le devoilement rationnel du sens

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 LE DEVOILEMENT RATIONNEL DU SENS « Croire pour comprendre, comprendre pour croire » St Augustin A. MENDIRI 1 L’AVENTURE DE LA RAISON
Il convient tout d’abord de préciser ce que nous entendons par l’Etre. L’Etre renvoie à
l’ensemble de la réalité, autrement dit à la fois à ce qui apparaît et à ce qui est vraiment, audelà des apparences. La présence de l’Etre est un grand mystère. Qui ne s’est jamais interrogé
sur cette présence et n’en a pas été saisi d’étonnement n’a pas l’âme d’un philosophe. La
présence de l’Etre suscite cette question, éternellement d’actualité, soulevée par Leibniz au
XVII° siècle : « Pourquoi existe quelque chose plutôt que rien ? ». Cette question peut en
entraîner une autre : l’Etre a- t-il un commencement ? Cette question a-t-elle un sens ?
Examinons un moment cette question du commencement de l’Etre. Pour ce faire nous
disposons d’une faculté que nous appelons la raison, c’est-à-dire la pensée logique, la pensée
qui se refuse à émettre des contradictions. La raison est la faculté de référence de l’activité
philosophique depuis que celle-ci est née en Grèce voici plus de vingt-cinq siècles. Si nous
disons que la civilisation grecque de cette époque a inventé la philosophie, c’est dans la
mesure où elle semble être la première civilisation qui ait fait confiance en la seule raison afin
de répondre aux grandes questions que se pose l’homme.
Expliquons-nous sur ce statut de la raison. S’il est une discipline où la raison règne en
maître et sans aucune contestation possible, ce sont les mathématiques et c’est là d’ailleurs
l’origine de la fascination que celles-ci ont exercé et exercent peut-être encore sur la pensée
philosophique. Les Grecs de cette époque ont en effet également inventé les mathématiques.
Cette affirmation peut légitimement surprendre. Car, incontestablement, les nombreuses
civilisations qui ont précédé la Grèce du V° siècle av. JC, sont les auteurs de remarquables
réalisations architecturales, de calendriers, de cartes terrestres, maritimes, du ciel, toutes
choses qui présupposent des connaissances mathématiques. Alors au nom de quoi
ce
privilège accordé à la Grèce du V° siècle av. JC ?
Les grecs ont inventé la démonstration. Démontrer une proposition revient à établir par le
raisonnement que cette proposition peut se ramener à des propositions antérieurement
démontrées. Certes, si nous remontons ainsi la chaîne des démonstrations, force est de
constater que l’esprit doit s’arrêter à des propositions premières échappant à la démonstration.
Notre propos ne consiste pas ici à réfléchir sur la nature exacte de ces propositions premières
ni sur le paradoxe sur lequel sont fondées les mathématiques, définies comme la science de la
démonstration dont le point de départ est constitué de propositions indémontrables.
Car ce qui nous intéresse dans l’immédiat c’est le rôle que jouent la démonstration et la
raison au sein des mathématiques. Jusqu’aux Grecs, les connaissances mathématiques
relevaient de pratiques empiriques, c’est-à-dire de pratiques fondées sur l’expérience prise au
sens large, sur l’observation, sur les tâtonnements des essais et des erreurs, sur des mesures.
La nouveauté introduite par les Grecs est d’avoir montré qu’une proposition est vraiment de
nature mathématique qu’à partir du moment où elle peut faire l’objet d’une démonstration.
Les Grecs ont inventé les mathématiques car ils ont inventé la démonstration.
3 Or, la démonstration ne s’appuie que sur les ressources de la seule raison. C’est d’ailleurs là
que se situe sa difficulté majeure pour les apprentis en la matière. De jeunes collégiens
comprennent souvent difficilement qu’il convient de démontrer des propriétés de figures ou
de nombres qui semblent parfois évidentes à la simple observation. Les mathématiques sont
vraiment l’empire de la raison.
Ce détour par les mathématiques se justifie car il en va de même concernant la philosophie.
Si on s’accorde pour dire que cette discipline consiste à s’interroger et à réfléchir sur les
grandes questions que peut se poser l’homme, il peut sembler étonnant que la naissance de
cette démarche soit fixée si tardivement, à savoir il y a seulement vingt-cinq siècles, sur les
bords de la Méditerranée, en Grèce. L’humanité a dû se poser de telles questions dès l’aube de
son apparition sur cette planète, dès que la conscience s’est fait jour.
Evidemment, il ne viendrait à l’idée de personne de contester cela. Mais force est de
constater que les réflexions conduites par les civilisations antérieures à la Grèce antique
étaient essentiellement alimentées par de grandes religions ou par des conceptions morales.
Les religions reposent sur des traditions venues du fond des âges, sur des expériences
spirituelles effectuées par des méditants persuadés d’être entrés en contact au sein de leur vie
intérieure avec des forces ou une présence qui les dépassent et qui sont le signe ou le
témoignage de la divinité, de la source et du sens de toutes choses. Certes, la réflexion entre
bien en ligne de compte, mais force est de constater que les affirmations émises, les croyances
proposées ne reposent pas sur la seule autorité de la raison.
