Présentation DE LA VULGARISATION À LA COMMUNICATION Hier les choses étaient simples : d'un côté la science, le progrès et les savants, de l'autre un public curieux de connaissances, au milieu la vulgarisation. Cette grande entreprise, pendant un siècle, a assuré par journaux, publications et livres interposés le passage de la science, du monde des savants à celui de l'espace public. Un jeu à deux, avec la vulgarisation comme point de bascule, dont on ne soulignera jamais assez son rôle dans l'émancipation culturelle. Certes le contexte culturel, favorable à la science, facilitait les initiatives de vulgarisation, mais rien ne serait plus faux que de minimiser son rôle pendant un siècle. Elle fut et demeure un grand projet culturel et politique, dont une bonne partie des orientations reste encore juste. Mais disons qu'aujourd'hui, tout est plus compliqué. Il n'y a plus deux acteurs, les scientifiques et le public, mais au moins quatre, la science, la politique, la communication et les publics ; et chacun est lui-même souvent divisé en plusieurs sous-groupes. Les logiques sont aussi devenues plus nombreuses, plus complexes et surtout plus contradictoires. La science est devenue les sciences, avec le développement des sciences de la matière, de la vie, de la nature, de la société. Et celles-ci ne sont plus entourées de la même croyance dans le progrès et la raison. Le XX e siècle, entre l'énergie atomique, la destruction de la nature et les manipulations génétiques a montré les limites d'une science identifiée au progrès. Quant aux sciences sociales, elles montrent, elles aussi, quotidiennement la fragilité des sociétés, des hommes et la difficulté à dégager dans le temps une certaine rationalité des conduites collectives. D'autre part, les activités scientifiques ont perdu leur autonomie. Le rôle considérable qu'elles occupent dans la compétition économique internationale les a rapprochées d'une logique politique leur faisant perdre l'idée d'objectivité qu'elles pouvaient avoir auparavant. Aujourd'hui plus que jamais, la science et la technique sont inséparables des décisions politiques. Cela change leur statut et celui des controverses scientifiques. Celles-ci ont toujours existé, mais elles ont aujourd'hui une dimension supplémentaire, du fait de l'expansion des connaisHERMÈS 21,1997 9 Dominique Wolton sanees scientifiques, dans un bien plus grand nombre de domaines, et surtout du lien plus fort entre science et compétition économique. Le résultat est la tendance, soit à sous-évaluer, soit à surévaluer certaines controverses, en fonction des intérêts nationaux scientifiques ou industriels en cause ; en tout cas la science a perdu l'objectivité qui pouvait être la sienne il y a un siècle. L'entrée des sciences dans l'espace public a compliqué leur statut, leur rôle et ce que l'on attend d'elles. Du point de vue de la communication, les choses ne sont pas plus simples. Le milieu professionnel de la communication n'est plus seulement un médiateur ; il a sa logique, ses valeurs, sa conception de l'information et a souvent tendance à préférer un scandale scientifique au travail patient d'explication au jour le jour. En outre, la concurrence entre les médias et les contraintes de l'information en images conditionnent aussi la manière dont sont sous-évalués ou surévalués certains phénomènes par rapport à d'autres. Les activités scientifiques sont omniprésentes, sans pour autant être discutées ou comprises. L'information scientifique ne suffit pas. Enfin du côté du public, les choses, non plus, ne sont pas simples. Les « dégâts du progrès » ont cassé la confiance naturelle dans la science, source du progrès. Et le niveau culturel du public a également diminué la part d'enchantement qu'il pouvait y avoir à l'égard des autorités scientifiques. D'ailleurs plus que jamais, il n'y a plus un public, mais des publics, au sein d'un espace public aux limites sans cesse repoussées. Cela signifie une gestion plus compliquée, des logiques nécessairement plus hétérogènes. Le sens et les enjeux ne sont pas les mêmes. Le passage de deux à quatre logiques se voit même dans le vocabulaire. Hier on parlait de vulgarisation, aujourd'hui de médiation, médiatisation, valorisation de la recherche... La multiplication des mots atteste de la difficulté à construire les relations entre les sciences et la société. Et encore faut-il différencier. La demande de vulgarisation est largement inégale selon les sciences, et selon les moments. Si les sciences de la nature et de la matière font depuis longtemps l'objet d'une curiosité, la situation est différente pour les sciences de la vie, et encore plus pour les sciences de l'homme. En dépit des apparences, la demande à l'égard de celle-ci est faible, les hommes politiques, journalistes et hauts fonctionnaires considérant le plus souvent être suffisamment compétents. *** Bref tout s'est compliqué en passant de la vulgarisation de la science à la communication des sciences, c'est-à-dire d'une logique de deux acteurs à une logique de quatre acteurs. C'est de ce changement radical d'où part ce numéro d'Hermès. Mais il n'est pas possible d'étudier les quatre changements. Le choix consiste ici à les étudier à partir de la problématique de la communication. 