La faute tragique dans le théâtre classique français La Mesnardière

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La faute tragique dans le théâtre classique français
La Mesnardière, Corneille, Racine
Tomoki TOMOTANI
« La bonté médiocre », c’est dans ces termes qu’au XVIIe siècle français on comprenait
communément le caractère éthique qui conviendrait au héros tragique, défini dans la Poétique
d’Aristote. Nous lisons chez Racine par exemple qu’il faut que les personnages tragiques «
aient une bonté médiocre »(1), et Corneille, quand il se vante d’avoir créé un personnage
supérieur au héros tragique normatif, à savoir Chimène, écrit qu’elle a quelque chose de plus
touchant et de plus élevé que « cette médiocre bonté »(2) de la norme aristotélicienne. Il va
sans dire qu’il faut entendre ici cet adjectif « médiocre », non pas dans le sens moderne
d’inférieur ou insuffisant, mais dans celui du français classique qui conserve encore le latin
mediocris « qui est au milieu », c’est-à-dire, « qui est au milieu de deux extrémités »
(Furetière), ou « qui est entre le grand et le petit, entre le bon et le mauvais. » (Littré). Le
héros « médiocre » désigne ainsi un homme ni trop méchant, ni trop vertueux, et qui, entre le
bon et le mauvais, constitue « le cas intermédiaire » selon les propres termes d’Aristote(3). Et
le philosophe grec nous en fournit bien les raisons; d’une part, la représentation du malheur
d’un homme parfaitement bon ne provoquerait que de la répulsion dans le cœur des spectateurs;
et de l’autre, si un méchant foncier tombe dans un malheur, cela n’a rien de pitoyable, parce
qu’il ne s’agit là que d’une juste punition (4). Il faut donc que le héros soit bon — pour qu’on
puisse s’identifier à lui et le prendre en pitié—, mais il faut qu’il soit « médiocrement »
bon— pour qu’on ne trouve pas son infortune trop injuste, absurde, et partant, invraisemblable.
C’est justement par là que le héros tragique, tout en possédant des qualités louables, doit être
faillible, bref, il doit commettre une faute.
Reste donc le cas intermédiaire. C’est celui d’un homme qui, sans atteindre à l’excellence dans l’ordre de la vertu et de la justice, doit, non au vice et à la méchanceté,
mais à quelque faute, de tomber dans le malheur [...].(5)
Mais en pratique, les choses ne sont pas si simples. Car on sait que bon nombre de
tragédies racontent précisément des histoires où les protagonistes ne commettent aucune faute
apparente, où les justes passent du bonheur au malheur, sujets donc qui ont été expressément
bannis du genre tragique par le Stagirite au nom de la répulsion. Il suffit de penser, pour s’en
convaincre, à l’Hécube ou aux Troyennes d’Euripide, dans lesquelles on assiste à l’immolation
d’un enfant parfaitement innocent (Polyxène et Astyanax). La tension entre la théorie et la
pratique, relevée par Dupont-Roc et Lallot, est ainsi bien visible dans la Poétique (6). Bien
plus, la difficulté n’est pas seulement dans le désaccord entre Aristote et les dramaturges: elle
est en fait bel et bien dans le système même du philosophe. Dans le chapitre 15 de la
Poétique, Aristote dit que l’un des quatre critères essentiels des caractères est la « qualité »
(khrèstos) — ce qu’à l’époque classique on nommait « la bonté des mœurs » —, que les
personnages tragiques sont des hommes « meilleurs que nous », et que le poète doit tâcher,
comme un bon portraitiste, de peindre les hommes « en plus beau »(7), ce qui s’opposerait
apparemment au précepte de la faillibilité du héros « médiocre » qui est notre semblable. La
conception aristotélicienne du héros tragique avait ainsi bien de quoi embarrasser les dramaturges et théoriciens postérieurs, et leur demandait en quelque sorte d’y donner, à leur manière,
une solution valable. La présente étude va donc tenter d’analyser les inflexions apportées à la
faute aristotélicienne par la dramaturgie classique, en s’arrêtant, entre autres, sur les ouvrages
de La Mesnardière, Corneille et Racine, afin de dégager quelques spécificités de la tragédie
au XVIIe siècle français.
°°°
Il faut toujours avoir présent à l’esprit que le rôle fondamental de la faute selon
Aristote est, comme nous l’avons dit, de conjurer le dégoût du spectateur devant le malheur
du héros, ce que Dupont-Roc et Lallot ont commenté de la façon suivante: « [...] la faute, en
rendant le malheur « plausible », dissipe le scandale qui ferait naître la répulsion (miaron).
[...] Nous tenons pour assuré que la faute, dans la perspective de la Poétique, a pour fonction
essentielle, en manifestant la faillibilité du héros, de contribuer à la vraisemblance de l’action
dans l’ordre éthique » (éd.cit., p.245). Autrement dit, la faute dissipant le scandale n’est rien
d’autre que la preuve convaincante, ou bien, la justification causale de la chute du héros à
l’intérieur de l’enchaînement de causes et d’effets qu’est l’action tragique: c’est parce qu’on a
commis une faute, on devient malheureux. Aristote ne laisse aucun doute sur cette causalité
logique entre la faute et le malheur, quand il dit que le héros tragique est « un homme qui [...]
doit [...] à quelque faute, de tomber dans le malheur », ou qu’il faut « que le passage se fasse
[...] du bonheur au malheur, et soit dû non à la méchanceté mais à une grande faute ».
(Poétique, chap. 13). Et, par la même occasion, on voit bien pourquoi la faute est « grande »
chez Aristote: c’est parce que seule une grande faute peut légitimer suffisamment « un
renversement de grande amplitude »(8).
Mais ce précepte de la grande faute ne laisse pas de se heurter à la fascination indéniable
qu’exerçaient sur la scène tragique les héros vertueux et innocents. En effet, bien qu’elle
puisse vraisemblabiliser la catastrophe, une faute grave ne risque-t-elle pas, par contrecoup,
de diminuer la sympathie du spectateur envers ce personnage coupable? Pour réussir une
tragédie, ne vaut-il pas mieux, au contraire, que la faute soit minime, ce qui facilitera la
production de la compassion du spectateur? (Rappelons encore que selon la définition aristotélicienne « la pitié s’adresse à l’homme qui n’a pas mérité son malheur », Poétique, chap.13).
