La faute tragique dans le théâtre classique français La Mesnardière

La faute tragique dans le théâtre classique français
La Mesnardière, Corneille, Racine
Tomoki TOMOTANI
« La bonté médiocre », c’est dans ces termes qu’au XVIIe siècle français on comprenait
communément le caractère éthique qui conviendrait au héros tragique, défini dans la Poétique
d’Aristote. Nous lisons chez Racine par exemple qu’il faut que les personnages tragiques «
aient une bonté médiocre »(1), et Corneille, quand il se vante davoir créé un personnage
supérieur au héros tragique normatif, à savoir Chimène, écrit quelle a quelque chose de plus
touchant et de plus élevé que « cette médiocre bonté »(2) de la norme aristotélicienne. Il va
sans dire quil faut entendre ici cet adjectif « médiocre », non pas dans le sens moderne
d’inférieur ou insuffisant, mais dans celui du français classique qui conserve encore le latin
mediocris « qui est au milieu », cest-à-dire, « qui est au milieu de deux extrémités »
(Furetière), ou « qui est entre le grand et le petit, entre le bon et le mauvais. » (Littré). Le
héros « médiocre » désigne ainsi un homme ni trop méchant, ni trop vertueux, et qui, entre le
bon et le mauvais, constitue « le cas intermédiaire » selon les propres termes d’Aristote(3). Et
le philosophe grec nous en fournit bien les raisons; d’une part, la représentation du malheur
d’un homme parfaitement bon ne provoquerait que de la répulsion dans le cœur des spectateurs;
et de lautre, si un méchant foncier tombe dans un malheur, cela n’a rien de pitoyable, parce
qu’il ne s’agit là que dune juste punition (4). Il faut donc que le héros soit bon pour qu’on
puisse sidentifier à lui et le prendre en pitié—, mais il faut qu’il soit « médiocrement »
bon— pour quon ne trouve pas son infortune trop injuste, absurde, et partant, invraisemblable.
C’est justement par là que le héros tragique, tout en possédant des qualités louables, doit être
faillible, bref, il doit commettre une faute.
Reste donc le cas intermédiaire. C’est celui d’un homme qui, sans atteindre à l’excel-
lence dans l’ordre de la vertu et de la justice, doit, non au vice et à la méchanceté,
mais à quelque faute, de tomber dans le malheur [...].(5)
Mais en pratique, les choses ne sont pas si simples. Car on sait que bon nombre de
tragédies racontent précisément des histoires où les protagonistes ne commettent aucune faute
apparente, où les justes passent du bonheur au malheur, sujets donc qui ont été expressément
bannis du genre tragique par le Stagirite au nom de la répulsion. Il suffit de penser, pour s’en
convaincre, à lHécube ou aux Troyennes dEuripide, dans lesquelles on assiste à l’immolation
d’un enfant parfaitement innocent (Polyxène et Astyanax). La tension entre la théorie et la
pratique, relevée par Dupont-Roc et Lallot, est ainsi bien visible dans la Poétique (6). Bien
plus, la difficulté nest pas seulement dans le désaccord entre Aristote et les dramaturges: elle
est en fait bel et bien dans le système même du philosophe. Dans le chapitre 15 de la
Poétique, Aristote dit que l’un des quatre critères essentiels des caractères est la « qualité »
(khrèstos) — ce qu’à lépoque classique on nommait « la bonté des mœurs » —, que les
personnages tragiques sont des hommes « meilleurs que nous », et que le poète doit tâcher,
comme un bon portraitiste, de peindre les hommes « en plus beau »(7), ce qui s’opposerait
apparemment au précepte de la faillibilité du héros « médiocre » qui est notre semblable. La
conception aristotélicienne du héros tragique avait ainsi bien de quoi embarrasser les drama-
turges et théoriciens postérieurs, et leur demandait en quelque sorte dy donner, à leur manière,
une solution valable. La présente étude va donc tenter danalyser les inflexions apportées à la
faute aristotélicienne par la dramaturgie classique, en sarrêtant, entre autres, sur les ouvrages
de La Mesnardière, Corneille et Racine, afin de dégager quelques spécificités de la tragédie
au XVIIe siècle français.
