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COLLOQUES 2015-2016 - CHANGEMENT CLIMATIQUE
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à autre chose. Avec l’anthropocène on se rend compte qu’on va vivre dans un milieu
altéré, transformé, pour lequel on n’a aucune expérience historique et c’est ça qui fait le
succès de cette notion.
Pour l’instant, j’ai fait un portrait élogieux du concept d’anthropocène. Pourtant, et
ce sera l’essentiel de ma conférence, ce mot anthropocène est sans doute le pire des
termes possibles pour désigner la crise environnementale contemporaine car il donne
l’impression d’une humanité indifférenciée, d’une humanité collectivement responsable.
Il possède aussi une forte connotation malthusienne puisqu’il incrimine bien l’espèce
humaine en tant qu’entité biologique. Pourtant, si la démographie joue évidemment un
certain rôle dans la crise environnementale, ce n’est absolument pas le facteur détermi-
nant: entre1800 et2000 la population mondiale a été multipliée par 7, la consomma-
tion d’énergie multipliée par 60, et le capital, l’ensemble des actifs nanciers et mobiliers
par 134. Il y a de nombreuses grandeurs qui croissent plus vite que la démographie, qui
ont une force explicative beaucoup plus grande que la démographie. En ce sens le terme
d’anthropocène est mal choisi puisqu’il nous oriente vers une histoire démographique
et naturalisante de la crise environnementale.
Pourquoi ce choix du terme d’anthropocène? Parce que cela vient des sciences dures,
des climatologues, des spécialistes du système terre. Et pour eux la molécule de CO2
qu’elle soit émise pour cuire son bol de riz ou pour faire fonctionner un 4x4, c’est la
même chose, ça a le même effet sur le climat. Donc le problème avec cette vision de l’hu-
manité par les scientiques, c'est qu'ils ne sont intéressés que par cette quantité globale.
L’un des aspects de notre travail sur l’anthropocène c’est un peu de décompacter l’agir
humain. Le but, c’est de repolitiser, c’est d’y injecter un contenu critique et politique.
Ce qui me semble intéressant c’est que ce concept d’anthropocène a un grand succès
auprès des médias, auprès des puissants aussi, mais, en même temps, c’est quelque chose
d’assez peu déni, on peut y investir des sens différents, on peut y injecter des sens poli-
tiques différents, on l’utilise plutôt comme un cheval de Troie On a proposé d’ailleurs
d’autres termes: capitalocène, thanatocène, thermocène, etc., mais anthropocène est en
train de devenir dominant.
Donc pour repolitiser ce concept d’anthropocène, j’exposerai quatre arguments princi-
paux: premièrement je montrerai qu'on n’est pas entré dans l’anthropocène sans s’en
rendre compte; deuxièmement j’essaierai de décompacter les courbes pour exhiber des
responsabilités historiques; troisièmement je démontrerai en recourant à l’histoire des
techniques à quel point l’anthropocène n’était pas inéluctable, que c’est surtout une
affaire de choix technologiques bien précis, souvent liés à des facteurs géopolitiques; et
enn j'expliquerai à quel point l’anthropocène a à voir avec les militaires.
1 - On n’est pas entré dans l’anthropocène sans le savoir
Les promoteurs de l’anthropocène insistent beaucoup sur la nouveauté radicale de cette
conception, comme s’il s’agissait d’une avancée scientique majeure. En fait ce n’est
pas très innovant, c’est un simple constat géologique qui se fonde principalement sur
les résultats des sciences du système terre depuis les années 1980. Et pourtant, Will
Steffen, Jacques Grinewald et d’autres promoteurs du concept d’anthropocène insistent
sur la dimension paradigmatique de l’anthropocène, qu’ils se comparent volontiers aux
«révolutions scientiques», à Darwin, Copernic ou Galilée. C’est un peu ce discours-là
que l’on a en ce moment. Il y a une tendance à héroïser les porteurs des alertes environ-
nementales, surtout s’ils sont scientiques!