L’ambition des intellectuels Grecs du V° siècle av. JC, c’est précisément de ne faire
confiance qu’en la seule raison afin de répondre aux interrogations de l’humanité à propos
des grandes questions métaphysiques que se pose l’homme, si nous appelons métaphysique
cette démarche consistant à poser et à tenter de répondre par la seule raison aux questions
soulevées par les religions et plus largement par tous les courants spirituels, fussent-ils
agnostiques ou athées.
Dès lors, si nous pouvons dire que les Grecs de cette époque ont inventé la philosophie,
c’est exactement pour la même raison que nous leur avons attribué l’invention des
mathématiques, à savoir la confiance et le rôle exclusif accordés à la raison afin de conduire
ces entreprises intellectuelles respectives. Les questions que se pose l’homme ne devaient plus
relever de la croyance, religieuse notamment, mais d’un savoir. L’intérêt majeur du rôle de la
raison consistait dans l’universalité potentielle des conclusions auxquelles elle permettait
d’aboutir.
En somme, la raison a conduit à l’invention de deux nouvelles disciplines, à savoir les
mathématiques et la philosophie, mais son mérite est d’avoir donné naissance à l’idée
d’humanité, d’universalité de l’homme au-delà des différentes cultures, d’universalité de la
vérité, objet d’un savoir et non de croyances. De plus, de manière encore plus noble, la
confiance dans la raison libérait l’homme de la confiance qu’il devait accorder à autrui afin de
parvenir à la vérité. Le bon usage de la raison le rendait entièrement libre d’accéder à la
vérité par lui-même. La raison faisait entrer la vérité et la liberté du sujet dans une
communauté de destin.
4 Cette confiance accordée à la raison conduisait donc à une très haute idée de l’homme.
Pourtant, les millénaires qui ont suivi ont conduit tout à la fois à déchanter concernant ses
capacités à répondre aux questions métaphysiques et dans le même temps ont
considérablement renforcé la confiance qu’on pouvait lui accorder dans le domaine
scientifique et technique.
Rappelons schématiquement de quoi il s’agit. L’histoire de la philosophie est marquée par
une succession de systèmes de pensée très divers dans leurs conclusions, aucun d’entre eux ne
s’étant trouvé à même de s’imposer à tous les esprits, comme c’est le cas pour les
mathématiques et aujourd’hui à propos de l’activité scientifique. En effet, à partir du XVII°
siècle, l’humanité a connu une seconde révolution intellectuelle avec l’invention de la science
moderne, invention où le rôle des mathématiques a encore été déterminant.
Il faut dire que jusqu’à cette époque, les mathématiques étaient considérées comme une
science abstraite, entièrement rationnelle mais étrangère à la nature physique, et les sciences
de la nature comme une activité concrète, essentiellement fondée sur l’observation attentive
et rigoureuse de la nature. Or, Galilée notamment ainsi que les principaux physiciens du
XVII ° siècle, ont inventé la science moderne dès lors qu’ils ont repris à leur compte
l’intuition de Platon, elle-même inspirée par Pythagore et qui consistait à penser que le
monde était structuré mathématiquement. Les mathématiques se présentaient comme le
langage même de la nature.
En conséquence, les mathématiques, science des formes et des nombres et des relations
entre les figures et les nombres, proposaient à la physique ou science de la matière en
mouvement des structures au sein desquelles semblaient se couler les phénomènes naturels.
C’est cette alliance historique entre les mathématiques et les sciences de la nature qui est à
l’origine de la science moderne et qui lui doit ses développements considérables au XX°
siècle, notamment avec Einstein et sa théorie de la relativité, véritable géométrisation du réel
physique.
Ainsi, les mathématiques ne sont plus réduites aux opérations, somme toute limitées de
simples mesures, mais sont-elles la colonne vertébrale de tout savoir scientifique. Rappelons,
afin d’illustrer le propos, que sans la géométrie de Riemann, pour laquelle il n’y a que des
courbes dans l’espace qu’il prend en considération, la physique de la relativité pour laquelle
toute masse crée une courbe de l’espace, n’aurait pas pu trouver le langage adéquat pour être
écrite.
Or, nul ne doute de la véracité et de l’efficacité de la science moderne et contemporaine.
Cette efficacité est amplement vérifiée par ses applications techniques. Par exemple,
l’industrie nucléaire civile et l’armement nucléaire n’auraient pu voir le jour sans les
conclusions et l’avancement de la science théorique sur la composition atomique de la
matière. Mais avons-nous affaire ici à un savoir incontestable ou plus précisément à un savoir
authentique sur la nature du réel, savoir que la philosophie aurait été incapable d’établir ?
Avant d’apporter une réponse à cette question, revenons sur l’impuissance proclamée de la
philosophie à aboutir à un savoir qui fasse l’accord des esprits à propos des grandes questions
5 métaphysiques portant entre autres choses sur les origines ultimes du monde, sur son sens
éventuel, sur l’existence de Dieu, sur la nature intime du réel, sur nos destins individuels, sur
la mort, sur la présence du « Mal » et a contrario de la beauté, du plaisir, des satisfactions de
toutes sortes etc.