°°°
Il faut toujours avoir présent à lesprit que le rôle fondamental de la faute selon
Aristote est, comme nous lavons dit, de conjurer le dégoût du spectateur devant le malheur
du héros, ce que Dupont-Roc et Lallot ont commenté de la façon suivante: « [...] la faute, en
rendant le malheur « plausible », dissipe le scandale qui ferait naître la répulsion (miaron).
[...] Nous tenons pour assuré que la faute, dans la perspective de la Poétique, a pour fonction
essentielle, en manifestant la faillibilité du héros, de contribuer à la vraisemblance de l’action
dans lordre éthique » (éd.cit., p.245). Autrement dit, la faute dissipant le scandale nest rien
d’autre que la preuve convaincante, ou bien, la justification causale de la chute du héros à
lintérieur de l’enchaînement de causes et d’effets qu’est l’action tragique: c’est parce qu’on a
commis une faute, on devient malheureux. Aristote ne laisse aucun doute sur cette causalité
logique entre la faute et le malheur, quand il dit que le héros tragique est « un homme qui [...]
doit [...] à quelque faute, de tomber dans le malheur », ou quil faut « que le passage se fasse
[...] du bonheur au malheur, et soit dû non à la méchanceté mais à une grande faute ».
(Poétique, chap. 13). Et, par la même occasion, on voit bien pourquoi la faute est « grande »
chez Aristote: cest parce que seule une grande faute peut légitimer suffisamment « un
renversement de grande amplitude »(8).
Mais ce précepte de la grande faute ne laisse pas de se heurter à la fascination indéniable
qu’exerçaient sur la scène tragique les héros vertueux et innocents. En effet, bien qu’elle
puisse vraisemblabiliser la catastrophe, une faute grave ne risque-t-elle pas, par contrecoup,
de diminuer la sympathie du spectateur envers ce personnage coupable? Pour réussir une
tragédie, ne vaut-il pas mieux, au contraire, que la faute soit minime, ce qui facilitera la
production de la compassion du spectateur? (Rappelons encore que selon la définition aristoté-
licienne « la pitié sadresse à l’homme qui na pas mérité son malheur », Poétique, chap.13).
C’est ce que soutenait, effectivement, un des doctes classiques les plus importants du XVIIe
siècle, La Mesnardière. Il écrit dans sa Poétique:
Surtout il [le poète] doit faire en sorte (et ceci est très important, et même très
raisonnable, bien qu’il soit contre lusage) que le Héros de son Poème, qui souffre
les infortunes, paraisse bon et vertueux presqu'en toutes ses actions.
Je dis simplement presquen toutes; car il suffit quil commette une faute médiocre
dont même lexemple est mauvais: Et la plus belle Passion qu’excite la Tragédie,
étant celle de la Pitié, il serait impossible au Poème dattendrir autant quil doit le
cœur de ses Auditeurs, s’il nexposait autre chose que la juste punition dune fort
méchante personne, et par conséquent odieuse. (Nous soulignons).(9)
On comprend bien que, pour un critique qui donne le primat absolu à la pitié (« la plus
belle Passion qu’excite la Tragédie, étant celle de la Pitié »), le héros soit de préférence quasi
entièrement vertueux. Mais il est à souligner que La Mesnardière radicalise la notion de bonté
des mœurs ou de « qualité » du caractère —, à tel point qu’il finit par gauchir la pensée
d’Aristote, en écrivant « une faute médiocre qui attire un grand malheur »; chez le Stagirite,
on le sait, c’est la bonté du héros qui doit être médiocre, et non la faute. En bonne logique, si
la faute est médiocre, elle ne pourra plus vraisemblablement provoquer un grand malheur.
Mais il y a plus important. On constate que La Mesnardière trahit totalement la notion
aristotélicienne de grande faute causale, avec cette traduction on ne peut plus audacieuse du
texte du Stagirite (chap.13, 1453a5-6):
[...] il [Aristote] dit expressément Que nous mourons de compassion quand nous
voyons souffrir quelquun sans qu'il ait fait aucune faute; et que nous mourons de
frayeur lorsque nous voyons châtier les criminels qui nous ressemblent. Cela est fort
intelligible. (p.26; nous soulignons).
