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LES JURES
JUSTICE REPRESENTATIVE ET
REPRESENTATIONS DE LA JUSTICE
Collection «Logiques Juridiques..
dirigée par Gérard MARCOU
Déjà parus:
- ASSOCIATION INTERNATIONALE DES JURISTES DEMOCRATES, Les Droits de l'Homme: universalité et renouveau, 1789-1989, 1990.
- BOUTET D., Vers l'Etat de Droit, 1991.
- SIMON J. P., L'Esprit des règles: réseaux et règlementatioIi
aux Etats-Unis, 1991.
- ROBERTP. (sousla direction de), Les Politiquesde prévention
de la délinquance à l'aune de la recherche, 1991.
- ROBERT P. (sous la direction de), Entre l'ordre et la liberté,
la détention provisoire, deux siècles de débats, 1992.
- LASCOMBEM., Droit constitutionnelde la VèmeRépublique,
1992.
- HAMON F., ROUSSEAU D., (sous la direction de), Les
institutions en question, 1992.
Collection "Logiques Juridiques»
dirigée par Gérard MARCOU
FRANÇOISE
LOMBARD
LES JURES
JUSTICE REPRESENTATIVE ET
REPRESENTATIONS DE LA JUSTICE
Editions L'Harmattan
5-7, rue de l'Ecole Polytechnique
75005 Paris
@ L'Hannattan, 1993
ISBN: 2-7384-1715-9
ISSN: 1159-375X
INTRODUCTION
LE JURY: DES REPRESENTATIONS DE LA
REPRESENTATION
Lequel d'entre nous n'a-t-il
pas envisagé, comme certaines
émissions de télévision, certains films ou certains romans l'y
invitent, d'être. un jour juré, de participer à cette juridiction populaire
qu'est le jury de la Cour d'Assises?
Populaire, le jury l'est à un double sens: d'abord, parce qu'au
contraire de certaines autres juridictions, il jouit d'une certaine
visibilité sociale; ensuite, parce qu'il n'est pas rare que l'on dise de
lui qu'il constitue la participation du peuple à l'administration de la
justice: le jury, dit-on, "représente" le peuple.
Du coup, nous voilà confrontés à une notion omniprésente dans le
droit: il n'est guère de domaines, en effet, où le droit ne soit envahi
de représentation. Pensons au droit de la famille, où la représentation
affecte très largement le statut de l'enfant mineur après avoir
longtemps grevé le statut de la femme mariée, ou encore au droit des
groupements, qu'il s'agisse, par exemple, d'une société ou d'un
syndicat. Le droit constitutionnel connaît le même phénomène:
souveraineté nationale et régime représentatif baignent notre tissu
institutionnel.
A ces situations diverses, le droit donne à la représentation un
fondement unique: le représenté n'est engagé par les actes du
représentant que pour l'avoir voulu. Ainsi, si le mandant est engagé
par un acte dont les termes ont été définis par la seule volonté du
mandataire, c'est pour l'avoir initialement voulu en confiant à celuici le pouvoir de le représenter. Aussi toute idée de contrainte
disparaît-elle: toute entière construite sur cette volonté fictive, la
théorie juridique de la représentation efface la volonté du
représentant, conçu comme simple exécutant, magnifie la volonté
réelle ou présumée du représenté, bref, gomme les rapports de
pouvoir, les conflits éventuels, pouvant opposer le représenté au
représentant.
Pour de nombreux juristes (1), le jury est l'application judiciaire de
la théorie de la souveraineté nationale et du régime représentatif
inaugurés en 1789. Telle théorie, sur laquelle s'appuie Je droit public
français, suppose et repose sur un choix conceptuel quant à la
définition du détenteur de la souveraineté: alors que pour les uns, le
7
souverain ne peut être que, selon la formule de J.J. ROUSSEAU, "le
peuple en corps" -ce qui suppose la reconnaissance des différences
et le caractère divisible du peuple souverain dont la volonté
collective sera dégagée par la procédure majoritaire-, pour les
autres, le souverain ne peut être que la Nation, entité juridique
abstraite, collectivité indivisible qui se trouve en elle-même
instituée propriétaire de droit de se gouverner et qui, selon la
formule de Sieyès, "existe avant tout" elle est à l'origine de tout. Sa
volonté est toujours légale, elle est la loi elle-même" (2). A la
souveraineté "populaire", l'Assemblée Constituante préféra la
souveraineté "nationale": la souveraineté réside dans la Nation,
entité juridique collective, unique et indivisible, qui existe au-dessus
des individus et qui les dépasse.
