33990_735_738.qxp 26.3.2009 8:58 Page 1 perspective Le marketing social : un regard nouveau sur la prévention des infections nosocomiales Bien que les infections liées aux soins soient en grande partie évitables, les mesures préventives scientifiquement prouvées ne sont pas toujours suivies de façon optimale par les soignants. L’emploi de techniques de marketing pourrait contribuer à l’amélioration de la qualité des soins. Cet article présente les principes de base du marketing et de son utilisation potentielle afin de promouvoir les bonnes pratiques d’hygiène. Le marketing mix (Produit, Prix, Place et Promotion) est à considérer afin d’induire un changement de comportement. En mettant l’emphase sur la perception de gains pour les soignants, la démarche pourrait perdre son côté moraliste et gagner en efficacité. VigiGerme, une marque déposée non commerciale, est un exemple de l’application du marketing social à la prévention des infections nosocomiales. Rev Med Suisse 2009 ; 5 : 735-8 H. Sax Y. Longtin R. Alvarez-Ceyssat C. Bonfillon S. Cavallero P. Dayer C. Ginet P. Herrault Social marketing : applying commercial strategies to the prevention of healthcareassociated infections Although a large proportion of healthcare-associated infections are avoidable, healthcare workers do not always practice evidence-based preventive strategies. Marketing technologies might help to improve patient safety. This article presents the basic principles of marketing and its potential use to promote good infection control practices. The marketing mix (Product, Price, Place, and Promotion) should be taken into account to induce behaviour change. By placing the emphasis on the perceived «profits» for healthcare workers the approach might lose its moral aspect and gain in effectiveness. VigiGerme, a non-commercial registered trademark, applies social marketing techniques to infection control and prevention. 0 INTRODUCTION Les infections nosocomiales représentent une menace importante à la sécurité du patient.1 Entre 4% et 10% des patients hospitalisés en Suisse sont atteints d’une telle infection durant leur séjour.2 On estime qu’au moins 20% de ces infections pourraient être prévenues grâce à l’application de stratégies scientifiquement prouvées.3 Malgré l’ampleur des preuves, les conduites préventives ne sont pas toujours respectées de façon optimale. Par exemple, l’hygiène des mains, pierre angulaire de la prévention des infections,4 est seulement pratiquée une fois sur deux par les soignants avant le contact avec un patient dans les hôpitaux suisses.5 L’antibioprophylaxie chirurgicale, très efficace afin de prévenir les infections du site opératoire, constitue un deuxième exemple. Selon une étude récente, seulement 56% des patients qui subissent une chirurgie majeure la reçoivent au moment opportun, à savoir dans l’heure avant l’incision.6 Force est de constater que le transfert des connaissances et des découvertes vers la pratique quotidienne n’est pas aisé. Bien qu’ils soient convaincus de leurs bienfaits d’un point de vue rationnel, les soignants n’arrivent pas toujours à adopter des comportements sécuritaires. Dans une étude des facteurs associés à une bonne hygiène des mains, nous avons trouvé que la perception d’une pression sociale et de la facilité de la tâche mène à l’adoption de bonnes pratiques d’hygiène des mains, plutôt que celle de son utilité ou de son efficacité.7 Afin d’améliorer le transfert du savoir médical vers la pratique, le marketing propose des solutions de haute efficacité. Dans cet article, nous présentons les principales techniques de marketing qui pourraient être utiles à la dissémination et à l’adoption de bonnes pratiques de prévention des infections nosocomiales. En guise d’exemple, nous présenterons le modèle de prévention des infections VigiGerme développé aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) en 2002. Ce programme regroupe l’ensemble des mesures de prévention des infections en vigueur dans l’institution. Tout en se référant à des recommandations internationales basées sur les preuves scientifiques,8 le nouveau programme Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 1er avril 2009 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 1er avril 2009 735 33990_735_738.qxp 26.3.2009 8:58 Page 2 a été conçu dans l’optique de son application aisée et implémenté selon une logique de marketing. MARKETING ET MARKETING SOCIAL : LES PRINCIPES DE BASE Pour les non-initiés, le marketing se résume souvent à l’ensemble des stratégies employées afin de vendre des produits de consommation aux particuliers, du savon à lessive aux automobiles en passant par les vacances d’aventure. Le marketing est basé sur le constat que les êtres humains agissent en fonction de leurs perceptions et non selon une vérité absolue. Le visage «manipulateur» du marketing peut générer un refus spontané de rejet de son application à des