini est bien l’Etre « par soi » ou cause de soi ou encore est bien l’Etre tout-puissant, source et fondement de sa substance actuelle librement choisie et manifestée. Qu’en est-il de la nature de sa potentialité ? Doit-on par exemple imaginer celle-ci comme un ensemble infini de modes d’être déterminés ou prédéterminés, en attente d’existence effective ou actuelle ? Si tel était le cas, au cours de l’infinité du temps passé, l’infinie potentialité aurait actualisé l’infinité de ses potentialités. Or, comme nous l’avons déjà établi, l’expérience empirique nous apprend que de cet infini actualisé du passé jaillit en permanence de nouveaux instants. Dès lors, ces instants nouveaux et le supplément d’Etre qu’ils apportent n’étaient pas contenus au sein de l’infini potentiel du passé. Cela ne peut s’expliquer rationnellement que si l’on suppose que la potentialité infinie de l’Etre ne fait qu’exprimer une capacité d’action, d’émergence à l’Etre, de dépassement sans limite et non un réservoir de possibles prédéterminés. Car si tel était le cas, un supplément d’Etre ne pourrait surgir d’un infini déjà actualisé. 15