© POUR LA SCIENCE
Hormis quelques allusions, l’homme est le grand absent de L’origine
des espèces. Darwin a délibérément éludé la question. Ce n’était sans
doute pas uniquement une manœuvre tactique destinée à éviter les
ennuis – comme il l’avait écrit dans la lettre à Wallace citée précédemment.
Certains y ont vu un choix polémique, cohérent avec l’anti-anthropocentrisme
du naturaliste: passer sous silence l’homme dans L’origine des espèces reve-
nait à lui refuser un rôle central, à sous-entendre que les lois valides pour
toutes les autres créatures lui étaient appliquées sans distinction particulière.
D’autres, toutefois, ne se priveront pas de tirer les conséquences inévi-
tables et enflammeront le débat. On se souvient que, l’année avant la publi-
cation de L’origine des espèces, la discussion entre Owen et Huxley sur l’hip-
pocampus minor, c’est-à-dire, en termes plus populaires, sur «l’homme-
singe», avait atteint des sommets de virulence. Surtout, l’animalité de
l’homme était devenue à la mode bien au-delà des cercles scientifiques, et ser-
vait même d’argument en faveur de revendications politico-idéologiques.
Caricatures, dessins humoristiques et comptines envahissaient la presse sati-
rique, comme le célèbre magazine Punch. Il faut évidemment distinguer l’im-
pact de L’origine des espèces dans les milieux strictement scientifiques des
réactions bien plus spectaculaires divulguées par la presse et des sociétés
scientifiques ouvertes à un public plus large, mais cultivé.
Après la parution de L’origine des espèces, la presse périodique anglaise a
publié les réactions provoquées par la théorie de Darwin. Les articles de presse
relatent une multiplication de comptes rendus et l’apparition de groupes d’opi-
nion plus ou moins sectaires en faveur ou à l’encontre de Darwin et de ses idées;
les discussions tournaient surtout autour de leurs retombées sur la conception de
l’homme et sur l’explication providentialiste du monde naturel. La presse reli-
gieuse se prononça bien sûr contre les «hérésies modernes», faisant feu de tout
bois dans ses attaques: dénonciation, dérision, critiques de la structure logique
et méthodologique des argumentations darwiniennes. Vers la fin des années
1860, alors que le succès de la théorie de l’évolution était évident et que les
métaphores de Darwin avaient pénétré (souvent en un sens impropre) le langage
courant, les attaques s’affinèrent: ses détracteurs soulignèrent que la théorie
acceptée par les experts n’était pas la théorie darwinienne, car beaucoup en
avaient rejeté la sélection naturelle.
La théorie de la sélection naturelle ne laisse pas indifférent
Ranger les scientifiques dans l’un ou l’autre camp n’était pas tâche facile,
même lorsque leur position semblait aller de soi. Henslow, par exemple, pro-
testa publiquement contre son inclusion au nombre des «darwiniens». Quant
à Lyell, sur lequel reposaient de nombreuses attentes, la prudence avec laquelle
il s’exprimait en 1863 encore, dans son ouvrage Antiquité de l’homme, fut telle
qu’elle fut utilisée contre Darwin, à la grande déception de ce dernier. Lyell ne
prendra parti de manière plus explicite qu’en 1868, à l’occasion de la dixième
édition des Principes de géologie. Même Owen, sur l’autre front, déçut ceux
L’origine de l’esprit
Il devra se faire « une vive lumière sur l’origine de l’homme
et sur son histoire » concluait Darwin dans L’origine des espèces.
Après un long silence, il aborde cette délicate question en 1870.
82
Une caricature de l’évêque d’Oxford
Samuel Wilberforce, surnommé
« l’onctueux Sam », l’un des
protagonistes du légendaire,
et en partie mystique, débat d’Oxford
sur la théorie de l’évolution.
