LES ÉTATS UNIS AU SUD CAUCASE POST SOVIÉTIQUE

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LES ÉTATSUNIS
AU SUD CAUCASE POSTSOVIÉTIQUE
Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie
L’Aire anglophone
Collection dirigée par Serge Ricard
Cette collection entend s’ouvrir aux multiples domaines d’un
vaste champ d’investigation, caractérisé par la connexion idiomeculture, auquel les spécialistes formés en langues, civilisations
et littératures dites « anglo-saxonnes » donnent sa spécificité. Il
s’agira, d’une part, de mieux faire connaître des axes de recherche
novateurs en études britanniques, américaines et canadiennes
et, d’autre part, de répondre à l’intérêt croissant que suscitent
les cultures anglophones d’Afrique, d’Asie et d’Océanie - sans
oublier le rôle de langue véhiculaire mondiale joué par l’anglais
aujourd’hui. À cette fin, les domaines privilégiés seront l’histoire
des idées et des mentalités, la sociologie, la science politique,
les relations internationales, les littératures de langue anglaise
contemporaines, le transculturalisme et l’anglais de spécificité.
Déja parus
Dominique Maillard, Circulation des cerveaux entre la Chine
et la Californie. Étudiants, ingénieurs, entrepreneurs et capitalrisqueurs chinois dans la Silicon Valley, 2009
Annie Ousset-Krief, Les Juifs d’Europe orientale aux États-Unis,
1880-1905, 2009
Claire Delahaye et Serge Ricard, La Grande Guerre et le combat
féministe, 2009
Pierre Melandri et Serge Ricard (dir.), Les États-Unis et le
multilatéralisme, 2009
Daniel Gallagher, D’Ernest Hemingway à Henry Miller. Mythes et
réalités des écrivains américains à Paris (1919-1939), 2011
Julien ZARIFIAN
LES ÉTATSUNIS
AU SUD CAUCASE POSTSOVIÉTIQUE
Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie
Préface de Pierre MELANDRI
Crédits de la photographie de couverture :
Georgia - President Mikheil Saakashvili - US Vice-President
Dick Cheney
© Irakli Gedenidze/Pool/epa/Corbis, 4 septembre 2008.
Légende de la photographie de couverture :
Le 4 septembre 2008, soit moins de trois semaines après la
fin de la guerre russo-géorgienne d’août 2008, le viceprésident américain Dick Cheney (à droite de la photo)
effectue une visite officielle en Géorgie et accompagne le
président Mikhaïl Saakachvili à l’aéroport de Tbilissi, où les
deux hommes rencontrent des employés de l’agence
américaine USAID (United States Agency for International
Development) et où ils inspectent les dernières livraisons
d’aide humanitaire en provenance des États-Unis.
© L’Harmattan, 2012
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-99118-7
EAN : 9782296991187
Remerciements
C
et ouvrage est, pour partie, tiré d’une thèse de doctorat
en géopolitique, soutenue en novembre 2010 à l’Institut
Français de Géopolitique (IFG), Université Paris 8. Il vient
conclure un long parcours que je n’aurais pu mener à son terme
sans le concours de nombreuses personnes et institutions.
Tout d’abord, j’ai eu la grande chance de bénéficier des
conseils et de la bienveillance de mes trois directeurs de
recherches, Frédérick Douzet, Béatrice Giblin et Raymond
Kévorkian. À mes côtés depuis mes premiers pas dans la
recherche, ils m’ont guidé et épaulé dans chacune des étapes
de mon parcours, sans jamais compter de leur temps ni de leur
énergie. Je leur exprime ici ma plus grande reconnaissance.
J’ai pu aussi compter sur le soutien de toute l’équipe de
l’IFG, tant les enseignants (en particulier Frédéric Encel,
André Filler, Alain Gascon, Barbara Loyer et Philippe Subra),
le personnel administratif (Carine Moin), que les nombreux
camarades doctorants.
