LE REGARD LIBRE Journal d’opinion réalisé par des étudiants depuis 2014 Avril / mai 2015 | N° 10 02 | Editorial et image du mois 03 | L’entretien : Tolérance et philanthropie 04 | Philosophie : Albert Camus, ou la tragédie du bonheur 10 | Musique : Le métal et le baroque, deux genres que beaucoup rapproche 12 | Politique : Plaidoyer pour les libertés 14 | Economie : Un Valais « glocal » 15 | Citations www.youtube.com / RTS – Ration Télévision Suisse Philippe Bender, un historien radicalement intéressant – Page 12 Vos articles portant sur la philosophie, la politique, la littérature, la musique, la bienvenus. Nous nous réjouissons de vos commentaires et de vos propositions. spiritualité, le cinéma ou un autre domaine digne d’intérêt sont les Contact : Jonas Follonier | Rédacteur en chef | [email protected] Aimez et suivez votre journal mensuel Le Regard Libre sur Facebook Visitez notre site Web www.leregardlibre.wordpress.com Le Regard Libre | Avril / Mai 2015 | N° 10 1 02 DIVERS JONAS FOLLONIER – Rédacteur en chef Éditorial Poésie théâtrale Les spectateurs de la salle ont le souffle coupé. Jamais la scène des Creusets n’a été autant poétique. Plus rien n’existe que la terre, le sang, le ciel, la passion. Nous nous trouvons dans Noces de Sang. La pièce de Frederico Garcia Llorca laissera des marques rouges tant elle est palpitante. L’excellence du spectacle présenté du 13 au 19 avril à l’aula du Lycée-Collège des Creusets se mesure aux émotions du public au moment de la représentation, mais aussi au travail qu’un tel niveau exige : si le metteur en scène Stéphane Albelda a toujours atteint les sommets qu’il s’est fixé, je crois ne pas trop m’avancer en affirmant que cette année, la troupe du Lycée-Collège des Creusets a présenté la meilleure précision scénique de son histoire. La gestuelle des acteurs, jusqu’au moindre battement de cil, la pigmentation des décors et des costumes, l’intensité tragique de la musique ou encore la justesse des chœurs resteront gravées dans les mémoires. L’image du mois (Photo de Jean-Yves Fumeaux) Audrey Mabillard dans le rôle de la mère Le Regard Libre | Avril / Mai 2015 | N° 10 2 03 L’ENTRETIEN L’interview de CLAUDE OREILLER Tolérance et philanthropie Une interview réalisée par Sébastien Oreiller et Jonas Follonier Monsieur Claude Oreiller nous a très aimablement reçus dans son bureau afin de répondre à nos questions relatives à son expérience en tant que président du Parti radical démocratique valaisan et en tant que vénérable de la loge maçonnique de Bex. Il est à présent également directeur des Transports Publics Chablais. Pouvez-vous tout d’abord nous décrire votre parcours ? J’ai commencé la politique en 1988 au niveau local en tant que conseiller municipal à Massongex. Au début des années 90, je suis entré au comité directeur du PRD Valais, dont je suis devenu président en 1997 jusqu’en 2001. En mai 1983, je suis entré dans la loge de Bex, à laquelle je suis resté très fidèle. J’en suis d’ailleurs devenu vénérable par la suite. Pouvez-vous présenter la franc-maçonnerie en deux mots ? Tout d’abord, cette organisation est dotée d’un mélange socio-culturel très intéressant. Tous les membres peuvent échanger librement. Seuls deux sujets sont interdits : la religion et la politique, afin d’éviter les discordes. Il n’y a rien d’occulte. On trouve ce qui s’y passe dans n’importe quelle librairie ou sur Internet. Quant au fameux secret, il s’agit plutôt d’un secret intransmissible de l’expérience vécue lors de l’initiation. On n’arrive pas à l’exprimer. Quant aux réticences de l’Eglise, elle viennent plutôt d’une aile ultramontaine, à l’instar de Mgr Lefebvre (ndrl : le fondateur d’Ecône). En outre, il existe de nombreuses convergences entre l’Eglise et la francmaçonnerie. Foi et maçonnerie sont totalement conciliables. Par ailleurs, la Le Regard Libre | Avril / Mai 2015 | N° 10 franc-maçonnerie a contribué à la modernisation du Valais, notamment à travers la création de l’Ecole Libre du Châble, qui témoigne d’un courage remarquable