10 De la vulgarisation à la communication Un certain nombre de conséquences résultent de ce changement des rapports entre science, communication et société. 1) Que faut-il entendre par communication par rapport à la vulgarisation ? Par communication, il faut moins entendre l'idée simple de transmission, que la gestion de logiques contradictoires. Dans un univers ouvert où chacun a légitimité à s'exprimer, la communication consiste moins à « faire passer les messages » qu'à assurer un minimum de cohésion entre des visions du monde nécessairement hétérogènes. Autrement dit, le passage de la vulgarisation à la communication signifie la prise en compte d'un modèle de plus en plus complexe de relations entre les sciences et la société. Hier avec la vulgarisation il s'agissait, pour l'essentiel, de la transmission des valeurs et de connaissances, du domaine scientifique vers le public. Aujourd'hui avec la communication, il s'agit de rendre compte du passage de deux à quatre logiques : le milieu scientifique, la société avec ses intérêts économiques et politiques, le monde de la médiation et les publics aux niveaux culturels et d'exigence croissants. La communication des activités scientifiques est aujourd'hui inséparable d'un contexte substantiellement différent de celui du siècle dernier : haut développement scientifique, omniprésence de la communication, importance des conflits politiques liés à la science, doute sur l'idée de progrès... Communiquer aujourd'hui sur la science consiste donc moins à transmettre des connaissances, avec plus ou moins de médiation, comme dans le cas du modèle de la vulgarisation, qu'à organiser la cohabitation entre des logiques plus ou moins concurrentes et conflictuelles. C'est en cela que la communication est un bon lieu de lecture des tensions qui existent dans les rapports entre la science, la culture, la politique, et la démocratie moderne. 2) La médiatisation n'est pas non plus l'équivalent de la vulgarisation en dépit de la place des médias dans la société et de l'idée simple, et fausse, selon laquelle plus les médias parleraient de science, plus il y aurait de vulgarisation ! En revanche, si la médiatisation n'est pas la solution « moderne » à la médiation, où à la vulgarisation, il est néanmoins impossible de se passer d'une réflexion sur le statut et le rôle de la médiatisation dans les rapports entre science et société. Certes la médiatisation assure une certaine visibilité, mais la visibilité n'est pas synonyme de ce qui est le plus important dans la logique de la vulgarisation. Aujourd'hui, le plus important du point de vue d'une logique de la connaissance concernerait moins la médiatisation que la mise en valeur des controverses scientifiques. En effet, si l'on veut être au cœur de la démarche scientifique, les controverses en sont une des voies d'accès privilégiées, et non la médiatisation qui insiste trop sur l'événement et le spectaculaire. Mais curieusement les publics et plus largement la société veulent peu connaître les controverses. Celles-ci semblent affaiblir la crédibilité et la force de la science, alors que la médiatisation pour l'essentiel insiste sur les résultats positifs. L'idée implicite qui sous-tend encore l'idée de vulgarisation est celle d'une science peu marquée par les conflits de valeurs entre les intérêts scientifiques et ceux de la société... 11 Dominique Wolton 3) D'ailleurs ceci illustre une des contradictions de la société démocratique. Autant sur le plan politique celle-ci accepte l'idée de controverses et d'oppositions, autant sur le plan scientifique elle les supporte moins ! On demande de plus en plus de recherches et d'investissements, mais en même temps le désir de mieux connaître les controverses scientifiques n'augmente pas proportionnellement. Comme si le degré d'incertitudes, de violences, de hasards, de rapports de force liés aux activités scientifiques inquiétaient. Et d'ailleurs, on ne demande pas trop aux chercheurs de s'expliquer sur des controverses, eux-mêmes d'ailleurs n'y tenant pas trop, tant cela rend visible des rapports de force qui peuvent