À force daccentuer que le malheur immérité est pitoyable, La Mesnardière admet que le
héros tragique puisse souffrir gratuitement.
Toutefois il ne va pas jusquà gommer complètement ce rôle de la faute aristotélicienne,
parce que dans sa formulation une faute médiocre « attire » tout de même le malheur. Et il
écrit ailleurs: « le Héros infortuné qui paraît dans la Tragédie, ne doit pas être malheureux à
cause quil est sujet à quelques imperfections; mais pour avoir fait une faute qui mérite d'être
punie », ou bien « [il est souhaitable] quelle [une personne malheureuse] accuse plutôt la
faute qui lui attire des malheurs » (éd.cit., p.20 et 77; nous soulignons). Mais dans la plus
grande partie de sa Poétique, il ne cesse, en fait, de minimiser la faute du héros, au nom du
principe de la bonté des mœurs qui ne le quitte jamais et qui veut dire chez lui l’exemplarité
morale des personnages édifiant le spectateur(10). La Mesnardière va donc mettre tout son
effort à préserver le héros tragique de la culpabilité, afin de le rendre davantage digne d’être
plaint:
Ce fruit [moral] étant attaché à deux rameaux opposés, à la punition des méchants, et
plus encore aux bonnes Mœurs des Héros qui ne sont coupables que par quelque
fragilité qui mérite d'être excusée, le Philosophe [Aristote] a grand sujet de répéter
fort souvent que les Poètes doivent tâcher dintroduire des Personnages qui aient de
nobles habitudes, et des sentiments exemplaires, bien qu’ils commettent quelques
fautes [...]. (p.141; nous soulignons).
comment se fait-il que le héros soit « coupable »(p.141)? Quelle est exactement cette faute
qui mérite à la fois « d’être punie » (p.20) et « d’être excusée » (p.141)? Ne s’agit-il là, en fin
de compte, que du galimatias dune « espèce de fou »?(11) Mais écoutons encore ce critique
qui souligne le rôle de l’ignorance dans la faute:
LIgnorance des Héros qui deviennent malheureux pour des fautes qu’ils ont faites
sans les avoir préméditées, est la seconde qualité qui excite la Compassion [la
première étant l’attitude résignée du héros face à son malheur]. [...] il n’y a point de
Sujets qui excitent mieux les Passions que les peines de ces Héros, quon ne peut
nommer innocents, pource qu’ils ont fait de grands crimes, mais qui méritent d’être
plaints, à cause qu’ils les ont commis sans en avoir aucun dessein.
Telle est la merveilleuse Œdipe, qui nous représente un Héros parricide et
incestueux, dont la sévère punition porte lépouvante et l’effroi dans ces Âmes
dénaturées qui ont quelque disposition à des crimes si exécrables: Et cependant nous
y voyons une innocence si claire, au moins pour la volonté, en ce misérable Prince,
qu’encore quil nous semble horrible par les forfaits abominables qui se rencontrent
en lui, il nous fait beaucoup de Pitié, pource quils lui sont arrivés, plutôt qu’il ne les
a commis. (p.83-84).
Et La Mesnardière d’énoncer la règle générale des crimes commis par le héros tragique:
Quil demeure pour constant que les plus exécrables fautes commises par ignorance, peuvent
donner de la Pitié: Mais que les crimes volontaires la détruisent totalement, et quils doivent
être punis par des châtiments exemplaires. (p.85)(12)
Maintenant on comprend mieux les choses: la faute est condamnable quand elle est volontaire,
elle est excusable quand elle est involontaire. Cette expression oxymorique de La Mesnardière
le héros coupable de sa faute excusable — désigne donc le héros qui est coupable en acte,
mais excusable en intention. Parricide et incestueux, Œdipe est coupable, mais « nous y
voyons une innocence si claire, au moins pour la volonté » (p.84)(13). Le docte français
parvient ainsi à faire une difficile synthèse de deux injonctions aristotéliciennes, à savoir, les
exigences de faute et de qualité dans le caractère du héros. Mais ce, affirmons-le encore, au
prix de l’affaiblissement considérable de la fonction causale de la faute grave, inscrite dans la
doctrine aristotélicienne; chez La Mesnardière, toute faute tragique se doit dêtre avant tout
excusable, et sa gravité n’est qu’une condition supplémentaire. Et cest pourquoi il formule
d’abord « les fautes médiocres » (p.20) qui seront, à côté des crimes volontaires, pleinement
excusables — comme la « jalousie » de Thésée ou l’« infidélité » de Jason (p.20) —, et s’il
faut parler de ces « grands crimes », de ces « exécrables fautes », il y cherche une circonstance
atténuante qu’est lintention de leur auteur. En définitive, la faute n’a de sens à ses yeux que
dans la mesure où elle mérite la pitié du spectateur. La différence entre le philosophe grec et
le savant français est évidente.