De même, je remercie vivement Marie-Pierre Arrizabalaga
(Université de Cergy-Ponstoise), Stéphan Astourian
(Université de Californie à Berkeley), Ata Ayati (Revue
EurOrient), Giacomo Chiozza (Université Vanderbilt), Annick
Cizel (Université Sorbonne Nouvelle–Paris 3), Alexandra de
Hoop Scheffer (Sciences Po Paris), Samuel Lussac (Sciences
Po Bordeaux), Gaïdz Minassian (Fondation pour la Recherche
Stratégique), Claire Mouradian (CNRS / EHESS), François
Pernot (Université de Cergy-Pontoise), Serge Ricard (Paris 3)
et François Vergniolle de Chantal (Université de Bourgogne)
pour le soutien et les conseils avisés qu’ils ont bien voulu me
5
prodiguer au cours de mon cursus doctoral et/ou durant les
différentes phases d’élaboration de cet ouvrage.
J’exprime aussi toute ma reconnaissance à Pierre Melandri
pour avoir bien voulu le préfacer.
Je remercie également la Commission franco-américaine
(programme Fulbright), la Fondation des Treilles, l’École
doctorale en Sciences Sociales de l’Université Paris 8, l’IFG,
l’Union Générale Arménienne de Bienfaisance (UGAB) et le
centre de recherche CICC (Civilisations et identités culturelles
comparées, Université de Cergy-Pontoise) pour leur soutien
financier et pour la confiance qu’ils m’ont témoignée.
Enfin, je suis particulièrement reconnaissant à ma famille,
mon épouse, Nadine, et mes parents, Geneviève et Marc, pour
avoir cru en mes projets et pour m’avoir sans cesse soutenu. Ils
ont été aidés dans cette entreprise par mon fils Antoine, rayon
de soleil et source de motivation incomparable, à qui revient
ma dernière pensée.
6
Préface
E
n 1991, cela fait des décennies que ce l’on appelle encore
la Transcaucasie soviétique est une zone interdite pour
les États-Unis. Vingt ans après, ils ont noué des relations
bilatérales cordiales avec chacun des trois pays qui y ont
émergé, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie, y comptent
même avec celle-ci un de leurs plus fidèles alliés et ont brisé le
monopole dont la Russie disposait tant sur la production que
sur le transport des hydrocarbures de la Caspienne et de l’Asie
centrale.
Comment s’est effectuée cette percée dans une zone où
Moscou disposait au départ d’une situation privilégiée ?
Comment les États-Unis ont-ils peu à peu réussi à tisser des
liens avec les trois pays concernés ? Comment ont-ils réagi
aux efforts des autres puissances régionales, l’Iran, la Turquie
et l’Union européenne, pour elles aussi profiter du vide que
la disparition de l’URSS créait ? Telles sont les questions que
Julien Zarifian s’est posées et que, grâce à sa triple formation
en histoire, géographie et géopolitique, il a, me semble-t-il,
parfaitement élucidées.
S’il y est parvenu, c’est, en effet, tout d’abord grâce sa
connaissance approfondie du passé de la région qui seul
permet d’en comprendre la complexité : un passé marqué par
les trois grands empires, perse, ottoman et russe qui y ont tour
à tour dominé ; un passé plus encore buriné par la cascade des
événements – révolutions russes, Première Guerre mondiale,
génocide arménien, « première indépendance » des États
concernés puis intégration dans la sphère soviétique – qui, au
début du 20e siècle, y ont cristallisé les divisions et rivalités.
7
Car c’est là le grand paradoxe que, à juste titre, l’auteur
souligne. Le concept de Sud Caucase ne reflète pas l’unité des
trois pays qui y cohabitent. Le passé qu’ils partagent tend, en
réalité, plus à les diviser qu’à les rapprocher : tandis que les
conflits armés (affrontements autour du Haut-Karabagh entre
Azerbaïdjan et Arménie, séparatismes sud ossète et abkhaze
en Géorgie) tendent à se succéder, seule la Géorgie est à même
d’entretenir des relations avec les deux autres. Le Sud Caucase
n’en est pas moins une réalité pour les grandes puissances
qui cherchent à le pénétrer. Elles voient en effet dans les trois
États un même ensemble recouvrant une zone stratégique
doublement importante : d’abord du fait de sa situation
géographique au confluent de l’Europe, de l’Asie et du MoyenOrient ; ensuite du fait de son double rôle de producteur et de
voie d’acheminement d’hydrocarbures vitaux pour l’Occident.