au début du XXe siècle face à l’opposition du clergé. Que pensez-vous de la décision du Grand Conseil que les élus et magistrats appartenant à une loge doivent le signaler ? À l’époque, j’avais sollicité Philippe Bender pour préparer la réponse à cette motion de l’UDC datant de 2003. Reprise en 2014, cette motion a été acceptée par le Grand Conseil et renvoyée à la présidence du Conseil d’Etat. Le principe de tolérance dans l’Etat est mis à mal avec le contexte actuel. C’est dommage. Enfin, pouvez-vous nous parler du Lions Club ? Il s’agit d’un club de service qui fonctionne en tant que réseau d’amis. J’ai surtout contribué au jumelage de mon Club du Chablais avec des Clubs Lions de la région de Rome pour la mise en lumière de la Via Francigena dans la région du Chablais, ceci avec le soutien déterminant du Père Abbé de St. Maurice Joseph Roduit. Merci pour cette interview, et, comme disait Matthieu Ricard, « Le sourire, c'est la porte du cœur qui s'ouvre à l'autre. » 3 04 PHILOSOPHIE Une pensée de SOΦIAMICA Albert Camus, ou la tragédie du bonheur Le bonheur après tout, est une activité originale aujourd’hui. La preuve est qu’on a tendance à se cacher pour l’exercer. Pour le bonheur aujourd’hui c’est comme pour le crime de droit commun : n’avouez jamais. Ne dites pas, comme ça, sans penser à mal, ingénument : « Je suis heureux ». Car aussitôt, vous verriez autour de vous, sur des lèvres retroussées, votre condamnation : « Ah ! vous êtes heureux, mon garçon ? Et que faites-vous des orphelins du Cachemire, ou des lépreux de la Nouvelle-Zélande, qui ne sont pas heureux, eux ? » Et aussitôt, nous voilà tristes comme des cure-dents. Pourtant moi, j’ai plutôt l’impression qu’il faut être fort et heureux pour bien aider les gens dans le malheur. passouline.blog.le monde.fr Albert Camus La philosophie de Camus est très proche de l’existence qu’il mena. Il naît en 1913 à Mondovi (Algérie) d’une famille pauvre et analphabète ; les siens déménagent très tôt à Alger (suite au décès du père, à la guerre) et permettent ainsi la rencontre du petit Camus et de l’instituteur Louis Germain, qui verra du talent en lui et convaincra sa famille à l’inscrire au lycée malgré leur pauvreté. Sa première lutte sera celle du langage : il s’est voulu le porte-parole de tous ceux qui, démunis ou n’ayant pas pu aller à l’école, ne pouvaient pas parler. Il découvrira à la même période les inégalités dues à la pauvreté, et étonnement le football pour les contrer ! Gardien de but, on le décrira comme « solitaire dans sa cage, mais solidaire dans l’équipe ». Il se lance plus tard dans des études de philosophie. À 17 ans, sa vie prend un tournant majeur : on lui découvre la tuberculose. Le jeune homme vif, amoureux du soleil, découvre la mort comme une injustice. « Ma jeunesse me Suite p. 5 Le Regard Libre | Avril 2015 | N° 10 4 05 PHILOSOPHIE fuit, c’est cela être malade. » S’ensuit une grande période de doutes qui ne fait au contraire qu’aiguiser son désir de vivre. Il est frappé par une phrase d’André Gide : « J’ai souhaité être heureux comme si je n’avais rien d’autre à faire ». Il poursuit alors ses études et s’engage alors dans les milieux résistants. Orphelin de la guerre, il entre en 1935 dans le Parti communiste, mais s’aperçoit vite qu’il représente ce qu’il essaie de combattre, soit l’endoctrinement, politique dans le cas présent. Il le quitte deux ans plus tard et s’engage par l’intermédiaire du théâtre et du journalisme. C’est lui-même qui dira : « Les salles de théâtres et les terrains de football ont été mes vraies universités ». Le journalisme, quant à lui, lui permet d’exprimer haut et fort ce que ses romans – il écrit en effet depuis qu’il a 17 ans – contiennent à l’état embryonnaire. Il veut par solidarité s’engager dans la guerre, mais son état physique ne le permet pas : sa révolte se fera donc par les livres. Les atrocités de la guerre, les malheurs de son pays et sa propre jeunesse mise à mal par la maladie font naître en lui le premier pan de sa philosophie : l’absurde. Ce dernier naît de la « confrontation de l’appel humain avec le silence déraisonnable du monde ». En effet, l’homme, qui ne comprend pas le monde dans lequel il vit, sent surgir au fond de lui un profond sentiment d’absurdité, à travers trois prises de consciences : d’abord, pourquoi l’existence est-elle si machinale, si lasse et habituelle ? Deuxièmement, l’homme se rend compte qu’il est étranger au monde dans lequel il vit, autant qu’il l’est à lui-même : il peine à comprendre leur sens, plus encore lorsqu’il prend conscience de sa propre finitude, dernière condition à l’absurde. Il est important de voir que, pour Camus, ce n’est pas le monde en soi qui est absurde, mais la relation que l’individu a avec lui. L’un paraît immuable, éternel, alors que l’autre n’est que changement et éphémérité. Il voit aussi que l’homme est différent, une sorte d’exception de la nature, un être dont l’esprit n’est pas calqué sur la réalité de son cosmos. Camus se demande si le fossé entre les deux est simplement franchissable… en d’autres termes, si la vie vaut véritablement la peine d’être vécue, puisque tôt ou tard, nous devons mourir, et que le monde restera de toute façon muet aux questions humaines. Il voit alors plusieurs réactions et conséquences, certaines positives et d’autres non. Il refuse le suicide, qui n’est que la suppression de la conscience, de la lucidité qui permet de se révolter. Il refuse aussi les religions ou les doctrines – spirituelles comme politiques –, croyances illusoires qui placent les espoirs et le sens de la vie dans un monde autre que celui dans lequel on vit. Camus tire au contraire trois attitudes positives de cet absurde : la révolte face au renoncement (refuser de se créer de faux espoirs et avoir le courage de vivre l’absurde), la liberté de connaître sa condition face à la servitude de celui qui se voile la face, et enfin la passion contre l’indifférence. « Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre ». Si pour Camus le désespoir peut s’incarner dans la finitude ou l’absurdité humaine, l’espoir se retrouve dans les "expériences Suite p. 6 Le Regard Libre | Avril 2015 | N° 10 5 06 PHILOSOPHIE face au monde". Ce dernier point est peut-être lié à la nature du personnage : Camus était amoureux de la vie, du soleil, de la mer, de la beauté et de la chaleur des paysages – et de celles de nombreuses femmes aussi ! On ne doit pas subir passivement une vie qui nous est donnée : il faut bien au contraire agir, rester dans l’action, et vivre pleinement chaque instant. Il dira lui-même : « Je tire de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté, ma passion. Par le seul jeu de ma conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort – et je refuse le suicide. » Telle est la solution : « Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Des récents succès littéraires et journalistiques qu’il acquiert avec le cycle de l’absurde (des ouvrages comme L’Étranger, Le Mythe de Sisyphe, Caligula), Camus, qui autrefois séduisait, intimide à présent : il s’engage à nouveau à la fin de la guerre, notamment contre la bombe atomique (qu’il est un des seuls à dénoncer), car « on ne peut pas se retirer du jeu une fois que le jeu est mortel. » Au même titre que le contexte politique devient de plus en plus violent et terrible, Camus devient l’homme révolté et entre dans la partie la plus active de sa vie, ouvrant ainsi le deuxième cycle de sa philosophie, qui est aussi une réponse au premier. La révolte est une lutte contre la souffrance du monde à travers deux points : d’une part, la révolte collective, le service aux victimes des injustices de la guerre, par exemple, ou simplement à celles de la vie. Cette révolte réunit chacun dans une seule identité, celle de la nature humaine, commune à tous, et elle agit en défendant une cause (p. ex. les droits de l’homme), non pas en refusant ce qui existe déjà sans proposer de l’améliorer. Elle est d’autre part un refus contre la terreur (de la guerre, surtout). Si l’homme absurde