Cours Poncet – Philosophie – M. Cieniewicz
Je voudrais commencer par un rappel des caractéristiques de la conception que je propose
des vérités (car il faut toujours mettre cela au pluriel), de façon à pouvoir faire une première
situation de la question de l'immanence des vérités. C'est un problème dont j'espère pouvoir vous
démontrer qu'il est un problème non seulement très important, mais même tout à fait crucial
aujourd'hui ; ce n'est pas simplement un problème technique de la philosophie, c'est une question
tout à fait fondamentale de l'orientation de la pensée, et finalement de l'existence, dans le monde
contemporain.
Ces caractéristiques sont au nombre de six.
1. Par « vérité », j'entends une construction, un processus, une création, et donc pas quelque
chose qui relèverait de l'exactitude d'un jugement (c'est-à-dire la conception classique de
l'adéquation de la pensée et du réel). Les vérités sont un type particulier de création, je suis d'accord
sur ce point avec Descartes (la création par Dieu des vérités éternelles) qui considérait que les
vérités faisaient partie du monde, qu'elles étaient dans le monde, au même titre d'une certaine
manière que les objets matériels. A ce propos, je ne pense pas qu'il soit pertinent d'opposer
l'idéalisme au matérialisme à partir de la distinction entre la pensée et le réel (primat de la première
sur le second pour l'idéalisme, et l'inverse pour le matérialisme). Car cette conception très courante
méconnaît ce point (matérialiste) fondamental que la pensée fait partie du réel. C'est déjà avoir pris
une position idéaliste que de définir le matérialisme par une primauté du réel sur la pensée. Ce que
nomme donc le terme « vérité », c'est l'un des processus de pensée qui font partie du réel et à ce titre
on peut le désigner et le montrer comme existant dans le monde.
2. Ce processus inclut un élément hasardeux, un élément irréductible aux figures de la
nécessité du monde à l'intérieur duquel il y a ce processus. Comme vous le savez, j'appelle
« événement » cette rencontre d'indétermination qui est contenue dans tout processus de vérité, en
tant qu'il en est le point d'origine. Il se produit quelque chose comme une coupure dans le tissu des
nécessités constitutives d'un monde. On pourrait dire aussi que toute vérité commence par
l'interruption d'une répétition. Une vérité ne sera pas entièrement réductible aux données du monde
dans lequel elle est construite, elle en sera en quelque manière séparée par une distance infiniment
petite qui est le décalage hasardeux à son origine. C'est sur ce point que repose la possible
universalité d'une vérité, c'est-à-dire sa non-absorption complexe au monde dans lequel elle a été
créée.
3. Le processus de construction d'une vérité est aussi et en même temps construction d'un
sujet de vérité, qui est le principe d'orientation de la construction. Des éléments du monde sont
traités point par point à la lumière du processus de vérité lui-même. Étant entendu que « sujet » ici
n'est pas réductible à « individu » au sens psychologique ordinaire du terme. Il l'enveloppe mais
aussi il le dépasse.
4. Ce que construit ce processus est universel. L'universel n'est pas réductible à une
catégorie logique, ce n'est pas l'universalité d'un jugement (ce n'est pas le quantificateur universel).
L'universalité désigne ceci qu'une vérité peut être intelligible (c'est-à-dire comprise comme vérité)
et déployée (c'est-à-dire continuée, remaniée, …) dans un autre monde que celui elle a surgi.
Ainsi il est tout à fait possible de mettre en scène aujourd'hui une tragédie de Sophocle, bien que les
matériaux dont elle est construite ne nous disent plus grand chose, il faut l'avouer ; nous n'avons
plus d'empathie immédiate avec ce type de monde qui est un monde disparu qu'il nous faut
reconstituer historiquement. Néanmoins il nous est possible non seulement de comprendre une
tragédie de Sophocle, maisme de la prolonger, de s'installer dans cette vérité pour la continuer,
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l'élargir, et ce faisant la rendre praticable (ainsi d'une nouvelle mise en scène, d'une nouvelle re-
présentation, qui en est proposée). Et la même chose peut être dite, par exemple, des Éléments
d'Euclide.
5. Un processus de vérité est un processus infini. Il n'y a pas de sens à parler de son
achèvement, de sa clôture. Dans la mesure, précisément, il peut être re-compris et re-prolongé
dans un monde différent, il ne contient pas de finitude intrinsèque. Toute vérité est donc ouverte.
6. Il y a essentiellement quatre types de procédures de vérité : la science (qui fait vérité du
lien possible entre écriture et réel), l'art (qui fait vérité de la lisière entre forme et informe), la
politique (qui fait vérité de la capacité collective, de ce que le collectif est capable de faire de lui-
même) et l'amour (qui fait vérité de la différence comme telle, dans la médiation des positions
sexuées).
Ce qui me permet de vous proposer une définition provisoire de ce que c'est qu'une vérité.
Une vérité est un processus hasardeux quant à sa possibilité, subjectif dans sa durée, particulier
dans ses matériaux, universel dans son adresse ou son résultat, infini dans son être et déployé selon
quatre types distincts de processus. Une définition plus courte, mais qui contient à sa manière tout
cela, c'est de dire qu'une vérité c'est une exception immanente au monde elle surgit. Formulation
se concentre le fait qu'une vérité est produite en immanence à un monde, qu'elle est une
production dans le monde, et qu'elle est aussi, en raison de son universalité potentielle, en exception
à ce monde.
Alain BADIOU, Notes du séminaire 2012-2013.
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