problemes et perspectives de l`economie russe au debut de 2000

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PROBLEMES ET PERSPECTIVES DE L'ECONOMIE RUSSE AU
DEBUT DE 2000
JACQUES SAPIR
DIRECTEUR DTUDES A LCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES
Fin 1998, les perspectives de l'économie russe s'annonçaient sombres. Survenant
après plusieurs années de dépression continue, le krach financier semblait devoir présager
une exacerbation de la crise.
Il faut rappeler ici que l'économie russe a connu en août 1998 une crise financière et
bancaire de très grande ampleur. Elle s'est manifestée par une crise de change, un défaut
sur la dette interne et une crise bancaire d'une grande violence. La dévaluation, en termes
réels, fut de l'ordre de 50%, ramenant le taux de change réel à son niveau de 1994. Les
grandes banques russes, lourdement engagées dans des opérations sur les titres de dette
interne (les GKO) et qui avaient souscrit d'importants emprunts en devises étrangères (près
de 25 milliards de dollars, pour une valeur agrégée des actifs de l'ordre de 2 milliards
seulement), sont techniquement mortes depuis cette crise (Sapir, 1998). Dans ce contexte,
on pouvait craindre le pire.
En fin de compte, les résultats de 1999 ont fait mentir les pessimistes et montré la preuve
d'une réelle vitalité de l'économie russe. Ces résultats éclairent, à contrario, certaines des
causes de la dépression des années précédentes.
1/ L'économie russe a traversé avec succès les conséquences de la très grave
crise financière d'août 1998. Les mesures prises dans le sillage de cette crise
semblent avoir cependant épuisé leurs effets.
Des pronostics très sombres avaient donc été émis à la suite de cette crise. Ils ont
cependant été déjoués par la politique mise en oeuvre de septembre 1998 à août 1999.
Contrairement aux prévisions de certains des experts occidentaux et russes, ainsi qu'à
l'opinion de certaines organisations internationales (le FMI en particulier), la Russie n'a
connu ni explosion hyperinflationniste, ni brutale contraction de la production. Il faut ici
rappeler que, pour critiquer le gouvernement Primakov (septembre 1998 - mai 1999), le
FMI n'hésitait pas au mois de mars 1999 d'afficher comme prévision officielle le chiffre
d'une baisse de -7% du PIB. Cette estimation était très officiellement reprise par la
diplomatie américaine, qui en faisait encore officiellement état en mai 1999. Ce
pessimisme venait appuyer un discours sur la nécessaire reprise des "réformes" libérales,
que l'on accusait Primakov de ne pas soutenir. Quant aux prévisions sur l'inflation, elles
étaient ouvertement apocalyptiques. La crise financière devait entraîner la Russie vers
l'hyperinflation, et seul l'instauration d'un "Currency Board" pouvait l'en préserver, comme
le défendaient R. Barro (1998) aux États-Unis et J. Sgard (1998) en France.
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Pourtant, après un choc initial violent, l'inflation s'est stabilisée autour de 35% par
an. Quant aux prédictions excessivement pessimistes que certaines organisations, comme
le FMI, ont maintenues jusqu'au printemps 1999, elles montrent uniquement à quel point
les soi-disant experts se sont fourvoyés.
En réalité, la crise avait commencé s avant le krach financier, soldant ainsi les illusions
quant à la "croissance" de 1997. Quant à la dévaluation qui accompagna ce dernier, elle
devait s'avérer très salutaire pour l'économie russe, démontrant que l'une des causes de la
dépression des années précédentes résidait dans un taux de change artificiellement élevé,
lui-même fruit des politiques de stabilisation inspirée par le FMI. Une analyse plus réaliste
et moins idéologiquement biaisée des réalités économiques russes avant août 1998 aurait
certainement permis de ne pas tomber dans les outrances et les excès que l'on a connus
l'hiver 1998-99. Il était possible de voir, au sein même de la crise financière, les éléments
d'espoir pour le futur (Sapir, 1998b, 1999).