Ce choix n'est alors pas sans incidence sur l'exercice de la
souveraineté. C'est peu de dire que la Nation "peut" déléguer sa
souveraineté: en réalité, elle y est obligée, dans la mesure où cette
entité juridique abstraite doit nécessairement, pour exister et pour
s'exprimer, passer par l'intermédiaire de représentants. En ce sens, la
souveraineté nationale postul!;: un régime représentatif, c'est-à-dire
un régime fondé sur une délégation de souveraineté à ceux qui
représenteront la Nation, qui auront le pouvoir de vouloir, non pour
ceux qui les auront désignés, mais pour la Nation.
Telle est, brièvement esquissée, la théorie de la souveraineté
nationale, qui figure l'articulation juridique entre la Nation et l'Etat,
mais qui, en même temps, renvoie à une vision mythique de la
Nation comme bloc indivisible et unanime. Comme l'observe P.
ROSANVALLON: "Ainsi hypostasiée, la nation finit par prendre
une figure bien abstraite, tant est forte la pensée de son unité et
exigeant le refus de la concevoir comme une simple addition de
particularités. Conçue de cette manière abstraite, la nation devient
irreprésentable" (3). C'est poser le problème de ce que certains (4)
nomment une aporie de la représentation: le raisonnement juridique
finit par créer ce qu'il énonce, c'est-à-dire
un système de
représentation dans lequel c'est, finalement, le représentant qui crée
le représenté dans la mesure où la Nation n'a ni existence, ni volonté
tant qu'elle n'a pas de représentants. Ce qui autorise alors à voir dans
la théorie juridique une "illusion" au sens où l'entend P.
BOURDIEU, c'est-à-dire une situation dans laquelle "c'est parce
que le représentant existe, parce qu'il représente, que le groupe
représenté, symbolisé, existe et qu'il fait exister en retour son
représentant comme représentant d'un groupe" (5). Bref il y a , dans
cette construction juridique, un exemple de fétichisme au sens que
8
lui donne K. MARX (6): l'entité juridique abstraite, fictive, tend à
être prise pour la réalité même; la norme constitutionnelle tend à
faire advenir ce qu'elle prescrit et ce passage par la forme juridique
en constitue la garantie suprême. On trouve ici un aspect du
"mystère du ministère" dont parle encore P. BOURDIEU (7) qui fait
que, par cette médiation du droit, le représentant fait la Nation,
s'identifie à elle qui pourtant n'existerait pas sans lui, qui se réduit à
lui: il est celui qui lui signifie d'exister.
La présentation qui est faite du jury par de nombreux juristes repose
sur la même démarche: le jury est la figure judiciaire de la Nation
dont les jurés sont les représentants; les jurés ne sont pas les
mandataires de ceux qui les ont désignés: ils "incarnent" une entité
qui les précède, le jury, lequel n'a pourtant d'existence que par eux.
Seulement, en recourant à ces fictions d'un Etre collectif, qu'il soit
Nation ou Jury, s'exprimant par l'intermédiaire de représentants
privés de volontés singulières, le droit obscurcit ce qu'il faudrait
précisément mettre à jour, en faisant de la représentation une espèce
de concept écran qui interdit la connaissance des processus sociaux,
historiques et symboliques qui ont rendu possibles l'émergence et le
développement de nos institutions représentatives. L'analyse
strictement juridique est, à elle seule, insuffisante pour rendre compte
des enj eux que différents acteurs sociaux peuvent investir sur cette
scène juridique et judiciaire particulière. Le fétichisme de la règle a
pour conséquence de clôturer l'ordre juridique sur lui-même en
brandissant une norme fondamentale, indépendamment de toute
prise en compte et de toute analyse des enjeux politiques,
économiques et sociaux dans la production de cette norme. Bref,
cette juridicisation intégrale conduit à effacer les rapports de pouvoir
qui s'exercent dans notre système social. On oublie, en effet, que le
régime représentatif pose la question fondamentale du choix du
représentant, et que cette désignation suppose une "élection" qui est
en même temps une "sélection". La question est alors de savoir sur
quels critères, à la suite de quels conflits, de quelles luttes sociales,
va s'opérer cette sélection et comment vont ainsi se trouver
articulées la souveraineté nationale et sa représentation.