Les trois États en sont d’ailleurs conscients et cherchent
instinctivement un protecteur dans ces puissances extérieures
qui, à leur tour, s’efforcent de jouer de ces affrontements et
rivalités pour promouvoir leurs propres intérêts.
C’est précisément à décrypter ce « jeu » des États-Unis
que Julien Zarifian s’est attaché. Un jeu, remarque-t-il, qui
s’il tient compte des intérêts de chacun des trois pays et de
leur spécificité, n’a été que peu affecté par les changements
révolutionnaires que le 11 septembre a introduits dans leur
politique étrangère. Sans doute en raison de la place particulière
qu’occupe la région dans cette dernière. Pour l’intérêt national
des États-Unis, le Sud Caucase n’est pas à proprement parler
vital : après tout, des décennies durant, Washington a dû
se résigner à s’en tenir écarté. Mais il n’est pas pour autant
marginal. Dans la hiérarchie des intérêts américains, il occupe,
l’ouvrage le montre bien, une place à mi-chemin : celle d’un
espace que – comme Zbigniew Brzezinski l’avait remarqué –
leur éloignement empêche les États-Unis d’espérer régenter,
mais que leur puissance leur interdit d’ignorer.
8
Cette importance à la fois relative et réelle – qui exclut le
plus souvent les coups d’éclat et initiatives spectaculaires –
explique l’attention limitée que leur politique a suscitée. Mais
elle en fait en même temps tout l’intérêt : plus discrète et, dès
lors, moins soumise aux aléas de l’actualité, elle permet peutêtre mieux que d’autres d’appréhender les objectifs permanents
de la géopolitique américaine et d’inventorier les leviers dont
elle use pour les concrétiser.
Le premier objectif peut paraître économique. Non
seulement les pétroliers des États-Unis se précipitent à Bakou
avant même l’ouverture de leur ambassade, mais, par la suite,
leur assurer un accès aux ressources des anciennes républiques
soviétiques fait très vite figure de priorité pour leurs
diplomates, une priorité que la signature en 1994 du « contrat
du siècle » avec l’Azerbaïdjan ne tarde pas à illustrer. Pourtant
ce soutien à leurs firmes énergétiques sert surtout un objectif
plus important encore aux yeux des dirigeants de l’Amérique,
un objectif géostratégique. En témoigne l’insistance avec
laquelle l’administration Clinton explique à ses entreprises
que l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) qu’elles hésitent
à financer sera plus qu’un simple atout économique, un
authentique instrument stratégique qui brisera le monopole
de la Russie sur l’exportation des produits pétroliers et gaziers,
fera obstacle à la restauration de son emprise sur son « Proche
Étranger », voire incitera éventuellement des pays de la région
à former un bloc tourné vers l’Occident. Soucieux depuis la
Première Guerre mondiale de ne jamais laisser une puissance
hégémonique hostile s’assurer le contrôle du continent
eurasiatique, les Américains entendent bien limiter l’influence
au cœur même de ce dernier de l’Iran, un ennemi, et de la
Russie, dont ils se méfient. Quitte, le cas échéant, à s’appuyer
sur leur alliée, la Turquie et à utiliser leur ascendant auprès
des trois pays pour embarrasser ou séduire leurs concurrents.
Cet objectif n’est, évidemment, que rarement explicité :
les buts officiels de la politique américaine sont la sécurité
9
énergétique, la lutte contre le terrorisme, la stabilité régionale,
mais aussi la promotion des normes démocratiques et de
l’économie libérale. Mais ce sont là surtout des moyens
au service d’une fin : pénétrer la région pour y exercer le
maximum d’influence et empêcher son contrôle par une autre
puissance. Sous cet aspect, cette politique est un excellent
exemple, comme l’auteur ne manque pas de le rappeler, de
la porosité, dans la politique des Etats-Unis, entre idéaux et
intérêts, de son talent à conjuguer une rhétorique wilsonienne
avec un réalisme pragmatique et avisé.
