Imaginaire et réalité de l'anthropocène ?
désigne un point de non-retour. Nous ne vivons pas simplement une crise environnementale ; nous vivons une
révolution géologique d'origine humaine. En deux siècles, nous avons perturbé le système Terre pour des centaines
de milliers d'années au moins.
Toutefois, l'élégance et la concision du terme « anthropocène » présentent des défauts.
Tout d'abord, de quelle humanité parlons-nous ? Un Étasunien et un Français moyens consomment respectivement
32 fois et 16 fois plus de ressources et d'énergie qu'un Kenyan moyen. Les Indiens Yanomami, qui chassent,
pêchent et jardinent dans la forêt amazonienne, en travaillant 3 heures par jour sans aucune énergie fossile, font-ils
partie de l'émergence de l'anthropocène ? Ce n'est pas évident.
Les géologues, climatologues et spécialistes du système Terre qui ont avancé le terme « anthropocène » ont
également proposé une histoire. Ils ont souhaité répondre à la question suivante : comment sommes-nous entrés
dans l'anthropocène ? Will Steffen, ancien directeur de l'International Geosphere-Biosphere Program, propose une
histoire essentiellement fondée sur la mesure globale. Il a proposé une série impressionnante de courbes
démontrant l'impact de l'humanité sur la planète. Cependant, ces courbes ne font que refléter des processus
historiques, qui sont eux déterminants. Les courbes ne sont qu'un effet secondaire. De plus, la mesure globale crée
une entité abstraite (l'espèce humaine prise comme un tout). Or rien ne diffracte plus l'humanité que son impact sur
l'environnement.
Ce problème est lié au déficit de compréhension historique de la crise environnementale contemporaine. A mes
yeux, ce déficit de compréhension est parfaitement illustré par cette courbe des émissions de CO2, pourtant
emblème de l'anthropocène. Nous n'avons néanmoins pas d'histoire précise de cette courbe. Aucune histoire ne la
relie à des choix politiques ou économiques précis. Je prends pour exemples le rôle de suburbanisation, le rôle de
l'impérialisme formel et informel, le rôle du fordisme, le rôle des guerres, le rôle des militaires... Quelles institutions et
quels processus historiques connus doit-on mettre derrière cette courbe ?
Faute d'ancrage historique précis, le concept d'anthropocène risque d'entériner une vision simplifiée de l'humanité,
unifiée par la biologie et le carbone, et donc collectivement responsable de la crise, effaçant par là même de manière
très problématique la grande variation des causes et des responsabilités entre les différents peuples et les
différentes classes sociales.
Les enjeux des dérèglements écologiques contemporains
Dans L'Evénement anthropocène, Christophe Bonneuil et moi-même avons tenté de porter un regard historique
lucide sur l'anthropocène, pour étudier les enjeux des dérèglements écologiques contemporains. Je développerai
cinq thèses.
1) L'origine anglo-américaine
Premièrement, jusque dans les années 1980, l'anthropocène aurait pu être nommé avec plus de précision «
l'anglocène ». Lorsque nous portons un regard rétrospectif sur les émissions de CO2 cumulées, nous constatons
que les deux puissances hégémoniques du XIXe et du XXe siècle représentent l'essentiel de ces émissions.
Concrètement, en 1950, les émissions de CO2 cumulées du Royaume-Uni et des Etats-Unis représentent 65 % des
émissions mondiales. A partir de 1980, ces deux pays ne sont plus majoritaires dans les émissions mondiales.
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