M. Dorner

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Éducation et Sociétés Plurilingues n°30-juin 2011
Petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en
Alsace
Marc DORNER
Evocare i problemi linguistici in una regione come l'Alsazia, che ha subito nel corso dei
secoli gravi sconvolgimenti, necessita di un promemoria storico. Una volta fatto questo
promemoria, l'autore ci illustra la storia (soprattutto linguistica) della sua famiglia, che
rappresenta efficacemente i problemi linguistici con i quali l'Alsazia si è dovuta confrontare. Gli Alsaziani, bisogna ricordare, sono « bilingui», vale a dire, dando credito a
un diffuso motto di spirito, non parlano correttamente né il Francese, né il Tedesco…
Tra il Francese, il Tedesco, l'Alsaziano, il Welche, l'Ebraico Alsaziano, il Badois… la
città di Strasburgo è ben posizionata, come il suo nome tedesco sta ad indicare, all'incrocio d'Europa.
Discussing languages in a region such as Alsace, which over the course of centuries
lived through several major upheavals, calls for a little history. After a short historical
reminder, the author presents the story (especially linguistic) of his own family, which
illustrates the series of language problems that have confronted Alsace. One must recall
that Alsatians are «bilingual», i.e., to repeat a well-worn joke, speak neither French nor
German correctly… Between French, German, Alsatian, Welsh, Judeo-Alsatian, the
Badois dialect, and others, Strasbourg is truly, as its German name indicates, a European crossroads.
Évoquer les problèmes de langue dans un pays comme l’Alsace qui a subi
au cours des siècles des bouleversements majeurs nécessite un court rappel
historique.
Il y eut l’Alsace romaine (de 51 avant à 451 après J.C.). Beaucoup de tronçons de routes romaines subsistent encore de nos jours. Ce n’est peut-être
pas un hasard si l’alsacien a lui aussi conservé une trace de cette époque:
«Cela va de soi» se dit en alsacien: «Es geht von àse», terme qui n’a aucune racine connue à part le latin: «a se» de soi-même.
De 450 à 1000 environ après J.C. s’achève la conquête poursuivie par les
Alamans, avec la substitution d’un parler germanique à la langue celtique
et romane dans l’Alsace entière, à l’exception de trois vallées vosgiennes,
celle de Villé, de la Lièpvrette et de Lapoutroie au pied des Vosges, la
chaîne de montagnes qui à l’ouest sépare l’Alsace de la France. On y parle
toujours un dialecte français, le «welche», mais pas l’alsacien.
Mais à la suite de la victoire de Clovis sur les Alamans vers l’an 500 après
J.C. à Tolbiac, les Alamans sont remplacés par les Francs au nord du pays,
comme en témoigne le dialecte francique aujourd’hui encore en vigueur
dans cette région.
M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
Après une courte occupation française en Alsace, vers la fin du Xe siècle,
le roi Henri Ier de Saxe établit sa domination sur toute la Lotharingie, et
l’Alsace va être rattachée au Saint Empire romain germanique à
l’Allemagne pendant plus de 700 ans. La province jouira d’une relative indépendance: Strasbourg sera déclarée «ville libre» en 1358, les dix villes
impériales d’Alsace se promirent assistance entre elles et fondèrent «die
gemeine Richsstette» qui fut appelée plus tard la «Décapole»; cette institution leur conféra une grande stabilité.
En 1648, par le traité de Westphalie qui mit fin à la guerre de Trente Ans,
la France regagne l’Alsace. La langue française s’introduit progressivement
pendant deux siècles. Mais après la défaite des armées françaises en 1870,
l’Alsace et la Moselle reviennent à l’Allemagne par le traité de Francfort.
Le Reichsland Elsaß-Lothringen (le territoire d’Empire Alsace-Lorraine)
restera allemand jusqu’en 1918, et vivra à nouveau près de cinquante ans
de langue allemande.
N.B.: Il faut savoir que ce que les Allemands appellent Lothringen (la Lorraine) n’a rien
à voir avec la «province Lorraine» française actuelle, composée de quatre départements.
Un seul département, le département de la Moselle, faisait partie avec l’Alsace du
«Reichsland Elsaß-Lothringen» allemand. «L’Alsace-Lorraine» chantée et revendiquée
alternativement par les deux pays n’est donc en réalité que «l’Alsace-Moselle».
Puis c’est la première guerre mondiale de l914-1918 et la victoire des Alliés. Par le traité de Versailles, l’Alsace et la Moselle retournent à la
France. Les habitants des deux provinces sont classés par les Autorités
françaises en quatre catégories sur des critères héréditaires: catégorie A, les
Français, ou ceux qui seraient restés tels s’ils n’avaient été victimes du traité de Francfort, reçurent une carte A barrée de tricolore: ils pouvaient le cas
échéant être «réintégrés de plein droit dans la nationalité française»; catégorie B («les B-Kärtler», les porteurs de carte B comme on les appelait en
Alsace), des Alsaciens ayant un ascendant allemand, et donc considérés
comme douteux, qui pouvaient tenter de solliciter une carte d’identité) –
par contre le père allemand est expulsé, au mépris de toute considération
humanitaire, la femme et les enfants pouvant rester en Alsace; Catégorie C:
les Alsaciens dont les deux parents étaient nés dans des pays alliés ou
neutres ou les étrangers originaires de ces pays: enfin Catégorie D: réservée
aux Allemands et/ou à leurs enfants et petits-enfants: expulsés vers
l’Allemagne avec 30 kg de bagages et 300 marks par adulte.