Comment, alors, éclairer cette zone d'ombre que constitue le passage
occulté par le droit qui va du représentant au représenté?
Sans doute en mettant le juridique à l'épreuve du sociologique, en
usant d'une approche renouvelée du concept de représentation.
Partons d'un constat: le jury fonctionne à la représentation. Mais,
terme extraordinairement polysémique, la notion de représentation
désigne tout à la fois un processus institutionnel et une activité de
9
symbolisation.
Processus institutionnel, la représentation peut être conçue comme
une technologie de la médiation, un mode d'articulation entre l'Etat
et la société, entre gouvernants et gouvernés. L'analyse juridique de
ce processus, qui renvoie à une problématique de la délégation ou du
contrat, empêche de s'interroger sur les raisons des effets qu'eHe ne
fait que désigner. Aussi convient-il, pour découvrir le jeu social qui
s'y dissimule, de considérer la représentation non comme un produit
majs comme un processus dialectique. La représentation n'exprime
donc pas une totalité achevée, cohérente et stable, mais une pratique:
eUe n'existe
que
dans un mouvement
perpétuel
de
déconstructionlreconstruction. Vouloir la saisir comme un en-soi n'a
donc guère de sens. Questionner le processus institutionnel revient
alors à étudier le jury comme une pratique du modèle représentatif,
non pas, comme le fait l'analyse juridique, en le décrivant dans le
langage de la norme juridique - le jury comme représentant de la
souveraineté
nationale
-
et en faisant
comme
si on avait rendu
compte des pratiques sociales dès que l'on a énoncé la règle explicite
selon laqueHe eHes sont censées être produites, mais, au contraire,
en essayant de déconstruire ce travail d'universalisation qui a imposé
à tous les groupes sociaux de se reconnaître dans une catégorie
politique et judiciaire, dont l'apparition est liée à des intérêts
historiquement déterminés.
Le droit, et sp,écialement ici la procédure pénale, n'est pas une
simple écorce indifférente aux luttes et aux contradictions qui agitent
la formation sociale qu'il organise; au contraire, à la fois produit et
processus de la formation sociale qui le porte, il réfracte à sa
manière les relations sociales teHes que l'histoire des luttes sociales
les a modelées. En ce sens, on peut dire, avec P. BOURDIEU, que le
droit ne fonctionne pas seulement comme médiation, mais encore
comme enregistrement symbolique et légitimation de la division
entre fonction et personne, universalisant ces divisions à l'écheUe
des groupes sociaux. Le droit est donc sanction d'un ensemble de
mécanismes d'objectivation, c'est-à-dire de procédés institutionnels
assurant le passage de relations de domination interpersonneJJes à
une domination échappant aux prises de la conscience, permettant de
faire l'économie de la réaffirmation permanente des rapports de force
(8). L'étude du jury comme lieu d'observation du mécanisme de la
représentation, à travers l'analyse des lois relatives au recrutement
des jurés et au pouvoir du jury qui se sont historiquement succédé,
doit par conséquent s'inscrire dans cette problématique plus générale
qui prétend saisir ce mouvement du contenu et de la forme de la
10
représentation et qui rend compte de la transformation du contenu et
de la modification de la forme produites par le jeu de l'influence
réciproque de l'une sur l'autre.