C’est ce que soutenait, effectivement, un des doctes classiques les plus importants du XVIIe
siècle, La Mesnardière. Il écrit dans sa Poétique:
Surtout il [le poète] doit faire en sorte (et ceci est très important, et même très
raisonnable, bien qu’il soit contre l’usage) que le Héros de son Poème, qui souffre
les infortunes, paraisse bon et vertueux presqu'en toutes ses actions.
Je dis simplement presqu’en toutes; car il suffit qu’il commette une faute médiocre
dont même l’exemple est mauvais: Et la plus belle Passion qu’excite la Tragédie,
étant celle de la Pitié, il serait impossible au Poème d’attendrir autant qu’il doit le
cœur de ses Auditeurs, s’il n’exposait autre chose que la juste punition d’une fort
méchante personne, et par conséquent odieuse. (Nous soulignons).(9)
On comprend bien que, pour un critique qui donne le primat absolu à la pitié (« la plus
belle Passion qu’excite la Tragédie, étant celle de la Pitié »), le héros soit de préférence quasi
entièrement vertueux. Mais il est à souligner que La Mesnardière radicalise la notion de bonté
des mœurs — ou de « qualité » du caractère —, à tel point qu’il finit par gauchir la pensée
d’Aristote, en écrivant « une faute médiocre qui attire un grand malheur »; chez le Stagirite,
on le sait, c’est la bonté du héros qui doit être médiocre, et non la faute. En bonne logique, si
la faute est médiocre, elle ne pourra plus vraisemblablement provoquer un grand malheur.
Mais il y a plus important. On constate que La Mesnardière trahit totalement la notion
aristotélicienne de grande faute causale, avec cette traduction on ne peut plus audacieuse du
texte du Stagirite (chap.13, 1453a5-6):
[...] il [Aristote] dit expressément Que nous mourons de compassion quand nous
voyons souffrir quelqu’un sans qu'il ait fait aucune faute; et que nous mourons de
frayeur lorsque nous voyons châtier les criminels qui nous ressemblent. Cela est fort
intelligible. (p.26; nous soulignons).
À force d’accentuer que le malheur immérité est pitoyable, La Mesnardière admet que le
héros tragique puisse souffrir gratuitement.
Toutefois il ne va pas jusqu’à gommer complètement ce rôle de la faute aristotélicienne,
parce que dans sa formulation une faute médiocre « attire » tout de même le malheur. Et il
écrit ailleurs: « le Héros infortuné qui paraît dans la Tragédie, ne doit pas être malheureux à
cause qu’il est sujet à quelques imperfections; mais pour avoir fait une faute qui mérite d'être
punie », ou bien « [il est souhaitable] qu’elle [une personne malheureuse] accuse plutôt la
faute qui lui attire des malheurs » (éd.cit., p.20 et 77; nous soulignons). Mais dans la plus
grande partie de sa Poétique, il ne cesse, en fait, de minimiser la faute du héros, au nom du
principe de la bonté des mœurs qui ne le quitte jamais — et qui veut dire chez lui l’exemplarité
morale des personnages édifiant le spectateur(10). La Mesnardière va donc mettre tout son
effort à préserver le héros tragique de la culpabilité, afin de le rendre davantage digne d’être
plaint:
Ce fruit [moral] étant attaché à deux rameaux opposés, à la punition des méchants, et
plus encore aux bonnes Mœurs des Héros qui ne sont coupables que par quelque
fragilité qui mérite d'être excusée, le Philosophe [Aristote] a grand sujet de répéter
fort souvent que les Poètes doivent tâcher d’introduire des Personnages qui aient de
nobles habitudes, et des sentiments exemplaires, bien qu’ils commettent quelques
fautes [...]. (p.141; nous soulignons).
comment se fait-il que le héros soit « coupable »(p.141)? Quelle est exactement cette faute
qui mérite à la fois « d’être punie » (p.20) et « d ’être excusée » (p.141)? Ne s’agit-il là, en fin
de compte, que du galimatias d’une « espèce de fou »?(11) Mais écoutons encore ce critique
qui souligne le rôle de l’ignorance dans la faute:
L’Ignorance des Héros qui deviennent malheureux pour des fautes qu’ils ont faites
sans les avoir préméditées, est la seconde qualité qui excite la Compassion [la
première étant l’attitude résignée du héros face à son malheur]. [...] il n’y a point de
Sujets qui excitent mieux les Passions que les peines de ces Héros, qu’on ne peut
nommer innocents, pource qu’ils ont fait de grands crimes, mais qui méritent d’être
plaints, à cause qu’ils les ont commis sans en avoir aucun dessein.
Telle est la merveilleuse Œdipe, qui nous représente un Héros parricide et
incestueux, dont la sévère punition porte l’épouvante et l’effroi dans ces Âmes
dénaturées qui ont quelque disposition à des crimes si exécrables: Et cependant nous
y voyons une innocence si claire, au moins pour la volonté, en ce misérable Prince,
qu’encore qu’il nous semble horrible par les forfaits abominables qui se rencontrent
en lui, il nous fait beaucoup de Pitié, pource qu’ils lui sont arrivés, plutôt qu ’il ne les
a commis. (p.83-84).
Et La Mesnardière d’énoncer la règle générale des crimes commis par le héros tragique:
Qu’il demeure pour constant que les plus exécrables fautes commises par ignorance, peuvent
donner de la Pitié: Mais que les crimes volontaires la détruisent totalement, et qu’ils doivent
être punis par des châtiments exemplaires. (p.85)(12)
Maintenant on comprend mieux les choses: la faute est condamnable quand elle est volontaire,
elle est excusable quand elle est involontaire. Cette expression oxymorique de La Mesnardière
— le héros coupable de sa faute excusable — désigne donc le héros qui est coupable en acte,
mais excusable en intention. Parricide et incestueux, Œdipe est coupable, mais « nous y
voyons une innocence si claire, au moins pour la volonté » (p.84)(13). Le docte français
parvient ainsi à faire une difficile synthèse de deux injonctions aristotéliciennes, à savoir, les
exigences de faute et de qualité dans le caractère du héros. Mais ce, affirmons-le encore, au
prix de l’affaiblissement considérable de la fonction causale de la faute grave, inscrite dans la
doctrine aristotélicienne; chez La Mesnardière, toute faute tragique se doit d’être avant tout
excusable, et sa gravité n’est qu’une condition supplémentaire. Et c’est pourquoi il formule
d’abord « les fautes médiocres » (p.20) qui seront, à côté des crimes volontaires, pleinement
excusables — comme la « jalousie » de Thésée ou l’« infidélité » de Jason (p.20) —, et s’il
faut parler de ces « grands crimes », de ces « exécrables fautes », il y cherche une circonstance
atténuante qu’est l ’intention de leur auteur. En définitive, la faute n’a de sens à ses yeux que
dans la mesure où elle mérite la pitié du spectateur. La différence entre le philosophe grec et
le savant français est évidente.
