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qui l’auraient voulu encore plus intransigeant, surtout parce qu’il soutenait
alors sa «théorie de la dérivation» – un «devenir constant prédéterminé des
formes organiques». L’inconsistance scientifique de cette théorie contribua à
ternir sa réputation, déjà compromise par le conflit avec Huxley sur l’hippo-
campus minor. Ce conflit s’était clos par la publication, en 1863, de l’ouvrage
de Huxley De la place de l’homme dans la nature. Ce dernier y rassemblait les
interventions et conférences populaires des années précédentes; s’appuyant
sur les résultats des recherches d’anatomie comparée de l’homme et des singes
anthropomorphes, il concluait:
Les différences structurelles séparant l’Homme du Gorille et du
Chimpanzé ne sont pas aussi grandes que celles qui séparent le Gorille des
singes inférieurs […] Les différences de structure entre l’Homme et les singes
anthropomorphes justifient certainement que nous le considérions comme le
représentant d’une famille séparée d’eux; cependant, dans la mesure où il
diffère moins d’eux que ceux-ci ne diffèrent d’autres familles du même ordre,
il ne serait pas justifié de le placer dans un ordre distinct. Voilà donc confir-
mée la sagacité de ce grand législateur de la zoologie systématique que fut
Linné, et un siècle de recherches anatomiques nous ramènent à cette conclu-
sion, que l’homme appartient au même ordre (pour lequel il faut conserver le
terme linnéen Primates) que les Singes et les Lémuriens.
Tel était le premier livre de Huxley, membre respecté de la communauté
scientifique, orateur enflammé et polémiste corrosif. Il avait cultivé ces traits
de caractère à la suite de l’épisode presque trop célèbre du débat d’Oxford au
cours duquel, en 1860, il s’était opposé à l’évêque d’Oxford, Samuel
Wilberforce, lui-même fin ornithologue, derrière lequel planait l’éminence
grise Owen (voir l’encadré ci-dessous).
Le cas de Wallace est encore plus marquant. «Co-auteur» de la théorie de
la sélection naturelle, et sélectionniste à outrance – à tel point qu’il se jugeait
«plus darwinien que Darwin» –, Wallace pensait que la sélection naturelle
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Portrait de Thomas Huxley
(1825-1895), peint en 1883
par J. Collier.
Vers la fin d’une conférence ayant attiré beaucoup de
monde, l’évêque d’Oxford, Samuel Wilberforce,
s’était étourdiment tourné vers Huxley pour lui demander s’il
descendait des singes par sa mère ou son père. Bien mal lui
en prit. Huxley raconte: «J’avais écouté avec grande atten-
tion l’intervention de l’évêque, mais je n’avais pu y déceler
un seul élément nouveau ni aucun nouvel argument, à l’ex-
ception, à dire vrai, de la question qu’il me posa sur ma pré-
férence en matière d’ancêtres». Il s’était levé et avait dit que,
pour sa part, il n’aurait jamais songé orienter la discussion
sur un tel sujet, mais qu’il était tout à fait prêt à suivre l’es-
timé prélat sur ce terrain. Huxley avait poursuivi: «Si l’on
me posait la question de savoir si je préférerais avoir pour
grand-père un humble singe ou un homme très doué intel-
lectuellement et disposant de grands moyens d’influence,
mais qui n’emploierait tous ses dons et ses pouvoirs que
pour tourner en ridicule une grande question scientifique
– je dirais sans hésiter que je préfère le singe.»
Pourtant, Huxley lui-même avait des réserves concernant
la théorie de Darwin. Il considérait la sélection naturelle
comme une hypothèse probable, mais non prouvée de
manière définitive et expérimentale. Le gradualisme dar-
winien était à ses yeux une «difficulté non nécessaire»:
accepter qu’il se produise des sauts dans la nature aurait
épargné à la théorie de nombreuses objections. Il estima
longtemps problématique l’idée de la classification
généalogique. Son ouvrage De la place de l’homme dans
la nature, ont soutenu certains, était un livre contre Owen
plutôt qu’en faveur de Darwin. D’ailleurs, ce n’est pas lui
qui opposa à Wilberforce des arguments solides en
faveur de la théorie de l’évolution, mais le botaniste
Joseph Hooker. Ce dernier déclara en effet devant l’as-
semblée qu’il s’était longtemps opposé à la théorie de
l’évolution, mais qu’il avait finalement accepté les concep-
tions de Darwin, sur la base de l’observation directe qu’il
menait depuis plusieurs années sur la forme et la distribu-
tion des plantes. Il démontra en outre que l’interprétation
de Wilberforce était si erronée qu’il était impossible qu’il
ait lu le livre de Darwin.
En sortant de la conférence avec Hooker, Huxley, qui
n’avait alors aucun goût pour le débat public, lui confia
que cette expérience le conduisait «à réviser mon opinion
sur la valeur pratique de l’art de parler en public, et qu’à
partir de maintenant je le cultiverai soigneusement et
essaierai de ne plus le détester». De fait, non seulement
Huxley embrassa la théorie darwinienne sans retenue,
mais il devint le «bouledogue de Darwin», avec le plein
assentiment de l’intéressé. Darwin, en effet, n’aurait
jamais pu ou voulu se lancer dans des confrontations
directes aussi querelleuses et impétueuses, et il appelait
Huxley «mon bon et admirable agent de propagation
d’exécrables hérésies».
La passe d’armes entre Huxley et l’évêque d’Oxford
National Portrait Gallery; Londres