L’on ne saurait, dès lors, s’étonner si cette politique est aussi
dynamique que discrète, si elle recourt aux multiples leviers
dont, forte de sa puissance, l’Amérique peut jouer : le lobbying
en faveur de ses grandes sociétés ; les programmes d’aide
financière ; la coopération militaire soit bilatérale soit dans
le cadre de l’Alliance atlantique ; enfin l’action diplomatique
qui cherche à calmer sinon régler les conflits susceptibles de
dégénérer. C’est sur ce plan, il est vrai, que les résultats restent les
plus partagés : les efforts du Groupe de Minsk que Washington
copréside avec Moscou et Paris pour résoudre le délicat dossier
du Haut-Karabagh ne connaissent qu’un succès mitigé ; l’appui
américain à la Géorgie dans le conflit qui l’oppose à la Russie
n’a eu que des résultats limités ; enfin, jusqu’ici, les tentatives
pour promouvoir un authentique rapprochement entre la
Turquie et l’Arménie n’ont guère abouti.
Pourtant, de façon globale, on l’a déjà noté, cette politique
a été couronnée de succès, un succès que sa persévérance, sa
cohérence et sa constance semblent largement expliquer. C’est
que, région de statut intermédiaire, le Sud Caucase est surtout
l’affaire des diplomates et des hauts fonctionnaires. Ceux-ci
s’attachent patiemment à concrétiser les grands objectifs que,
dès la seconde moitié des années 1990, l’exécutif a fixés et que
le Congrès ne semble guère contester : si le puissant lobby
arménien a longtemps réussi à bloquer toute aide financière à
l’Azerbaïdjan, ses efforts pour faire reconnaître par le législatif
10
le génocide de 1915 ont buté sur le souci de l’exécutif de
ménager la Turquie et ne pas mettre l’objectif prioritaire du
pays, endiguer l’Iran et la Russie, en péril.
Ce ne sont là évidemment que quelques-uns des
très nombreux apports d’une étude neuve, impartiale et
particulièrement bien informée, comme en témoigne la masse
impressionnante d’ouvrages, articles, rapports, documents
on-line, entretiens que Julien Zarifian a su synthétiser. Il a du
coup réussi à rendre compte d’une réalité complexe avec la
plus extrême clarté. Nous ne pouvons que lui en savoir gré et
l’en féliciter.
Pierre Melandri
Professeur des Universités émérite à Sciences Po
11
Introduction
L
a « guerre des cinq jours » d’août 2008, entre la Russie
et la Géorgie, a remis sous le feu des projecteurs le Sud
Caucase, ensemble géopolitique composé de l’Arménie, de la
Géorgie et de l’Azerbaïdjan. Puis, et jusqu’à aujourd’hui, des
échauffourées plus violentes qu’à l’accoutumée ont eu lieu
entre Azéris et Arméniens autour du Haut-Karabagh et le
conflit pour cette enclave a menacé de se ré-embraser. Dans
le même temps, le processus de réconciliation arméno-turc et
les rebondissements qui ont abouti à la non-ratification par
les deux pays de protocoles qu’ils avaient pourtant signés en
octobre 2009, a maintenu l’intérêt des médias et des chercheurs
occidentaux pour la région. Ces différents développements ont
rappelé aux opinions et aux observateurs deux caractéristiques
historiques régionales importantes. D’une part, le sud du
Caucase est une zone de conflits où les menaces d’embrasement
sont nombreuses. D’autre part, il s’agit d’un terrain où les
grandes puissances régionales, ici la Russie et la Turquie,
mais aussi l’Iran voire certains État européens et arabes, ont
l’habitude de tester leur capacité de rayonnement géopolitique
et parfois de s’affronter.
Carrefour historique des grands ensembles eurasiatiques
et zone riche en hydrocarbures, grâce aux ressources de la
mer Caspienne qui la borde à l’est, le Sud Caucase a eu tôt
fait, dès la chute de l’URSS et l’indépendance de l’Arménie, de
l’Azerbaïdjan et de la Géorgie en 1991, d’attirer l’attention des
États-Unis, dont le souhait de mener une politique active en
Eurasie est affiché depuis les premières années de la présidence
de Bill Clinton. La proximité de la région avec la Russie, dont
13
il faut surveiller les desseins post-soviétiques, et avec l’Iran,
grand ennemi des États-Unis depuis plusieurs décennies,
ainsi que la lutte contre le terrorisme islamiste, entamée dès
la période Bill Clinton et devenue particulièrement intensive
après les attentats du 11 septembre, accentuent l’importance
géostratégique de la région. En conséquence, les États-Unis
vont mener une politique active au Sud Caucase. Ils vont,
essentiellement dans la seconde moitié des années 1990 et tout
au long des années 2000, chercher à y gagner de l’influence et
sont maintenant un acteur régional incontournable.