Il est de fait que La Poétique de La Mesnardière, remplie de nombreuses inconséquences qui
d’autres écrits théoriques importants à l’âge classique, tels que Les Sentiments de l’Académie
ou La Pratique du théâtre. Mais autant que nous sachions, ni Chapelain, ni d’Aubignac ne se
soucient guère de la question qui nous intéresse ici. Et cela se comprend d’ailleurs assez
facilement, car, dans la Poétique d’Aristote, il est évident que la question de la constitution
des caractères est secondaire par rapport à celle de la mise en intrigue: un bon poète commence
toujours par choisir un sujet, puis il élabore les caractères convenables à son sujet, mais
jamais inverse(15). Il n’est donc rien d’étonnant à ce que les héritiers de ses préceptes ne se
préoccupent pas tant de la faute du héros et de sa bonté qui ne relèvent a priori que des
caractères. Toujours est-il que la réflexion de La Mesnardière sur la faute et la bonté des
mœurs, aussi boiteuse qu’elle fût, ne demeura pas stérile. Bien au contraire, elle influencera
très largement la théorie dramatique d’un Corneille, et passera jusqu’à la tragédie de Racine.
°°°
En un mot, la conception de la faute médiocre chez La Mesnardière comportait deux
finalités dramaturgique et morale: 1) innocenter le héros le mieux possible, afin de provoquer
par ce biais le plus de pitié possible auprès du spectateur; 2) éduquer le public par ce théâtre
moralement correct qui lui donne un exemple. Et Corneille rejoindra La Mesnardière dans cet
objectif de rendre le héros pur de tout point.
Contrairement à l’histoire, l’Antiochus de Corneille ne force pas Cléopâtre sa mère à
prendre le poison qu’elle avait préparé pour lui. Et dans son Discours de la tragédie, Corneille
déclare que c’est pour que le public aime davantage son héros qu’il a fait cette entorse aux
données historiques:
Cela fait deux effets. La punition de cette impitoyable mère laisse un plus fort
exemple, puisqu’elle devient un effet de la justice du Ciel, et non pas de la vengeance
des hommes; d’autre côté Antiochus ne perd rien de la compassion, et de l’amitié
qu’on avait pour lui, qui redoublent plutôt qu’elles ne diminuent; et enfin l’action
historique s’y trouve conservée malgré ce changement, puisque Cléopâtre périt par
le même poison qu’elle présenta à Antiochus.
[...] C’est un soin que nous devons prendre de préserver nos héros du crime tant
qu’il se peut, et les exempter même de tremper leurs mains dans le sang, si ce n’est
en un juste combat.(16)
Est-il besoin de rappeler ici ce que disait La Mesnardière: le poète « doit faire en sorte [...]
que le Héros de son Poème, qui souffre les infortunes, paraisse bon et vertueux presqu’en
toutes ses actions »? Le dramaturge prenait exactement le même soin que le docte. Il est
cependant nécessaire de remarquer que Corneille, qui raisonne en tant que praticien, se fait
une autre priorité que La Mesnardière. Pour ce dernier, le principe de la bonté des mœurs est
somme toute subordonné à une fin morale — il faut édifier le spectateur par les bons
sentiments du héros —, tandis que Corneille, qui a franchement rejeté toute idée de moralisme
théâtral, manifeste sa préférence au héros vertueux eu égard à son efficacité dramaturgique:
bon dramaturge tient compte de « cet intérêt qu’on aime à prendre pour les vertueux », et «
[...] il est certain que nous ne saurions voir un honnête homme sur notre théâtre, sans lui
souhaiter de la prospérité, et nous fâcher de ses infortunes. » (Discours du poème dramatique,
p.122).
Mais sauf cette différence concernant le but à atteindre — moral pour La Mesnardière,
pragmatique pour Corneille —, la ressemblance est évidente: tous les deux répugnent à la
faute grave d’Aristote qui entache le héros. Et Corneille va plus outre dans cette voie. Le
héros vertueux de La Mesnardière commet malgré tout une faute (qui serait de préférence
légère ou médiocre), mais Corneille déclare sans ambages que le héros peut être — ou plutôt,
doit être — parfaitement innocent, bref, pur de toute faute.
Il faut y voir bien évidemment sa théorie de la perfection de la peinture du caractère, qui a été
magistralement analysée par G.Forestier. Pour reprendre donc les termes de ce dernier: «
L’héroïsme cornélien est [...] le résultat de l’accrétion de deux impératifs esthétiques d’origine
différente. L’un, qui tourne le dos à la conception aristotélicienne de l’identification, postule
un héros innocent et vertueux afin que le public s’attache à lui. L’autre, issu au contraire
d’Aristote, postule que la peinture des caractères des principaux personnages — héros ou
criminels — exige la perfection. »(17) Si Aristote dit que le caractère doit être bon, Corneille
dit que « c’est le caractère brillant et élevé d’une habitude vertueuse, ou criminelle » (Discours
du poème dramatique, p.129), et l’on obtient ainsi cette dichotomie radicale entre les héros
parfaits et les monstres parfaits.
