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COLLOQUES 2015-2016 - CHANGEMENT CLIMATIQUE
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L’anthropocène,
une histoire
de la crise
environnementale
avec Jean-Baptiste Fressoz,
historien des sciences au CNRS, enseignant à l’EHESS
Co-auteur (avec Christophe Bonneuil) de
«L’événement anthropocène» (Seuil, 2013)
Pour écrire
L'événement anthropocène,
avec Christophe Bonneuil, nous avons rééchi
en historiens. Nous nous sommes dit: il y a des géologues, des scientiques du système
terre, des gens qui étudient les interactions entre la biosphère, l’atmosphère, les océans,
des climatologues qui avancent que nous sommes entrés dans une nouvelle époque géo-
logique. Quand on dit époque, on dit dates, il faut prendre cela au sérieux et c’est un
récit historique de cette nouvelle époque que je vais vous proposer.
Le concept d’anthropocène a été proposé, autour de l’an 2000, par le chimiste hol-
landais Paul Crutzen, qui a obtenu le prix Nobel pour des recherches sur la couche
d’ozone. Paul Crutzen explique qu’étant donné les impacts des humains, non seulement
sur l’environnement mais aussi sur le système terre (ce n’est pas la même chose), c’est-
à-dire sur les grands ux de matière, sur le cycle du carbone, le cycle de l’azote, le cycle
de l’eau, tous les grands cycles biogéochimiques qui relient la biosphère, l’atmosphère
et les océans, étant donné aussi que les humains ont pris le contrôle de la plupart de ces
grands cycles, il faut acter le fait que nous sommes entrés dans une autre époque géo-
logique. Nous sommes sortis de l’holocène (les 12000 dernières années depuis la der-
nière glaciation), et nous sommes entrés dans l’anthropocène, c’est-à-dire littéralement
l’époque géologique de l’homme. Paul Crutzen et de Will Steffen (qui est climatologue)
proposent des arguments convaincants.
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La plupart, vous les connaissez déjà: le CO2 est passé de 280 parties par million (ppm)
dans l’atmosphère à l’époque préindustrielle à 400ppmde nos jours; les chiffres en
eux-mêmes ne sont pas très signicatifs, mais le point important c’est de bien prendre
conscience qu'il n'y avait pas eu de telles teneures en CO2 depuis trois millions d’années.
Ce qui est important dans le concept d’anthropocène, c’est que cela nous renvoie à une
temporalité d’ordre géologique, ce que nous vivons n’a pas d’équivalent à l’échelle des
temps historiques. Il faut remonter à des époques très lointaines pour trouver des forces
naturelles qui agissent sur la planète avec autant de puissance que nous-mêmes. C’est ce
qui a interpellé les gens avec ce concept de l’anthropocène.
Le cycle du CO2 est le plus connu, mais il y en a beaucoup d’autres, comme le cycle de
l’eau: il y a sur Terre 45000 barrages de plus de 15 mètres de haut, de grands barrages
qui retiennent plus de 15% du ux hydrologique naturel du globe. Le cycle de l’azote
a été radicalement transformé avec l’agriculture industrielle: le procédé Haber-Bosch,
la synthèse de nitrates à partir de l’azote de l’air, a engendré des ux d’azote deux fois
supérieurs aux ux naturels, et c'est la même chose pour le cycle du phosphore.
Un dernier élément à prendre en compte, la biodiversité: ces dernières décennies, on
estime que le taux d’extinction des espèces est de 100 à 1000 fois supérieur à la normale
géologique. Pour trouver des taux d’extinction équivalents, il faut remonter à 65mil-
lions d’années, avec la n du jurassique (causée entre autres par l’impact d’une météo-
rite sur la Terre).
Vous voyez que le concept d’anthropocène repose sur une conjonction des temps his-
toriques et des temps géologiques, c’est-à-dire qu’en quelques décennies, deux siècles
au plus, on inuence la trajectoire du système terre à l’échelle des temps géologiques,
et ce qu’on a fait à la planète en quelques décennies aura sans doute des impacts sur le
système terre pour des dizaines et des centaines de milliers d’années.
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Un point fondamental pour que l’anthropocène soit validé ofciellement (car je pré-
cise d’entrée de jeu que la notion d’anthropocène n’est pas encore formellement actée)
c’est de montrer que ce que l’homme fait actuellement, des géologues du futur seront
capables de le reconnaître dans une strate géologique. Cela fait encore débat au sein
de la communauté des géologues. Ceux qui en discutent, en discutent du point de vue
stratigraphique. Les géologues sont une communauté scientique relativement peu inté-
ressée par les questions environnementales, leur job était auparavant pour le dire vite
d’extraire du charbon du pétrole et d’autres minerais de la terre. Il faut donc convaincre
cette communauté scientique que nous sommes vraiment un phénomène géologique
majeur qui se verra dans la roche, les strates, les sédiments.
