LES JURES JUSTICE REPRESENTATIVE ET REPRESENTATIONS DE LA JUSTICE Collection «Logiques Juridiques.. dirigée par Gérard MARCOU Déjà parus: - ASSOCIATION INTERNATIONALE DES JURISTES DEMOCRATES, Les Droits de l'Homme: universalité et renouveau, 1789-1989, 1990. - BOUTET D., Vers l'Etat de Droit, 1991. - SIMON J. P., L'Esprit des règles: réseaux et règlementatioIi aux Etats-Unis, 1991. - ROBERTP. (sousla direction de), Les Politiquesde prévention de la délinquance à l'aune de la recherche, 1991. - ROBERT P. (sous la direction de), Entre l'ordre et la liberté, la détention provisoire, deux siècles de débats, 1992. - LASCOMBEM., Droit constitutionnelde la VèmeRépublique, 1992. - HAMON F., ROUSSEAU D., (sous la direction de), Les institutions en question, 1992. Collection "Logiques Juridiques» dirigée par Gérard MARCOU FRANÇOISE LOMBARD LES JURES JUSTICE REPRESENTATIVE ET REPRESENTATIONS DE LA JUSTICE Editions L'Harmattan 5-7, rue de l'Ecole Polytechnique 75005 Paris @ L'Hannattan, 1993 ISBN: 2-7384-1715-9 ISSN: 1159-375X INTRODUCTION LE JURY: DES REPRESENTATIONS DE LA REPRESENTATION Lequel d'entre nous n'a-t-il pas envisagé, comme certaines émissions de télévision, certains films ou certains romans l'y invitent, d'être. un jour juré, de participer à cette juridiction populaire qu'est le jury de la Cour d'Assises? Populaire, le jury l'est à un double sens: d'abord, parce qu'au contraire de certaines autres juridictions, il jouit d'une certaine visibilité sociale; ensuite, parce qu'il n'est pas rare que l'on dise de lui qu'il constitue la participation du peuple à l'administration de la justice: le jury, dit-on, "représente" le peuple. Du coup, nous voilà confrontés à une notion omniprésente dans le droit: il n'est guère de domaines, en effet, où le droit ne soit envahi de représentation. Pensons au droit de la famille, où la représentation affecte très largement le statut de l'enfant mineur après avoir longtemps grevé le statut de la femme mariée, ou encore au droit des groupements, qu'il s'agisse, par exemple, d'une société ou d'un syndicat. Le droit constitutionnel connaît le même phénomène: souveraineté nationale et régime représentatif baignent notre tissu institutionnel. A ces situations diverses, le droit donne à la représentation un fondement unique: le représenté n'est engagé par les actes du représentant que pour l'avoir voulu. Ainsi, si le mandant est engagé par un acte dont les termes ont été définis par la seule volonté du mandataire, c'est pour l'avoir initialement voulu en confiant à celuici le pouvoir de le représenter. Aussi toute idée de contrainte disparaît-elle: toute entière construite sur cette volonté fictive, la théorie juridique de la représentation efface la volonté du représentant, conçu comme simple exécutant, magnifie la volonté réelle ou présumée du représenté, bref, gomme les rapports de pouvoir, les conflits éventuels, pouvant opposer le représenté au représentant. Pour de nombreux juristes (1), le jury est l'application judiciaire de la théorie de la souveraineté nationale et du régime représentatif inaugurés en 1789. Telle théorie, sur laquelle s'appuie Je droit public français, suppose et repose sur un choix conceptuel quant à la définition du détenteur de la souveraineté: alors que pour les uns, le 7 souverain ne peut être que, selon la formule de J.J. ROUSSEAU, "le peuple en corps" -ce qui suppose la reconnaissance des différences et le caractère divisible du peuple souverain dont la volonté collective sera dégagée par la procédure majoritaire-, pour les autres, le souverain ne peut être que la Nation, entité juridique abstraite, collectivité indivisible qui se trouve en elle-même instituée propriétaire de droit de se gouverner et qui, selon la formule de Sieyès, "existe avant tout" elle est à l'origine de tout. Sa volonté est toujours légale, elle est la loi elle-même" (2). A la souveraineté "populaire", l'Assemblée Constituante préféra la souveraineté "nationale": la souveraineté réside dans la Nation, entité juridique collective, unique et indivisible, qui existe au-dessus des individus et qui les dépasse. Ce choix n'est alors pas sans incidence sur l'exercice de la souveraineté. C'est peu de dire que la Nation "peut" déléguer sa souveraineté: en réalité, elle y est obligée, dans la mesure où cette entité juridique abstraite doit nécessairement, pour exister et pour s'exprimer, passer par l'intermédiaire de représentants. En ce sens, la souveraineté nationale postul!;: un régime représentatif, c'est-à-dire un régime fondé sur une délégation de