SESSION 2 - Les Grands Fonds: Une Nouvelle Biodiversité à Protéger
Modératrice:
Dr. Monica Verbeek, Directrice Exécutive, SEAS AT RISK [Mers en Danger], Pays-
Bas.
La biodiversité des profondeurs marines représente une richesse stupéfiante et encore mal
connue, dont l'exploration peut être comparée à la conquête de l'espace. Ces zones jouent un rôle
dans la régulation de notre climat et des écosystèmes marins, mais elles attirent également la
convoitise des industries pétrochimique, biotechnologique et pharmaceutique, sans parler de la
pêche. Historiquement, les frontières nouvelles se sont souvent développées, dans un premier
temps, en dehors des lois. Etant donné les enjeux que représentent les grands fonds pour la
planète et pour l'humanité, il est urgent de définir le cadre de leur future exploitation et de leur
sauvegarde.
Monica Verbeek a d'abord constaté le fait alarmant que l'on voit déjà les effets du changement
climatique, ainsi que de l'acidification et de la destruction des coraux, dans les profondeurs. "Grâce
aux nouvelles technologies, nous pouvons explorer, et exploiter, à des niveaux de plus en plus
profonds, au risque d'y reproduire la dégradation constatée plus près de la surface," a-t-elle dit.
Prenons la pêche - la diminution des stocks de poissons dans les eaux de surface entraîne une
exploitation de plus en plus intense des profondeurs. Or, nos connaissances de ce milieu étant
encore limitées, "il est impossible à ce stade d'évaluer l'impact de son exploitation," selon Mme
Verbeek. Certaines spécificités des espèces vivant dans les abysses, comme un taux de reproduction
plus faible, appellent à la plus grande prudence.
Un consensus a émergé parmi les intervenants autour de l'application du principe de précaution.
Certains souhaitent voir un moratoire total sur l'exploitation de ce milieu en attendant un inventaire
de son contenu et une meilleure compréhension de l'impact des activités humaines, car "pour le
moment, nous pêchons littéralement dans le noir," selon Mme Verbeek.
"Nous n'avons pas la moindre idée des perturbations qui pourraient résulter au niveau de
l'écosystème dans son ensemble," a déclaré Frédéric Briand, directeur général de la CIESM,
Commission Internationale pour l’Exploration Scientifique de la Méditerranée. "Nous connaissons les
grands fonds moins bien que la Planète Mars," a-t-il dit.
De plus, pour l'instant, leur protection légale est inexistante: pour M. Briand, c'est "le Far West."
Plutôt que de laisser ce milieu à la merci des entreprises les plus riches et les plus intéressées, il faut
que la science forge de nouvelles alliances avec l'industrie, a-t-il suggéré. En attendant, a-t-il affirmé,
"Les compagnies pétrolières possèdent des données plus riches sur les grands fonds que la
communauté scientifique."
En effet, sans parler d'exploitation, l'exploration seule des abysses coûte très cher, a constaté Antje
Boetius, chef du groupe Ecologie et Technologie des Grands Fonds Marins de l'Institut Alfred
Wegner, de l'Allemagne. Tous ne sont donc pas égaux dans la chasse au savoir, qui n'est abordable
que pour des acteurs du secteur privé qui y voient un intérêt économique. Il faut mettre en place un
système d'accès ouvert et un partage des connaissances, a-t-elle suggéré.
Susan Avery de l'Institut de Woods Hole a appuyé fortement cette idée. "Nous ne pouvons élaborer
des solutions sans une base de connaissances. Nous ne disposons même pas d'une bathymétrie
digne de ce nom," a-t-elle lamenté. Et Wendy Watson Wright de la Commission Océanographique de
l'UNESCO d'ajouter, "Nous ne pouvons gérer ce que nous ne pouvons mesurer."
Il en va aussi d'une certaine solidarité entre les peuples, ont souligné plusieurs intervenants. "C'est
cher et techniquement complexe à explorer - dix pays sont peut-être en mesure de le faire. Mais
cette nouvelle frontière doit être exploitée équitablement," a insisté Philippe Valette, Co-Président
du World Ocean Network (WON). "C'est une des zones les plus prometteuses de l'océan, et un des
grands défis du 21è siècle. Il ne faut pas exclure les pays en voie de développement une fois de plus,"
a-t-il déclaré.
Comme l'a exprimé Dessima Williams, Présidente de l'Alliance des Petits Etats Insulaires, "Nous
devons répondre à la question: si exploitation il y a, alors par qui, avec qui, et pour qui? Oui au
principe de précaution, mais oui au principe d'équité aussi."
Une représentante de l'industrie, la Vice-Présidente de La Prairie Nadia Miller penche elle aussi en
faveur d'un moratoire provisoire sur l'exploitation des grands fonds, malgré le vif intérêt de son
entreprise pour les richesses potentielles qu'ils recèlent pour l'industrie de la cosmétique. "Sinon, ce
sera la ruée vers l'or," a-t-elle averti. "Est-ce que nous voulons vraiment répéter ce schéma?
Attendons que la science ait rattrapé son retard, et décidons-nous d'un partage équitable de cette
ressource."
Comme pour les grands prédateurs marins, les grands fonds nécessitent une gestion intégrée qui
prenne en compte l'écosystème dans son ensemble, a souligné Julia Marton Lefèvre, directrice de
l'Union Internationale de Conservation de la Nature (UICN). C'est ce constat qui a motivé la création
en 2008 par l'UICN de la Global Ocean Biodiversity Initiative, qui se focalise sur les grands fonds, a-t-
elle expliqué.
Robert Calcagno, Président de L'Institut Océanographique, Fondation Albert Ier, a proposé qu'une
conférence sur les grands fonds ait lieu l'année prochaine à Paris. La déclaration de janvier 2009 suite
au symposium de Monaco sur l'acidification des océans a réussi à mettre le sujet sur la table au
sommet climatique de Copenhague, alors, "faisons de même pour les grands fonds marins," a-t-il
suggéré.
Pour donner une idée des interactions complexes entre les activités humaines et les profondeurs
marines, et pour souligner leur fragilité, le Président de l'Institut Shirshov Robert Nigmatulin a fait
part d'une étude récente démontrant que rien que l'effet acoustique des plateformes pétrolières
près de l'Ile Sakhaline nuit fortement à la biodiversité marine. Il faut communiquer cela aux
gouvernements et à l'industrie, a-t-il déclaré.
Il y a un autre moyen d'attirer leur attention, a suggéré Joshua Reichert: parler d'argent. "Nous
passons beaucoup de temps à étudier la biologie des océans mais non pas leur économie," a-t-il
constaté. "Nous manquons singulièrement d'études qui traduiraient les ressources océaniques en
termes économiques. Nous devrions pouvoir dire ce que nous risquons de perdre, région par région,
pays par pays, dans 15, 20 ou 30 ans."
Enric Sala, explorateur et écologiste marin de National Geographic, a représenté ce risque par une
analogie. L'océan est ce qui rend la vie de notre planète possible, depuis la nourriture jusqu'à l'air
que nous respirons. Soit. Mais pourquoi protéger des espèces et un milieu dont nous ignorons ce
qu'ils sont ou à quoi ils servent?
"Imaginez que vous montez dans un avion, et l'hôtesse vous dit, 'Cet avion a perdu 10 vis. Nous ne
savons pas exactement à quoi elles servent, mais elles sont parties.' Est-ce que vous monteriez dans
l'avion?" a demandé M. Sala. "Pas moi."
FIN
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