Le français redevient la langue officielle. Ceux qui ne le savaient pas finissent pour beaucoup par l’apprendre, sauf au fin fond des campagnes où seul
la plupart du temps persiste l’alsacien.
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M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
En 1939, nouvelle guerre, nouveau changement de langue. Après la défaite
de l’armée française en 1940 et l’occupation de la France par les Allemands, l’Allemagne nazie victorieuse annexe purement et simplement
l’Alsace et la Moselle au Troisième Reich, en violation de tout droit international. Pour des besoins de germanisation et d’assimilation rapides, le
français n’est plus enseigné à l’école et parler français sera strictement interdit pendant les quatrre années de cette annexion de fait, sous peine de
poursuites, et éventuellement de déplacement forcé en Allemagne, voire
d’internement au camp de Schirmeck. Quant au camp du Struthof audessus de Schirmeck, il deviendra un camp de concentration et
d’extermination.
L’alsacien reste la langue-refuge pour la population, mais le français continue d’être parlé en famille ou entre amis «sûrs».
Enfin, en 1945, fin de la guerre et victoire des Alliés. Après quatre années
de régime et de répression nazis, l’Alsace et la Moselle, libérées et heureuses de l’être, se voient à nouveau imposer la langue du vainqueur.
«C’est chic de parler français», peut-on lire sur des affichettes collées sur
les murs des principales villes d’Alsace. Parler l’alsacien est interdit aux
enfants dans les cours de récréation. De nombreux fonctionnaires «importés de l’Intérieur» remplacent les fonctionnaires alsaciens peu fiables ou au
français douteux. Du fait des problèmes liés au dialecte, ils touchent une
prime de «difficultés administratives» de 10 francs/mois, prime que j’ai
moi-même touchée, sans changement, en sus de mon traitement, pendant
toute mon activité dans l’Éducation Nationale. Bref le centralisme jacobin
français domine pendant les années d’après-guerre. Le français est devenu
la langue administrative, mais les échanges commerciaux se font encore
dans les deux langues.
Tout s’arrangera et s’aplanira progressivement. Beaucoup d’Alsaciens, les
plus âgés, n’apprendront jamais le français. S’ils continuent à parler le dialecte entre eux, ils communiquent par écrit en Hochdeutsch, (hautallemand), l’alsacien n’étant pas une langue écrite.
Partout l’administration française remplace l’administration allemande.
Mais attention! «Il ne faut point toucher aux usages de l’Alsace» avait déjà
déclaré le Contrôleur Général des Finances de Louis XIV en 1701. La
France s’est ainsi vue obligée de conserver à l’Alsace et à la Moselle certains droits acquis pendant la période allemande:
-ainsi malgré la séparation en France de l’Église et de l’État, et en vertu du Concordat
de 1804 entre Pie VII et Bonaparte, le Concordat est maintenu en Alsace-Moselle: les
membres du clergé des trois religions reconnues (catholique, protestante et israélite)
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M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
sont payés comme fonctionnaires, et les évêques «institués» par le Pape sont nommés
par le pouvoir civil.
-le régime des Assurances sociales, établi par Bismarck à la fin du XIXe siècle, plus
avantageux que le régime français (la Sécurité Sociale n’a été établie en France qu’après
1945 par De Gaulle) a été maintenu.
-ont aussi été maintenues de nombreuses dispositions législatives concernant le droit des
associations, les procédures de partage et de saisie, les droits de chasse, etc…
De plus, l’allemand continue à être utilisé à côté du français dans de nombreuses circonstances. Ainsi:
-certains prêches, dans des églises ou dans des temples, surtout à la campagne, se font
encore en «Hochdeutsch» (haut-allemand), le dialecte n’étant pas considéré comme une
langue assez «noble» pour cet usage.
-le quotidien régional, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, comporte une édition en
langue allemande. Elle s’appelait à l’origine «Die Straßburger Neueste Nachrichten»,
titre repris par les nazis pendant l’occupation; elle avait jusqu’en 1970 plus de lecteurs
que l’édition en langue française; depuis, le nombre d’abonnements diminue en
moyenne de 1.000 exemplaires chaque année pour s’abaisser au chiffre de 14.500 abonnements en 2010 (soit 7,4% de l’ensemble de la publication), les éditions bilingues les
plus fortes se situant actuellement dans le nord de l’Alsace. Cependant une page ou une
partie de page en alsacien paraît encore de temps à autre dans l’édition française.
L’alsacien a beau ne pas être une langue écrite, on peut l’écrire phonétiquement, et
beaucoup de poètes alsaciens s’y emploient.
-les candidats à des élections municipales, législatives, présidentielles… rédigent leurs
bulletins d’information en français et en allemand, habitude qui tend à disparaître progressivement, à mesure que les personnes les plus âgées cèdent la place aux jeunes générations formées à l’école française.