souveraineté à ceux qui représenteront la Nation, qui auront le pouvoir de vouloir, non pour ceux qui les auront désignés, mais pour la Nation. Telle est, brièvement esquissée, la théorie de la souveraineté nationale, qui figure l'articulation juridique entre la Nation et l'Etat, mais qui, en même temps, renvoie à une vision mythique de la Nation comme bloc indivisible et unanime. Comme l'observe P. ROSANVALLON: "Ainsi hypostasiée, la nation finit par prendre une figure bien abstraite, tant est forte la pensée de son unité et exigeant le refus de la concevoir comme une simple addition de particularités. Conçue de cette manière abstraite, la nation devient irreprésentable" (3). C'est poser le problème de ce que certains (4) nomment une aporie de la représentation: le raisonnement juridique finit par créer ce qu'il énonce, c'est-à-dire un système de représentation dans lequel c'est, finalement, le représentant qui crée le représenté dans la mesure où la Nation n'a ni existence, ni volonté tant qu'elle n'a pas de représentants. Ce qui autorise alors à voir dans la théorie juridique une "illusion" au sens où l'entend P. BOURDIEU, c'est-à-dire une situation dans laquelle "c'est parce que le représentant existe, parce qu'il représente, que le groupe représenté, symbolisé, existe et qu'il fait exister en retour son représentant comme représentant d'un groupe" (5). Bref il y a , dans cette construction juridique, un exemple de fétichisme au sens que 8 lui donne K. MARX (6): l'entité juridique abstraite, fictive, tend à être prise pour la réalité même; la norme constitutionnelle tend à faire advenir ce qu'elle prescrit et ce passage par la forme juridique en constitue la garantie suprême. On trouve ici un aspect du "mystère du ministère" dont parle encore P. BOURDIEU (7) qui fait que, par cette médiation du droit, le représentant fait la Nation, s'identifie à elle qui pourtant n'existerait pas sans lui, qui se réduit à lui: il est celui qui lui signifie d'exister. La présentation qui est faite du jury par de nombreux juristes repose sur la même démarche: le jury est la figure judiciaire de la Nation dont les jurés sont les représentants; les jurés ne sont pas les mandataires de ceux qui les ont désignés: ils "incarnent" une entité qui les précède, le jury, lequel n'a pourtant d'existence que par eux. Seulement, en recourant à ces fictions d'un Etre collectif, qu'il soit Nation ou Jury, s'exprimant par l'intermédiaire de représentants privés de volontés singulières, le droit obscurcit ce qu'il faudrait précisément mettre à jour, en faisant de la représentation une espèce de concept écran qui interdit la connaissance des processus sociaux, historiques et symboliques qui ont rendu possibles l'émergence et le développement de nos institutions représentatives. L'analyse strictement juridique est, à elle seule, insuffisante pour rendre compte des enj eux que différents acteurs sociaux peuvent investir sur cette scène juridique et judiciaire particulière. Le fétichisme de la règle a pour conséquence de clôturer l'ordre juridique sur lui-même en brandissant une norme fondamentale, indépendamment de toute prise en compte et de toute analyse des enjeux politiques, économiques et sociaux dans la production de cette norme. Bref, cette juridicisation intégrale conduit à effacer les rapports de pouvoir qui s'exercent dans notre système social. On oublie, en effet, que le régime représentatif pose la question fondamentale du choix du représentant, et que cette désignation suppose une "élection" qui est en même temps une "sélection". La question est alors de savoir sur quels critères, à la suite de quels conflits, de quelles luttes sociales, va s'opérer cette sélection et comment vont ainsi se trouver articulées la souveraineté nationale et sa représentation. Comment, alors, éclairer cette zone d'ombre que constitue le passage occulté par le droit qui va du représentant au représenté? Sans doute en mettant le juridique à l'épreuve du sociologique, en usant d'une approche renouvelée du concept de représentation. Partons d'un constat: le jury fonctionne à la représentation. Mais, terme extraordinairement polysémique, la notion de représentation désigne tout à la fois un processus institutionnel et une activité de 9 symbolisation. Processus institutionnel, la représentation peut être conçue comme une technologie de la médiation, un mode d'articulation entre l'Etat et la société, entre gouvernants et gouvernés. L'analyse juridique de ce processus, qui renvoie à une problématique de la délégation ou du contrat, empêche