Face à cette impuissance, la raison s’est parfois résolue à l’expliquer, à la théoriser
rationnellement. Telle fut l’entreprise de Kant au XVIII° siècle. Si la raison a échoué dans ce
type d’entreprise métaphysique alors qu’elle a démontré avec éclat sa fécondité en matière
mathématique et scientifique, c’est simplement parce qu’elle n’est pas faite pour cela. Son
usage en matière métaphysique est stérile et illégitime. La raison, par l’intermédiaire de
l’entendement ou de la faculté de comprendre, ne peut raisonner de manière féconde que sur
des données offertes à son intuition entendue ici comme perception. Je puis utiliser mes
facultés de l’esprit pour affirmer que si j’échauffe une barre de fer, elle va se dilater car la
cause (l’échauffement) et l’effet (la dilatation) font l’objet d’une intuition sensible.
En revanche si je dis que tout a une cause, donc que le monde a une cause et que cette
cause est Dieu, mon raisonnement tourne à vide car ni le monde dans sa totalité ni Dieu ne
sont des données de l’intuition sensible. L’entreprise métaphysique est vaine. La raison pure,
c’est-à-dire la raison livrée à ses seules ressources, ne peut délivrer aucun savoir. Mais audelà du fait qu’il s’agit d’une interprétation de l’échec de la métaphysique parmi d’autres,
doit-on en conclure que désormais seule l’activité scientifique détient le monopole du savoir
et a vocation à terme à répondre à toutes nos questions, y compris les questions de nature
métaphysique ?
Cette croyance dans le pouvoir illimité de la science, qui a donné naissance au courant dit
positiviste, est empreinte, selon nous, d’une grande naïveté. Notre jugement ne repose pas
seulement sur son égale impuissance que l’entreprise philosophique à répondre aux questions
métaphysiques. Car l’examen des conditions et des limites du savoir scientifique, et qui fait
l’objet de ce qu’on appelle l’épistémologie ou réflexion sur la connaissance, relativise
considérablement la nature du savoir délivré par la science.
Nous rappellerons à cet effet trois limitations fondamentales de ce type de savoir. En
premier lieu, les vérités scientifiques, celles qui portent sur l’explication des phénomènes, bref
sur les théories, sont des vérités provisoires. Elles n’ont de sens que par rapport au niveau du
réel que l’on est à même de prendre en considération, grâce à nos moyens techniques
d’expérimentation, aux outils mathématiques dont nous disposons, au savoir antérieur dont
nous sommes tributaires. C’est ainsi que pour s’en tenir à un exemple spectaculaire, la
physique classique de Newton considérait et vérifiait que la masse d’un corps, c’est-à-dire sa
quantité de matière, était constante alors que la théorie de la relativité d’Einstein établit
théoriquement et expérimentalement que la masse croît avec la vitesse.
En second lieu, nous ne savons pas si nos explications ou nos théories doivent être
considérées comme de simples interprétations humaines du réel ou bien si elles
correspondent de manière plus ou moins éloignée mais fidèle quant à la direction prise, au
réel lui-même. Einstein, reprenant en cela une image proposée par Descartes, comparait les
données de l’expérimentation aux éléments du cadran d’une montre mécanique. Nous
6 observons ce cadran, les aiguilles, leur mouvement etc. et nous nous demandons comment
cela peut fonctionner. Comment va-t-on procéder ?
En premier lieu, le chercheur va élaborer ou imaginer un mécanisme susceptible d’en
rendre compte. Ce mécanisme sera testé expérimentalement s’il est à même d’expliquer tous
les éléments que nous sommes en mesure d’observer à ce stade de l’avancée de la science.
Peut-être d’ailleurs que plusieurs mécanismes différents pourront remplir cet office. Dans ce
cas, les chercheurs choisiront le plus simple ou à tout le moins, ce qui est une conclusion
assez proche, celui qui est le plus en accord avec le savoir antérieurement établi. Or, en dépit
des résultats éventuellement positifs de l’expérimentation, qu’est-ce qui peut nous assurer que
le réel, la nature, Dieu si l’on veut, n’ont pas inventé un autre type de mécanisme ?
Si c’est le cas, et rien ne permet d’écarter cette éventualité, la vérité scientifique serait de
nature purement pragmatique. Elle serait telle en fonction de son efficacité, de son utilité en
vue de prévoir la succession des phénomènes, et non en fonction de sa vérité, si nous
entendons par vérité l’adéquation de nos théories avec le réel effectif. Or, il s’agit là d’un
débat métaphysique au sein même de l’activité scientifique qui n’est pas tranché, si tant est
qu’il puisse l’être un jour.
Enfin, une troisième limite caractérise l’investigation scientifique et celle-ci n’est pas une
des moindres. La science ne peut par méthodologie que se poser des questions susceptibles de
faire l’objet d’un contrôle expérimental. A ce titre, elle ne s’intéresse qu’aux aspects des
phénomènes qui peuvent se mesurer, autrement dit à l’aspect uniquement quantitatif de ce qui
est. Toutes les dimensions qualitatives du réel, que ce soit la question de sa beauté éventuelle,
de son sens ou de sa raison d’être, des valeurs devant conduire notre action etc. lui échappent
par la force des choses. Bref, par nécessité méthodologique, la science déserte la totalité des
questions dites métaphysique ainsi que celles des valeurs. Le biologiste peut nous indiquer en
quoi le clonage d’un être vivant ou d’un homme est théoriquement possible, il ne peut se
prononcer sur sa réalisation éventuelle qu’en tant que citoyen et non en tant que scientifique.