Pourtant, quand on pense à la géopolitique du Sud Caucase
et plus particulièrement à sa géopolitique externe, traitant des
rapports que les grandes puissances entretiennent avec cette
région, on ne pense pas en premier aux États-Unis. Bien que la
présence américaine y soit connue, l’éloignement géographique
et le caractère souvent « discret » des politiques américaines
dans la région, si on les compare à leurs pendants russes ou
même aux politiques américaines envers d’autres pays ou
régions du monde, font qu’elles n’occupent pas le devant de la
scène médiatique et sont rarement l’objet d’études. En effet, la
politique étrangère américaine envers l’Arménie, l’Azerbaïdjan
et la Géorgie est souvent observée avec un certain intérêt, en
particulier dans ces pays, mais elle est rarement étudiée dans le
détail. Elle est en outre rarement étudiée par les chercheurs et
journalistes spécialistes de la politique étrangère américaine,
mais plutôt par des spécialistes du Sud Caucase, dont ils sont
souvent originaires et dont le but est surtout d’évaluer les
effets de l’objet étudié sur leur pays, et assez peu ses causes, ses
vecteurs ou ses dynamiques. S’agissant plus particulièrement
de la littérature, scientifique ou non, on trouve donc quelques
travaux sur les rapports entre les États-Unis et les pays au sud
du Caucase (articles et chapitres d’ouvrages uniquement),
souvent rédigés au tournant des années 2000, traitant de façon
générale des politiques américaines dans la région, mais pas
plus. Ainsi, on observe que, d’une part, les détails et les nuances
14
ne sont pas abordés et que, d’autre part, un certain nombre
d’importantes réflexions préalables ne sont pas menées. Par
exemple, quasiment aucune étude traitant de ces questions
n’établit ce que l’on entend précisément par « politique
étrangère américaine » et quelle réalité géographique,
historique et géopolitique recouvre exactement le « Sud
Caucase ». Partant, on ne s’est pas ou peu interrogé sur la façon
dont la diplomatie américaine considérait ces territoires (sontils envisagés comme trois pays distincts ou comme un seul
espace ? ou comme « un peu les deux » ?), ni sur l’importance
et la signification exactes de la région et des trois pays vus de
Washington. De même, la recherche s’est rarement interrogée
sur la coordination des politiques américaines envers les
trois pays (c’est-à-dire sur l’existence ou non d’une stratégie
américaine sud caucasienne), ou sur les motivations et les
déterminants de ces politiques. Plus en aval, il s’avère qu’une
typologie des politiques américaines dans la région ou de leurs
vecteurs, n’a jamais été réalisée non plus. Bref, le terrain a été
uniquement et plutôt grossièrement défriché, mais n’a jamais
été vraiment balisé ni fouillé.
Ce sera donc là l’objectif général de cette étude : proposer
une première étude longue et fouillée de la politique extérieure
menée par les États-Unis au Sud Caucase.
D’emblée, la question de la politique américaine au
Sud Caucase apparaît comme éminemment géopolitique.