A l'encontre de ce qui avait été annoncé à Washington, le PIB a cru de +2,5% en
1999. L'erreur de prévision, s'il s'agit bien d'une erreur, faite par le FMI porte donc sur plus
de 9 points! La croissance a été portée pour l'essentiel par la croissance de la production
industrielle (+8%). La hausse des prix du pétrole n'a joué qu'un faible rôle, et d'ailleurs la
branche des hydrocarbures a cru largement moins que la moyenne. Dans un pays
nombre de transactions se font en troc, la forte hausse du volume du fret ferroviaire donne
une indication robuste sur les tendances réelles de l'économie.
Évolution des recettes fiscales du budget fédéral russe
(en % du PIB)
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1997 1998 1999 (loi de
finances)
1999
(exécution)
Autres impôts
Taxes aux exportations
Taxes aux importations
Taxes sur l'utilisation des ressources naturelles
Accises
TVA
Impôt sur le revenu des personnes physyques
Impôt sur les néfices des entreprises et organisations
Source: données communiquées par l'IPEN-RAN et par la Banque Centrale de Russie
Au sein de la production industrielle, les branches engagées dans la substitution aux
importations ainsi que les branches exportatrices sont celles qui ont le plus bénéficié de la
dévaluation. Ainsi l'industrie textile a cru de 24%, et dans son ensemble les industries
légères ont progressé de 19%. Les industries alimentaires ont été limitées par la très
mauvaise récolte de 1998 et celle, médiocre, de 1999. Elles ont néanmoins connu une
croissance de 10%. Parmi les branches exportatrices, la chimie a cru de 22%, la branche
bois et papiers de 18%, la métallurgie ferreuse de 14,5%.
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Les ressources fiscales se sont accrues de manière significative, et la discipline de
paiement des acteurs économiques s'est améliorée. Le budget a enregistré un surplus net de
ressources fiscales de près de 4 milliards de dollars, soit près de 10% des ressources
fédérales prévues. Cet excédent correspond pour partie à l'inflation, mais surtout au niveau
d'activité de l'économie (la TVA a rapporté 4,6% du PIB contre 3,6% prévus, l'impôt sur
les profits des entreprises s'est proportionnellement accru de 50%) et à une baisse
significative des non-paiements fiscaux. Globalement, les recettes fédérales ont représenté
12,3% du PIB contre 11,8% dans la loi de finance. Le chiffre de l'impôt collecté est encore
plus significatif quand on le compare à celui de 1998, soit 10,3% du PIB.
Le déficit budgétaire s'est ainsi réduit de 2,5% selon les prévisions de la loi de finances à
1,2%, alors qu'il avait atteint 4,1% en 1998 et 7,2% en 1997.
La Russie a dégagé un fort excédent commercial, en grande partie lié à la
contraction des importations et à la substitution de produits nationaux aux produits
importés, grâce à une forte dévaluation. La hausse des prix du pétrole n'a pas
fondamentalement joué dans l'amélioration des résultats. En effet, le volume des
exportations a légèrement baissé en 1999. Mais ceci a plus qu'été compenpar la chute
des importations, qui sont retombées à 42 milliards de dollars alors qu'elles atteignaient 90
milliards en 1997. L'excédent commercial global devrait s'élever à 31,5 milliards de
dollars pour 1999, contre 14,1 milliards en 1998 et 12,5 milliards en 1997. Quant au solde
des paiements courants, il s'établit à 20 milliards de dollars en 1999, soit 10,4% du PIB,
contre 2,5 milliards en 1998. Rappelons qu'en 1997, il était déficitaire.
Les résultats du commerce extérieur montrent très nettement les effets dévastateurs de la
sur-évaluation du rouble qui s'est produite entre 1994 et 1996. En ce sens la dévaluation à
laquelle on a assisté en 1998, si elle a été trop brutale et incontrôlée, n'en était pas moins
clairement nécessaire.
L'évasion des capitaux, plaie du pays depuis le début des années 90, s'est substantiellement
ralentie par la mise en oeuvre de mesures de contrôle. Il convient néanmoins de rappeler
qu'elle continue de concerner des montants considérables.