Mais l’usage de l’alsacien, s’il a beaucoup baissé dans les grandes villes,
reste aujourd’hui encore vivace à la campagne et dans les villages environnants. C’est leur langue maternelle, aux paysans, qui bien que s’étant mis
plus ou moins au français, ne s’expriment qu’en dialecte dans la vie courante. Germain Muller, initiateur et animateur d’un cabaret satirique régional à Strasbourg a beau chanter: «Ja, m’r senn d’Letschti, ja d’Àllerletschti,
von denne Lätze, wie noch so bàbble, wie d’r Schnàwel ne gewàchsen
esch!» (littéralement: oui, nous sommes les derniers, oui, les tout derniers
de ces tordus qui baragouinent encore comme le bec leur est poussé…), un
renouveau se dessine timidement: le thème à la mode: «à Friehjohr fer
ùnsri Sproch» (un printemps pour notre langue), en est un signe. Il existe
un enseignement d’alsacien à l’Université.
*
Je suis né en 1922 à Sainte-Marie-aux-Mines. C’est une petite ville alsa16
M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
cienne qui comprenait à cette époque 9.600 habitants. Aujourd’hui, elle en
compte moins de 5.000, la population ayant progressivement baissé, essentiellement du fait du déclin continu de l’industrie textile, sa principale ressource. Elle est située dans le Haut-Rhin, à la limite du Bas-Rhin. Toute en
longueur, elle s’étire dans une étroite vallée bloquée par la montagne à son
extrémité. Le train venant de Sélestat doit faire demi-tour pour s’en retourner. Un tunnel routier permet aujourd’hui de débloquer ce fond de vallée
pour rejoindre Saint-Dié.
Sainte-Marie est divisée dans sa longueur de façon très inégale par une petite rivière, la Liepvrette. Sur sa rive droite se situent les principaux édifices
protestants: le temple luthérien dit Église des Chaînes, le temple réformé,
l’hôpital protestant Chenal et la maison des Diaconesses… On y parlait
plus volontiers en allemand ou en dialecte. Sur la rive gauche on trouve les
principaux édifices catholiques: l’église catholique Sainte-Madeleine, la
salle d’asile avec les bonnes sœurs chez lesquelles j’ai fait mes premières
classes, l’hôpital communal… On y parlait essentiellement le français ou le
welche. Aujourd’hui bien entendu les populations sont plus mélangées, le
français et le welche prédominent.
NB.: le mot «welche» (du francique «walha», étranger), désigne les peuples romanisés
en milieu germanique. On relève la même racine pour «les Wallons» à la frontière
d’avec les Flamands en Belgique, pour «les Wales» (nom anglais du pays de Galle…
gaulois) en bordure de l’Angleterre. Des amis résidant en Suisse m’ont dit avoir entendu
des Suisses allemands sur le point de partir pour la Suisse romande déclarer: «On va
chez les Welches».
En Alsace, le dialecte welche est la langue d’un petit groupe d’Alsaciens
francophones dans les trois vallées vosgiennes précitées en bordure du reste
de la France, «la France de l’intérieur» comme on dit en Alsace. Les
Welches défendent leur identité culturelle «d’étrangers de l’Ouest». Leur
devise: «Lé Wèlch so inak lé sèpnéy, é pyayo pa dzo lé nadj, mè é sè rdraso
toukou» (Les Welches sont comme les sapins, ils plient par-dessous la
neige, mais ils se redressent toujours).
Mon père est né à Colmar en 1884. Il a fait ses études de médecine en allemand à Strasbourg. Après la guerre de 1914-18, qu’il a faite dans l’armée
allemande en tant que médecin de bataillon en Pologne et jusqu’en Russie,
il a épousé une Strasbourgeoise, Marianne Fritsch, le 24 mai 1919. Il a travaillé pendant six mois comme médecin généraliste à Lutterbach, puis s’est
établi à Sainte-Marie-aux-Mines, et enfin à Strasbourg à partir de 1931. Né
de nationalité allemande, il a été «réintégré de plein droit dans la nationalité
française» le 18 juin 1921 (n° 7843 du registre des réintégrés). Il a donc dû
rester allemand en Alsace pendant deux ans et demi après la Vic17
M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
toire française de 1918! Pour moi, bien que né en 1922 à Sainte Marie-auxMines dans l’Alsace française, et ayant revêtu à la guerre l’uniforme français (ou plutôt américain!), j’ai été obligé, pour prouver que j’étais français,
de quémander ce certificat de réintégration de mon père à la Préfecture de
Colmar pour toutes mes démarches administratives de carrière (agrégation,
nomination au titre de professeur, jusqu’à compléter mon dossier de retraite!). Cette vexation paraît due au fait qu’en matière de filiation, si c’était
le droit du sang qui prévalait en Allemagne, c’était le droit du sol qui
s’appliquait en France, et mon père était né sur sol allemand! Et pourtant nous ne manquons pas d’antécédents français! L’arrière-grand-père de
mon père, le caporal Dorner Florentin de Saint-Hippolyte, avait été élevé
au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur, et l’un de ses fils, prénommé également Florentin, avait été décoré de la «Médaille de la Reine
d’Angleterre». Mais c’était avant 1870!