Même si elle ne traite pas directement de conflits armés, elle
s’intègre pleinement aux « rivalités de pouvoir sur ou pour
des territoires », à la base de la démarche géopolitique1. Les
trois notions de cette courte définition, à savoir « rivalités »,
« pouvoir » et « territoires » sont au cœur même du sujet de
cette étude. « Rivalités » car les États-Unis vont, en cherchant
à interagir avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie,
entrer en concurrence avec d’autres puissances qui y jouent
traditionnellement un rôle, au premier rang desquelles la
1. Selon Yves Lacoste.
15
Russie. « Rivalités » aussi car la politique américaine au Sud
Caucase va parfois se décider au terme d’âpres confrontations à
Washington entre les différents acteurs, institutionnels ou non,
qui cherchent à l’influencer. « Pouvoir » car il s’agit bien pour
la diplomatie américaine de gagner de l’influence et de détenir
des leviers de contrôle qu’elle pourra ensuite, si nécessaire,
utiliser. « Territoire » car le Sud Caucase est largement envisagé
comme tel à Washington et que sa position géographique, au
cœur de l’Eurasie2 et comme passage quasi-obligé pour tout
transit terrestre est-ouest voulant éviter la Russie et l’Iran,
contribue largement à la définition de la politique que les
États-Unis y mènent.
La politique étrangère américaine est un champ d’étude
particulièrement étendu et pas toujours bien balisé. La notion
même de « politique extérieure » recouvre de nombreuses
réalités. Dans cet ouvrage, nous entendrons par « politique
étrangère américaine », l’ensemble des décisions et actions des
autorités américaines à l’égard d’un État étranger ; autrement
dit, « […] la partie de l’activité étatique [américaine] qui est
tournée vers le « dehors », c’est-à-dire qui traite, par opposition
à la politique intérieure, des problèmes qui se posent au-delà
des frontières3 », ou encore « […] l’instrument par lequel l’État
[américain] tente de façonner son environnement politique
international4 ». Ainsi, nous n’évoquerons qu’assez peu ici les
initiatives privées, d’entreprises ou d’ONG américaines, à moins
qu’elles ne soient soutenues par l’État fédéral. En effet, bien
qu’elles puissent avoir une incidence sur la politique extérieure
2. Le concept géographique d’« Eurasie », est très utilisé aux États-Unis,
nettement moins en France, et désigne l’immense ensemble géopolitique
regroupant l’Europe et l’Asie (l’Europe de l’Ouest, la Russie, la péninsule
indienne, la Chine…) Les Proche et Moyen Orients y sont en général inclus.
Nous reviendrons sur cette notion et sur ses dimensions géopolitiques plus loin
dans cet ouvrage.
3. Marcel Merle, La politique étrangère, PUF, Paris, 1984, 218p., p. 7.
4. Frédéric Charillon, « Introduction » in Frédéric Charillon (dir.), Politique
étrangère. Nouveaux regards, Presses de Sciences Po, Paris, 2002, 437p.,p. 13.
16
de leur pays, elles ne peuvent pas, étant privées, être rattachées
aux activités extérieures de l’État américain, représentant
les citoyens américains et décidés par ses représentants élus.
En d’autres termes, tout ce qui est entrepris au Sud Caucase
(et dans le monde) par des Américains ou des organisations
américaines n’est pas toujours du ressort de « la politique
étrangère américaine » et, au-delà, toute entreprise menée par
des personnes ou organisations privées américaines, ou basées
aux États-Unis (entreprise, Église, université, etc.) n’est pas
systématiquement « américaine ». De même, seuls seront traités
ici les aspects du soft power américain qui sont véritablement
du ressort de l’État federal américain, ou qui sont soutenus
par ce dernier. Le soft power, concept développé en premier
par Joseph Nye en 1990, est la capacité d’un État à persuader
ou influencer un acteur international sans avoir recours à la
coercition, en particulier par le biais de l’influence culturelle.
En ce sens il n’est que difficilement mesurable et ne découle pas
spécialement de volontés et d’actions de l’État américain, mais
plutôt du potentiel de projection de l’« appareil » politicoéconomico-culturel de la nation.
Le fait que la politique américaine au Sud Caucase soit assez
peu étudiée par les milieux académiques et en particulier par
les spécialistes de la politique étrangère américaine, s’explique
en partie car les trois républiques anciennement soviétiques
ne sont pas des priorités particulièrement exposées de la
diplomatie américaine, que les disciplines liées à l’histoire
récente et aux relations internationales ont tendance à
privilégier. Ré-entrées dans l’Histoire il y a peu, elles ne sont
pas, du reste, des objets particulièrement et traditionnellement
connus des politologues, notamment américains, dont Stanley
Hoffmann constatait dès 1957 les difficultés à s’adapter à « […]
l’élargissement du champ des recherches à des continents et à
des régimes entièrement nouveaux […]5 » et dont les études
5. Stanley Hoffmann, « Tendances de la science politique aux États-Unis »,
Revue française de sciences politiques, Vol. 7, n° 4, 1957, p. 913 à 932, p. 929.