Il y a des débats très intéressants actuellement sur la date de départ de l’anthropocène.
La question du point de départ est essentielle parce que, pour convaincre les géologues,
on a besoin d’un marqueur stratigraphique bien net. En outre cela aura une charge sym-
bolique très forte, et le point de départ de l’anthropocène est au cœur des vifs débats
actuels. Cela aura également un sens politique: selon les dates retenues, les signications
politiques seront très différentes. Par exemple, le climatologue américain William Rud-
diman propose comme point de départ 4000 av. J.-C.parce que c’est à ce moment-là
qu’on mesure une augmentation de la quantité de méthane (un gaz à fort effet de serre)
dans l’atmosphère, qui est sans doute d’origine anthropogénique: c’est lié notamment
au début de la riziculture en Chine. La riziculture se pratique dans l’eau et les plantes qui
fermentent sous l’eau produisent du méthane. Ce serait la première trace de l'inuence
de l’homme sur le climat. Cette thèse est très discutée, très critiquée, mais vous imaginez
que dans le cadre des négociations internationales sur le climat dire que l’anthropocène
a commencé avec les Chinois, il y a 6000 ans n’a pas la même résonance politique que si
on afrme que ça commence en Europe au moment de la révolution industrielle.
Une autre date qui est proposée, c’est 1610: oui, c’est l’assassinat d’HenriIV, mais
c’est surtout la disparition de 50millions d’Amérindiens entre1530 et1610, d’où une
diminution drastique des surfaces agricoles et une avancée rapide des forêts qui stockent
du carbone. La «découverte» de l’Amérique et a disparition de 50millions d’humains
ont un tel impact car à l’époque, 50millions d’hommes c’est 10% de la population
mondiale. On a donc en 1610 un point bas du niveau de CO2 dans l’atmosphère. A
partir de 1610, et jusqu'aux années 1650-1660, ce point bas du CO2 dans l’atmosphère
provoque aussi l’accentuation du petit âge glaciaire qui commence n XIVesiècle et qui
s’étend jusque vers 1850. C’est un événement démographique considérable qui devient
aussi un événement écologique et climatique. Vous voyez qu’en fonction de la date choi-
sie, l’anthropocène a des sens politiques assez différents: plus on retiendra une date
ancienne, plus on aura tendance à naturaliser l’anthropocène et à le séparer du capita-
lisme industriel. Prendre 1610 comme date de début serait également intéressant parce
que ça montrerait que l’anthropocène est né de la première globalisation économique,
de l’unication économique du globe.
Les historiens ont en effet bien montré à quel point la révolution industrielle ne peut
avoir eu lieu que parce qu’il y avait eu domination économique du globe. Un exemple
simple: la révolution industrielle anglaise de la n du XVIIIesiècle repose en partie
sur l’industrialisation du textile, sur les machines à tisser, les machines à ler mues par
l’énergie de la vapeur. Mais ces machines n’ont d'intérêt économique que parce que
les Anglais ont accès à des bres cotonnières produites en très grande masse par des
esclaves, sur les territoires vastes et peu peuplés d’Amérique; et ces territoires sont
vastes et peu peuplés parce que les Amérindiens ont disparu.
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La dernière proposition serait de prendre la date du 16juillet 1945. Elle a le vent en
poupe au sein du «groupe de travail sur l’anthropocène» (une commission de l’Asso-
ciation internationale de géologie qui promeut l’idée d’anthropocène), car, comme je
le disais plus tôt, pour convaincre leurs collègues ils sont confrontés à des problèmes
de stratigraphie: ce dont on parle, il faut maintenant montrer que ça se voie dans les
sédiments, dans les roches. Et la date du 16juillet 1945 est celle de la première explosion
nucléaire dans le désert du Nouveau-Mexique aux États-Unis, qui a laissé de façon
assez nette des radionucléides qu’on trouve assez facilement dans les sédiments. Cela
dit choisir le nucléaire n’a pas forcément un sens politique très intéressant actuellement,
d'une part parce que l’arme nucléaire aurait pu bouleverser entièrement la biosphère, et
bien heureusement cela n’a pas eu lieu et d'autre part cela décentre le regard de ce qui
nous préoccupe actuellement, à savoir les émissions de CO2 et la redénition complète
des modes de production, de consommation de transport, etc.