Je n’ai pas connu mes grands-parents paternels. Le père de mon père, Joseph Dorner, mon grand-père, était maître-menuisier à Colmar dans la
Pfàffegàss (rue des curés, terme plutôt péjoratif); né en 1855, il est mort en
1908. Sa femme, Marie Vogel, ma grand-mère paternelle, qu’il a épousée
en 1882, était née en 1855 à Wintzenheim (un village viticole près de Colmar) où résidaient ses parents, dans la grande vieille ferme à colombages
où nous rendions visite par la suite à l’Onkel Chàmbetiss et à la Tànte Lüis’
(l’oncle Jean-Baptiste et la tante Louise). Sa langue maternelle était
l’alsacien. Elle a travaillé comme sage-femme à Colmar. J’ai retrouvé seize
cahiers où, de juillet 1889 à septembre 1906, elle notait au jour le jour la
date et les résultats des accouchements auxquels elle procédait: elle les rédigeait en allemand avec un mélange de lettres latines et de lettres gothiques (Spitzschreft), parfois les deux dans un même mot. Il est remarquable qu’elle a toujours écrit Colmar avec un «C», jamais avec un «K»
(Kolmar, comme on devait l’écrire à l’époque allemande). Elle est décédée
en 1907 et est enterrée dans le cimetière de Wintzenheim.
Mes parents parlaient l’alsacien entre eux, mon père qui était de Colmar
avec l’accent haut-rhinois, ma mère, strasbourgeoise, avec l’accent basrhinois. Un arbre était pour mon père «à Boïm», pour ma mère «à Baum»,
pas tout-à-fait «à Baam» comme on dit en Strasbourgeois! Et ils n’ont pas
changé d’un poil leurs accents respectifs pendant toute leur vie. À moi, ils
ne parlaient qu’en français. Ils ont voulu qu’après tous les changements de
langue qu’ils avaient subis, j’en apprenne une à fond. Dieu merci, j’ai appris à parler le dialecte alsacien en jouant aux billes avec les copains dans
les rigoles des rues de Sainte-Marie: les premiers mots que j’ai gardés en
mémoire: «gànz drùff!» était le terme requis pour dire qu’il fallait lancer la
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M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
bille «tout-dessus», et j’ai perfectionné mon dialecte plus tard à Strasbourg.
Ce qui m’a été fort utile pendant mes années d’internat au Centre Hospitalo-Universitaire de cette ville après 1945 pour converser avec mes patients,
dont la plupart, surtout les plus âgés, comprenaient mal ou ne comprenaient
pas du tout le français.… J’ai constaté par la suite que le fait pour un médecin de s’entretenir en dialecte avec un patient alsacien, même comprenant
le français, confortait le lien de confiance et de convivialité fort utile dans
une relation souvent confidentielle entre le médecin et son malade.
Ma mère, née à Strasbourg dans l’Alsace allemande, le 28 juillet 1889, est
décédée dans la même ville le 5 avril 1981. Son père, Joseph Fritsch, était
instituteur à Strasbourg à l’école Schöpflin, où il enseignait en allemand
d’abord, puis en français après 1918. Comme il parlait bien le français, la
nouvelle Administration ne l’a pas remplacé, comme elle l’a fait souvent
ailleurs, par un instituteur «de l’intérieur». Je ne l’ai pas connu. Sa mère,
née Marie-Louise Plumeret, a habité après le décès de son mari à Meistratzheim, un petit village du Bas-Rhin près d’Obernai, et ne parlait que
l’alsacien avec les paysans du village.
Ma grand-mère décéda vers 1930 dans des conditions assez particulières:
ayant été sujette à un malaise dans son jardin, elle a fait appel à son gendre,
mon père, médecin généraliste à Strasbourg. Celui-ci l’a ramenée chez
nous, la rassurant sur son état qui n’apparaissait pas très grave. Elle lui a
répondu, en alsacien: «Brusch m’r kenn Fàxe màche, ich weiss ich müess
bàll sterwe, s’esch nix meh ze màche…» (tu n’a pas besoin de me raconter
des salades, je sais que je vais mourir, il n’y a plus rien à faire). Et elle nous
a fait, en alsacien, le récit suivant: «il y a trois jours, voyageant dans le
tramway suburbain qui va de Strasbourg à Meistratzheim, — à Bùcklig
esch herin komme — un bossu est monté dans le tram à Niedernai, s’est assis en face de moi, et m’a regardée un long moment. J’ai souvent vu des
bossus, ça ne m’a jamais rien fait, je ne suis pas superstitieuse, mais là, je
ne sais pas pourquoi, j’ai eu un grand frisson. Je suis descendue à Meistratzheim – D’r Bùcklig esch henter mer herüss gànge – Le bossu est descendu
derrière moi. J’ai pris alors un raccourci pour me rendre chez la Rosel, une
paysanne de mes amies, avec laquelle j’ai joué au Tärtele (jeu de cartes)
pendant plusieurs heures. À la tombée de la nuit, je suis rentrée chez moi.