Corneille ne doit donc pas son concept de héros parfaits exclusivement à La Poétique
de La Mesnardière. Mais nous supposons que cet ouvrage théorique doive l’aider au moins à
la réalisation d’un tel concept. (Rappelons que La Mesnardière a lancé sa Poétique fin 1639,
juste au moment où Corneille cherchait frénétiquement, après la querelle du Cid, à approfondir
ses réflexions théoriques). Premièrement, pour celui qui cherchait à établir le bien-fondé des
œuvres théâtrales qui réussissaient en dehors de la poétique aristotélicienne(18), La Mesnardière
se présentait comme un bon prédécesseur: tout en arborant un aristotélisme rigoureux, ce
critique un peu confus ne cessait en fait de contrer, ou au moins de méconnaître, les préceptes
du Stagirite(19). En second lieu, quand on voulait se débarrasser de la faute aristotélicienne,
La Mesnardière offrait le meilleur point de départ théorique possible: non seulement il postulait
que la faute pouvait être minime, mais il tentait déjà d’assumer la conséquence de cette
(quasi) absence de faute, en signalant l’invraisemblance inévitable de ce type d’action.
Selon La Mesnardière, la tragédie a trois sortes de sujets, à savoir: 1) sujet de la pitié,
2) sujet de la crainte, 3) sujet de la pitié et de la crainte, — et la tragédie ne doit pas
forcément provoquer les deux émotions à la fois. (« La Tragédie a deux Objets, qui sont
d’exciter la Pitié, et de provoquer la Terreur en des Sujets séparés, si un seul n’en est pas
capable; ou de produire ces Passions dans une seule Aventure, si elle en est susceptible. » La
Poétique, p.143)(20). Le premier groupe de sujets, qu’il nomme « les sujets pitoyables »,
désigne ceux qui « exposent toujours les sévères punitions de quelques fautes légères; soit
pour donner de la pitié des Personnes affligées; soit pour avertir l’Auditeur de se tenir net de
tout crime, afin de ne pas tomber entre les mains d’une Justice qui punit rigoureusement
même les fautes médiocres. » (ibid., p.144-145). Le problème, c’est que cette sévérité de la
Cet excès des Punitions fait à peu près la même chose dans les Ouvrages des Poètes,
que fait la trompeuse Hyperbole dans la bouche des Orateurs: Et comme cette Figure
s’élève jusques au mensonge pour faire croire la vérité, les Châtiments de Théâtre
passent jusqu’à la cruauté pour faire craindre la Justice. (p.145).
Ce raisonnement est capital. La Mesnardière, en avouant que la punition d’une faute médiocre
a quelque chose d’exagéré (« cet excès ») comme une hyperbole, reconnaît finalement qu’un
tel sujet tragique, pour suggérer la vérité (en l’occurrence, la justice divine), peut manquer de
naturel dramatique (cohérence logique des faits représentés) et, partant, paraître invraisemblable. Mais qui ose condamner « la trompeuse hyperbole » allant « jusqu’au mensonge », quand
elle ne tend qu’à nous faire voir la vérité salutaire? La fin (morale) justifie les moyens
(artistiques et excessifs), donc. Mais sur le plan de la poétique, le critique a véritablement
franchi un pas décisif: il sape la suprématie de la vraisemblance dans la poésie dramatique.
Disons d’emblée que ce que La Mesnardière a pu enseigner à Corneille, c’est cette
possibilité accordée aux poètes tragiques de négliger la vraisemblance théâtrale. À y regarder
de près, tout ce que La Mesnardière développe autour de sa faute médiocre ne fait que
montrer qu’un tel sujet, dépourvu fortement de responsabilité du héros, constitue bel et bien
un scandale — bien que La Mesnardière récuse ce mot (La Poétique, p.147). Là où le
malheur et la faute ne s’équilibrent pas, il y a une ombre de répulsion qui mène à l’invraisemblance. Mais les meilleurs tragiques grecs, malgré tout le poids de l’autorité d’Aristote, ne
faisaient justement que nous raconter des histoires scandaleuses. Si bien que, quand on
s’apercevait qu’un poète ne devait pas systématiquement culpabiliser le héros d’une tragédie,
et qu’on pouvait de la sorte très bien réussir en outre, il était logique d’en assumer l’aspect
scandaleux en tant que tel.
Corneille ne niera donc point que les infortunes de la vertu puissent provoquer un
sentiment de répulsion; il dit seulement que ce sentiment s’adresse aux persécuteurs — donc
les persécutés restent entièrement en dehors du miaron —, et le reste est de « ménager »
habilement ce sentiment dangereux.
Quelques interprètes poussent la force de ce mot grec miaron qu’il fait servir d’épithète
à cet événement, jusqu’à le rendre par celui d’abominable. À quoi j’ajoute qu’un tel
succès excite plus d’indignation et de haine contre celui qui fait souffrir, que de pitié
pour celui qui souffre, et qu’ainsi ce sentiment, qui n’est pas le propre de la tragédie
à moins que d’être bien ménagé, peut étouffer celui [le sentiment de pitié] qu’elle
doit produire et laisser l’auditeur mécontent par la colère qu’il remporte, et qui se
mêle à la compassion qui lui plairait, s’il la remportait seule. (Discours de la tragédie,
p.144).
La formulation est claire: la répulsion peut anéantir la pitié « à moins que d’être bien
ménagée », c’est-à-dire, si l ’on réussit à ménager la répulsion, elle peut très bien exister dans
la tragédie, et par conséquent, le sujet dit invraisemblable qui donne à voir les innocents
ménager la répulsion, tout en conservant, avec ses héros parfaits purs de toute faute, le
schéma dangereux qui frise l’invraisemblance. Le poète a choisi donc, de propos délibéré,
d’exploiter l’« hyperbole »(21).
°°°
Voyons maintenant les deux solutions proposées par Corneille pour introduire sur la
scène les héros parfaits: il faut faire en sorte que 1) les innocents persécutés triomphent à la
fin; ou 2) que les méchants qui les tyrannisent paraissent suffisamment humains(22). Le cas
1) est facile à comprendre; il s’agit de la tragédie à fin heureuse qui, évitant une issue fatale
in extremis, rassure le spectateur. Le cas 2) est plus astucieux; en humanisant le persécuteur,
Corneille le rapproche du modèle aristotélicien: loin d’être un homme juste, il n’est pas pour
autant « tout à fait méchant », ce qui empêche de causer trop d’indignation. Dans tous les cas,
ce qui compte pour Corneille, c’est cette configuration extrêmement violente dans laquelle un
innocent parfait souffre ou est tué par un méchant. (À cela s’ajoute évidemment « le surgissement
de violences au cœur des alliances »(23)).
