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admise comme principe (et quelle que soit la façon dont on détermine son contenu), pose la question
de savoir si l’homme peut accéder à une autre sphère de réalité que celle des représentations et des
interprétations qui émanent d’elle. Une telle impossibilité définirait alors le subjectivisme, non pas au
sens solipsiste où chaque individu particulier, enfermé dans son monde, serait « la mesure de toutes
choses », mais au sens d’un subjectivisme de la forme ou de la structure, d’un subjectivisme
« transcendantal » en quelque sorte. Radicalisant l’hypothèse de Nietzsche, qui affirmait dans le §374
du Gai savoir que l’existence est un acte continu d’interprétation, Foucault ira par exemple jusqu’à
dire que si connaître c’est interpréter, et si l’interprétation est devenue pour nous, modernes, une tâche
infinie, impossible à achever (c’est-à-dire s’il n’y a pas de savoir absolu), c’est au fond parce que nous
reconnaissons qu’il n’y a rien à interpréter : « Il n’y a rien d’absolument premier à interpréter, car au
fond, tout est déjà interprétation, chaque signe est en lui-même non pas la chose qui s’offre à
l’interprétation, mais déjà interprétation d’autres signes. »
C’est ici que s’opère la jonction qui nous intéresse entre l’interrogation sur l’objectivité du
savoir scientifique et la signification philosophique moderne de l’idéalisme, qui s’élabore de Descartes
à Kant, et que Fichte va porter à son achèvement. Car ce que nous avons appelé « subjectivisme » – de
façon impropre, puisque l’instance productrice de sens, d’interprétation ou de représentation, n’a
jamais été identifiée par les philosophes au sujet individuel – c’est en fait ce que la philosophie a
proprement appelé, à partir de Kant et de Fichte, idéalisme. Pour ce dernier, l’idéalisme est
l’affirmation selon laquelle le réel est idéel (plus tard : représentation, interprétation, langage, sens,
etc.). Cette affirmation, selon laquelle idéalité et réalité sont une seule et même chose considérée à
deux points de vue différents, ne signifie pas que la « matière » est une illusion ni que le monde qui
nous entoure ne serait qu’un songe creux, « irréel » – malentendu d’où provient l’opposition politique
triviale de « l’idéaliste » qui ignore les contraintes du réel et du « réaliste » qui sait s’accorder avec
elles pour les modifier. La thèse selon laquelle le réel est idéel cherche seulement à traduire
conceptuellement l’intuition selon laquelle nous ne saisissons comme réel que ce que nous pouvons
penser, nous représenter. Ou si l’on préfère, que nous ne saisissons comme effectivement réel que ce
dont nous pouvons parler, ce qui a une forme. Dans l’idéalisme de Fichte, cette forme, la seule
possible, c’est celle de la conscience ou du savoir, ou encore, mais cela est indissociable, celle de la
parole, du dire (Istsagen). L’idéalisme est l’affirmation que la forme de l’être (i.e. la forme du est qui
me permet de dire que « ce mur est » et ce qu’il est, la forme de toute parole qui parle de quelque
chose, quel que soit son mode d’être) est la forme de la conscience, ou plutôt est la conscience elle-
même. La conscience elle-même : non pas au sens subjectif du mot, par où j’oppose ma conscience
individuelle à celle de mes semblables (ma personne aux autres personnes), mais au sens de la
conscience générale de soi, par laquelle je me distingue et me sépare, non pas d’autres « moi », mais
de la « chose » sans forme et sans nom que « je » serais moi-même sans cela, cet « être en soi »
insaisissable qui pour le savoir est égal au néant. Cette conscience est ce que Fichte nomme au début
de son œuvre l’« égoïté » (Ichheit) ou le « Moi absolu » (das absolute Ich, par opposition au moi
« empirique », qui est celui de ma personnalité ou de mon individualité).
Pour comprendre ce que désigne ce mot « moi », pris au sens absolu, Fichte demande, de
façon paradoxale, que l’on « produise l’abstraction de son propre moi [personnel] ». Dans la suite de
son œuvre, découragé par les malentendus incessants générés par cet emploi il est vrai contre-nature
du mot « moi », Fichte désignera plus volontiers son principe par les termes de savoir (Wissen), de
raison (Vernunft), ou encore d’Idée (Idee), au sens grec. Il n’y a pas d’être absolument « en soi » :
l’être n’est, ou si l’on préfère, n’apparaît (n’existe), que dans et pour le Moi (que dans et pour un
savoir). « La conscience de l’être, c’est-à-dire le est par rapport à l’être, est immédiatement l’existence
de l’être (Dasein des Seins) », c’est-à-dire la révélation ou manifestation de l’être en lui-même sans