Nous aboutissons donc à un double échec historique, à savoir celui de la démarche
philosophique et celui de la démarche scientifique concernant l’entreprise du dévoilement du
sens éventuel de l’Etre. Mais l’échec de la raison philosophique est-il aussi incontestable que
veut bien le dire Kant ? Rappelons, d’un point de vue strictement historique, que le système
métaphysique sans doute le plus abouti fut celui de Hegel, postérieur à Kant. Cela témoigne
au moins d’une chose, c’est que les philosophes n’ont pas renoncé à la métaphysique après la
sévère critique de Kant.
Certes, le système de Hegel ne fait pas davantage l’accord des esprits que celui de ses
illustres devanciers. Néanmoins, ce système présente un immense mérite, à savoir celui
consistant à réintégrer le temps au sein même de l’Etre. Rappelons en effet que pour la
philosophie rationaliste classique et plus particulièrement pour la philosophie grecque,
notamment pour ces deux géants de la pensée que sont Platon et Aristote, le temps est
étranger à l’Etre. Pourquoi cela ?
7 L’Etre véritable se situe hors du temps. Il appartient à l’éternité conçue comme réalité
étrangère au temps et non comme un temps qui n’aurait ni commencement ni fin. L’Etre
éternel est immobile, étranger également à tout mouvement. Car le mouvement qui introduit
des changements permanents, est la source d’un mélange d’être et de non-être. Toute réalité
sensible, matérielle, est à la fois ce qu’elle est et en même temps ne l’est plus à cause du
changement induit par le mouvement. Il convient de ce fait de distinguer selon Platon deux
mondes, le monde sensible et le monde intelligible, celui des idées parfaites, éternelles,
immuables, uniques par opposition aux réalités de notre monde, multiples, approximatives,
imparfaites, changeantes, éphémères. Seul le monde intelligible incarne le réel vrai, l’Etre
authentique.
Il est vrai qu’Aristote réintroduit les idées de Platon au sein même de notre monde. Matière
et forme (c’est-à-dire l’idée) constituent un tout indissociable. Mais il est vrai également que
Dieu ou le premier moteur du monde est immobile et se situe au sein d’une éternité étrangère
au temps. De plus, le temps n’est jamais que le simple « nombre » du mouvement, autrement
dit ce qui permet de le mesurer. Son importance est donc tout à fait négligeable.
Tel n’est pas le cas concernant Hegel. L’Etre, c’est-à-dire à ses yeux la Raison elle-même
(« Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel ») se déploie
progressivement par la médiation du temps. La raison et donc la vérité ou l’Etre qu’elle
exprime ont donc une histoire et une histoire au sens plein du terme, puisque la Raison est
l’auteur ultime des changements que connaît l’Etre.
C’est ainsi que la nature d’une part, l’histoire humaine d’autre part se présentent au premier
abord comme un fouillis sans nom, comme une somme de désordres étourdissants.
Concernant l’histoire humaine ces désordres ont pour origine les passions, seul moteur
véritable de l’action des hommes. Napoléon poursuit lors de ses guerres européennes des
objectifs certes nationaux mais également des ambitions personnelles. Or, en faisant cela, il
répand par la médiation involontaire des jeunes soldats français les idées de la Révolution
française et de la philosophie des Lumières dont ils étaient imprégnés. La Raison universelle
a donc utilisé les passions humaines, irrationnelles, contingentes, afin de servir in fine ses
propres fins. C’est la célèbre théorie de la « ruse de la raison ».
Bien entendu, cette conception métaphysique ne fait pas davantage l’accord des esprits que
toutes celles qui l’ont précédée. Mais elle a le mérite, à nos yeux, de considérer la raison de
manière plus positive que ne l’avait fait Kant. Si la vérité se dévoile peu à peu au cours du
temps, conformément d’ailleurs à l’étymologie grecque du terme de vérité, qui signifie
précisément « dévoilement », alors cela peut éventuellement indiquer que la raison n’est pas
inapte ou illégitime par nature à élaborer un discours métaphysique.
Son échec apparent tient peut-être à d’autres raisons que celles avancées par Kant. La raison
ne peut penser que le monde actuel et les données culturelles qui permettent de l’interpréter.
Mais l’avenir reste une page blanche et du domaine de l’impensable et de l’imprévisible.
L’inconnu est présentement inconnaissable. La raison ne peut rien en la matière. Elle ne peut
qu’attendre patiemment ce qui vient afin de remettre son ouvrage sur le métier. Pour s’en
convaincre tentons de concevoir ce que pouvaient être les représentations du monde du génial
8 homme de Lascaux, ses utopies éventuelles et il ne nous faudra pas longtemps pour admettre
qu’aussi loin que son imagination pouvait aller, celle-ci était à des années-lumière des
caractéristiques de notre monde du XXI° siècle.
En somme, la raison possède une légitimité pour entreprendre des investigations
métaphysiques à condition d’accepter que ses lacunes immenses concernant l’avenir la
condamnent à des hypothèses plurielles d’une part et fort modestes d’autre part. Ou bien, il
faut admettre qu’il y a un moyen de contourner cette difficulté et ce moyen réside dans la
confiance ou la foi que l’on accorde, par exemple, à un message religieux. En effet, si nous
posons qu’un message religieux détient une vérité, vérité assise sur des expériences
spirituelles notamment, expériences qui conforteraient les dites vérités, alors cette vérité, en
dépit de ses limites, appartient à une forme d’intemporalité.