Mais à la lecture de ces passages dans le Discours de la tragédie, on ne peut pas
s’empêcher de penser à un autre poète que Corneille, à savoir Racine. Le cas 1) ne s’applique-t-il
pas en effet à Andromaque, Mithridate, Iphigénie, Esther et Athalie où les innocents opprimés
sont tous sauvés? Quant au cas 2) qui présente les criminels « humains », ne peut-on pas y
voir un procédé typiquement racinien qu’on trouve par exemple dans Britannicus, Bajazet ou
Phèdre?
D’abord il y a tout lieu de croire que Racine pensait comme Corneille que la persécution
de l’innocence était éminemment génératrice de pitié et d’intérêt du spectateur. Aussi n’hésite-t-il
pas à utiliser des personnages « tout à fait bons » tels qu’Andromaque, Monime, Iphigénie,
Esther ou Joas qui sont, exactement comme dans le cas 1) de Corneille, persécutés tout au
long de la pièce pour être finalement victorieux. Nous lisons ainsi dans la préface d’Iphigénie
que Racine se fait un plaisir de mentionner la double utilité du personnage d’Ériphile qui est
de rationaliser le dénouement miraculeux et de sauver « une personne aussi vertueuse et aussi
aimable » qu’est Iphigénie:
[...] il ne faut que l’avoir vu représenter pour comprendre quel plaisir j’ai fait au
spectateur, [...] en sauvant à la fin une princesse vertueuse pour qui il s’est si fort
intéressé dans le cours de la tragédie [...] (p.670).
Le malheur des innocents ne fait aucun problème pourvu qu’il n’aille pas jusqu’à leur «
meurtre horrible » (p.670).
Mais revenons au cas 2) cornélien qui est le plus problématique, l’inadmissible pouvant
effectivement arriver. (Par exemple Polyeucte, c’est-à-dire un saint, se fait mourir injustement
par son gendre). Pour prouver que cette tragédie n’est pas répugnante, Corneille dit que Félix,
timide devant le pouvoir romain, n’est qu’un persécuteur « faible », qui se « réconcilie
pleinement avec l’auditoire » par sa conversion finale, et, pour qui l’on peut même avoir «
parfait, ni a fortiori un monstre; Corneille abandonne ici son principe de la perfection du
caractère pour aboutir à l’imperfection du caractère: Félix est un méchant médiocre.
Racine, qui daubait ouvertement sur les « héros parfaits » de Corneille (la première
préface d’Andromaque, p.242), a fait sien toutefois ce type de traitement des criminels dans
la tragédie cornélienne. Quand il ensanglante la tragédie par la mort de ses premiers acteurs
(Britannicus, Bajazet, Hippolyte), on voit en effet qu’il s’évertue toujours à charger leurs
bourreaux d’une lueur d’humanité: Néron empoisonneur de son frère renonce une fois à ce
projet, et on sait que, selon l’auteur, il a été critiqué par certains parce qu’il semblait moins
cruel que le modèle tacitéen (la première préface de Britannicus, p.383); Roxane furieuse est
aussi pleureuse que sa rivale Atalide et frémit devant une lettre fatale; et Phèdre, qui a été
secondée par sa suivante calomniatrice, vient se punir devant le spectateur. Ne pas perfectionner
ainsi la méchanceté de ceux qui commettent un crime, n’est-ce pas inviter le spectateur à les
excuser, comme on a pu jadis excuser Félix? Ce qui est certain au moins, c’est que cette sorte
d’humanisation du caractère fautif, en vue de le rendre plus pitoyable, était délibérément
opérée par l’auteur: « J’ai même pris soin de la [Phèdre] rendre un peu moins odieuse qu’elle
n’est dans les tragédies des Anciens, où elle se résout d’elle-même à accuser Hippolyte. J’ai
cru que la calomnie avait quelque chose de trop bas et trop noir pour la mettre dans la bouche
d’une princesse qui a d’ailleurs des sentiments si nobles et si vertueux. » (la préface de
Phèdre, p.745)(24). Dans cette perspective, la parole suivante d’Œnone adressée à Phèdre
semble lourde de sens: « Regardez d’un autre œil une excusable erreur. » (Phèdre, v.1296;
nous soulignons).
« Une excusable erreur »... En fait, nous voici de nouveau face à la définition de la
faute par La Mesnardière: « quelque fragilité qui mérite d’être excusée ». Selon toute probabilité,
Racine devait concevoir la faute comme le docte français, en disant « Il faut [...] qu’ils [les
personnages tragiques] tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans
les faire détester » (la première préface d’Andromaque, p.242; nous soulignons). L’essentiel
n’est pas d’établir un rapport de causalité manifeste entre la faute et la chute du héros, mais
de faire aimer le héros malgré quelque faute. D’où résulte que la faute est toujours diluée par
de nombreuses circonstances atténuantes qui opacifient la frontière entre le condamnable et
l’excusable. Dans Phèdre, Thésée a été trompé par Œnone; elle n’a tout fait que pour sauver
Phèdre, laquelle n’aurait pas avoué son amour à Hippolyte sans la fausse nouvelle de la mort
de son mari. On se rend compte que cette espèce de structuration des faits ne tendait qu’à
brouiller toujours les pistes, qu’à rendre davantage difficile de mesurer exactement la gravité
de la faute des personnages: coupables en acte, ils paraissent pourtant innocents « au moins
pour la volonté ».