buts nobles. Pourtant, la compréhension profonde du comportement humain qui découle de l’étude du marketing offre des chances uniques d’induire des changements de comportement indépendamment du domaine d’exploitation. Par exemple, les techniques de marketing peuvent être utilisées afin de promouvoir des comportements bénéfiques pour l’individu ou pour la société. Mieux connue sous le nom de «marketing social», cette discipline, introduite par Philippe Kotler dans les années 1970,9,10 a été utilisée afin de promouvoir l’utilisation des préservatifs, la cessation du tabagisme et le don d’organes. Cependant, peu d’études se sont attardées au rôle que le marketing social pourrait jouer dans la prévention des infections nosocomiales.11 Il est surprenant de constater combien les considérations marketing sont négligées dans le domaine médical, alors qu’elles sont essentielles à la survie des entreprises dans un monde globalisé. LANCER UNE STRATÉGIE DE MARKETING La première étape à entreprendre afin de lancer une stratégie de marketing est toujours l’étude de marché. Cette recherche détermine le public cible pour un produit existant. Par exemple, lors de la création de VigiGerme, il a été déterminé que le produit à vendre était «le respect de bonnes pratiques de prévention des infections» et que le public cible était composé des travailleurs de la santé des HUG. Le marché à l’étude peut se composer d’un groupe uniforme de personnes ou être segmenté (infirmières, médecins, transporteurs, patients, etc.). Dans le cas d’un marché segmenté, les règles de base du marketing stipulent que chaque segment devrait bénéficier d’une déclinaison spécifique de la stratégie de marketing de base. Par exemple, les médecins risquent d’être réceptifs à d’autres messages clés que les infirmières. Malheureusement, les concepteurs de campagnes de promotion en milieu hospitalier sont bien souvent insensibles à de telles considérations. Afin de bien positionner un produit dans le marché et de construire un programme adéquat, les spécialistes ont recours à la stratégie du marketing mix. Ce concept multidimensionnel a été décrit par McCarthy sous forme des 4 «P» : Produit, Prix, Placement et Promotion (tableau 1).12 APPLIQUER LE MARKETING MIX EN PRÉVENTION ET CONTRÔLE DE L’INFECTION Produit En matière de prévention des infections, le principal «produit» vendu n’est pas un bien physique mais plutôt un comportement. Le rôle du concepteur est de découvrir les perceptions du «client» afin de parvenir à susciter chez lui un réel désir pour ce «produit» qui est, au premier abord, parfois peu attrayant. Bien que le produit principal vendu par VigiGerme soit immatériel, plusieurs autres produits collatéraux ont été développés dans le cadre du programme, par exemple, des fiches signalétiques (figure 1), des dépliants d’information, un module d’apprentissage e-learning et des affiches. Afin de rendre ces produits plus attrayants et de faciliter leur reconnaissance, une attention particulière a été portée à l’apparence graphique. Le choix d’une charte graphique unique, sobre, moderne et visuellement attrayante, transmet une image d’efficacité et de précision Tableau 1. Les 4 «P» du marketing 736 Description Exemple du milieu commercial Réalisation dans le programme VigiGerme Produit Un objet ou un service qui est échangé entre le vendeur/producteur et l’acheteur/le client et tout ce que ce produit peut représenter pour l’acheteur iPod, software, vacances d’aventure, counselling D’une part, le comportement préventif des soignants selon les règles établies, d’autre part, le programme avec ces composantes Prix Le prix et le montant que le client paie pour le produit. Le client achètera le produit s’il juge que les bénéfices sont plus grands que les coûts Prix abaissé d’introduction, overpricing (prix trop élevé pour donner un aspect de luxe au produit), soldes Le «prix» (en termes d’effort) que les soignants doivent «payer» pour suivre les règles du comportement préventif. Le coût pour produire les outils mis à disposition et de l’entretien du programme (site web, graphisme, etc.). Place Traditionnellement la place du marché où l’échange du produit a lieu. Aujourd’hui, ce concept est très large et inclut le positionnement d’un produit dans un environnement, les canaux de distribution, le contexte émotionnel Page web, proximité auprès d’autres Association du programme VigiGerme avec des individus produits, association avec une importants dans l’institution, soutien par les Directions, place dans le journal, personnalité qui donne le cours personnalité connue d’initiation, placement du site web sur intranet, etc. Promotion La promotion englobe tous les moyens utilisés pour informer de l’existence d’un produit et de présenter ses avantages Pub à la télévision pour un détersif, concours pour l’introduction d’une nouvelle voiture, sponsorship pour un événement sportif Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 