Tu connais le calvaire au coin du bois installé sur un petit tertre auquel on
accède par trois marches: – D’r Bùcklig esch därt ànne g’ssässe un hett
mich àngeleùt – Le bossu était assis au pied du crucifix et m’a regardée. Là,
j’ai compris que c’était un signe…». Elle est morte trois jours plus tard.
Ma mère a fait ses études secondaires à Strasbourg entre 1896 et 1907,
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M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
pendant la période allemande, à l’école Notre-Dame où l’on n’enseignait
qu’en français. Les Allemands, il faut le reconnaître, apparaissaient à
l’époque plus tolérants pour la langue parlée en Alsace-Moselle que ne le
furent les Français après la victoire de 1918. Elle épousa en 1910 un journaliste alsacien, Émile Brueder, né à Hatten en Basse-Alsace en 1879, et
s’installa avec lui à Metz en Moselle, ce département qui fit partie avec
l’Alsace de cet ensemble, le Reichsland Elsaß-Lothringen, cédé à
l’Allemagne par le traité de Francfort en 1871. Émile Brueder œuvra
comme journaliste à la Lothringer Volkstimme (la Voix du peuple de Lorraine) de 1907 à 1912 et à la Diederhofener Zeitung (le Journal de Diederhofen) de 1910 jusqu’à son incorporation en 1914 dans l’armée allemande.
Il fut tué à Verdun en 1918 et repose dans un cimetière allemand à
Brieulles-sur-Meuse, non loin de Verdun, que ma femme et moi avons eu
beaucoup de mal à découvrir, la préposée aux cimetières militaires à Verdun n’ayant pas trouvé son nom malgré toutes ses recherches dans ses registres. Évidemment – nous nous en sommes rendu compte subitement – ce
n’était pas un cimetière français!
À cette époque, ma mère rédigeait pour divers journaux strasbourgeois puis
messins des critiques d’opéras et de pièces de théâtre. Elle écrivit une étude
assez étendue relative au séjour de Rabelais à Metz dans les années 15451546, texte qui fut repris en allemand sous forme d’un article de sept pages,
en juin 1932, sous le titre de «Rabelais in Metz» dans la revue «ElsaßLand; Lothringer Heimat». En effet, François Rabelais, du fait de ses attaques contre l’ordre moral établi, vit ses livres inscrits par la Faculté de
Théologie à Paris et par le Parlement français sur la liste des écrits à brûler,
de même que ceux de Calvin, de Marot, de Rollinger, et de bien d’autres….
Après que le troisième tome de son Pantagruel fût condamné en 1545, il
décida de mettre une frontière entre lui et le Parlement et trouva refuge à
Metz. Il y séjourna près d’un an.
Elle entreprit une longue étude sur Philippe de Vigneulles, un chroniqueur
messin des XVe et XVIe siècles et en fit sa thèse sous le titre de: «Philipp
von Vigneulles, ein Metzer Chronist aus dem XV. und XVI. Jahrhundert».
(Philippe de Vigneulles, un chroniqueur messin des XVe et XVIe siècles).
Elle présenta ce travail à l’Université de Munster-en-Westphalie et y fut reçue docteur en lettres. Son diplôme allemand, à sa grande déception,
n’ayant pas été reconnu par les autorités universitaires françaises après le
retour de l’Alsace à la France en 1918, elle s’obligea à repasser l’épreuve à
l’Université de Strasbourg. Elle y fut reçue «magna cum laude inter doctores philosophiæ» le 8 décembre 1918 sous le nom de «Marianna Brueder
e gente Fritsch» par «l’Academiæ Wilhelmæ Argentinensis, présidée par le
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M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
Rectore magnifico Andrea de Thur». Elle avait traduit en français sa thèse
soutenue à Munster-en-Westphalie et l’avait présentée en l913 à la revue
Mémoires de l’Académie de Metz (laquelle ne parut qu’en 1921, la publication de la revue ayant été interrompue pendant la guerre) sous forme d’un
texte de 65 pages, au nom cette fois de Marianne Dorner. Pour mémoire, la
Chronique de Philippe de Vigneulles commence à la fondation du monde et
va jusqu’en 1525. C’est une chronique universelle; toutefois Philippe
s’intéresse particulièrement à l’histoire de Metz et, en second lieu, à
l’histoire de France. Cette chronique est un document rare, car Philippe de
Vigneulles, selon Ch. Bruneau «écrit le langage qui devait être celui des
bons marchands de Metz, un français prononcé à la façon de Metz et enrichi d’innombrables lotharingismes». Un exemple: «Touttes choses furent à
peu près en paireille pris et vallue de l’en passés: car on oit de bon vin et à
planté; les biefs furent bon, maix fort chier; une petite chairée de foin coustait V ou VI frant. Et fut cest année yey la plus belle vendange et la plus
belle saison pour voiaigier que de loing temps fût veue. Et durait ce biaulx
temps jusques à la sainct Mertin, que l’on ne veoit autre chose que pèlerin
et gens… Et cest présente année, le XXIIIe jours du moix d’aoust, environ
minuit, il fist en Mets ung petit tramblement de terre, que plusieurs gens
oyrent…». Il reste remarquable que ma mère n’ait écrit en période allemande que des textes ayant trait à des auteurs francophones.