Solde commercial et fuite des capitaux
Solde de la balance
commerciale, en
milliards de dollars
Estimation de la fuite des
capitaux en milliards de
dollars
Fuite des capitaux en
pourcentage du solde de la
balance commerciale
1995
11,173
12,879
115,3%
1996
17,209
18,689
108,6%
1997
12,571
19,273
153,3%
1998
14,096
18,702
132,7%
1er semestre
1999
13,685
6,048
44,2%
Source: données de la Banque Centrale de Russie, département des changes.
L'évasion des capitaux, dans une large mesure part des méthodes illégales et criminelles,
est à l'origine du paradoxe suivant: Si la Russie en tant qu'État est débitrice nette sur le
reste du monde, depuis 1990, la Russie en tant qu'économie est créditrice nette du reste du
monde.
L'évasion des capitaux n'est pas assimilable à un simple mouvement de défiance des
opérateurs économiques vis-à-vis de la politique économique du gouvernement russe.
Concentrée sur un nombre restreint d'opérateurs et de secteurs d'activités, elle renvoie au
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phénomène de criminalisation de l'économie que la Russie a connu depuis 1993. Si ce
dernier résulte pour une part d'une absence de règles et de normes dans la vie économique,
il correspond aussi aux effets de la collusion avérée entre certains acteurs économiques et
le pouvoir politique dans la période 1994-1998.
Cette situation très délétère a été largement aggravée par les conditions de la privatisation
et par les pressions des organisations internationales pour l'ouverture la plus rapide
possible de l'économie russe. En ce sens, en s'opposant aux mesures de contrôle des
changes qui auraient été nécessaires, le FMI s'est fait indirectement le complice de cette
criminalisation de l'économie russe, dont il a été par la suite lui-même la victime.
On peut alors comprendre que la question de la fuite des capitaux revête aujourd'hui en
Russie une importance considérable.
Dans son intervention introductive à une conférence organisée en novembre 1999 à
Moscou sur cette question, Leonid Abalkine l'avait clairement désignée comme relevant
désormais d'une logique de sécurité nationale. Mais, si la sécurité de l'économie russe est
ainsi directement en cause, celle de ces partenaires occidentaux pourrait l'être rapidement
par contagion. Le scandale de la Bank of New York le montre à l'évidence. Il est à craindre
que l'on ne s'aperçoive qu'il n'est nullement isolé. Des institutions financières européennes
pourraient fort bien être touchées.
La situation actuelle résulte largement du processus d'ouverture financière et de
globalisation des économies, appliqué brutalement sur une économie en transition.
L'ouverture financière réduit les marges de politique monétaire des pays qui s'y engagent,
et ceci peut avoir des conséquences dramatiques pour les pays dont les institutions
financières sont fragiles.
Dans ce contexte, les fuites de capitaux hors de Russie sont pour partie liées à la
criminalisation de l'économie (trafic d'armes, de drogue et prostitution) mais aussi ont pour
partie comme origine la nature criminelle du mode d'accès à la propriété d'activités qui
sont, par ailleurs, parfaitement légales. Les politiques mises en oeuvre sur les conseils du
FMI ont accentué le problème en rendant non-profitables de nombreuses activités
(poussant ainsi les agents vers des activités criminelles) ou simplement en créant un
contexte institutionnel favorable aux pratiques bancaires et financières les plus douteuses
en liaison avec la privatisation.
Cependant, si les résultats globaux de l'économie russe ont ainsi été relativement
bons en 1999, il n'est pas sur que cette embellie soit durable. La croissance de la
production ralentit depuis novembre 1999, et l'investissement n'a pas réagi aussi
favorablement que la production (+1,5%). Le mouvement de réanimation de l'économie
semble s'épuiser et un retard important a été pris dans le domaine de la reconstruction du
système bancaire et financier. La gestion de la politique monétaire est rendue de plus en
plus difficile par l'absence d'instruments appropriés, en particulier en raison du retour en
Russie des recettes d'exportations. Le recyclage des devises récupérées par la Banque
Centrale s'avère soulever de nouveaux problèmes.