1er avril 2009 Article dans un journal scientifique ou de presse grand public, aspect esthétique du matériel de signalisation des patients infectés, réflexion favorable dans un discours du Directeur général Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 1er avril 2009 0 33990_735_738.qxp 26.3.2009 8:58 Page 3 Figure 1. Signalétique VigiGerme Trois exemples du langage visuel VigiGerme, ici signalisant des risques infectieux élevés qui nécessitent des mesures préventives spécifiques. qui est susceptible de plaire aux «clients». Dans le futur, les produits de prévention des infections pourraient devenir des messages en eux-mêmes. Par exemple, il serait possible de créer des surblouses de différentes couleurs à utiliser soit avec des patients en mesure spécifique contact, soit avec des patients immunosupprimés. Prix Le «prix» représente les gestes que doit accomplir le consommateur afin d’obtenir le produit. Alors qu’en marketing traditionnel, le prix se chiffre habituellement en francs suisses, il est plutôt intangible dans le cas présent. Le temps requis afin d’accomplir une tâche ou le risque de désapprobation si on manque à cette même tâche sont des prix à considérer et qui influencent grandement le comportement des soignants. Si le prix est plus grand que les bénéfices escomptés, le soignant n’adoptera pas le comportement souhaité. Une stratégie efficace devrait donc prendre en considération les coûts et bénéfices perçus par les soignants, et tenter de diminuer les premiers et d’amplifier les derniers. Lors de la conception de VigiGerme, il était indispensable de diminuer au maximum le coût associé à l’adoption d’un comportement sécuritaire. Par exemple, les coûts associés à la recherche d’informations ont été diminués en créant un site web qui permette à tous les collaborateurs de trouver facilement réponse à leurs interrogations (figure 2). Dans le même ordre d’idées, le prix à Figure 2. Page d’accueil du site web VigiGerme 0 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 1er avril 2009 débourser afin de porter adéquatement un masque de soins auprès d’un patient présentant de la toux a été minimisé en plaçant auprès du lit des paniers porte-masques spécialement conçus. En gardant à l’esprit les considérations de prix, le programme VigiGerme procure aux soignants une satisfaction professionnelle à moindres coûts, et une impression de travailler correctement et d’être efficaces dans la lutte contre les infections. Dans le futur, VigiGerme pourrait tenter de baisser encore plus les différents coûts associés aux tâches préventives, par exemple en augmentant l’ergonomie des objets de protection, ou en identifiant et en éliminant des tâches préventives qui contribuent peu à l’amélioration de la sécurité des patients. Place La «place» décrit les différents moyens et endroits par lesquels le produit atteint son public cible. La perception qu’un client a d’un produit est fortement influencée par les endroits où il apparaît et par les canaux par lesquels il est distribué. Le choix de la place peut avoir un impact important sur la perception du soignant. Par exemple, un cours VigiGerme dispensé par un médecin cadre dans un local de colloques en médecine place le programme dans une sphère médicale et aura un plus grand impact sur les médecins que si ce même cours est donné par une infirmière dans une salle de cours habituellement utilisée par des infirmières. Le choix des individus associés à un produit est également important. Tout comme les fabricants de montres associent leurs produits à des personnalités sportives (un canal qui transmet une image de succès, de prestige et d’exclusivité), le choix des personnes associées à un programme de prévention des infections n’est pas toujours anodin. Dès sa conception, le programme VigiGerme a été associé aux dirigeants de l’hôpital, par exemple les membres de la Direction médicale ou de la Direction des soins, afin de souligner l’importance de la prévention des infections. Promotion La promotion consiste à utiliser différentes techniques publicitaires, de relation publique, de vente ou de divertissement afin de créer une demande soutenue pour le produit. Elle permet d’informer le client de l’existence du produit et des conditions requises pour l’obtenir. Elle fait également apparaître le produit sous une lumière favorable pour le rendre plus désirable. Les techniques usuelles de promotion en matière de prévention des infections se limitent souvent à l’utilisation d’affiches. Toutefois, d’autres techniques de promotion peuvent aussi aider à la vente d’un produit. Par exemple, le nom du programme VigiGerme se veut lui-même outil de promotion. Il a été créé lors d’une session créative pluridisciplinaire d’une demi-journée organisée par une société extérieure spécialisée dans la production d’idées, et exprime à la fois la vigilance aux germes et la «contagiosité» du