Elle eût en 1911 un fils de son premier mari Émile Brueder. Il fut prénommé Raoul et connut à peine son père, parti à la guerre quand il avait trois
ans et tué à Verdun. Son second mari, qu’elle épousa en 1919, Charles
Dorner, mon père, éleva Raoul comme son fils. Il était à l’époque médecin
généraliste à Sainte Marie-aux-Mines. Découvrant un jour au cours de ses
visites le jeune Raoul qui, ayant fui l’école, avait les yeux braqués à la gare
sur le spectacle hautement intéressant d‘une locomotive manœuvrant sur
une plaque tournante, il l’admonesta sévèrement. «Je déteste l’école, lui
cria Raoul, le latin me donne la nausée et le calcul me dégoûte! Ich well
nemm in d’Schuel gehn! Je ne veux plus aller à l’école!»
–Bon! Was Wed’ màche? Que veux-tu faire? –Ich well en d’Làndwertschàft schàffe! Je
veux travailler dans l’agriculture, çà, çà m’intéresse.
Il faut dire qu’il avait passé plusieurs années de suite durant des mois à
Meistratzheim chez sa grand-mère et avait participé aux travaux des
champs avec les paysans des environs, lesquels d’ailleurs pour la plupart ne
comprenaient pas un mot de français.
–Bien, lui dit mon père, si vraiment ça t’intéresse, on t’enverra dans une école
d’agriculture.
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M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
Comme il ne parlait pratiquement que l’alsacien, mes parents décidèrent de
l’envoyer dans un établissement en France pour qu’il apprenne correctement le français, et ils choisirent le lycée agricole de Fontgombault dans
l’Indre. Raoul y travailla avec beaucoup d’application. Il eut là-bas un ami
savoyard, François, qui l’amena en vacances dans sa famille à Chambéry et
le présenta à sa fiancée, Ginette. Cette dernière avait une sœur, Maddy.
Raoul et Maddy se plurent, se fiancèrent, s’épousèrent.
En 1940, le Maréchal Pétain ayant prôné «le Retour à la Terre», les deux
amis, nantis de leurs diplômes agricoles, devinrent les responsables dudit
«retour à la terre», François pour le département de la Haute-Savoie, Raoul
pour la Savoie.
Nous en arrivons à la période d’après-guerre. Raoul trouva à la Préfecture
du Haut-Rhin un poste de directeur du secteur agricole au CAHR (Comité
d’Action du Haut-Rhin) pour le département, et il s’installa à Mulhouse
avec sa femme et ses quatre enfants. L’aînée, Andrée, ma filleule, fit sa
première communion dans une petite église à la périphérie de Mulhouse; ça
devait être autour de 1948. Le curé fit son sermon en allemand. Le fit-il
aussi en français? C’est très probable, mais je ne m’en souviens plus.
Quoiqu’il en soit, à la sortie de l’Église, je me vois apostrophé en termes
véhéments par ma belle-sœur Maddy, absolument hors d’elle: «C’est inadmissible, faire un sermon en allemand! Quand même! On est en France,
ici!». Je dois avouer avoir fait ce jour-là une (sainte) colère. «As-tu déjà par
hasard entendu parler, lui ai-je dit, de la Pentecôte, la commémoration de
ce jour où le Saint-Esprit est descendu sous forme de langues de feu sur la
tête des apôtres réunis en conclave pour leur permettre de porter la bonne
parole dans toutes les langues, pour être compris de tous les peuples? Et toi
tu viens rouspéter parce qu’un curé parle allemand pour être compris par
des gens que la France a vendu à l’Allemagne en 1870 et qui sont restés allemands pendant près de cinquante ans?» Je dois avouer à sa décharge que
son père, chambérien, que j’ai bien connu, Ancien Combattant de 14-18,
canne à pommeau d’argent vire-voletant à sa main droite et béret basque
vissé sur la tête, bouffant du boche à tous les repas, avait dû quelque peu
déteindre sur elle. Mais quand même! Cette femme a vécu avec mon frère,
qui, de par son métier, en relation quasi-quotidienne avec les paysans, ne
parlait pratiquement que le dialecte autour de lui, a vécu dis-je, pendant
près de vingt ans à Mulhouse sans apprendre un seul mot d’alsacien! Pire:
nous possédons une résidence secondaire, ma femme Christiane et moi, une
vieille ferme aménagée dans la vallée de Munster au lieu-dit Schneidenbach, qu’on appelle entre nous le Schnei. «Quand pensez-vous monter au
Schnède?» me demandait-elle un jour: une prononciation à la française
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M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
qu’elle n’a pu entendre nulle part et que nous n’avons bien entendu jamais,
au grand jamais, utilisée. «C’est que pour prononcer des mots allemands, si
j’ai bien compris, lui ai-je dit, tu as quelques réticences. Pour l’anglais, ça
va mieux? Tu ne prononces quand même pas Chèqueuspéare pour Shakespeare, non?»