Certes, le discours théologique est un discours humain, un discours qui traduit
nécessairement sur un mode humain un sens prétendument transcendant et qui à ce titre est
naturellement anthropomorphique, si on entend par anthropomorphisme la démarche
consistant à penser ce qui n’est pas l’homme sur le modèle de l’homme. Mais il ne s’agit pas
ici d’une critique mais du simple constat du caractère inévitable de cette démarche car un être
fini et limité comme l’homme ne peut penser ce qui se situe éventuellement au-delà de ces
limites que sur le mode de celles-ci.
Toujours est-il que si nous postulons qu’un message religieux enferme une vérité exprimée
humainement certes mais de nature intemporelle, alors la raison métaphysique dispose d’un
matériau de pensée sur lequel elle peut travailler afin de retrouver le sens de l’Etre sans être
limitée par les inconnus que l’avenir s’apprête à enfanter. Tel est notre pari. Autrement dit, en
partant du message judéo-chrétien ou du message Biblique, nous nous proposons de dévoiler
le sens de l’Etre.
Certes, ce message aurait fait l’objet d’une Révélation progressive. D’ailleurs c’est l’idée
même de cette Révélation progressive qui a amené vraisemblablement le peuple juif à
inventer le temps linéaire à une époque où toutes les anciennes civilisations s’en tenaient à un
temps cyclique, temps pensé sur le mode de la succession des saisons naturelles. Néanmoins,
n’oublions pas que cette Révélation est théoriquement close avec l’Incarnation de Dieu au
sein de la création en la personne du Christ, croyance validée aux yeux des chrétiens par sa
résurrection au matin de Pâques.
L’usage de la raison ainsi conçu est donc subordonné à la foi. Mais alors, au vu des objectifs
des fondateurs historiques de la philosophie, peut-on encore parler de philosophie pour une
telle entreprise ? Nous opposerons à cette objection légitime deux arguments : en premier lieu
qu’ont fait d’autre les illustres philosophes et théologiens que furent St Augustin au IV° siècle
ou St Thomas d’Aquin au XIII° siècle ? En second lieu, comment ne pas tenir compte de
l’échec de la philosophie à atteindre la vérité en s’appuyant sur ses seules ressources ?
En quoi alors notre projet et notre démarche peuvent-elles être qualifiées de philosophiques
en ces temps qui sont les nôtres ? Pourra-t-on nous reprocher de prendre pour point de départ
une dogmatique étrangère à la philosophie et qui prétend constituer une vérité, la vérité ?
9 Mais connaît-on une seule pensée philosophique dépourvue d’a priori, de pari soit sur le sens
soit sur l’absurde ? Poser la question c’est y répondre.
Dès lors notre point de départ est certes posé comme une hypothèse de vérité. Mais la raison
aura alors pour fonction, par sa démarche propre, en s’appuyant sur ses seules exigences, de
tenter de confirmer la cohérence, la légitimité, la probabilité de vérité de ce discours qui lui
est initialement étranger. Elle utilisera pour cela la carte de la foi et elle se comportera
comme une boussole nous orientant sur cette carte, tentant de retrouver des lieux familiers,
de repérer ceux encore mal connus, en partie effacés mais dont l’existence s’avèrera
infiniment probable au vu de la cohérence de l’ensemble. Tel est notre pari. Tel est le sens de
notre entreprise philosophique, de cette aventure intellectuelle, aventure que nous convions
les lecteurs à partager avec nous.
10 L’ETRE INFINI OU YHWH
Commençons notre cheminement avec la raison, dans son entreprise d’éclairer ou
d’explorer à l’aune de ses exigences les « vérités » de la foi. Les trois grandes religions
monothéistes et donc le judaïsme et le christianisme proclament l’existence d’un Dieu unique,
tout-puissant et personnel. Que peut nous dire la raison en la matière ? Peut-on retrouver
l’idée d’un absolu indépassable et rationnellement incontestable ?
L’Etre se présente à nous dans son mystère insondable. Nous constatons sa présence et nous
devrions nous en étonner, l’étonnement marquant le début de l’activité philosophique comme
le soulignait Aristote. La question qui nous vient aussitôt à l’esprit est celle que soulevait
Leibniz au XVII° siècle : « Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Pourtant la
raison, sans apporter de réponse directe à cette question vertigineuse, exclut cependant la
possibilité du rien ou de l’absence d’Etre.
En effet, il apparaît exclu que l’Etre ait eu un commencement. Car du néant défini comme
absence d’Etre et de possibilité d’Etre, il ne saurait surgir sans cause ni raison l’Etre. Accepter
une telle hypothèse ontologique reviendrait à sombrer dans la pensée magique pure et simple.
Poser l’éternité de l’Etre au nom de cette exigence rationnelle n’est pas l’apanage des pensées
spiritualistes puisque telle était la conclusion à laquelle aboutissait le matérialiste Epicure (III°
siècle av. JC).
