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Samim Akgönül
La naissance du concept de minorité en Europe
Colloque : Minorités religieuses dans l’espace européen
Approches sociologiques et juridiques
4 – 5 novembre 2004 Strasbourg
Introduction
Le titre de cet article « la naissance du concept de
minorité en Europe » pose en soi plusieurs problèmes :
D’abord on part du postulat que les concepts
« naissent », et en filigrane on accepte qu’ils ont une vie dans
laquelle ils évoluent pour finir par … mourir.
Ensuite, ce titre ne dit pas, délibérément, « la naissance
des minorités en Europe » mais celle du concept qui les
recouvre. Autrement dit, la question est de savoir si l’existence
d’un concept, son vocabulaire et sa sémantique, est
concomitante avec l’objet qu’il désigne. Après tout on peut très
bien accepter que les minorités existaient bien avant la création
de leur conceptualisation. Dans toute société, depuis que
l’homme a conscience de soi-même il y a eu des groupes qui se
sentaient différents de la majorité qui les entourait ou au
contraire qui étaient stigmatisés par cette même majorité,
minorisés si l’on peut dire, ou encore les deux. La minorité est
dans cette optique le constat d’un entre soi entre les Autres,
entre autres… et dans cette optique elle n’a pas besoin qu’on la
conceptualise.
Mais comme nous l’a magistralement appris Foucault,
le langage est performatif
1
: les mots font les choses. Ainsi, nous
1
Dans cet article nous utilisons l’édition suivante : Foucault Michel, Les mots
et les choses : archéologie des sciences sociales, Paris : Gallimard, 1996.
2
pouvons tout aussi bien accepter que la minorité existe depuis
qu’on la nomme, depuis qu’elle se nomme ainsi.
Donc la naissance de la minorité serait en ce sens
contemporaine à la naissance de sa nomination. A partir du
moment la société accepte, crée, entretient, stigmatise
minorise explicitement, la minorité naît.
Et enfin on peut dater la naissance de la minorité, dans
un sens plus politique, à son organisation particularisante.
L’organisation communautaire, et j’utilise ce terme avec sa
définition la plus basique, c'est-à-dire la mobilisation des acteurs
collectifs qui tendent à une régulation autonome du groupe
les individus considèrent qu’ils ont un point en commun,
l’organisation communautaire donc est-elle avant tout la
réponse de la minorité à la majorité
2
?
« Minorité » : un concept difficile à définir
C’est nous touchons à la question, ô combien
épineuse de la définition de ce qu’est une minorité et de ce
qu’est une majorité. Il est inutile et infructueux d’entrer dans ce
débat sans fin, certes, néanmoins il faut expliciter un certain
nombre de données pour une compréhension plus aisée du
texte qui suit.
Le sens donné au terme de « minorité » dans ces pages
peut recouvrir deux états de fait :
Sociologiquement une minorité est un groupe
d’individus, avec une conscience identitaire, numériquement
faible par rapport à la majorité également dotée d’une
conscience identitaire, dominée socio-économiquement ou se
considérant en position de dominée et possédant des
caractéristiques identitaires objectives différentes de celles de la
majorité. On peut facilement mettre dans ce concept, selon les
2
Favreau Louis, Doucet Laval (eds.), Théorie et pratiques en organisation
communautaire. Québec : Presses de l'Université de Québec, 1991.
3
circonstances, les homosexuels, les femmes, une catégorie
socioprofessionnelle, etc.
C’est sur la deuxième définition, plus restreinte, plus
politique et juridique que nous allons insister dans cet article.
Cette définition s’inspire de Capotorti
3
devenue désormais
classique :
a) Etre différent de la majorité de plusieurs
manières ; ces différences sont souvent désignées dans les
documents récents comme ethniques, religieuses et
linguistiques. D’une manière plus nérale on peut considérer
une minorité un sous-groupe intégré géographiquement dans
un groupe plus large (nation/société/peuple) dont les membres
partagent les mêmes caractéristiques qui diffèrent du groupe
environnant
4
.
b) Etre numériquement faible à l’intérieur des
frontières d’un Etat reconnu donné. Il importe peu que la
minorité soit majoritaire dans telle ou telle région de l’Etat. Ce
critère également pose un certain nombre de problèmes dans la
mesure où s’il s’applique facilement aux Etats-Nations unitaires,
il n’en va pas de même pour les Etats fédéraux. Néanmoins, à
peu près l’ensemble des documents internationaux et bilatéraux
exigent une certaine concentration, sans préciser ni le nombre
ni le taux, pour qu’une minorité puisse profiter des droits
spécifiques.
c) Ne pas être dominant politiquement et
économiquement. Le concept de domination doit être explicité.
La terminologie de « majorité dominante » et « minorité
dominée » recouvre des sens légèrement différents dans la
sociologie américaine et la sociologie européenne
5
. Alors que
dans la sociologie américaine le terme « minority » désigne tous
3
Capotorti Francesco, Study on the Rights of Persons Belonging to Ethnic, Religious
and Linguistic Minorities, Nations Unies, 1979.