17
de cas favorites demeurent les questions plus brûlantes et sous
les feux des projecteurs comme par exemple le conflit israélopalestinien, les relations transatlantiques, les relations avec les
BRICs6, etc.
Prenant le contre-pied de cette tendance, cette étude
se propose de décrire, d’analyser et d’évaluer la politique
étrangère des États-Unis envers une région d’importance que
nous qualifierons de « relative », d’un point de vue américain.
Sortant d’un sentier battu par les médias et beaucoup
d’observateurs, il s’agit donc ici de se pencher sur la politique
de l’hyperpuissance américaine envers une région complexe,
comme nous le verrons, aux plans historique et géopolitique,
d’importance réelle mais relative pour la diplomatie des ÉtatsUnis, et d’observer en particulier ce qu’elle nous enseigne sur
la politique étrangère américaine. En décryptant les évolutions
de politiques tantôt « discrètes », presque du « quotidien »,
car en partie composées de ce que l’on pourrait appeler des
« affaires courantes » (notamment liées à la gestion de l’aide
financière octroyée au trois républiques), tantôt plus exposées
et « à risque » (diplomatie énergétique, domaine sécuritaire),
nous évaluerons certaines idées et représentations courantes à
la politique étrangère américaine en tant que champ d’études,
telles que : « le 11 septembre a totalement changé la politique
extérieure américaine », « il existe une rupture majeure entre
les politiques extérieures des présidences Clinton et George
W. Bush », ou encore « la politique extérieure du président G.
W. Bush est un fiasco généralisé ». Le cas sud caucasien nous
permettra aussi d’aborder un certain nombre de questions
précises liées en particulier à l’importance des problèmes
6. BRIC est un acronyme pour « Brésil-Russie-Inde-Chine » et un concept
en Relations internationales et en géoéconomie particulièrement prisé outreAtlantique. Il cherche à mettre en avant l’émergence de ces quatre pays à forte
croissance sur la scène économique et géopolitique mondiale. À partir de 2010,
c’est aussi devenu une organisation politique internationale rassemblant ces
quatre principaux pays émergeants auxquels a été rajoutée l’Afrique du sud, sous
l’acronyme BRICS (« Brazil-Russia-India-China-South Africa »).
18
énergétiques dans la politique extérieure américaine, le rôle
des déterminants internes, notamment des lobbies, ou encore
les rôles respectifs et souvent concurrentiels de l’exécutif et du
Congrès.
La problématique générale qui nous permettra de procéder
aux évaluations voulues a trait à l’efficacité de la politique
étrangère américaine au Sud Caucase. Nous nous interrogerons
ainsi, notamment, sur l’adéquation entre les objectifs et
réalisations de cette politique, et les réalités géopolitiques du Sud
Caucase. En d’autres termes, nous chercherons à comprendre
dans quelle mesure la politique américaine parvient ou non à
atteindre ses objectifs dans cette région stratégique, complexe
et particulièrement convoitée.
Pour faire le tour de cette question, qui fait intervenir un
nombre conséquent de thèmes et d’acteurs sur des plages
temporelles et spatiales plus importantes qu’il n’y paraît
de prime abord, cet ouvrage se décline en huit chapitres.
Le premier présente les spécificités géo-historiques et
géopolitiques du Sud Caucase. Le deuxième et le troisième
cherchent à établir l’intérêt du Sud Caucase vu de Washington,
les enjeux géopolitiques de la politique américaine au Sud
Caucase ainsi que ses objectifs et grands traits. Puis les cinq
chapitres suivants analysent les cinq volets principaux de
cette politique : l’aide financière américaine aux trois États
du Sud Caucase, le soutien à la démocratie, l’assistance et la
coopération militaires, la politique énergétique et économique
et, enfin, l’implication diplomatique des États-Unis dans la
résolution des conflits régionaux.
19
CARTE 1
20
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