Néanmoins, une telle conclusion soulève deux problèmes. En premier lieu, il nous faut faire
confiance, dans la démarche, aux exigences de la raison en matière métaphysique. Dans
l’immédiat, c’est le pari que nous faisons, même s’il nous faudra justifier cette position de
manière plus circonstanciée par la suite. Mais rappelons-nous : la raison aurait une histoire et
ses échecs concernant les réponses à apporter au questionnement métaphysique auraient pour
cause son impuissance à penser l’avenir, autrement dit ce qui est inconnu, impensable et donc
imprévisible. Cependant le raisonnement que nous venons de faire porte sur une question qui
semble intemporelle et qui échappe au cours du temps et son lot de perpétuel surgissement de
la nouveauté. A ce titre, nous considérons, à tort ou à raison, que nous pouvons faire
confiance aux exigences qu’elle nous propose, sans quoi il nous faudrait nous interdire de
penser.
En second lieu, qu’entendons-nous exactement par éternité lorsque nous affirmons que
l’Etre n’a pas pu avoir de commencement ? Doit-on concevoir l’éternité comme un temps qui
n’a ni commencement ni fin ou bien comme une réalité étrangère à notre conception du
temps et à ce titre étrangère à nos possibilités de la concevoir clairement ? A certains égards,
ces deux manières d’envisager cette notion ne sont nullement exclusives l’une de l’autre et
voici pourquoi.
La manière la plus simple de concevoir l’éternité consiste bien à se la représenter comme un
écoulement du temps qui nous est familier, sans commencement ni fin. Du point de vue de la
11 raison qui remonte par l’imagination le cours du temps, il est exclu que survienne un instant
où subitement surgisse l’Etre, surgissement avant lequel il n’y aurait rien. Car le « rien » se
distingue du « néant », puisque celui-ci n’est pas seulement absence d’Etre mais également de
possibilité d’Etre. Dès lors la présence de l’Etre exclut par définition cette hypothèse. En
revanche le « rien » renverrait seulement à l’absence d’Etre au-delà de l’Etre. Mais alors le
« rien » serait déjà une manière d’être particulière et à ce titre se rattacherait à l’Etre. Car si
l’Etre surgit du « rien », c’est que le « rien » enfermait cette possibilité et était donc déjà
« quelque chose ». Bref, nous n’échappons pas à la présence d’une forme d’Etre aussi loin
que nous poursuivions notre exploration du passé de l’Etre.
En conséquence, une conclusion au premier abord étrange découle de ce constat : si l’Etre
n’a pas de commencement, alors cela signifie qu’ici et maintenant la passé de l’Etre est
illimité, se poursuit à l’infini et donc qu’il existe un infini temporel déjà actualisé. Cette
hypothèse semble contradictoire. Nous nous représentons habituellement l’infini comme une
réalité présentement finie mais à laquelle il est toujours possible d’ajouter quelque chose. Tel
est le cas de la suite des nombres entiers par exemple. Aussi grand soit le nombre considéré,
nous pourrons ajouter un. A cet égard, Aristote considérait, semble-t-il à juste titre au premier
abord, qu’un infini quelconque ne pouvait être que potentiel et non actuel.
Pourtant, l’impossibilité apparemment logique d’un infini actuel se heurte au constat de la
présence de l’Etre et au refus de sombrer dans la pensée magique consistant à poser que de
rien ou du néant pourrait surgir l’Etre. Il convient alors de se demander si cette impossibilité
ne relève pas seulement de nos capacités limitées de comprendre et non d’une impossibilité
d’ordre ontologique. Autrement dit une telle impossibilité serait simplement d’ordre
gnoséologique ou relative à nos capacités de connaître.
Expliquons-nous plus précisément. L’homme possède des capacités de comprendre
forcément finies ou limitées sur le plan de la représentation de la réalité. Rappelons que
comprendre signifie étymologiquement « prendre ensemble » ce qui est séparé. Or, dans ces
conditions, comprendre l’infini reviendrait à en connaître les tenants et les aboutissants, à
poser deux limites aux extrémités de cette réalité, ce qui revient à nier cette idée d’infini. La
pensée humaine ne peut se représenter l’infini que sur le modèle de ce qui est fini.
En revanche, elle peut, à défaut de se le représenter, le concevoir. Car l’homme est un être
conscient, un être qui à ce titre ne coïncide jamais avec un quelconque contenu de pensée, qui
est perpétuellement recul par rapport à lui-même, qui transcende sa propre finitude, et qui
grâce à ce statut ontologique, se voit capable de concevoir rationnellement un infini,
d’accepter que celui-ci soit actualisable, même s’il reconnaît que cela dépasse son imagination
ou même ses capacités de compréhension. La conscience est ouverture vers un au-delà de la
finitude humaine.
Il est possible cependant de se demander comment un aussi grand esprit qu’Aristote n’a pas
envisagé cette éventualité. Pour nous, la raison en est simple. Rappelons ce que nous avons
déjà mis en lumière, à savoir que pour les Grecs de cette époque, le temps est étranger à l’Etre
véritable. L’Etre appartient au domaine de l’éternité conçue comme ce qui est étranger au
temps. L’Etre relève d’une éternité immobile, figée dans sa perfection immuable, et le temps
12 n’est jamais que le « nombre » du mouvement, ce qui permet de le mesurer. Il était donc exclu
que les penseurs Grecs comme Platon ou Aristote s’aventurèrent dans le cheminement
ontologique que nous proposons.