toujours évoluer... Un décalage existe donc entre la demande croissante de connaissances, au sein des sociétés et une certaine résistance à l'égard des mécanismes réels de production de connaissances scientifiques. Naturellement, il faudrait nuancer cette position selon les sciences. Les sciences de la vie, par exemple, supportent probablement mieux les controverses, car celles-ci reflètent des oppositions philosophiques, existant par ailleurs, sur les définitions de la vie, de la conscience, de la reproduction... A l'inverse des sciences de l'ingénieur liées aux relations de plus en plus automatisées entre l'homme et la machine supportant moins le doute, tant les performances croissantes des machines sont la projection d'un imaginaire de perfection et de rapidité. Les sciences de l'homme sont dans un statut intermédiaire. Les demandes à leur égard sont le plus souvent liées aux périodes de crises et disparaissent avec celles-ci. Il y a eu le plus souvent conflit entre la logique de la connaissance des sciences sociales et la logique idéologique de l'action politique. Bref le rapport est de plus en plus compliqué entre la place grandissante des performances scientifiques et techniques et l'acceptation en parallèle du poids et du rôle des controverses. Les problèmes de traduction des discours et des valeurs de Y univers scientifique à la société prennent une importance capitale, car les intérêts contradictoires au sein des communautés scientifiques ne sont pas moins violents que ceux existant au sein des sociétés humaines. Le passage du mot vulgarisation à celui de traduction symbolise l'élargissement des sphères de compréhension et les risques de polysémies qui accompagnent la cohabitation de mots de plus en plus ouverts. 4) La question du rôle des médiateurs, qui sont autant de traducteurs, devient également cruciale, d'autant que ce milieu n'est guère homogène et rend visible de manière inégale les progrès, les incertitudes et les controverses. Où commence et où finit d'ailleurs une information scientifique ? Comment l'isoler dans cette guerre impitoyable de la connaissance que se livrent les scientifiques et les politiques et où l'idéal de la vérité est souvent malmené ? D'autant que les médias étant de plus en plus sollicités dans les rapports de force politico-scientifiques peuvent avoir une influence dans un jeu où science, intérêt, politique et valeurs s'entrechoquent. Autrement dit, le devoir d'informer qui, plus que jamais réunit apparemment scientifiques et journalistes, n'a jamais autant signifié de choses différentes, dont les uns et les autres ne soulèvent pas toujours les contradictions, non par malignité mais plutôt par difficulté à définir une position tranchée. Résultat ? Plus que jamais les 12 De la vulgarisation à la communication uns et les autres veulent informer et communiquer, dans une société de dialogues et de transparence, mais plus que jamais le flou cohabite avec la vérité... 5) Finalement une des questions posées par la complexité des relations entre sciences et sociétés reste bien celle de savoir si le terme de communauté scientifique a encore un sens. Les intérêts individuels et les rapports de force entre disciplines, laboratoires, communautés, intérêts économiques et politiques, sans parler des distorsions introduites par la problématique de la communication, n'ont-elles pas en définitive raison de ce concept, apparu avec la révolution du XVIe siècle? Que reste-t-il de l'autorité des pairs dans des systèmes ouverts où le jeu de toutes les concurrences permet de contourner et subvertir les règles du jeu internes à la communauté scientifique, comme d'ailleurs à de nombreuses autres communautés ? Les forces qui poussent vers l'éclatement, le non-respect de règles internes, l'individualisme et les multiples systèmes de valorisation et de promotion ne sont-elles pas beaucoup plus fortes que le respect de certaines traditions, non exemptes elles-mêmes d'arbitraire ? La question du maintien du rôle de la communauté scientifique pose celle du statut des pairs, de plus en plus détrônés par la problématique de Vexpert. Les sociétés modernes, qui ne reconnaissent que le système de valeur de la rationalité recourent de plus en plus aux experts. Mais l'expert n'est ni le savant, ni le chercheur, ni le pair. Il est une catégorie hybride, à l'interface de la compétence et du droit. À mi-chemin entre la justice, l'État, l'autorité et la science. L'expert est une des figures favorites de la société contemporaine, entourée d'une autorité grandissante, voire d'une légitimité à la mesure des multiples systèmes de références d'où elle s'enracine. L'internationalisation de la science complique