personnages tragiques sont des hommes « meilleurs que nous », et que le poète doit tâcher,
comme un bon portraitiste, de peindre les hommes « en plus beau »(7), ce qui s’opposerait
apparemment au précepte de la faillibilité du héros « médiocre » qui est notre semblable. La
conception aristotélicienne du héros tragique avait ainsi bien de quoi embarrasser les drama-
turges et théoriciens postérieurs, et leur demandait en quelque sorte d’y donner, à leur manière,
une solution valable. La présente étude va donc tenter d’analyser les inflexions apportées à la
faute aristotélicienne par la dramaturgie classique, en s’arrêtant, entre autres, sur les ouvrages
de La Mesnardière, Corneille et Racine, afin de dégager quelques spécificités de la tragédie
au XVIIe siècle français.
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Il faut toujours avoir présent à l’esprit que le rôle fondamental de la faute selon
Aristote est, comme nous l’avons dit, de conjurer le dégoût du spectateur devant le malheur
du héros, ce que Dupont-Roc et Lallot ont commenté de la façon suivante: « [...] la faute, en
rendant le malheur « plausible », dissipe le scandale qui ferait naître la répulsion (miaron).
[...] Nous tenons pour assuré que la faute, dans la perspective de la Poétique, a pour fonction
essentielle, en manifestant la faillibilité du héros, de contribuer à la vraisemblance de l’action
dans l’ordre éthique » (éd.cit., p.245). Autrement dit, la faute dissipant le scandale n’est rien
d’autre que la preuve convaincante, ou bien, la justification causale de la chute du héros à
l’intérieur de l’enchaînement de causes et d’effets qu’est l’action tragique: c’est parce qu’on a
commis une faute, on devient malheureux. Aristote ne laisse aucun doute sur cette causalité
logique entre la faute et le malheur, quand il dit que le héros tragique est « un homme qui [...]
doit [...] à quelque faute, de tomber dans le malheur », ou qu’il faut « que le passage se fasse
[...] du bonheur au malheur, et soit dû non à la méchanceté mais à une grande faute ».
(Poétique, chap. 13). Et, par la même occasion, on voit bien pourquoi la faute est « grande »
chez Aristote: c’est parce que seule une grande faute peut légitimer suffisamment « un
renversement de grande amplitude »(8).
Mais ce précepte de la grande faute ne laisse pas de se heurter à la fascination indéniable
qu’exerçaient sur la scène tragique les héros vertueux et innocents. En effet, bien qu’elle
puisse vraisemblabiliser la catastrophe, une faute grave ne risque-t-elle pas, par contrecoup,
de diminuer la sympathie du spectateur envers ce personnage coupable? Pour réussir une
tragédie, ne vaut-il pas mieux, au contraire, que la faute soit minime, ce qui facilitera la
production de la compassion du spectateur? (Rappelons encore que selon la définition aristoté-
licienne « la pitié s’adresse à l’homme qui n’a pas mérité son malheur », Poétique, chap.13).
C’est ce que soutenait, effectivement, un des doctes classiques les plus importants du XVIIe
siècle, La Mesnardière. Il écrit dans sa Poétique:
Surtout il [le poète] doit faire en sorte (et ceci est très important, et même très
raisonnable, bien qu’il soit contre l’usage) que le Héros de son Poème, qui souffre
les infortunes, paraisse bon et vertueux presqu'en toutes ses actions.
Je dis simplement presqu’en toutes; car il suffit qu’il commette une faute médiocre