Il est de fait que La Poétique de La Mesnardière, remplie de nombreuses inconséquences qui
d’autres écrits théoriques importants à lâge classique, tels que Les Sentiments de l’Académie
ou La Pratique du théâtre. Mais autant que nous sachions, ni Chapelain, ni d’Aubignac ne se
soucient guère de la question qui nous intéresse ici. Et cela se comprend d’ailleurs assez
facilement, car, dans la Poétique d’Aristote, il est évident que la question de la constitution
des caractères est secondaire par rapport à celle de la mise en intrigue: un bon poète commence
toujours par choisir un sujet, puis il élabore les caractères convenables à son sujet, mais
jamais inverse(15). Il nest donc rien d’étonnant à ce que les héritiers de ses préceptes ne se
préoccupent pas tant de la faute du héros et de sa bonté qui ne relèvent a priori que des
caractères. Toujours est-il que la réflexion de La Mesnardière sur la faute et la bonté des
mœurs, aussi boiteuse qu’elle fût, ne demeura pas stérile. Bien au contraire, elle influencera
très largement la théorie dramatique d’un Corneille, et passera jusqu’à la tragédie de Racine.
°°°
En un mot, la conception de la faute médiocre chez La Mesnardière comportait deux
finalités dramaturgique et morale: 1) innocenter le héros le mieux possible, afin de provoquer
par ce biais le plus de pitié possible auprès du spectateur; 2) éduquer le public par ce théâtre
moralement correct qui lui donne un exemple. Et Corneille rejoindra La Mesnardière dans cet
objectif de rendre le héros pur de tout point.
Contrairement à lhistoire, lAntiochus de Corneille ne force pas Cléopâtre sa mère à
prendre le poison qu’elle avait préparé pour lui. Et dans son Discours de la tragédie, Corneille
déclare que c’est pour que le public aime davantage son héros qu’il a fait cette entorse aux
données historiques:
Cela fait deux effets. La punition de cette impitoyable mère laisse un plus fort
exemple, puisqu’elle devient un effet de la justice du Ciel, et non pas de la vengeance
des hommes; dautre côté Antiochus ne perd rien de la compassion, et de l’amitié
qu’on avait pour lui, qui redoublent plutôt quelles ne diminuent; et enfin l’action
historique sy trouve conservée malgré ce changement, puisque Cléopâtre périt par
le même poison qu’elle présenta à Antiochus.
[...] C’est un soin que nous devons prendre de préserver nos héros du crime tant
qu’il se peut, et les exempter même de tremper leurs mains dans le sang, si ce n’est
en un juste combat.(16)
Est-il besoin de rappeler ici ce que disait La Mesnardière: le poète « doit faire en sorte [...]
que le Héros de son Poème, qui souffre les infortunes, paraisse bon et vertueux presqu’en
toutes ses actions »? Le dramaturge prenait exactement le même soin que le docte. Il est
cependant nécessaire de remarquer que Corneille, qui raisonne en tant que praticien, se fait
une autre priorité que La Mesnardière. Pour ce dernier, le principe de la bonté des mœurs est
somme toute subordonné à une fin morale — il faut édifier le spectateur par les bons
sentiments du héros , tandis que Corneille, qui a franchement rejeté toute idée de moralisme
théâtral, manifeste sa préférence au héros vertueux eu égard à son efficacité dramaturgique:
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