Rappelons cependant que le fait qu’un temps passé incarne déjà un infini temporel actualisé
peut se concevoir du point de vue des exigences de la raison tout en demeurant
incompréhensible. L’être fini que nous sommes ne saurait comprendre une réalité qui dépasse,
qui est étrangère à sa nécessaire finitude. Si l’infini en question témoigne d’une réalité
transcendante, d’un absolu, alors cette réalité transcendante, cet absolu échapperont toujours à
nos capacités de représentation et nous demeurerons condamnés à penser ce qui n’est pas
l’homme sur le modèle de l’homme.
Dès lors, la distinction entre le temps infini, sans commencement ni fin et l’éternité comme
réalité étrangère au temps est-elle de nature gnoséologique, relative à nos capacités de
connaissance et non ontologique, c’est-à-dire relative à l’Etre lui-même. Car l’infini, par
essence, est étranger à la finitude. L’infini, par essence, est concevable mais impensable et
échappe à toute représentation. C’est en ce sens que nous pouvons avancer que l’infini
temporel témoigne tout à la fois, sur le plan de la connaissance que nous pouvons en avoir,
d’un temps sans commencement ni fin mais également d’une réalité qui se situe au-delà de la
temporalité telle que nous la connaissons et que nous pouvons qualifier d’éternité.
Ontologiquement, ces deux notions ne sont donc pas étrangères l’une à l’autre.
Toujours est-il qu’il nous semble difficile de refuser l’hypothèse ontologique d’un temps
passé infini de l’Etre et donc la possibilité effectivement réalisée et actualisée d’un infini de
cette nature. Remarquons d’ailleurs que sur un plan purement mathématique, le calcul
infinitésimal, entre autres réalités mathématiques, dans ses modes opératoires, semble
fonctionner comme si un infini actualisé était bien une réalité effective. Quoiqu’il en soit,
l’idée d’un infini temporel nous conduit à nous demander si d’autres dimensions de la réalité
sont passibles des mêmes conclusions et relèvent donc de l’infini.
Sur un plan purement empirique, nous constatons que les deux dimensions les plus
générales de la réalité telle qu’elle se présente à notre perception et à nos analyses
intellectuelles consistent dans le temps et l’espace. Peu importe dans l’immédiat de savoir si
l’espace est un contenant de la réalité substantielle du réel, s’il n’est que l’ensemble des
relations entre les êtres comme le soutenait Leibniz ou bien s’il constitue à vrai dire la réalité
même ou l’une de ses deux dimensions indissociables avec le temps comme l’établit la théorie
de la relativité d’Einstein. Nous nous en tiendrons à un constat élémentaire et superficiel : là
où il y a présence du réel, il y a un espace, quelle que soit sa nature exacte.
La question métaphysique classique est alors la suivante : l’espace et donc l’univers ou
l’ensemble de la réalité observable sont-ils finis ou infinis ? Si l’espace ou l’univers possèdent
une limite, cela signifie-t-il, comme le remarquaient déjà des philosophes présocratiques,
qu’arrivé à cette limite, je ne pourrai pas tendre mon bras vers l’extérieur ? Car s’il y a une
limite de l’Univers, alors la réflexion rationnelle s’interroge sur la nature de ce qu’il y a endehors de cette limite. Dira-t-on que cet en-dehors correspond au « rien », c’est-à-dire à
l’absence d’Etre au-delà de l’Etre ? Mais dans ce cas, le « rien » en question est encore
13 quelque chose à sa manière et nous devons en conclure que l’Etre ne connaît donc pas de
limite.
Car la notion de limite n’a de sens que pour des réalités finies. Celles-ci sont toujours
contiguës à d’autres réalités. Si l’Etre dans sa « totalité », si nous pouvons nous exprimer de la
sorte, ne saurait être conçu avec une limite quelconque, alors c’est que l’Etre comme réalité
spatiale relève également de l’illimité ou de l’infini. Ainsi l’Etre dans toutes ses dimensions,
qu’elles soient temporelles ou spatiales doit-il être rationnellement pensé comme étant infini.
Mais notre expérience empirique du temps nous dévoile un autre aspect fondamental du
temps et de son infinité. Car non seulement la raison se refuse à accepter qu’il puisse y avoir
un commencement à l’Etre, se voit contrainte d’admettre un passé infini déjà actualisé de
l’Etre, mais nous constatons empiriquement, ici et maintenant et ce, en permanence, le
jaillissement de nouveaux instants. Dès lors, nous sommes amenés à en conclure que non
seulement un infini actualisé est nécessaire, mais qui plus est que cet infini actuel peut
s’accroître, peut se dépasser.
Or, une réalité infinie semble incarner ce, en-dehors de quoi rien ne peut Etre ni être conçu.
En somme, l’Etre infini ainsi défini incarne la plénitude d’Etre si nous entendons par
plénitude le plus haut niveau d’Etre concevable. Mais si l’Etre infini est un infini actuel qui
peut s’accroître, alors l’Etre infini se présente comme plénitude qui s’accroît vers des niveaux
toujours plus élevés de plénitude.