message de prévention. Un lancement officiel d’un programme de prévention des infections peut également favoriser la vente du produit. Par exemple, le programme VigiGerme a été lancé en Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 1er avril 2009 737 33990_735_738.qxp 26.3.2009 8:58 Page 4 avril 2003 par un cours de deux heures destiné à tous les collaborateurs en contact avec les patients. Obligatoire à tout collaborateur au moment de son engagement, ce cours a accueilli à ce jour plus de 8000 collaborateurs. Une nouvelle tendance qui pourrait bénéficier à VigiGerme tend vers le viral marketing qui cherche à donner aux produits des caractéristiques infectieuses qui facilitent leur diffusion par le bouche à oreille.13 Le societal marketing qui positionne des produits à l’intérieur des réseaux sociaux pourrait faire de VigiGerme affaire commune entre patients et soignants. Implications pratiques > Le marketing met le client (ici le soignant) au centre des préoccupations. Il explique et influence son comportement envers un produit à vendre (ici, un comportement préventif contre les infections nosocomiales) > Le marketing mix («produit», «prix», «place», «promotion»), aide à la conception d’une campagne promotionnelle et peut servir de check-list > VigiGerme est un exemple qui traduit les preuves scientifiques de prévention et contrôle de l’infection dans un «produit» attractif pour l’utilisateur, le soignant ou le médecin CONCLUSIONS Si l’idée d’appliquer des outils de persuasion provenant du monde commercial à la prévention des infections peut choquer au premier abord, elle permet aux responsables de la sécurité des patients de voir le sujet sous un nouvel angle. Globalement, l’expérience VigiGerme est très positive. Une récente évaluation lors de sessions d’entretien de groupes semi-dirigés (focus group) a révélé que le personnel appréciait la formation VigiGerme, sa haute utilité et la cohérence du matériel mis à disposition. La plupart des répondants avaient perçu un changement de comportement positif pour eux-mêmes et leurs collègues. En 2008, nous avons démarré une nouvelle enquête qualitative sur VigiGerme dans les unités de soins qui peut être qualifiée à la fois d’enquête post marketing et d’approche relationship marketing. Remerciements Les auteurs aimeraient remercier les collaboratrices et collaborateurs des HUG pour leur engagement dans la prévention des infections et dans le programme VigiGerme. Adresse Drs Hugo Sax et Yves Longtin Claude Ginet et Pascale Herrault, infirmiers Service prévention et contrôle de l’infection Direction médicale Raymonde Alvarez-Ceyssat Secteur privé, Direction générale Chantal Bonfillon Santé du personnel Direction des ressources humaines Sabrina Cavallero Direction de soins adjointe Pr Pierre Dayer Direction médicale HUG, 1211 Genève 14 [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] Bibliographie 1 Kohn LT, Corrigan JM, Donaldson MS, eds.To err is human : Building a safer health system. Washington, DC : National Academy Press, 2000. 2 Sax H, Pittet D, and network SwissNOSO. Résultats de l’enquête nationale de prévalence des infections nosocomiales de 2004 (snip04). Swiss-NOSO Bull 2005; 12:1-4. 3 * Harbarth S, Sax H, Gastmeier P. The preventable proportion of nosocomial infections : An overview of published reports. J Hosp Infect 2003;54:258-66 ; quiz 321. 4 WHO guidelines on hand hygiene in health care (advanced draft). In Geneva : WHO, 2005. 5 Sax H, Uckay I, Pittet D, and the SwissNOSO network. A nationwide joint success : The Swiss National 738 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 1er avril 2009 Hand Hygiene Campaign. Abstract : Interscience Conference Antimicrobial Agents and Chemotherapy (ICAAC). Chicago, 2007. 6 Bratzler DW, Houck PM, Richards C, et al. Use of antimicrobial prophylaxis for major surgery : Baseline results from the National surgical infection prevention project. Arch Surg 2005;140:174-82. 7 Sax H, Uckay I, Richet H,Allegranzi B, Pittet D. Determinants of good adherence to hand hygiene among healthcare workers who have extensive exposure to hand hygiene campaigns. Infect Control Hosp Epidemiol 2007;28:1267-74. 8 Garner JS, Simmons BP. CDC guideline for isolation precautions in hospitals. Infection Control 1983;4:245325. 9 Kotler P, Zaltman G. Social marketing : An approach to planned social change. J Mark 1971;35:3-12. 10 Kotler P, Roberto N, Lee N. Social Marketing : Improving the quality of live. Thousand Oaks, CA : Sage Publications, 2002. 11 ** Mah MW, Tam YC, Deshpande S. Social marketing analysis of 2 years of hand hygiene promotion. Infect Control Hosp Epidemiol 2008;29:262-70. 12 McCarthy EJ. Basic marketing:A mangerial approach. Homewood, IL : Irwin, 1960. 13 * Rogers EM. Diffusion of innovations. 5th ed. New York : Free Press, 2003. * à lire ** à lire absolument Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 1er avril 2009 0