Mais ce qu’il y a de plus remarquable dans ces trois pièces où les innocents périssent
(Britannicus, Bajazet et Phèdre) — c’est-à-dire le cas 2) de Corneille —, c’est que non
seulement les méchants médiocres, mais aussi les innocents eux-mêmes concourent à rendre
la catastrophe équivoque. C’est la fameuse définition racinienne de la faute comme l’«
imperfection » du caractère(25). Ainsi, l’Hippolyte traditionnel étant un homme si pur, Racine
le fera « un peu coupable » d’aimer une fille interdite par son père(26); du coup, selon Racine
au moins, il doit passer pour le cas intermédiaire aristotélicien, et à ce titre, il ne provoque
d’Aristote. Il suffit de lire avec un peu d’attention pour voir que l’amour d’Hippolyte pour
Aricie — donc sa culpabilité — n’a aucune relation de cause à effet avec la colère de Thésée
qui maudit son fils avant d’en connaître quoi que ce soit (Phèdre, v.1065sq.); autrement dit,
Hippolyte ne tombe pas dans le malheur à cause de sa culpabilité. De même pour Bajazet qui,
tout en paraissant coupable d’avoir trompée la sultane, ne doit pas sa mort à cette faute, car
Roxane, après avoir tout su, lui pardonne son mensonge une fois pour toutes et, l’invite
toujours à vivre avec elle (Bajazet, V, iv). Quant à Britannicus, sa « crédulité » contribue
certes à sa perte, mais elle ne constituera aucunement une faute grave, et n’a rien à voir
d’ailleurs avec la décision prise par Néron(27). L’imperfection de ces personnages n’est donc
qu’une apparence de la faute grave, qu’une impression trompeuse de la responsabilité du
héros.
Ici, le retour à La Mesnardière nous sera encore utile pour comprendre une telle
malléabilité de la faute. En essayant de justifier le malheur d’Œdipe, La Mesnardière soutient,
le titre grec à l’appui, que ce personnage est digne d’être châtié parce que c’est un homme
méchant et brutal envers tout le monde, qualités liées à un tyran. « [...] Et partant nous devons
conclure que ce Prince parricide n’a point été malheureux sans l’avoir bien mérité, puisqu’il
n’y a point de coupables si dignes des infortunes, que ces âmes sanguinaires, vides de toute
humanité, et qui ne connurent jamais ni la douceur, ni la clémence. » (La Poétique, p.112).
Mais bien entendu, son caractère vicieux n’est pas à même de justifier le sort qu’il subit: ce
n’est pas parce qu’il est méchant qu’il tue son père ou épouse sa mère. Cette thèse ne tient
donc point(28). Mais dramaturgiquement, elle est d’un intérêt certain; elle arrive à légitimer
le malheur immérité en fabriquant une illusion de causalité basée sur cette sorte de fausse
logique: « involontaire, Œdipe n’est pas responsable du parricide ni de l’inceste; or il est
brutal et violent avec son entourage; donc il peut être puni cruellement ». Le châtiment est
ainsi motivé de façon strictement psychologique. Et il y a cent à parier que Racine savait
parfaitement que ce type de motivation illusoire était opératoire au théâtre, quand il dit au
sujet d’Ériphile qu ’elle « mérite en quelque façon d’être punie, sans être pourtant tout à fait
indigne de compassion » (la préface d’Iphigénie, p.670; nous soulignons), tandis qu’il est
indiscutable que la délation d’Ériphile ne prépare absolument pas la réalisation de l’oracle,
c’est-à-dire sa mise à mort. Mais quand, par exemple, on cherche la cause de la mort de
Bajazet dans son mensonge, on ne s’aperçoit pas forcément que l’on est guidé en fait par la
main du poète.
Faire endosser une fausse responsabilité par les victimes pour cacher l’iniquité de
l’action; diluer la faute des criminels effectifs afin de ne pas bloquer la pitié. Voilà, en peu de
mots, l’opacification de la faute tragique dans le théâtre de Racine qui voulait faire passer un
scandale inadmissible — la mort d’un innocent — de façon vraisemblable. En somme, le
travail du poète consiste à plonger le spectateur dans l’indécidabilité de l’affaire où aucun de
ces personnages « médiocres » ne semble ni suffisamment condamnable, ni parfaitement
innocent. Le travail est si bien réussi que certains ont tenté de trouver la vraie faute tragique
racinienne dans l’injustice du Père ou dans le seul fait de vivre dans ce monde. À cette
question épineuse, nous répondrons ici seulement que le bréviaire de tous les dramaturges
classiques nommait cette espèce de vision du monde le « miaron ».
°°°
Minimiser la faute du héros. Telle était, en face de l’hamartia aristotélicienne, la
préoccupation majeure de la dramaturgie classique qui voulait à tout prix « plaire » au public.
À la suite de la « faute excusable » de La Mesnardière, Corneille la réduit jusqu’à la nullité
avec ses héros parfaits; mais la punition de l’innocence nécessitant un traitement dramaturgique
délicat, Corneille opéra aussi l’humanisation des méchants, ce qui annonçait les personnages
de Racine dont la responsabilité devenait extrêmement ambiguë. La faute d’Ériphile n’est pas
la vraie cause de sa mort, mais elle semble mériter la punition parce que la motivation
psychologique du spectateur — un acte blâmable doit être puni — l’emporte sur l’enchaînement
logique des faits. Ainsi l’ambiguïté de la faute racinienne nous fait voir qu’elle est en fait
indissolublement liée à l’ambiguïté même du processus de vraisemblabilisation dans un discours
théâtral. Citons un exemple célèbre: que la statue de Mitys tombe sur son assassin et qu’elle
le tue(29), on établit tout de suite une relation causale vraisemblable qui n’est qu’une croyance
surnaturelle invérifiable. L’habileté d’un poète dramatique ne consiste donc pas seulement à
savoir peindre les méandres du cœur humain, mais à manipuler savamment la psychologie du
spectateur.
(Cet article a été réalisé grâce à la subvention accordée par le ministère de l’éducation
nationale).
Notes
(1)La première préface d’Andromaque, éd. R.Picard, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
t.I, 1950, p.242.
(2)L’Examen du Cid, éd.G.Couton, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t.I, 1980, p.700.
(3)Aristote, Poétique, chap.13, 1453a7, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, 1980, p.77.
(4)« Il est donc évident, tout d’abord, qu’on ne doit pas voir des justes passer du bonheur au
malheur — cela n’éveille pas la frayeur ni la pitié, mais la répulsion —; ni des méchants
passer du malheur au bonheur — c’est ce qu’il y a de plus étranger au tragique, puisque
aucune des conditions requises n’est remplie: on n’éveille ni le sens de l’humain, ni la pitié,
ni la frayeur —; il ne faut pas non plus qu’un homme foncièrement méchant tombe du
bonheur au malheur: ce genre de structure pourrait bien éveiller le sens de l’humain, mais
certainement pas la frayeur ni la pitié; car l’une — la pitié — s’adresse à l’homme qui n’a pas
mérité son malheur, l’autre — la frayeur — au malheur d’un semblable, si bien que ce cas ne
pourra éveiller ni la pitié ni la frayeur. » (chap.13, 1452b34-1453a7, p.77).