de s'interroger sur les raisons des effets qu'eHe ne fait que désigner. Aussi convient-il, pour découvrir le jeu social qui s'y dissimule, de considérer la représentation non comme un produit majs comme un processus dialectique. La représentation n'exprime donc pas une totalité achevée, cohérente et stable, mais une pratique: eUe n'existe que dans un mouvement perpétuel de déconstructionlreconstruction. Vouloir la saisir comme un en-soi n'a donc guère de sens. Questionner le processus institutionnel revient alors à étudier le jury comme une pratique du modèle représentatif, non pas, comme le fait l'analyse juridique, en le décrivant dans le langage de la norme juridique - le jury comme représentant de la souveraineté nationale - et en faisant comme si on avait rendu compte des pratiques sociales dès que l'on a énoncé la règle explicite selon laqueHe eHes sont censées être produites, mais, au contraire, en essayant de déconstruire ce travail d'universalisation qui a imposé à tous les groupes sociaux de se reconnaître dans une catégorie politique et judiciaire, dont l'apparition est liée à des intérêts historiquement déterminés. Le droit, et sp,écialement ici la procédure pénale, n'est pas une simple écorce indifférente aux luttes et aux contradictions qui agitent la formation sociale qu'il organise; au contraire, à la fois produit et processus de la formation sociale qui le porte, il réfracte à sa manière les relations sociales teHes que l'histoire des luttes sociales les a modelées. En ce sens, on peut dire, avec P. BOURDIEU, que le droit ne fonctionne pas seulement comme médiation, mais encore comme enregistrement symbolique et légitimation de la division entre fonction et personne, universalisant ces divisions à l'écheUe des groupes sociaux. Le droit est donc sanction d'un ensemble de mécanismes d'objectivation, c'est-à-dire de procédés institutionnels assurant le passage de relations de domination interpersonneJJes à une domination échappant aux prises de la conscience, permettant de faire l'économie de la réaffirmation permanente des rapports de force (8). L'étude du jury comme lieu d'observation du mécanisme de la représentation, à travers l'analyse des lois relatives au recrutement des jurés et au pouvoir du jury qui se sont historiquement succédé, doit par conséquent s'inscrire dans cette problématique plus générale qui prétend saisir ce mouvement du contenu et de la forme de la 10 représentation et qui rend compte de la transformation du contenu et de la modification de la forme produites par le jeu de l'influence réciproque de l'une sur l'autre. Comme on l'a fait observer (9), la théorie juridico-constitutionnelle de la souveraineté nationale se contente d'un néant ontologique pour remplir la place vide du représenté, que, par présupposition logique, fait nécessairement apparaître l'émergence du représentant. On comprend alors comment cette place même du représentant peut devenir une place à prendre, un objet de luttes et un enjeu entre différents groupes sociaux. Car si le représentant fait exister le représenté, le premier peut finir par agir en substitut de celui qu'il est censé représenter et, sous prétexte de faire valoir les intérêts du second en parlant pour lui, finit par parler à sa place. On voit donc aussi combien ce mécanisme porte en lui les germes d'un détournement, d'une usurpation, notamment par cet "effet d'oracle" (10) grâce auquel le représentant appelle volonté de la Nation sa propre volonté, se présente comme étant la Nation, et dans lequel les valeurs, la vérité du représentant deviennent valeurs et vérité universelles. Bref, la représentation conduit au résultat paradoxal que, pour exister, le groupe doit se déposséder au profit d'un représentant qui finit par avoir du pouvoir sur celui qui, à l'origine, était son maître. Et la question qui se pose alors est celle de savoir comment ce mécanisme arrive à se perpétuer, comment ce jeu qui semble occulté, oublié, ne se dénonce pas de lui-même. Cette interrogation conduit à faire une analyse du travail de délégation en prenant le jury comme institution de représentations: c'est aborder le second sens du terme, perçu maintenant comme activité de symbolisation. Le jury participe à la fois d'une institution représentative -il emprunte à la théorie constitutionnelle de la représentation- et d'une institution de représentations: il suscite auprès des acteurs sociaux une activité de symbolisation à partir de cette pratique judiciaire particulière. Parler du jury est alors l'occasion, pour celui qui en a fait l'expérience, de dire ce qu'il pense de ce mécanisme de représentation judiciaire, comment il le perçoit, comment il se le "représente"; bref, son discours est une mise en scène, une représentation de cette représentation judiciaire et, au delà, parce que le système de justice criminelle, la Cour d'Assises, s'inscrivent dans notre système social, une représentation de la représentation dans le système social global, c'est-à-dire finalement, une mise en scène des divisions de l'univers social et de ce qui peut légitimer cette fracture entre gouvernants et gouvernés. 