se posait la question du suicide, l’homme révolté affirme que « le seul problème moral vraiment sérieux, c’est le meurtre. » Camus dénonce fortement la loi du plus fort (utilisée comme justification au meurtre par les fascistes à cette époque), qui bien que naturelle n’a pas sa place dans une société humaine. La révolte doit déboucher sur une société qui respecte la nature humaine et refuse les atrocités : les ouvrages de ce cycle sont L’Homme révolté, Les Justes et La Peste. Photo : L’homme révolté Suite p. 7 Le Regard Libre | Avril 2015 | N° 10 6 07 PHILOSOPHIE Camus s’abandonne finalement au théâtre, grande passion qui animera encore toute la fin de sa vie, ce qui n’empêche pas à son monde de s’assombrir. Il se distancie des existentialistes (qui ne croyaient pas à une nature humaine) et des intellectuels communistes, notamment de Sartre, qui lui reprochait sa passivité ou son idéalisme, le fait de ne rester que dans une révolte théorique. Dans un milieu où presque tous les intellectuels étaient de gauche, Camus osera s’écrier : « On ne décide pas de la vérité d’une pensée selon qu’elle est à droite ou à gauche et moins encore selon ce que la droite et la gauche décident d’en faire. […] Si, enfin, la vérité me paraissait à droite, j’y serais. » Avec tous ses problèmes de presse, Camus devient de plus en plus nostalgique du bonheur simple et solaire qu’il possédait avant : « Dans la société intellectuelle, j’ai toujours l’impression d’être coupable. Donc je deviens moins naturel, et cela m’ennuie terriblement ». Sa maladie devient de plus en plus présente, comme sa soif de vie et l’ardeur de sa révolte. En 1954, l’Algérie est en feu : « Il va falloir que des Français tirent sur des Français, et je ne veux me mettre dans aucun des camps ». Trois ans plus tard, il recevra le prix Nobel, sous les sarcasmes de la presse qui parle du « couronnement d’une œuvre terminée ». La déception et la tristesse sont très grandes chez Camus, autant qu’elles sont silencieuses. Il se noie dans le travail et refuse encore une fois de se laisser vaincre par la vie. N’acceptant pas de se dénaturer et de fuir ce qu’il a toujours été, il part voyager, cette fois-ci au Sud, loin du Paris froid et polémique, près de soleil, de la mer, de la vie, de la chaleur. « Il me faut un peu de solitude, la part d’éternité. » L’absurde et la révolte, qui ont pris tous deux quinze ans de sa vie, s’ouvrent sur le dernier – et le plus important – cycle philosophique auquel il ne pourra se consacrer longtemps : l’Amour. Il commence Le Premier Homme, et pense déjà à deux autres ouvrages, toujours plus pleins de vie, de soleil qu’il retrouve au sud. « Le sud, il ne faut pas y passer, il faut s’y arrêter ». « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ». C’est dans ce retour à la vie solaire de son enfance qu’il mourra, le 4 janvier 1960, dans un accident de voiture, sur une ligne droite, mi-ombragée et bordée d’arbres. Le journaliste Jean Daniel, grand ami de Camus, écrira : « Le 4 janvier 1960, je suis en reportage en Tunisie. On me passe une communication urgente. François Herval me parle : - Jean, Camus vient d’être victime d’un accident d’auto ! Grave ? Oui. Il est mort ? Oui. Seul ? Non, avec Michel Gallimard. Comment est-ce arrivé ? La route était droite, sèche, déserte. Le Regard Libre | Avril 2015 | N° 10 Suite p. 8 7 08 PHILOSOPHIE - Déserte, sèche, droite. C’est le destin. C’est le destin. Si l’on compare les différentes philosophies depuis l’aube des temps, rares sont celles qui possèdent en elles autant de beauté et de lumière que celle de Camus, au point que l’on peut se demander si cela relève vraiment d’une philosophie. Il est vrai qu’elle n’est aussi théorique qu’un Descartes ou qu’un Aristote, mais elle garde au centre et d’une manière fondamentale ce que les autres oublient et qui est pourtant le plus essentiel : l’Homme. Dans l’histoire, les philosophes ont cherché à expliquer le monde, ses phénomènes, ses causes ; ils ont créé peu à peu des systèmes qui se veulent parfaits