© POUR LA SCIENCE
qui l’auraient voulu encore plus intransigeant, surtout parce qu’il soutenait
alors sa «théorie de la dérivation» – un «devenir constant prédéterminé des
formes organiques». L’inconsistance scientifique de cette théorie contribua à
ternir sa réputation, déjà compromise par le conflit avec Huxley sur l’hippo-
campus minor. Ce conflit s’était clos par la publication, en 1863, de l’ouvrage
de Huxley De la place de l’homme dans la nature. Ce dernier y rassemblait les
interventions et conférences populaires des années précédentes; s’appuyant
sur les résultats des recherches d’anatomie comparée de l’homme et des singes
anthropomorphes, il concluait:
Les différences structurelles séparant l’Homme du Gorille et du
Chimpanzé ne sont pas aussi grandes que celles qui séparent le Gorille des
singes inférieurs […] Les différences de structure entre l’Homme et les singes
anthropomorphes justifient certainement que nous le considérions comme le
représentant d’une famille séparée d’eux; cependant, dans la mesure où il
diffère moins d’eux que ceux-ci ne diffèrent d’autres familles du même ordre,
il ne serait pas justifié de le placer dans un ordre distinct. Voilà donc confir-
mée la sagacité de ce grand législateur de la zoologie systématique que fut
Linné, et un siècle de recherches anatomiques nous ramènent à cette conclu-
sion, que l’homme appartient au même ordre (pour lequel il faut conserver le
terme linnéen Primates) que les Singes et les Lémuriens.
Tel était le premier livre de Huxley, membre respecté de la communauté
scientifique, orateur enflammé et polémiste corrosif. Il avait cultivé ces traits
de caractère à la suite de l’épisode presque trop célèbre du débat d’Oxford au
cours duquel, en 1860, il s’était opposé à l’évêque d’Oxford, Samuel
Wilberforce, lui-même fin ornithologue, derrière lequel planait l’éminence
grise Owen (voir l’encadré ci-dessous).
Le cas de Wallace est encore plus marquant. «Co-auteur» de la théorie de
la sélection naturelle, et sélectionniste à outrance – à tel point qu’il se jugeait
«plus darwinien que Darwin» –, Wallace pensait que la sélection naturelle
83
Portrait de Thomas Huxley
(1825-1895), peint en 1883
par J. Collier.
Vers la fin d’une conférence ayant attiré beaucoup de
monde, l’évêque d’Oxford, Samuel Wilberforce,
s’était étourdiment tourné vers Huxley pour lui demander s’il
descendait des singes par sa mère ou son père. Bien mal lui
en prit. Huxley raconte: «J’avais écouté avec grande atten-
tion l’intervention de l’évêque, mais je n’avais pu y déceler
un seul élément nouveau ni aucun nouvel argument, à l’ex-
ception, à dire vrai, de la question qu’il me posa sur ma pré-
férence en matière d’ancêtres». Il s’était levé et avait dit que,
pour sa part, il n’aurait jamais songé orienter la discussion
sur un tel sujet, mais qu’il était tout à fait prêt à suivre l’es-
timé prélat sur ce terrain. Huxley avait poursuivi: «Si l’on
me posait la question de savoir si je préférerais avoir pour
grand-père un humble singe ou un homme très doué intel-
lectuellement et disposant de grands moyens d’influence,
mais qui n’emploierait tous ses dons et ses pouvoirs que
pour tourner en ridicule une grande question scientifique
– je dirais sans hésiter que je préfère le singe.»
Pourtant, Huxley lui-même avait des réserves concernant
la théorie de Darwin. Il considérait la sélection naturelle
comme une hypothèse probable, mais non prouvée de
manière définitive et expérimentale. Le gradualisme dar-
winien était à ses yeux une «difficulté non nécessaire»:
accepter qu’il se produise des sauts dans la nature aurait
épargné à la théorie de nombreuses objections. Il estima
longtemps problématique l’idée de la classification
généalogique. Son ouvrage De la place de l’homme dans
la nature, ont soutenu certains, était un livre contre Owen
plutôt qu’en faveur de Darwin. D’ailleurs, ce n’est pas lui
qui opposa à Wilberforce des arguments solides en
faveur de la théorie de l’évolution, mais le botaniste
Joseph Hooker. Ce dernier déclara en effet devant l’as-
semblée qu’il s’était longtemps opposé à la théorie de
l’évolution, mais qu’il avait finalement accepté les concep-
tions de Darwin, sur la base de l’observation directe qu’il
menait depuis plusieurs années sur la forme et la distribu-
tion des plantes. Il démontra en outre que l’interprétation
de Wilberforce était si erronée qu’il était impossible qu’il
ait lu le livre de Darwin.