11 Aussi, pour prétendre à une compréhension sociale du jury comme application de la représentation, il faut joindre à la polysémie du mot, le polymorphisme de J'objet. Le terme de représentation appartient au champ juridico-politique en tant qu'il renvoie au problème du régime représentatif et à la question délicate de l'articulation de l'Etat et de la société, des rapports entre gouvernants et gouvernés. Mais il emprunte encore au vocabulaire des sciences sociales en tant qu'il renvoie à "un système cognitif composé d'un ensemble de sentiments, de croyances, de valeurs, de pratiques relatives à un objet" (11). Les différentes facettes de ce terme de représentation appe11ent donc une procédure d'analyse qui les articule au ]jeu de les dissocier. Polymorphisme de J'objet en ce sens que le jury renvoie d'abord à une institution judiciaire particulière, mais qu'en même temps, son étude ne se réduit pas à dé l'institutionnel: il est i11usoire, en effet, de croire donner une explication sociologique du jury en se contentant de décrire J'institution. Prendre le jury comme objet doté de réalité sociologique SUppOSéqu'on J'aborde comme registre particulier du social, mais sans, cependant, en annuler la spécificité que lui donne la forme juridique: il faut donc chercher à lire, au sein même du jury, le reflet des luttes sociales et des classements sociaux globaux et voir, à propos de ce que J'on dit du jury, combien ces luttes et classements sociaux, par la médiation de cette représentation de la représentation judiciaire, reflètent encore des luttes symboliques pour la conservation ou la transformation de l'univers social et des principes de division sociale, et comment, enfin, ceux-ci sont, en quelque sorte, institués dans J'institution, c'est-à-dire comment des distinctions socialement construites sont finalement perçues comme des distinctions "nature11es". Il en va ainsi de la représentation politique ou judiciaire qui constitue en distinction légitime, en institution, une différence arbitraire entre gouvernants et gouvernés, entre représentants et représentés, entre ceux qui ont le pouvoir de juger et ceux qui ne sont pas dépositaires d'un tel pouvoir. Aussi, en recueillant les représentations sociales de cette représentation judiciaire, on se donne les moyens d'essayer de rendre compte de ce procès circulaire dans lequel se trouve réaffirmé, en bout de course, ce qui était posé au départ. Classements sociaux, principes de division sociale que sous-tend la théorie de la représentation et, plus précisément, la question du groupe représenté, sont objectivés dans l'institution, échappant ainsi aux prises de la conscience et garantissant ainsi le maintien d'un certain type d'ordre social et symbolique. Et le succès de l'institution 12 s'établira dès lors que ce qui n'est que production sociale et historique se présentera aux yeux des acteurs sociaux paré de la force de l'évidence et de la rationalité et acquerra ainsi une légitimité culturelle incontestable. Interroger les jurés sur leur expérience du jury revient donc à se donner les instruments utiles à la construction d'une typologie des différents pôles de représentations du jury qui ont cours dans notre formation sociale, à travers des groupes sociaux pertinents auxquels les personnes interrogées appartiennent. A ces groupes sociaux vont correspondre, de façon plus ou moins spécifique, différentes manières de se représenter le jury, différentes manières de se représenter cette représentation judiciaire et, au-delà, de se représenter les divisions de l'univers social, compte tenu de la position sociale collective qu'on y occupe et de son histoire. Une telle conception implique donc que la constitution et la dynamique d'une certaine vision du jury développée par un individu sont dues, pour partie, à un ensemble de processus historiques: elles sont, en effet, le produit de l'accumulation et de l'interaction des productions idéologiques des diverses structures sociales