logiquement, avec la raison, mais ô combien branlants une fois plaqués sur la réalité du monde qui nous étonne toujours. Le monde n’est pas une suite arithmétique de causes et d’effets, sans fautes ni imperfections ; il y a certes certaines règles qui le régissent, mais elles laissent place au particulier, à l’imparfait, aux erreurs, au différent. Camus ne s’interroge pas sur les raisons d’être de ce monde, il y cherche l’implication de l’homme, seule chose qui importe vraiment car elle concerne tout le monde et elle tente, en véritable philosophie de vie plus que de théorie, de répondre aux questionnements humains et à la quête de sens de l’existence. Camus disait d’ailleurs : « Ce qui m’intéresse, c’est d’être homme. » Non pas de connaître la distance qui sépare la lune de la terre ou celle qui sépare deux atomes d’une molécule : à force de s’intéresser à l’infiniment grand et à l’infiniment petit, l’homme a oublié le milieu et le point de repère à toutes ces études, qui est lui-même. En ce qui concerne la philosophie elle-même, elle peut paraître pessimiste voire nihiliste mais n’est que dénuée des illusions que l’homme se crée lorsqu’il a peur d’évènements et de phénomènes incompréhensibles et plus grands que lui. Camus veut éviter à tout prix de s’aveugler et d’être endoctriné par des théories conçues par les hommes sur des vérités dont ils ne peuvent avoir la certitude, au même titre qu’il refuse l’attitude de fermer les yeux et omettre de trouver un sens à sa vie sous peine qu’il est trop difficile de faire face à la réalité. L’argument paraît simple mais est au contraire très pertinent : pourquoi se lève-t-on le matin ? pourquoi étudie-t-on ? pourquoi fonde-t-on une famille ? comment réagirait-on face à la mort ? Pour Camus, répondre personnellement à ces questions, c’est être face au monde, c’est surpasser l’absurdité et placer ses idéaux dans le monde, non pas hors de celui-ci, car l’absolu, l’inhumain gemelli.forumgratuit.org absolu, ne s’atteint ni ne se crée. Suite p. 9 Le Regard Libre | Avril 2015 | N° 10 8 09 PHILOSOPHIE Un dernier point de la philosophie camusienne est ce profond respect de la nature humaine, et de toutes les concessions qu’il implique. Il défend une nature commune qui unit les hommes, contrairement aux doctrines politico-religieuses qui ont tendance à désunir. Camus est un grand humaniste : il veut rendre aux hommes ce qui est aux hommes, comptant sur ses semblables pour diminuer les âpretés de la vie et s’adonner à la quête du bonheur, soit « la plus grande des conquêtes, celle qu’on fait contre le destin qui nous est imposé. » À méditer. Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m’a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m’aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir et le retour de brefs et libres bonheurs. Albert Camus www.sciencespo.fr - Camus, l’amoureux de la vie, du soleil et des femmes. Albert Camus, la tragédie du bonheur (film), Jean Daniel et Joël Calmettes, 2000 Camus, l’homme révolté, Pierre-Louis Rey, Découvertes Gallimard, 2006 Le Regard Libre | Avril 2015 | N° 10 9 10 MUSIQUE Un intermède de CORENTIN D’ANDRÈS Le baroque et le métal, deux genres que beaucoup rapproche Au début du XVIIe, avec l'Orpheo de Monteverdi, émergea un genre musical nouveau, en révolte contre les canons de la Renaissance, rebaptisé dans les années 1990 comme le mouvement architectural et pictural en vogue à son époque, le baroque. En 1970, le groupe Black Sabbath, avec son album éponyme, va créer un genre lourd et sombre, eux aussi en révolte contre la musique de leur temps qu'ils jugaient trop euphorique. Le genre, lui, a été baptisé d'après un journaliste du New York Times qui décrivait le jeu de Jimi Hendrix par : « like hearing heavy metal falling from de sky ». Mais alors, bien que ces genres aient plusieurs siècles d'écart et qu'ils aient émergé dans des contextes très différents, qu'est-ce qui peut les rapprocher? Le baroque est la musique de l'excès. Rien n'était suffisant pour impressionner