(5)Chap.13, 1453a7-10, p.77.
(6)En constatant que l’Iphigénie à Aulis, le premier prix au concours, une des meilleures
pièces à l’époque, n’est rien d’autre que le sujet des justes passant du bonheur au malheur,
Dupont-Roc et Lallot ont noté: « On se défend difficilement de l’idée qu’entre autres symptômes
le silence quasi total de la Poétique sur l’Iphigénie à Aulis dissimule une tension entre les
esthétique du spectateur. » (éd.cit., p.241).
(7)« Puisque la tragédie est une représentation d’hommes meilleurs que nous, il faut imiter
les bons portraitistes: rendant la forme propre, ils peignent des portraits ressemblants, mais en
plus beau; de même le poète qui représente des hommes coléreux, apathiques, ou avec
d’autres traits de caractère de ce genre, doit leur donner, dans ce genre, une qualité supérieure;
un exemple en matière de dureté, c’est Achille d’Agathon et d’Homère. » (chap.15, 1454b8-14,
p.87). On sait que la « qualité » du caractère devrait désigner, plutôt que la qualité morale, la
qualité de la transformation esthétique de l ’activité mimétique. Chapelain disait déjà que la «
bonté » du caractère n’était qu’un autre nom de la convenance (Chapelain, Préface de l’Adone
du Marin, dans Opuscules critiques, éd. Hunter, Droz, 1936. p.102-103). Mais « une charge
morale positive » n’est pas pour autant absente du terme khrèstos (note de Dupont-Roc et
Lallot, p.263), et c’est la raison pour laquelle au XVIIe siècle on hésitait tant à cet égard.
(8)La note de Dupont-Roc et Lallot, éd. cit., p.247; ils disent encore: « la faute se trouve
ordonnée au malheur. » (ibid., p.247).
(9)La Mesnardière, La Poétique, Antoine de Sommaville, 1639; Slatkine Reprints, 1972,
p.17-18.
(10)Les personnages tragiques « doivent produire » l’utilité, « en paraissant Exemplaires »,
dit La Mesnardière. En glosant l’utile dulci horatien donc, il déclare qu’« il faut qu’en général
la Tragédie soit attachée au profit du Spectateur, et qu’elle fasse pénétrer les bons sentiments
dans son âme parmi le divertissement. » (p.140-141).
(11)« Pour revenir à La Mesnardière, c’est une espèce de fou qui n’est pas ignorant; mais
c’est un des plus méchants auteurs que j’aie vus de ma vie. » (Tallement des Réaux, Historiettes,
éd.A.Adam, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t.I, 1960, p.576).
(12)Voir encore: « [...] Aristote examinant les moyens qui font naître les Passions dans le
Poème de Théâtre, nous apprend que l’Ignorance de la Personne tragique, et l’Aveuglement
de son âme excitent la Compassion; pource qu’il est naturel de plaindre les infortunes qui
arrivent aux personnages qui ont failli par ignorance, ou qui ont été transportés de quelque
passion véhémente, qui excuse aucunement [=en quelque façon] les fautes qu’ils ont commises.
» (La Mesnardière, La Poétique, p.186).
(13)Dans une traduction française d’Œdipe roi, le Chœur s’écrit: « l’acte pourtant n’était pas
volontaire. » (v.1213; éd.J.Bollack, Minuit, 1985; Gallimard, Tel, 1995, p.68). Plus récemment,
F.Goyet a mis en doute l’exactitude de cette traduction (Œdipe roi, LGF, Le Livre de Poche,
1994, p.119), mais nous pensons que la version de Bollack a le mérite de souligner qu’il
n’existe aucune responsabilité individuelle dans le personnage d’Œdipe.
(14)À titre d’exemple, Jason, dont l’infidélité a été une fois présentée comme une faute
médiocre, doit être pourtant « châtié, pour le moins en sa personne, d’être ingrat et infidèle »
(p.21). Il ne suffisait pas par conséquent que sa femme tuât ses enfants, mais il fallait bien
qu’il fût puni en sa personne. Ou bien Thyeste, dont les effets de l’amour sont dits tolérables
(« [il] pèche par l’Amour, dont les effets sont excusables, tenant plus de la faiblesse que de la
malignité » p.145) ne serait pas exempt du reproche de La Mesnardière, car il dit ailleurs à
propos de la « convenance » que tous les rois ne peuvent jamais s’abaisser jusqu’à commettre
un acte « indigne des grandes âmes » (p.250), et ce, même sous l’effet d’une grande passion.
Maison Royale qui commandait dans le Pays [Troie], a été justement punie pour avoir
soutenu ce crime [de Pâris, c’est-à-dire l’enlèvement d’Hélène], qui devait être réparé par
toutes les voies possibles, afin d’éteindre la guerre qui s’allumait dans l’Asie, et qui la
pouvait embraser. » (p.198-199). Mais une juste punition ne devait, on le sait, aucunement
émouvoir le spectateur. Du coup, si la dévastation de Troie n’est qu’une justice divine, toutes
les histoires concernant cette famille n’ont aucune chance de susciter la pitié.
(15)Voir Aristote, Poétique, chap.6, p.53sq.; et Saint-Évremond, Défense de quelques pièces
de théâtre de M.Corneille, dans Œuvres en Prose, éd. Ternois, STFM, t.IV, 1969, p.428-431.
(16)Corneille, Discours de la tragédie, éd.cit., t.III, p.160. (Nous soulignons). Il disait aussi
dans son Discours du poème dramatique: « c’est une maxime infaillible que pour bien réussir,
il faut intéresser l’auditoire pour les premiers acteurs » t.III, p.131-132.
(17)G.Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Klincksieck, 1996, p.223.
On consultera également cet ouvrage au sujet de l’amoralité de la tragédie cornélienne (p.349sq.).