*
Mes parents et moi, nous ne sommes pas rentrés en Alsace en 1940. Il faut
savoir qu’au début de la guerre, en 1939, tous les habitants de Strasbourg et
des villes et villages situés derrière la ligne Maginot, une ligne de défense
militaire s’étendant, à la frontière avec l’Allemagne, du nord au sud tout le
long du Rhin, ont été déplacés. Ils ont été envoyés à l’intérieur de la
France, essentiellement dans le département de la Dordogne, où mon père
les a suivis pour s’occuper d’eux, médicalement et moralement. Il s’est installé avec ma mère à Saint-Astier, une petite ville au sud de Périgueux en
Dordogne. Tandis que moi-même suis allé faire mon P.C.B. (PhysiqueChimie-Biologie, une année préparatoire aux études de Médecine) à Bordeaux. Comme la plupart des réfugiés ne parlaient que l’alsacien, les autochtones les ont baptisés les «ya-ya», et la cohabitation s’est faite cahincaha, mais plutôt bien dans l’ensemble. La plupart de ces «réfugiés» sont
retournés en Alsace où ils avaient laissé leurs maisons, leurs biens, leurs
vaches… et mon père a trouvé un poste de médecin de campagne dans une
petite ville de l’Isère appelée Biol, à une centaine de kilomètres de Lyon,
ville universitaire où je me suis installé pour poursuivre mes études de médecine. Nous ne sommes rentrés à Strasbourg qu’à l’automne 1945.
La sœur de mon père, Reine, qui était ma marraine, née à Colmar en 1889,
avait épousé en 1913 un Allemand, August Dinger, tapissier-matelassier à
Kehl, une petite ville allemande située juste en face de Strasbourg, de
l’autre côté du Rhin. Ce dernier avait fait sa connaissance en venant installer des rideaux dans le petit appartement qu’elle occupait à l’époque à
Strasbourg. Ils se sont installés à Kehl et ont eu cinq enfants, deux garçons
et trois filles. Ma marraine, qui parlait l’alsacien et correctement
l’allemand, parlait aussi bien le français, ayant travaillé comme gouvernante et comme gardienne d’un enfant de six ans dans une famille de barons français qu’elle suivait alternativement à Paris et dans un château
qu’ils possédaient en Lorraine. Les gouvernantes allemandes étaient à
l’époque particulièrement appréciées en France.
Mon oncle August, pour sauver nos biens dans la villa que nous habitions à
Strasbourg, a tout déménagé dès 1940 dans un grand hangar qu’il possédait
à Kehl, où ils sont restés intouchés pendant toute la guerre. Lorsqu’en 1945
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M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
les militaires français, ayant libéré l’Alsace et ayant passé le pont de Kehl,
ont vu cet entassement de meubles, de tapis, de livres…, ils ont déclaré:
«Tout çà, c’est des meubles boches», et ils y ont mis le feu. Il n’en est rien
resté, et mon père, ayant tout perdu et dans l’impossibilité de reprendre sa
clientèle, a passé le diplôme de médecine du travail et a terminé sa carrière
comme médecin de la police à Strasbourg. L’ayant remplacé à la police
pendant ses vacances, je me souviens encore du brave policier Otto, un Allemand resté en Alsace, son infirmier préféré qui lui était tout dévoué. Il
l’avait tiré difficilement d’affaire pour lui éviter le conseil de discipline
après qu’il eût dit en bon allemand «Scheisse!» (merde!) à son supérieur.
C’est à lui, en tant que policier, que j’ai pu confier en toute sécurité ma mitraillette Sten, arme de guerre parachutée au maquis que j’avais conservée
indûment dans mon grenier. L’aîné des enfants Dinger, mon cousin Bùwi
(petit garçon), comme on l’a toujours appelé (en réalité il s’appelait August
comme son père), a fait une carrière militaire. C’était un très brave type.
Devenu officier dans la Wehrmacht et chargé en 1942 de vérifier l’identité
des passagers dans certains trains traversant l’Alsace, il a trouvé dans un
compartiment une vieille Alsacienne portant dans une cage un perroquet
qui criait «Vive la France! Vive la France!». Laissant dans le couloir le militaire qui l’accompagnait et qui lui demandait: «Was hatt er gesagt?»
(qu’a-t-il dit?), il ferma la porte du compartiment et dit à la dame: «Madame, Sie senn’ ganz meschugge! (expression yidisch judéo-alsacienne:
vous êtes complètement folle!) Je vous en prie, faites taire cet oiseau, car ça
pourrait vous attirer de très très graves ennuis». En dehors de la provocation inadmissible du perroquet, parler français était de plus strictement interdit (streng verboten) dans l’Alsace annexée, et la Gestapo y veillait.