l'auditeur, surtout lorsqu'on parle de virtuosité. C'est pour cela qu'une grande place était laissée à l'improvisation (le genre phare de l'époque n'était il pas justement la toccata, terme introduit lui-aussi par l’Orpheo de Monteverdi, et surtout qui désigne une simple mise en partition d'improvisations d'un compositeur ?). Cette improvisation pouvait se faire seule, justement dans les toccatas ; ou alors, cette improvisation pouvait être assurée par un soliste, qui était opposé à un orchestre et improvisait lors d'un concerto, par exemple dans ce que l'on nomme des cadences. Or il en va de même pour le métal, qui lui aussi est le genre de l'excès. Il oppose lui aussi un guitariste soliste, lui aussi opposé aux autres instrumentistes, qui improvisera lors de solis. Lui non plus ne sera pas avare en technique, ces intermèdes ayant pour but, comme les cadences baroques, d' « épater la galerie ». Ensuite, le baroque est aussi défini par une section rythmique, nommée continuo, qui sert à soutenir la section mélodique. Elle sera omniprésente dans toutes les pièces baroques d'ensemble (même les pièces pour instruments solos !), et se prolongera même un peu lors de l'époque classique. Cette basse continue était généralement composée d'un clavecin (ou d'un orgue, ou d'un autre instrument harmonique) et d'un violoncelle (ou d'une viole de gambe, ou d'un autre instrument monodique grave). Ils jouaient ensemble une ligne mélodique basse que les instruments monodiques reprenaient tels quels alors que les instruments harmoniques y rajoutaient des accords. Dans certains types de pièces, comme les passacailles, les chaconnes et les grounds, cette basse continue était écrite sous forme d'ostinato, c'est-à-dire de phrase musicale répétée tout au long du morceau. Suite p. 10 Le Regard Libre | Avril 2015 | N° 10 10 11 MUSIQUE Or l'orchestration du métal se fait traditionnellement de manière très similaire, opposant une section rythmique (guitare basse, guitare rythmique, batterie) à une section mélodique (voix, guitare lead). La section rythmique (la batterie, étant un instru-ment à percussion, n'est pas comprise) se rapprochera de l'ostinato, qui sera renommé riff. Mais contrairement à un Canon en ré de Pachelbel, il n'y aura pas qu'un seul ostinato par pièce. Certains groupes de métal peuvent aussi avoir recours à certains instruments utilisés lors de l'époque baroque, et pas seulement, comme le violon, ou tout autre instrument présent dans un orchestre, si ce n'est l'orchestre lui-même. Un genre de métal spécialisé dans ce type d'instrumentations a même été créé, le bien nommé métal symphonique, composé de groupes comme Nightwish ou Epica. Il y en a même qui font des reprises de morceaux baroques, comme par exemple Alexis Laiho (de Children of Bodom) qui a repris une partie des Quatre saisons d'Antonio Vivaldi, L'été plus exactement. Ce qui a aussi été démontré ici, c'est que le métal, musique que l'on tient pour amélodique et irréfléchie, ne l'est pas tant que ça. Et il en va de même pour la musique baroque, tenue pour le summum du raffinement, elle aussi n'étant pas à la hauteur de sa réputation. D'ailleurs, l'abbé de Mably Gabriel Bossot disait dans une de ses lettres à la marquise de P*** sur les compositeurs français d'opéra en 1741 : « Je les déteste, c'est un vacarme affreux, ce n'est que du bruit, on en est étourdi. » Un groupe lucernois de Texas blues / rock recommandé par Jonas Follonier, rédacteur en chef Le Regard Libre | Avril 2015 | N° 10 11 12 POLITIQUE L’interview de Philippe Bender Plaidoyer pour les libertés Une interview réalisée par Jonas Follonier et Sébastien Oreiller Si le Valais compte un grand historien, c’est bien Philippe Bender. Spécialisé dans le radicalisme valaisan et suisse, il est une mémoire vivante qui fait beaucoup parler. Monsieur Bender nous a très aimablement accueillis chez lui, à Fully, pour répondre à nos questions. Le Regard Libre : Vous êtes un historien spécialisé dans le radicalisme. Pourquoi cette passion ? L’historien