(18)Les Trois Discours de Corneille s’articulent essentiellement sur la réussite d’une pièce de
théâtre; puisqu’il y en a qui plaisent malgré Aristote, il faut défendre leur succès: « trouvons
quelques modérations à la rigueur de ces règles du philosophe, ou du moins quelque favorable
interprétation, pour n’être pas obligés de condamner beaucoup de poèmes que nous avons vus
réussir sur nos théâtres. » (Discours de la tragédie, p.149).
(19)La Mesnardière n’est en aucun cas « un aristotélicien d’aussi stricte obédience » (P.Pasquier,
La Mimèsis dans l’esthétique théâtrale du XVIIe siècle, Klincksieck, 1995, p.45). Au sujet de
l’Œdipe roi de Sophocle, tant prisé par Aristote, le docte français a pu écrire : « Il ne faut [...]
pas estimer qu’un Ouvrage soit très-parfait à cause que le Philosophe [Aristote] en allègue
quelques parties [i.e. la beauté de la reconnaissance]. » (La Mesnardière, La Poétique, p.111).
Et comme nous le verrons, il soutient que le personnage mérite bien son malheur parce qu’il
est tyran, une de ces « âmes sanguinaires, vides de toute humanité » (p.112). Aristote aurait
donc grand tort de le citer en exemple du « cas intermédiaire »...
(20)Il ne serait pas risqué de conjecturer que ce schéma a inspiré la répartition cornélienne
des deux émotions tragiques (pitié et crainte) en deux catégories de personnages (innocents et
méchants) (Discours de la tragédie, p.148). Nous croyons aussi que Corneille a probablement
consulté le docte pour sa notion de « teinture » du mal (Discours de la tragédie, p.147). Voir
le passage déjà cité: « ces Âmes dénaturées qui ont quelque disposition à des crimes si
exécrables » (La Poétique, p.84).
(21)Le véritable manifeste de la poétique cornélienne était en effet: « les grands sujets qui
remuent fortement les passions, et en opposent l’impétuosité aux lois du devoir, ou aux
tendresses du sang, doivent toujours aller au-delà du vraisemblable [...] » (Discours du poème
dramatique, p.118). Le concept de vraisemblance au XVIIe siècle dépassant largement le
cadre de cet article, nous nous bornons à noter ici que cette défense de l’invraisemblable n’est
certes pas inconditionnelle et que cette dernière doit être soutenue, pour se rendre crédible,
par « l’autorité de l’histoire » ou par « la préoccupation [l’idée préconçue] de l’opinion
commune » (ibid., p.118). Toujours est-il que l’invraisemblance d’un sujet violent hors
norme est la clé de voûte du théâtre de Corneille, où la vraisemblabilisation d’un discours
théâtral n’est qu’un embellissement facultatif qu’il appelait: « les ornements de la vraisemblance
(22)« La première [solution] est, quand un homme très vertueux est persécuté par un très
méchant, et qu’il échappe du péril, où le méchant demeure enveloppé, comme Rodogune, et
dans Héraclius, qu’on n’aurait pu souffrir, si Antiochus et Rodogune eussent péri dans la
première, et Héraclius, Pulchérie, et Martian dans l’autre, et que Cléopâtre et Phocas y
eussent triomphé. Leur malheur y donne une pitié, qui n’est point étouffée par l’aversion
qu’on a pour ceux qui les tyrannisent, parce qu’on espère toujours que quelque heureuse
révolution les empêchera de succomber, et bien que les crimes de Phocas et de Cléopâtre
soient trop grands pour faire craindre l’auditeur d’en commettre de pareils, leur funeste issue
peut faire sur lui l’effet dont j’ai déjà parlé. Il peut arriver d’ailleurs qu’un homme très
vertueux soit persécuté, et périsse même par les ordres d’un autre qui ne soit pas assez
méchant pour attirer trop l’indignation sur lui, et qui montre plus de faiblesse que de crime,
dans la persécution qu’il lui fait. » (Discours de la tragédie, p.150).
(23)Aristote, Poétique, chap.14, 1453b18, p.81.
(24)Cf. « Toute la liberté que j’ai prise, ç’a été d’adoucir un peu la férocité de Pyrrhus, que
Sénèque, dans sa Troade, et Virgile, dans le second de l’Énéide, ont poussé beaucoup plus
loin que je n’ai cru le devoir faire. » (la première préface d’Andromaque, p.241).
(25)« Les autres se sont scandalisés que j’eusse choisi un homme aussi jeune que Britannicus
pour le héros d’une tragédie. Je leur ai déclaré, dans la préface d’Andromaque, les sentiments
d’Aristote sur le héros de la tragédie; et que bien loin d’être parfait, il faut toujours qu’il ait
quelque imperfection. Mais je leur dirais encore ici qu’un jeune prince de dix-sept ans, qui a
beaucoup de cœur, beaucoup d’amour, beaucoup de franchise et beaucoup de crédulités,
qualités ordinaires d’un jeune homme, m’a semblé très capable d’exciter la compassion. Je
n’en veux plus davantage. » (la première préface de Britannicus, p.385-386).
(26)« Pour ce qui est du personnage d’Hippolyte, j’avais remarqué dans les Anciens qu’on
reprochait à Euripide de l’avoir représenté comme un philosophe exempt de toute imperfection.
Ce qui faisait la mort de ce jeune prince causait beaucoup plus d’indignation que de pitié. J’ai
cru devoir donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, sans
pourtant lui rien ôter de cette grandeur d’âme avec laquelle il épargne l’honneur de Phèdre, et
se laisse opprimer sans l’accuser. J ’appelle faiblesse la passion qu’il ressent malgré lui pour
Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels de son père. » (la préface de Phèdre,
p.746).
(27)Notons à cette occasion que, d’après Aristote, ce qui importe au théâtre, c’est ce qu’on
fait, et non pas ce qu’on est: « le but visé est une action, et non une qualité » (Aristote,
Poétique, chap.6, 1450a18, p.55). Il est donc difficile de supposer que Racine ait tenté, avec
le sujet de Britannicus, de faire une tragédie où le héros tombe dans le malheur à cause de son
caractère et non pas son acte.
(28)L’interprétation de la faute tragique comme le « défaut de caractère » a été pourtant
persistante. Voir S.Saïd qui l’attribue à « la myopie de la critique » (La Faute tragique,
Maspero, 1978, p.15).
(29)Aristote, Poétique, chap.9, 1452a 8, p.67.
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