aussi la question d'une communauté scientifique internationale qui semble d'autant plus sollicitée, évoquée et légitimée qu'elle paraît à bien des égards en crise. La logique de la connaissance perd si rapidement son autonomie au profit des multiples logiques industrielles, politiques, nationales qui traversent les activités scientifiques qu'il paraît un peu difficile de parler du rôle « naturellement grand de la communauté scientifique internationale ». Il y a là beaucoup de wish full thinking. L'entrée de la science dans une logique économique de concurrence entraîne un changement d'attitude indéniable des scientifiques et techniciens, sans que cela n'entraîne, pour autant, une place plus grande accordée à l'idée ou à la légitimité de la communauté scientifique. En bref des logiques mises bout à bout de la concurrence, de l'industrialisation et de la médiatisation de la recherche, autant que la montée en puissance de l'idée d'expertise rendent plus complexe cette idée pourtant indispensable de communauté scientifique. Les sommités mondiales scientifiques, dont l'autorité va maintenant au-delà de leur sphère de compétence, deviennent des autorités morales sollicitées tous azimut et contribuent, elles aussi, à déstabiliser cette idée de communauté scientifique dont la dimension normative était au moins aussi importante que son existence sociologique ! Tout ceci, on l'aura compris remet largement en cause les règles éthiques existantes. D'ailleurs, on n'a jamais autant parlé d'éthique et de comités d'éthiques que depuis la prise de conscience de l'effritement des règles éthiques 13 Dominique Wolton traditionnelles. L'éthique devient autant un moyen de réfléchir aux problèmes nouveaux qu'un moyen de mettre de côté une réflexion critique sur les multiples changements rapidement évoqués. *** Une chose est au moins certaine : les discours portant sur les activités scientifiques sont de plus en plus nombreuses, complexes et contradictoires. À tort, le mot et la problématique de la vulgarisation ont perdu de leur prestige, peut-être parce que sa modestie méthodologique n'est plus en phase avec l'air du temps. C'est l'idée d'un passage possible entre des espaces cognitifs différents, qui fut à l'origine de la vulgarisation ; il faut la réexaminer aujourd'hui dans un contexte différent. En un mot, si les liens entre science, culture et société sont davantage discontinus, rien ne dit qu'il ne puisse pas y avoir néanmoins une capacité de communication entre eux. Bref, ce numéro invite à un nouveau chantier scientifique : analyser les conditions de passage du discours scientifique vers le citoyen, dans un contexte marqué par l'omniprésence des discours scientifiques et le rôle croissant de la communication dans un espace public lui-même ouvert et concurrentiel. Tout ceci est conforme à l'objectif d'Hermès : comprendre le rôle central joué par la communication dans de multiples situations sociales, ici scientifiques, et surtout comprendre pourquoi la logique de la communication consiste moins aujourd'hui à assurer les transmissions qu'à assurer la cohabitation entre des logiques contradictoires. Plusieurs risques apparaissent dans ce nouveau rapport entre médias et sciences : — la fuite dans le « ghetto scientifique », par opposition à la médiatisation ambiante ; — l'adhésion trop rapide, au contraire, à une logique trop communicationnelle et qui gommerait la spécificité des activités scientifiques. La communication de l'activité scientifique pose directement le problème de la revalorisation des communautés intermédiaires dont j'ai parlé dans Penser la communication (Flammarion, 1997). Les communautés scientifiques sont ici concrètement une condition de fonctionnement de l'espace public démocratique, pour compenser les effets déstabilisants d'une ouverture et d'une mondialisation des flux d'informations, y compris scientifiques. Plus l'activité scientifique est au cœur des rapports sociaux, plus la communication s'installe comme valeur dominante, plus il faut réfléchir à l'existence des intermédiaires et des filtres à préserver, dont celui des communautés scientifiques. Ceci pour éviter les deux écueils concernant les rapports entre sciences et communication : celui d'une illusoire autonomie de l'activité scientifique par rapport à toutes les autres activités sociales, celui à l'inverse d'une disparition de la spécificité de l'activité scientifique, sous prétexte de la socialisation croissante des activités scientifiques. Bref, nous n'avons pas fini d'essayer de comprendre les nouveaux rapports entre la science et la communication. Ce numéro d'Hermès, modestement, cherche à y contribuer. Dominique WOLTON 14