En sortant de la conférence avec Hooker, Huxley, qui
n’avait alors aucun goût pour le débat public, lui confia
que cette expérience le conduisait «à réviser mon opinion
sur la valeur pratique de l’art de parler en public, et qu’à
partir de maintenant je le cultiverai soigneusement et
essaierai de ne plus le détester». De fait, non seulement
Huxley embrassa la théorie darwinienne sans retenue,
mais il devint le «bouledogue de Darwin», avec le plein
assentiment de l’intéressé. Darwin, en effet, n’aurait
jamais pu ou voulu se lancer dans des confrontations
directes aussi querelleuses et impétueuses, et il appelait
Huxley «mon bon et admirable agent de propagation
d’exécrables hérésies».
La passe d’armes entre Huxley et l’évêque d’Oxford
National Portrait Gallery; Londres
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était causée par les changements de l’environnement. L’homme, ajoutait-il,
n’échappe pas à la sélection; toutefois, ses tendances sociales modifient cette
sélection et confèrent à l’homme une évolution intellectuelle unique à son
espèce. En 1869, Wallace radicalise sa position: «Une Intelligence supé-
rieure a guidé la marche de l’espèce humaine dans une direction définie et
pour un but spécial». Il est parvenu à cette conclusion via une interprétation
adaptationniste extrême: la sélection, qui ne préserve que ce qui est utile, ne
justifie pas le développement d’un cerveau aussi évolué chez l’homme pri-
mitif et le sauvage, ces derniers n’ayant pas besoin de telles performances.
Darwin n’en revient pas: «J’espère – lui aurait-il écrit en 1869 – que vous
n’avez pas complètement assassiné votre enfant et le mien.» Dans un sens,
Wallace le force encore à agir à découvert. Après la première publication de
L’origine des espèces, Darwin avait consacré toute son énergie à reconsidérer
chacun des aspects critiqués de la théorie. Sans s’accorder de répit, il avait
élargi, documenté encore davantage, et corrigé les éditions successives de
L’origine des espèces. Il en avait suivi personnellement les nombreuses tra-
ductions. Il avait multiplié les échanges épistolaires pour obtenir des informa-
tions supplémentaires et des confirmations de ses données. Il avait poursuivi
les expériences sur les plantes et les animaux et publié d’autres travaux impor-
tants, dont l’impressionnant De la variation des animaux et des plantes sous
l’action de la domestication, en 1868. Néanmoins, Darwin avait soigneuse-
ment écarté la question de l’origine de l’homme. Il avait initialement prévu
d’inclure dans L’origine des espèces un chapitre consacré à l’homme, mais y
avait renoncé en raison du volume déjà excessif de l’ouvrage. Dans les
années 1870, il décide d’aborder cet épineux problème: «Quand je constatai
que de nombreux naturalistes acceptaient pleinement la doctrine de l’évolution
des espèces, il me parut opportun de travailler sur les notes déjà en ma pos-
session, et de publier un traité spécialement sur l’origine de l’Homme» écrit-
il dans son Autobiographie.
L’homme, un animal comme les autres
Un autre changement culturel incite Darwin à s’exprimer sur l’origine de
l’homme. Une série de travaux a doté la psychologie d’une consistance scien-
tifique: études en neurophysiologie et en psychophysiologie expérimentales
(études des relations entre le fonctionnement du cerveau et le comportement),
analyse physiologique du comportement, application des techniques de
mesure à l’analyse psychologique, associationisme évolutionniste de Spencer
(selon lequel les associations stimulus-réponse se transmettent de génération
en génération par des modifications du système nerveux). En s’affranchissant
de la tradition philosophique, la psychologie a trouvé dans les sciences natu-
relles un nouveau fondement, et offre à son tour à la recherche en biologie la
légitimation d’une analyse scientifique de l’esprit, analyse que Darwin est
prêt à saisir.
