Introduction
Ce qui fut et ce qui reste
Tout petit, j’entendis des voix : la politique m’appelait.
On n’en parlait pas beaucoup à la maison, moins encore dans la cour de l’école. Mais les
journaux me fascinaient. J’en lisais ce que je pouvais, dès que j’avais fini mes devoirs. N’importe
quel article du Figaro (mon père refusait de lire Le Monde) me paraissait plus intéressant que
n’importe quel roman. Pour dire la vérité, un demi-siècle a passé depuis lors sans que j’aie changé
d’état d’esprit. Si ce n’est que j’ai remplacé Le Figaro par Le Monde. Et que tous les journaux
finissent par se ressembler.
L’expédition de Suez (octobre 1956 : je revois mes parents entasser, la mine sombre, des
provisions de sucre dans leurs cantines d’Afrique), le retour de De Gaulle au pouvoir (Noël 1959 à
l’Élysée, en compagnie des bons élèves de la ville de Paris, avec le général en uniforme me tapotant
la tête), la guerre d’Algérie (je me demandais si elle serait finie avant que j’aie l’âge d’être appelé),
la décolonisation (cette fois, c’est Mokhtar Ould Dadah qui me tapote la tête à la sortie de l’école),
le putsch des généraux (oreille collée au « transistor »), l’OAS (lueurs bleues des « plasticages »
dans la nuit), la crise de la baie des Cochons, la jupe de Marilyn, l’assassinat de Kennedy : voilà les
événements qui marquèrent mon enfance. Une enfance parmi d’autres, finalement bien tranquille
malgré le bruit du siècle.
Ensuite, ce fut la classe de philo. Là, commencèrent les choses sérieuses : Marx et Freud, bien
sûr, mais également les Grecs.
« Les Grecs, dit Cornelius Castoriadis, n’ont pas inventé le politique (c’est-à-dire l’institution de
la société, ni même celle du pouvoir explicite) ; ils ont inventé la politique (c’est-à-dire la mise en
question de l’institution établie de la société – ce qui présupposait, et cela est clairement affirmé au
V siècle, qu’au moins de grandes parties de cette institution n’ont rien de “sacré” ni de “naturel”,
mais qu’elles relèvent du “nomos”), en même temps que la philosophie et la démocratie (la
démocratie est le mouvement qui vise à ré-instituer globalement la société, et la philosophie,
l’instrument de réflexion critique qui doit permettre d’atteindre ce but) . »
Si cette phrase provient d’un texte publié en 1990, les définitions qu’elle propose correspondent à
ce que j’attendais, dès 1966, de la philosophie. Dès le début de mes études, en effet, je sus qu’écrire
et lire étaient des actes politiques – les seuls actes politiques qui en valaient la peine, ou les seuls,
en tout cas, dont je me sentais capable. Et, d’emblée, l’objectif ultime que j’assignai à cette activité
fut la ré-institution de la société – autrement dit, l’instauration d’une véritable démocratie (dont il
me semblait évident qu’elle était encore loin d’exister dans mon pays).
Sans que personne ne m’ait poussé, j’avais choisi ma voie.
e
1