doit aller aux sources, aux documents multiples, en tous genres, et les critiquer selon les règles de l’art. Il doit faire preuve de rigueur, même s’il se consacre à l’histoire du parti de son choix. Il y a beaucoup de choses à apprendre sur l’évolution du mouvement libéral et radical depuis 1830. D’abord, c’est le plus grand courant intellectuel, en Suisse et en Valais. Ensuite parce qu’il a forgé les mentalités et pesé constamment sur la politique et l’économie. Le fait d’être minoritaire dans le Valais de 2015 pousse à se surpasser. Quels ont été historiquement les grands enjeux, moments, de ce mouvement ? L’une des grandes affaires du Valais a été longtemps les relations entre l’Eglise et l’Etat. Contester l’ordre établi, la confusion des deux pouvoirs, spirituel et temporel, ou mettre en doute la vulgate enseignée, vous faisait passer pour un « marginal », et pouvait vous fermer des portes. Les minorités religieuses ou politiques furent tenues à l’écart pendant Le Regard Libre | Avril 2015 | N° 10 des décennies. Prenez le cas de l’Ecole Libre du Châble, ou l’histoire des protestants. Aujourd’hui, celle des musulmans que l’on ostracise, ou des athées que l’on moque. Ainsi, l’Eglise protestante n’a été reconnue égale à l’Eglise catholique qu’en 1973, à la suite de Vatican II. Mais tout n’est pas réglé, notamment sur le plan fiscal, et le Valais marche à pas lents vers la paix confessionnelle, vers une société pluraliste. Estimez-vous que le PLR valaisan met à profit son statut de parti d’opposition ? On jugera en 2017 de la « traversée du désert » entamée en mars 2013 par l’éviction du gouvernement. Je suis un « proportionnaliste » dans l’âme. L’Etat n’est la propriété de personne : il appartient à tous ceux qui le constituent. Il doit être ouvert et divers. Je suis pour le partage du pouvoir entre les principales composantes. « Le Valais est accablé de ressentiments. Notre grandeur, nous la devons à nos libertés. » 12 13 POLITIQUE Quelles sont les grandes valeurs auxquelles vous tenez ? Libertés, démocratie, nation. Libertés : le Valais est accablé de ressentiments. Notre grandeur, nous la devons à nos libertés : liberté de pensée, liberté de conscience, liberté d’associa-tion, liberté d’établissement… Un être humain sans libertés n’est que l’esclave de ses passions, ou le prisonnier de son existence matérielle. Les libertés for-ment un tout indissoluble. On ne peut être libéral en économie, et fermé à l’évolution de la société, ou de la culture. A moins de cultiver des postures ou des images sans force réelle. La tyrannie de la pensée unique, dominante, est la pire. Démocratie : certains la contestent au fond ou en apparence, or, les institutions démocratiques sont le cadre nécessaire de la vie en commun. Un Etat faible ne profite à personne ; ce n’est pas ce que veulent les libéraux-radicaux, qui ont créé la Suisse et le Valais modernes ! Ensuite, l’autre possède la même dignité que moi. Le pluralisme authentique, c’est accepter la concurrence des idées, des croyances, des valeurs, quand bien même il faut un ciment spirituel à la société, à l’Etat de droit. Nation : la Suisse est notre Nation commune ! Que serait le Valais sans la Suisse ? Mais la Suisse ne serait rien sans les cantons et les communes notamment. Nous avons été épargnés par les deux guerres mondiales. Nous aurions pu subir un autre destin, tragique. Un point encore : le vrai patriotisme intègre, le nationalisme artificiel exclut ! Un grand merci pour le temps consacré à cet entretien. Le Parlement des Jeunes du Valais se renouvelle Un communiqué de J F ONAS OLLONIER L’assemblée générale du Parlement des Jeunes du Valais s’est réunie le 8 mai dernier à la salle du Grand Conseil à Sion. Une quarantaine de personnes furent présents. Deux grands points à l’ordre du jour : la révision des statuts et l’élection du comité. L’assemblée générale s’est montrée très réformiste en acceptant la version 1 des statuts qui enlève toute allusion aux jeunesses politiques au sein du PJV. Avant, chaque