Le rebond de 1999 a été largement le produit de la dévaluation, d'une politique de
remonétisation prudente de l'économie, et enfin d'une politique des prix de l'énergie et des
transports, qui a facilité l'activité de l'industrie. Néanmoins, il a été limité par une
contraction importante de la demande solvable, mais si cette dernière s'est manifestée en
grande partie dans les couches les plus aisées de la population. Avec la faiblesse du
système bancaire et financier, l'état de la demande, publique et privée, reste le principal
obstacle à la croissance.
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La question des mesures économiques susceptibles d'enraciner dans le temps le
redémarrage de l'économie enregistré en 1999 sera certainement une question prioritaire
après les élections présidentielles.
2/ L'économie russe, alors que de nombreuses entreprises ont fait des efforts
substantiels, est aujourd'hui contrainte par la faiblesse voire même l'inexistence de
son système financier et bancaire.
Les entreprises russes ont mis à profit la dévaluation pour accélérer leur ajustement
aux conditions de marché. Le rythme de renouvellement de la gamme de la production
s'est accéléré en 1999, et la gestion des entreprises s'est qualitativement améliorée. La
dévaluation n'a donc pas été une bouffée d'oxygène sans lendemain. Le secteur industriel
poursuit une restructuration difficile et douloureuse.
Il est à cet égard significatif que la part du troc dans les échanges interentreprises,
qui s'était régulièrement accrue depuis 1993, ait commencé à baisser. Si ce mouvement est
encore de faible ampleur, et ne préjuge nullement de l'avenir, il indique pour la première
fois une inversion de la tendance à la démonétisation que connaissait l'économie russe
depuis 1993 (Rozanova, 1998; Rodionov et alii, 1998).
Une enquête auprès d'un panel d'environ 150 entreprises opérant dans la plupart des
branches de l'industrie, et réalisée par les chercheurs de l'IPEN-RAN (Moscou), témoigne
des efforts d'ajustement entrepris. Depuis août 1998, 26% des entreprises estimaient avoir
amélioré la qualité de l'ensemble de l'inventaire de la production, et 42% d'une partie de
cet inventaire. Près de 15% des entreprises ont renouvelé l'ensemble de leur production, et
38% se sont livrées à un renouvellement partiel. Enfin, 40% des entreprises du panel ont
étendu leurs relations commerciales avec des clients dans des régions avec lesquelles elles
n'avaient pas encore commercé. Il est donc faux de prétendre que les entreprises se sont
contentées d'encaisser les dividendes de la dévaluation sans chercher à poursuivre leur
restructuration.
Néanmoins, on ne peut compter sur une poursuite mécanique de la croissance
enregistrée en 1999, en raison de la contrainte financière qui s'exerce sur les entreprises
russes. Le simple financement du cycle de production, et du cycle commercial, reste
aujourd'hui très difficile en raison:
(a) De l'absence de circuits de financement adaptés (pas de réel système de l'escompte et
du réescompte des effets de commerce).
(b) De taux d'intérêts qui restent encore trop élevés et d'une politique de la Banque
Centrale qui ne favorise pas la circulation de la liquidité.
(c) De l'absence des mécanismes les plus simples du crédit, que ce soit pour les entreprises
ou pour les consommateurs, en raison de la faiblesse mais aussi des pratiques du système
bancaire.
Les relations entre les banques et les entreprises peuvent être appréhendées par les
réponses données à l'enquête IPEN-RAN. 71% des entreprises concernées déclaraient
n'avoir pas d'autre relation avec les banques que la gestion de leur compte courant, et 31%
se plaignaient de retards de paiements de la faute des banques.
Il est donc clair, dans ce contexte, que l'économie russe fonctionne aujourd'hui
largement en dessous de son potentiel. Compte tenu du taux de change réel et des coûts
salariaux réels, l'industrie dispose d'une marge de croissance hors investissement de
renouvellement de l'appareil productif, qui peut être estimée à 25%-35% du niveau de fin
1 / 14 100%