Il publie en 1871, après trois ans de travail La descendance de l’homme et
la sélection sexuelle. Dès 1874, une deuxième édition revue paraît. Là aussi,
les notes de Darwin s’enrichissent démesurément, jusqu’à devenir une œuvre
en deux volumes qui aborde, comme l’indique son titre, le concept de sélec-
tion sexuelle. C’est l’un des aspects de sa théorie sur lequel le désaccord avec
Wallace est le plus profond.
«On a souvent affirmé avec assurance – écrit Darwin – que l’origine de
l’homme ne pourrait jamais être connue; mais l’ignorance engendre plus sou-
vent la confiance que ne fait le savoir, et ce ne sont que ceux qui savent peu,
et non ceux qui savent beaucoup, qui affirment d’une manière péremptoire que
la science ne pourra jamais résoudre tel ou tel problème». Le but principal de
l’ouvrage est justement d’examiner si l’homme, comme les autres espèces,
descend d’une quelconque forme préexistante, de comprendre de quelle
manière cela s’est produit, et d’évaluer les différences entre les «races»
humaines. Ainsi, dans La descendance de l’homme, Darwin formule enfin
cette conception naturaliste de l’homme à laquelle il adhère depuis l’époque
84
La dernière photographie de Darwin,
réalisé par Herbert Rose Barraud
en 1881.
The Huntington Library
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de la rédaction des Carnets: la continuité entre l’homme et les autres animaux
s’applique tant aux caractéristiques physiques qu’aux caractéristiques men-
tales, morales et sociales. Il s’intéresse en particulier aux facultés intellec-
tuelles qui donnent lieu aux «pouvoirs mentaux supérieurs» – telles que la
curiosité, l’imitation, l’attention, la mémoire, l’imagination, la raison, l’abs-
traction, le langage, la conscience –, non pour développer une psychologie
systématique, mais pour démontrer que ces thèmes peuvent être abordés de
manière cohérente et efficace dans le cadre de la théorie de l’évolution.
Darwin dissèque la généalogie humaine. Après avoir réaffirmé la validité
des lois générales qui ont amené à la diversification des animaux inférieurs,
il écrit:
[L’homme] s’est multiplié si rapidement qu’il a été nécessairement soumis
à la lutte pour l’existence, et, par conséquent, à l’action de la sélection natu-
relle. Il a engendré des races nombreuses, dont quelques-unes diffèrent assez
pour que certains naturalistes les aient considérées comme des espèces dis-
tinctes. Le corps de l’homme est construit sur le même plan homologue que
celui des autres mammifères. Il traverse les mêmes phases de développement
embryologique. Il conserve beaucoup de conformations rudimentaires et
inutiles, qui, sans doute, ont eu autrefois leur utilité. […] Si l’origine de
l’homme avait été totalement différente de celle de tous les autres animaux,
ces diverses manifestations ne seraient que de creuses déceptions, et une
pareille hypothèse est inadmissible. Ces manifestations deviennent, au
contraire, compréhensibles, au moins dans une large mesure, si l’homme est,
avec d’autres mammifères, le codescendant de quelque type inférieur inconnu.
85
Au tournant du XIXesiècle,
Darwin et la théorie de l’évolution
devinrent un des sujets préférés
des caricaturistes. Le dessin
humoristique ci-contre, publié
dans la revue satirique Punch,
est accompagné de la légende :
« L’homme n’est qu’un ver. »
L’homme n’est qu’un roseau, le plus
faible de la nature, écrivait Pascal,
mais c’est un roseau pensant.
Pour Darwin, l’homme ne pense
pas plus que les autres animaux…
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