jeunesse de parti valaisan comptait un représentant au sein du comité. Maintenant, les membres du comité siègeront à titre personnel et leur nombre se limite à neuf. En outre, les sections francophone et germanophone du PJV ont été supprimées pour ne former qu’un seule organe. Jérémy Gaillard et Simon Constantin succèdent à Nathan Bender du PDC et Laetitia Besse du PS. Kilian Siggen est réélu caissier de même que Jonas Follonier qui garde le secrétariat. L’assemblée a réélu également Estelle Pannatier, Aurelian Mascitti qui devient vice-président et Jean-Philippe Gay-Fraret nommé président. Anaïs Sierro et Vincent Lenz entrent également au comité. Le Regard Libre | Janvier 2015 | N° 08 13 14 ECONOMIE Un rapport de JONAS FOLLONIER Un Valais « glocal » Le 5 mai dernier a eu lieu la sixième conférence « Entreprises » annuelle des Ecoles-clubs Migros du Valais. Cette année, le choix de l’intervenant s’est porté sur André Schneider, vice-président de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne. La soirée a commencé vers 18h30, à la clinique romande de réadaptation. Le connaisseur en économie, musicien virtuose et brillant vulgarisateur Schneider avait comme objectif de parler du « Valais, entre économie mondialisée et développement local. » N’étant pas un féru d’économie, je ne sais pas s’il a répondu au problème ; mais en tout cas il m’a intéressé. S’il faut ressortir deux de ses conseils principaux, c’est l’équilibre socio-écolo-économique nécessaire à un développement durable ainsi que le doux mélange local-global. C’est autour de ces deux axes que l’on peut déduire certaines mesures : maintenir un bon réseau de PME, développer une main d’œuvre qualifiée, assurer dans la paix dans le travail, veiller à la présence d’infrastructures (routes, télécommunication etc.), repenser le transport des biens et des personnes, trouver d’autres formes d’investissement que les banques et les Etats, élargir l’offre aérienne pour la venue des touristes, penser en dehors des sentiers battus dans le domaine de la mobilité (le projet de téléphérique Sion-Piste de l’Ours est un très bon exemple), décentraliser le travail en renforçant des formations de leadership, etc. … Ces pistes de réflexion et d’action en vue de la durabilité concernent un idéal très fragile : en effet, un système stable est très dur à construire, mais on peut le détruire en un jour. Et le problème du local-global n’est pas un obstacle, mais peut-être bien une condition inéluctable pour une réussite économique à long terme. © actu.epfl.ch Le Regard Libre | Janvier 2015 | N° 08 14 15 CITATIONS « J’aurais dû me méfier des vents qui tourbillonnent Des ces pierres qui taillent, cachées sous l’eau qui dort Des ces bouts de ruisseaux qui deviennent des ports Je pense encore à toi. » Francis Cabrel « Déjà la nuit qui se précipitait refusait tout retard. Déjà l’ourse de Parrhasie avait détourné son char. Que faire ? Le doux amour de la patrie me retenait. Mais cette nuit était bien la dernière avant les jours de l’exil imposé. Ah ! que de fois, en voyant mes amis me presser, leur ai-je dit : Pourquoi tant me hâter ? Songez aux lieux où vous me pressez d’aller, songez à ceux que je vais laisser ! » « C'est là justement ce que notre époque a pour mission d'accomplir et de procurer, à savoir une parfaite sécurité du droit et de l'honneur, quelle que soit notre croyance ou notre conception de l'univers, et cela non pas seulement dans la législation, mais aussi dans les relations personnelles et familières des hommes entre eux. [...] Au reste, l'homme apprend tous les jours quelque chose, et personne ne saurait dire sûrement ce qu'il croira au soir de sa vie. » Gottfried Keller « Et quand viendra l’heure dernière L’enfer s’ra peuplé de crétins Jouant au foot ou à la guerre A celui qui piss’ le plus loin. » Renaud Séchan Ovide « Inbegriff der Kunst « Et l’unique cordeau des trompettes marines. » Die Verwandlung von Zeit in Raum Apollinaire Hermann Hesse Le Regard Libre | Janvier 2015 | N° 08 Durch die Musik » 15