Peu après, Bùwi a dû partir pour la Russie. Il aurait pu embarquer sur le
dernier bateau évacuant les soldats allemands à Smolensk, mais il a proposé de rester, lui célibataire, pour céder sa place à des camarades mariés et
pères de famille. On ne l’a plus jamais revu. Classé «vermißt» (disparu), sa
mère l’a attendu, tous les jours, jusqu’à sa mort en 1974. Dans les derniers
jours d’une longue maladie, ayant quelque peu perdu la tête, elle chantait,
en français, des cantiques de son enfance: «Dieu de clémence, ô Dieu vainqueur, sauvez, sauvez la France, au nom du Sacré Cœur…». Ses filles fermaient en vitesse la fenêtre de peur qu’on ne l’entende de la rue.
Le plus jeune des cinq, Klaus, a failli devenir SS. Un officier avait pénétré
dans sa classe, l’équivalent d’une terminale en France, et intimé à tous les
élèves l’ordre de se rassembler le lendemain matin au Barbarossa-Saal, la
grande salle du théâtre de Kehl: «Erscheinen ist Pflicht!» (participation
obligatoire). Porte fermée à clé. Sur la tribune, une brochette de SS et un
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M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
médecin. Appelés l’un après l’autre par leurs noms, ils furent obligés chacun de signer un formulaire d’engagement «volontaire» dans la SS: «freiwillig gezwungen» (volontairement forcé), m’avait dit mon cousin. Affolé à
l’idée de la tournée que lui ménagerait son père, fervent catholique et antinazi, à la nouvelle d’un fils engagé dans les SS, il a pu s’échapper avec un
copain en se faisant la courte échelle par une fenêtre des WC du Barbarossa-Saal, et il s’est engagé sur le champ dans l’armée avec l’aide de son
frère aîné Bùwi, je crois dans la Kriegsmarine quelque part sur la côte de la
Baltique, pour se soustraire aux graves poursuites qui le menaçaient. Il
avait 17 ans. Des trois sœurs, l’aînée, Maria, seule mariée, a épousé à
Gießen un professeur de mathématiques, Bruno. Ce dernier, entiché de Péguy et de littérature française, me demandait très souvent de lui prêter des
livres français qu’il lisait dans le texte. Un de ses fils, donc pour moi un petit-cousin, lui aussi appelé Bruno, né en 1950, a épousé en 1989 une Anglaise prénommée Jacky, mais qui signe ses lettres «Jacqueline» et qui tient
beaucoup à cette orthographe. Ils ont appelé leur fils unique du nom latin
de Félix (peut-être pour ne pas avoir à choisir entre un nom à consonance
british ou un rappel germanique?). La mère ne lui ayant parlé pratiquement
qu’en anglais quand il était petit, et le père en allemand, ce garçon, âgé
maintenant de 19 ans, parle en conséquence parfaitement les deux langues.
Ses parents, tous deux chercheurs en biologie moléculaire à Heidelberg,
passent habituellement depuis des années toutes leurs vacances en France,
où ils connaissent bien mieux que moi de nombreux grands et bons restaurants. Ils estiment s’y trouver, selon une expression consacrée, «Wie Gott in
Frankreich» (comme Dieu en France), parlent tous les deux assez bien
français et leur fils s’y est aussi mis.
Enfin, la plus jeune de mes trois cousines germaines, Gaby, ayant servi de
secrétaire pendant trente-cinq années à Baden-Baden à plus d’une douzaine
de généraux français qui se sont succédé en occupation en Allemagne après
la guerre, parle de ce fait un excellent français, la seule d’ailleurs de toute
sa fratrie. Elle a été décorée au Cercle Français des Officiers à BadenBaden dans les années 80 de l’Ordre National du Mérite. Avec elle, avec
Klaus, avec Bruno, je ne m’entretiens jamais qu’en alsacien, et ils me répondent en badois, les deux dialectes étant assez proches l’un de l’autre.
Chose étonnante, alors que tous les Alsaciens alsacophones comprennent et
écrivent l’allemand (plus ou moins bien), les Allemands, eux, ne comprennent pas l’alsacien. Mon ami Klaus W., directeur allemand de la chaîne de
télévision franco-allemande Arte, très habitué par conséquent aux langages
utilisés de part et d’autre du Rhin et aux différences de prononciation de
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M. Dorner, La petite histoire de ma famille vue à travers les problèmes linguistiques en Alsace
diverses contrées allemandes, et qui en outre parle un excellent français, ne
comprend pratiquement pas ce que je lui dis lorsque je lui parle en alsacien.
Marié à une Parisienne il habite pourtant Strasbourg depuis des années. Cela m’a toujours fortement étonné.
*
Voilà, à propos de langage, la petite histoire de ma meschproch (ma parentèle… encore une expression judéo-alsacienne). Elle illustre bien, me
semble-t-il, les problèmes linguistiques auxquels cette petite province,
l’Alsace, a été successivement confrontée. Quoi qu’il en soit, les Alsaciens,
eux, il faut le rappeler, sont «bilingues», c’est-à-dire, à en croire une plaisanterie fort courante, ils ne parlent correctement ni le français ni
l’allemand.
Entre le français, l’allemand, l’alsacien, le welche, le judéo-alsacien, le badois… Strasbourg, carrefour de l’Europe est bien située, comme son nom
allemand «Straßburg» le fait savoir, à un croisement de routes.
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«Bilingue, c’est chouette!»
(d’après Tomi Ungerer)
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