Cette conclusion ontologique en entraîne d’autres d’une importance décisive. Si l’Etre infini
peut s’accroître c’est donc qu’il enfermait en lui un potentiel de dépassement. Ce potentiel de
dépassement ne peut être qu’infini ou inépuisable. Car si tel n’était pas le cas, cela signifierait
que l’Etre infini enfermerait en son sein une limite, ce qui serait incompatible avec sa nature
infinie de part en part. L’Etre infini ne peut à la fois dans son Etre même Etre à la fois infini et
fini. Sinon, il ne serait plus plénitude d’Etre, ce, en-dehors de quoi rien ne saurait Etre ni être
conçu.
Que l’Etre infini soit un infini actuel qui s’accroît, plénitude qui se dépasse vers des niveaux
toujours plus élevés de plénitude, signifie donc qu’il ne coïncide pas avec son actualité et
qu’il possède une potentialité. L’Etre infini se présente donc comme transcendance ou noncoïncidence de son actualité par rapport à sa potentialité. En d’autres termes, l’Etre infini ne
se réduit pas nécessairement avec ce qu’il est actuellement. En ce sens, il se présente comme
liberté, comme radicale liberté, comme liberté illimitée ou toute-puissante quant à la
manifestation de son actualité. L’Etre infini ainsi conçu correspond bien au Dieu toutpuissant évoqué par les textes bibliques. Il correspond également à l’Etre « par soi » ou cause
de soi évoqué par Spinoza.
Cela nous amène à préciser la nature exacte de ce que nous appelons l’actualité et la
potentialité de l’Etre infini. Concernant son actualité infinie, nous savons déjà que ces
caractéristiques ne sont pas nécessaires, qu’elles ne s’imposent nullement à sa liberté,
qu’elles ne sont donc pas forcément éternelles, bref qu’elles sont contingentes. Les
mathématiques peuvent nous aider à mieux saisir en quoi un Etre infini peut se manifester
14 effectivement par une infinité de déterminations librement choisies. Car l’infini mathématique
peut revêtir une infinité de formes différentes. Par exemple nous pouvons nous appuyer sur
des cas de figure très simples et accessibles à tous. C’est ainsi que l’infinité des nombres
entiers renvoie à une forme d’infini ; mais c’est également le cas de l’infinité des nombres
pairs ainsi enfin que l’infinité des nombres impairs.
Or, ces trois infinis sont dits équivalents. L’infinité des nombres entiers n’est pas plus
grande que l’infinité des nombres pairs ou des nombres impairs comme le bon sens est porté
spontanément à le croire. Concernant les ensembles infinis, le tout, contrairement aux
ensembles finis, peut-être égal à la partie comme le soulignait Cantor, le théoricien de la
théorie des ensembles. Et ce, dans la mesure où il est possible de faire correspondre terme à
terme à chacun des nombres entiers un nombre pair et un nombre impair.
En conséquence tous ces infinis et potentiellement cette infinité d’infinis possibles ou
envisageables, sont équivalents tout en étant différents les uns des autres. Dès lors, l’Etre
infini peut parfaitement se concevoir comme enfermant une infinité de déterminations
différentes, chacune d’entre elles exprimant à sa manière le même Etre infini. L’Etre infini
actuel enfermerait donc en son sein une infinité de différences non nécessaires ou
contingentes.
Que l’Etre infini enferme en son sein une infinité de réalités ou de déterminations différentes
nous conduit donc à affirmer qu’il ne saurait s’identifier comme absolu avec l’ « Un » tel que
le développait le philosophe Grec Plotin au III° siècle. L’Etre infini est certes unique et
exclusif car il renvoie à ce, en-dehors de quoi rien ne saurait Etre ni être conçu. Mais il reste
étranger à la notion d’ « Un ». Ses infinies déterminations ou différences constituent les
infinies manifestations de sa réalité forcément unique.
Toujours-est-il que la notion d’Etre infini se confond ou est indissociable de l’idée de liberté
et celle de liberté de l’idée de contingence. Etre, liberté, contingence, c’est ontologiquement
tout un. Cela signifie que l’Etre infini est bien l’Etre « par soi » ou cause de soi ou encore est
bien l’Etre tout-puissant, source et fondement de sa substance actuelle librement choisie et
manifestée.
Qu’en est-il de la nature de sa potentialité ? Doit-on par exemple imaginer celle-ci comme
un ensemble infini de modes d’être déterminés ou prédéterminés, en attente d’existence
effective ou actuelle ? Si tel était le cas, au cours de l’infinité du temps passé, l’infinie
potentialité aurait actualisé l’infinité de ses potentialités. Or, comme nous l’avons déjà établi,
l’expérience empirique nous apprend que de cet infini actualisé du passé jaillit en permanence
de nouveaux instants. Dès lors, ces instants nouveaux et le supplément d’Etre qu’ils apportent
n’étaient pas contenus au sein de l’infini potentiel du passé. Cela ne peut s’expliquer
rationnellement que si l’on suppose que la potentialité infinie de l’Etre ne fait qu’exprimer
une capacité d’action, d’émergence à l’Etre, de dépassement sans limite et non un réservoir de
possibles prédéterminés. Car si tel était le cas, un supplément d’Etre ne pourrait surgir d’un
infini déjà actualisé.
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