qui se sont historiquement succédé. Ainsi, les pôles de représentations auxquels on aboutira sont liés à l'histoire, tant il est vrai, comme l'affirme P. BOURDIEU, que "les catégories selon lesquelles un groupe se pense et selon lesquelles il se représente sa propre réalité contribuent à la réalité de ce groupe" et que "c'est dans les luttes qui font l'histoire du monde social que se construisent les catégories de perception du monde social et, du même coup, les groupes construits selon ces catégories" (12). Il faut donc aller chercher dans l'histoire de notre formation sociale une partie de l'explication des comportements sociaux qui se jouent dans le jury et des différentes façons de se représenter la représentation. Si le jury, institution représentative, fonctionne en partie grâce à l'incorporation, l'intégration de sa genèse par les acteurs sociaux comme quelque chose "qui va de soi", encore faut-il comprendre comment le concept de représentation, en niant les processus réels de construction des institutions étatiques, s'est successivement posé comme fondation légitimante de celles-ci, comment ensuite cette négation s'est accompagnée d'un récit mythique de l'unité et de l'indivisibilité du corps social. Bref, on se propose finalement de prendre pour objet les instruments de construction de cet objet, le jury, objet sans doute très régional, mais qui, en même temps, peut constituer un outil précieux de connaissance du processus de la représentation dans le système 13 social global. La première partie de l'ouvrage est donc consacrée à l'étude du jury comme institution de représentations. Une analyse qualitative d'un certain nombre d'entretiens non directifs conduits auprès d'anciens jurés permet de faire émerger une typologie des représentations sociales du jury ayant cours dans notre système social; et, dans la mesure où cet objet de représentations est lui-même application judiciaire de la théorie de la représentation dans le système social global, l'investigation sociologique permet aussi de faire apparaître les réponses que l'on donne aujourd'hui à la question de savoir ce qui fonde le pouvoir, bref de ce qui légitime cette fracture entre représentant,> et représentés. Comment, alors, rendre ce présent, cette coexistence de différent,> pôles de représentation du jury plus intelligibles? Sans doute en ouvrant l'analyse sociologique sur l'histoire: les représentations actuelles du jury prétendent offrir de la société, de son passé, de son présent et de son avenir, une représentation d'ensemble intégrée à la totalité d'une vision de l'univers social. La mise en diachronie de ces représentations doit donc permettre, par une sorte de rétroaction, une meilleure compréhension du présent par la recherche de ses racines passées. La seconde partie de l'ouvrage est alors consacrée à l'étude historique du jury comme institution représentative. Le croisement de ces deux démarches permet alors de comprendre comment le jury a pu se perpétuer comme représentation d'une institution représentative par l'accumulation dans l'institution et dans les acteurs sociaux de tout un ensemble d'acquis historiques portant la trace de leurs conditions de production et tendant à engendrer les conditions de leur propre reproduction. 14 PREMIERE PARTIE LE JURY COMME INSTITUTION DE REPRESENTATIONS DES REPRESENTATIONS SOCIALES DE LA REPRESENTATION JUDICIAIRE Interroger les jurés pour savoir ce qu'ils pensent du jury: certains travaux s'y sont déjà essayés (1). Ces premiers essais ne sont pourtant guère concluants, soit que l'on se contente de décrire le processus de recrutement des jurés sans s'interroger sur sa signification sociale(2), soit que voulant analyser le fonctionnement du jury à travers l'opinion des jurés, on oublie les préalables méthodologiques quant au choix de l'instrument de recueil de données et à la validité du questionnaire écrit comme instrument de mesure de l'opinion des jurés (3). Ce n'est pas, d'ailleurs, que le questionnaire écrit soit dépourvu d'efficacité; simplement, il intervient trop tôt. Tout se passe, en effet, dans ces enquêtes, comme si l'objet d'étude était prêt à être analysé parce que doté d'une réalité sociale. Tout le monde connaît le jury, a fortiori ceux qui en ont fait l'expérience: du coup, on part du postulat de l'évidence et de l'immédiateté de la lisibilité du jury, bref on prend l'objet construit alors qu'il faudrait précisément Je construire. Pour sortir de ce que l'apparence donne à voir et ne plus appréhender le jury comme objet doté de réalité sociale mais