4
Fairchild Henry (ed.), Dictionary of Sociology, New York : Philosophical
Library, 1944, p. 134.
5
Marden Charle, Minorities in American Society, New York : American Book
Co., 1952, p. 26.
4
les groupes qui se considèrent en position de dominés de
quelque manière que ce soit, par la ou les majorités dominantes,
en Europe le même terme est souvent appliqué à des groupes
qui présentent des particularités « objectives » qui sont à
l’origine d’une discrimination quelconque. C’est dans la
sociologie de Bourdieu que ce rapport de dominé/dominant
apparaît le mieux
6
. Le jeu social, quel que soit le champ que l'on
observe, donc ceci est valable également pour les minorités,
repose toujours sur des mécanismes structurels de concurrence
et de domination. Ces mécanismes font partie de la socialisation
même des individus et des groupes qui les reproduisent
consciemment ou inconsciemment : ils sont devenus pour eux
des habitus transmis principalement par l’école
7
. Ainsi la
domination est considérée comme l’un des principaux critères
de l’état minoritaire et les Afrikaners de l’Afrique du sud de
l’époque de l’Apartheid ne peuvent être considérés comme
constituant une minorité bien que numériquement faibles.
d) Etre citoyen de l’Etat en question, dans la
mesure si les membres d’un groupe donné ne sont pas des
citoyens, ils entrent dans la catégorie d’étrangers. Il faut préciser
que le critère de citoyenneté, bien qu’admis unanimement par
les juristes, est difficilement opérationnel dans la mesure où
sociologiquement parlant il existe beaucoup de communautés
possédant l’ensemble des caractéristiques d’une minorité sans
pouvoir profiter des droits qui en découlent. Les groupes
sociologiquement minoritaires ne possédant pas la citoyenneté
de l’Etat où ils résident peuvent être les résultantes de plusieurs
faits historiques, politiques et sociologiques. Trois phénomènes
sont les plus connus : succession d’Etat sans placement ou
échange de populations complet comme ce fut le cas dans
6
Mucchielli Laurent, « Pierre Bourdieu et le changement social » in
Alternatives économiques, 175, 1999, p. 64-67.
7
Bourdieu Pierre, Passeron Jean-Claude, La reproduction. Éléments pour une
théorie du système d'enseignement, Paris : Minuit, 1970, p. 19.
5
l’ancienne Yougoslavie
8
; déplacement forcé de populations ;
mouvements migratoires contemporains. Sur ce dernier point il
faut constater qu’en Europe, il est souvent possible de
remarquer au sein d’une même population issue des migrations,
une différence juridique entre citoyens et non-citoyens alors que
cette différence ne se constate pas sociologiquement sur le
terrain. Par ailleurs, il est difficile de ne pas accepter comme
minorités nationales les groupes russophones des pays baltiques
qui ne possèdent pas la citoyenneté de l’Etat ils résident. Et
enfin il ne faut pas négliger non plus les apatrides, nombreux au
lendemain des deux guerres mondiales, qui ne correspondent
pas à ce critère de citoyenneté. Et enfin on peut faire une
dernière distinction selon ce critère de citoyenneté entre les
« minorités nationales », c’est-à-dire des groupes qui se
rattachent à un autre nation organisée en Etat (les Turcs de
Bulgarie, les Grecs de Turquie, les Albanais de Yougoslavie
9
,
etc) ; et les « minorités ethno-culturelles » c’est-à-dire des
groupes à forte conscience identitaire sans Etat externe comme
les Basques ou les Corses
10
. Alors que la lutte pour la
reconnaissance de ces dernières a été relativement tardive, les
minorités nationales ont é elles l’objet de luttes et de
négociations dès l’instauration des Etats nations. Prises entre les
sollicitations d’allégeance souvent incompatibles de la part de la
nation externe et de la nation environnante, les minorités sont
vite devenues des enjeux, des instruments voire des victimes
8
Decaux Emmanuel, Pellet Alain (dir.), Nationalité, minorités et succession
d’Etats en Europe de l’Est, Paris : Montchrestien, 1996.
9
« […] la communauté albanaise de Yougoslavie appartient à ce type de
minorité qui constitue le prolongement, sur le territoire d’un Etat, d’une
nation qui possède par ailleurs son propre Etat. » Roux Michel, Les Albanais
en Yougoslavie : minorité nationale territoire et développement, Paris : Editions de la
Maison des Sciences de l’Homme de Paris, 1992, p. 18.
10
Eide Asbjorn, « National Movements, Protection of Minorities and the
Prevention of Discrimination » in Eide Asbjorn, Helgesen Jan, The Futur of
Human Rights Protection in a Changing World, Oslo : Norvegian University
Press, 1991, p. 213-216.
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