Je vais arrêter de vous parler de géologie. Je vous ai présenté ces débats scientiques
pour bien vous faire comprendre que ce qui nous a intéressé dans l’événement anthro-
pocène, c’est la rencontre de deux histoires, l’histoire humaine d’un côté, dont la tem-
poralité se compte en décennies ou en siècles, et puis l’histoire de la terre de l’autre qui
compte en millions ou milliards d’années. Avec l’anthropocène on voit que ces deux his-
toires se rencontrent (voir le cas du petit âge glaciaire) et c’est la naissance d’une histoire
uniée, une géohistoire reliant l’histoire humaine et l’histoire de la terre.
Au nal, on peut dire que la force et le succès du concept d’anthropocène reposent sur
l’idée que ce qu'on constate aujourd'hui n’est pas seulement une crise environnementale,
quelque chose qui a une temporalité relativement courte, avec l’idée qu’on va sortir de
la crise. Quand on dit anthropocène, quand on dit nouvelle époque géologique, ça veut
dire qu’en fait on atteint un point de non-retour. Cela nous sort du sentiment un peu
illusoire qu’on pourrait résoudre rapidement les problèmes environnementaux et passer
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à autre chose. Avec l’anthropocène on se rend compte qu’on va vivre dans un milieu
altéré, transfor, pour lequel on n’a aucune expérience historique et c’est ça qui fait le
succès de cette notion.
Pour l’instant, j’ai fait un portrait élogieux du concept d’anthropocène. Pourtant, et
ce sera l’essentiel de ma conférence, ce mot anthropocène est sans doute le pire des
termes possibles pour désigner la crise environnementale contemporaine car il donne
l’impression d’une humanité indifférenciée, d’une humanité collectivement responsable.
Il possède aussi une forte connotation malthusienne puisqu’il incrimine bien l’espèce
humaine en tant qu’entité biologique. Pourtant, si la démographie joue évidemment un
certain rôle dans la crise environnementale, ce n’est absolument pas le facteur détermi-
nant: entre1800 et2000 la population mondiale a été multipliée par 7, la consomma-
tion d’énergie multipliée par 60, et le capital, l’ensemble des actifs nanciers et mobiliers
par 134. Il y a de nombreuses grandeurs qui croissent plus vite que la démographie, qui
ont une force explicative beaucoup plus grande que la démographie. En ce sens le terme
d’anthropocène est mal choisi puisqu’il nous oriente vers une histoire démographique
et naturalisante de la crise environnementale.
Pourquoi ce choix du terme d’anthropocène? Parce que cela vient des sciences dures,
des climatologues, des spécialistes du système terre. Et pour eux la molécule de CO2
qu’elle soit émise pour cuire son bol de riz ou pour faire fonctionner un 4x4, c’est la
même chose, ça a le même effet sur le climat. Donc le problème avec cette vision de l’hu-
manité par les scientiques, c'est qu'ils ne sont intéressés que par cette quantité globale.
L’un des aspects de notre travail sur l’anthropocène c’est un peu de décompacter l’agir
humain. Le but, c’est de repolitiser, c’est d’y injecter un contenu critique et politique.
Ce qui me semble intéressant c’est que ce concept d’anthropocène a un grand succès
auprès des médias, auprès des puissants aussi, mais, en même temps, c’est quelque chose
d’assez peu déni, on peut y investir des sens différents, on peut y injecter des sens poli-
tiques différents, on l’utilise plutôt comme un cheval de Troie On a proposé d’ailleurs
d’autres termes: capitalocène, thanatocène, thermocène, etc., mais anthropocène est en
train de devenir dominant.
Donc pour repolitiser ce concept d’anthropocène, j’exposerai quatre arguments princi-
paux: premièrement je montrerai qu'on n’est pas entré dans l’anthropocène sans s’en
rendre compte; deuxièmement j’essaierai de décompacter les courbes pour exhiber des
responsabilités historiques; troisièmement je démontrerai en recourant à l’histoire des
techniques à quel point l’anthropocène n’était pas inéluctable, que c’est surtout une
affaire de choix technologiques bien précis, souvent liés à des facteurs géopolitiques; et
enn j'expliquerai à quel point l’anthropocène a à voir avec les militaires.
1 - On n’est pas entré dans l’anthropocène sans le savoir
Les promoteurs de l’anthropocène insistent beaucoup sur la nouveauté radicale de cette
conception, comme s’il s’agissait d’une avancée scientique majeure. En fait ce n’est
pas très innovant, c’est un simple constat géologique qui se fonde principalement sur
les résultats des sciences du système terre depuis les années 1980. Et pourtant, Will
Steffen, Jacques Grinewald et d’autres promoteurs du concept d’anthropocène insistent
sur la dimension paradigmatique de l’anthropocène, qu’ils se comparent volontiers aux
«révolutions scientiques», à Darwin, Copernic ou Galilée. C’est un peu ce discours-là
que l’on a en ce moment. Il y a une tendance à héroïser les porteurs des alertes environ-
nementales, surtout s’ils sont scientiques!
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