chercher à le découvrir comme objet doté de réalité sociologique (4), il faut sans doute partir de l'idée que la réalité du jury ne s'épuise pas seulement dans ses règles et modalités institutionnalisées, et dans ses produits, mais se découvre encore dans l'idée que les jurés s'en font, dans les représentations qu'ils en ont, de sorte que le fonctionnement concret du jury dépend aussi, pour large partie, des représentations qui en ont cours parmi les jurés. Cette "idée que l'on se fait" du jury, cette façon particulière à chacun de nous de se le représenter, n'est pas de génération spontanée. Elle est un aspect particulier du rapport que l'individu entretient à la justice, et parce que la justice s'insère dans le tissu social, elle est largement fonction de la manière dont chaque juré tisse Je lien qui l'unit à ce tissu. L'observation du jury ressort donc à l'étude de phénomènes idéologiques et la question qui se pose est celle de savoir comment appréhender de tels phénomènes. 15 Sans doute en recueillant des discours, en y appréhendant les différents niveaux qui s'étendent de l'objet -ce dont on parle: le juryau sujet -celui qui parle: le juré- pour cerner tous les éléments définissant les relations qui unissent le juré au jury. D'une réalité sociale pourra alors se dégager une réalité sociologique dans la mesure où ces relations, qui sont des produits d'une histoire inscrite dans des contextes sociaux particuliers, sont des construits sociaux. Pour comprendre ce qu'est le jury pour le juré, il faut obtenir de sa part des informations touchant certes à l'objet, mais aussi des informations qui montrent les relations, les associations, les oppositions..., bref les prolongements que l'objet entretient avec d'autre domaines plus ou moins éloignés de lui: c'est ce tissu d'informations qui permet de définir et de comprendre la signification du jury pour le juré. Il faut donc laisser celui-ci déterminer le champ pertinent de son discours, en évitant ainsi de le tenir prisonnier dans un cadre prédéterminé par l'enquêteur quand il dresse un questionnaire. L'entretien d'exploration en profondeur de type non directif répond à ces exigences: en structurant le moins possible le champ d'exploration, il permet de faire émerger toutes les figures possibles du jury, de déterminer le champ de représentations du jury, ses dimensions et leur organisation. Bref, il ne s'agit pas encore de quantifier mais, plus modestement, d'explorer la structuration du champ de représentations afin de découvrir tous les niveaux d'attitude en cause possibles, tous les pôles de représentation du jury possibles. Peu importe donc que la population interrogée soit ou non représentative de l'ensemble des jurés; il faut surtout qu'elle soit aussi diversifiée que possible. Echantillon réduit, par conséquent, mais échantillon très fortement contrasté, dans la mesure où l'on considère, avec G. MICHELAT (5), que chaque individu est porteur de la culture et des sous-cultures auxquelles il appartient et qu'il en est représentatif: ainsi, chaque juré appréhendé par les informations symptomatiques qu'il livre au cours de l'entretien est une application restreinte d'un certain pôle de représentation du jury et, à partir de plusieurs applications restreintes et à condition qu'elles soient diversifiées, il devient possible de reconstituer des modèles de représentations du jury. Une vingtaine d'entretiens ont donc été conduits auprès d'anciens jurés sélectionnés en fonction de critères de diversification indicateurs d'appartenance à des groupes sociaux différents, puisqu'on présume que la variable explicative des différents modèles de représentations du jury doit référer à la structure sociale, plus 16 précisément à la division de la société en différents groupes sociaux. L'analyse des discolJrs recueillis se fait par une technique elle-même qualitative. Il faut comIIiencer par reconstruire des images -images qui ne figurent qu'à l'état latent dans le discours et qu'il faut donc faire émerger-, pour ensuite découvrir les niveaux d'attitudes qui structurent ces images (6). Et ces attitudes spécifiques, participant d'un champ de représentation précis en ce qui concerne le jury mais relevant en même temps d'attitudes globales, permettront, dans la mesure où elles les structurent, de dégager les modèles de représentation du jury. Il sera alors possible de chercher à voir si l'on peut établir une liaison entre pôle de représentation et individus y appartenant, eu égard notamment à leurs positions sociales. 17 CHAPITRE 1 ," JUGES ET JUGES JURES, Dans la variété du corpus recueilli, on distingue plusieurs niveaux principaux de structuration dans les représentations du jury. Au fond, tous les discours semblent s'articuler, dans un premier temps, autour de quatre thèmes: être juré, pourquoi faire et comment? Pour qui? Etre juré et après? SECTION 1 : ETRE JURE: L'IMAGE DE SOI EN TANT QUE JURE Etre juré, c'est d'une part, d'une certaine façon être distingué de l'ensemble du corps social. C'est aussi, très fréquemment, une contrainte mais qui, pour certains, peut avoir des compensations. Etre juré, c'est d'autre part, faire partie d'une réunion d'individus très différents, le jury, mais qui ont pour trait commun d'être les acteurs profanes d'une pièce ritualisée. SOUS-SECTION 1 : ETRE JURE: UN ITINERAIRE INDIVIDUEL 1. Une distinction sociale ambiguë Etre juré, c'est d'abord être "élu", choisi, distingué de l'ensemble de la population. Cependant, cette distinction repose sur une ambiguïté souvent perçue par les intéressés et qui domine très fréquemment le discours, donnant souvent naissance à un sentiment d'inquiétude. Certains considèrent, en effet, qu'être juré, c'est un "honneur". Ainsi, pour Marie-Thérèse, femme de ménage de 48 ans: Etre juré, c'est un honneur. Et c'est un honneur parce qu'on a des enfants..., jamais on pense qu'on peut aller là dedans, quoi! Pour moi, c'est un grand honneur que j'ai pu aller là-bas. Pour moi qui ne sortais pas beaucoup, parce que j'ai une grande famille, c'était un honneur parce que toute femme de ménage, femme de service, n'a pas l'honneur d'y aller, hein, c'est vraiment un cas exceptionnel, je ne sais pas, il paraît que mon numéro, il est sorti comme ça. Alors, c'est vraiment un honneur pour mo~ oui. A travers ce discours, on voit naître l'ambiguïté: l"'honneur" ne tient /I /I pas tant dans une reconnaissance de ses propres mérites - "mon numéro, il est sorti comme ça"- qu'au fait de pouvoir "aller là-bas", 19 c'est-à-dire d'accéder à un monde que ne côtoie pas d'ordinaire une femme de ménage. Aussi, ceux qui lancent cette affirmation se ravisent généralement très vite: on réalise ce que la désignation doit au hasard et on se garde de confondre, comme l'explique Anne-Josée, enseignante de 27 ans, la place que l'on va occuper de son mode d'attribution: " Certains prennent ce titre comme un grand honneur puisque, enfin c'est légitime d'ailleurs, j'ai vu sur un faire-part mortuaire que quelqu'un avait mis "ancien juré de la Cour d'Assises de D...". Et sur le coup, j'ai dit: "ben, ça me serait pas venu à l'idée de mettre ça", parce que finalement c'est pas..., on n'a rien mérité, on a été tiré au sort, c'est le hasard, c'est la chance..., c'est même pas une sélection, c'est un tirage au sort donc on n'a rien fait pour. C'est une chance d'être tiré au sort, mais ensuite, c'est un honneur d'y être(...) L'honneur est en relation avec la chance parce qu'au départ, il y a la sélection du hasard et puis que c'est quelque chose qui ne se renouvellera pas, quoi..., tout le monde n'a pas cette place là une fois dans sa vie. Et c'est..., c'est de cette façon qu'on peut considérer que c'est un honneur. " On perçoit donc le fait d'être juré comme dépendant étroitement du sort. Un sort qui, par nature d'ailleurs, présente une double facette. C'est d'abord un hasard généreux puisqu'il les a désignés parmi les bienheureux élus: c'est "comme au Loto" dit-on souvent. Et si c'est bien le hasard qui fait le juré, du coup chacun a ses chances, chacun peut être désigné; le hasard frappe en effet à toutes les portes. Pour Pascale, médecin de 30 ans: " On tape un petit peu partout(...) On a même eu un mec qui était mort depuis 5 ans. Donc, il y a une question de tirage au sort, je pense que c'est vrai. On avait quand même un milieu de professions qui était vraiment..., je pense que ça représentait toutes les professions. Je crois." Absence de sélection donc, tout le monde a les mêmes chances de s'asseoir un jour au banc du jury. Voilà qui pour certains, est dangereux: " Maintenant, ce ne sont plus les maires qui établissent les listes, donc il y a un tirage au sort entre tous les électeurs... ce qui fait qu'on a toutes sortes de gens qui sont tirés au sort(...) Evidemment maintenant le mode de désignation est démocratique (sourire), c'est le tirage au sort, ce n'est plus une élite si on peut dire, des retraités de l'Education Nationale ou de l'Armée ou je ne sais quoi, enfin des gens honorablement connus qui sont proposés par le maire..., mais il y a là peut-être un danger." (Jean-Pierre,enseignant, 41 ans) 20