Comme on l'a fait observer (9), la théorie juridico-constitutionnelle
de la souveraineté nationale se contente d'un néant ontologique pour
remplir la place vide du représenté, que, par présupposition logique,
fait nécessairement apparaître l'émergence du représentant. On
comprend alors comment cette place même du représentant peut
devenir une place à prendre, un objet de luttes et un enjeu entre
différents groupes sociaux. Car si le représentant fait exister le
représenté, le premier peut finir par agir en substitut de celui qu'il est
censé représenter et, sous prétexte de faire valoir les intérêts du
second en parlant pour lui, finit par parler à sa place. On voit donc
aussi combien ce mécanisme porte en lui les germes d'un
détournement, d'une usurpation, notamment par cet "effet d'oracle"
(10) grâce auquel le représentant appelle volonté de la Nation sa
propre volonté, se présente comme étant la Nation, et dans lequel les
valeurs, la vérité du représentant deviennent valeurs et vérité
universelles. Bref, la représentation conduit au résultat paradoxal
que, pour exister, le groupe doit se déposséder au profit d'un
représentant qui finit par avoir du pouvoir sur celui qui, à l'origine,
était son maître. Et la question qui se pose alors est celle de savoir
comment ce mécanisme arrive à se perpétuer, comment ce jeu qui
semble occulté, oublié, ne se dénonce pas de lui-même.
Cette interrogation conduit à faire une analyse du travail de
délégation en prenant le jury comme institution de représentations:
c'est aborder le second sens du terme, perçu maintenant comme
activité de symbolisation.
Le jury participe à la fois d'une institution représentative -il
emprunte à la théorie constitutionnelle de la représentation- et d'une
institution de représentations: il suscite auprès des acteurs sociaux
une activité de symbolisation à partir de cette pratique judiciaire
particulière. Parler du jury est alors l'occasion, pour celui qui en a
fait l'expérience, de dire ce qu'il pense de ce mécanisme de
représentation judiciaire, comment il le perçoit, comment il se le
"représente"; bref, son discours est une mise en scène, une
représentation de cette représentation judiciaire et, au delà, parce que
le système de justice criminelle, la Cour d'Assises, s'inscrivent dans
notre système social, une représentation de la représentation dans le
système social global, c'est-à-dire finalement, une mise en scène des
divisions de l'univers social et de ce qui peut légitimer cette fracture
entre gouvernants et gouvernés.
11
Aussi, pour prétendre à une compréhension sociale du jury comme
application de la représentation, il faut joindre à la polysémie du
mot, le polymorphisme de J'objet.
Le terme de représentation appartient au champ juridico-politique en
tant qu'il renvoie au problème du régime représentatif et à la
question délicate de l'articulation de l'Etat et de la société, des
rapports entre gouvernants et gouvernés. Mais il emprunte encore au
vocabulaire des sciences sociales en tant qu'il renvoie à "un système
cognitif composé d'un ensemble de sentiments, de croyances, de
valeurs, de pratiques relatives à un objet" (11). Les différentes
facettes de ce terme de représentation appe11ent donc une procédure
d'analyse qui les articule au ]jeu de les dissocier.
Polymorphisme de J'objet en ce sens que le jury renvoie d'abord à
une institution judiciaire particulière, mais qu'en même temps, son
étude ne se réduit pas à dé l'institutionnel: il est i11usoire, en effet, de
croire donner une explication sociologique du jury en se contentant
de décrire J'institution. Prendre le jury comme objet doté de réalité
sociologique SUppOSéqu'on J'aborde comme registre particulier du
social, mais sans, cependant, en annuler la spécificité que lui donne
la forme juridique: il faut donc chercher à lire, au sein même du jury,
le reflet des luttes sociales et des classements sociaux globaux et
voir, à propos de ce que J'on dit du jury, combien ces luttes et
classements sociaux, par la médiation de cette représentation de la
représentation judiciaire, reflètent encore des luttes symboliques
pour la conservation ou la transformation de l'univers social et des
principes de division sociale, et comment, enfin, ceux-ci sont, en
quelque sorte, institués dans J'institution, c'est-à-dire comment des
distinctions socialement construites sont finalement perçues comme
des distinctions "nature11es". Il en va ainsi de la représentation
politique ou judiciaire qui constitue en distinction légitime, en
institution, une différence arbitraire entre gouvernants et gouvernés,
entre représentants et représentés, entre ceux qui ont le pouvoir de
juger et ceux qui ne sont pas dépositaires d'un tel pouvoir.
Aussi, en recueillant les représentations sociales de cette
représentation judiciaire, on se donne les moyens d'essayer de
rendre compte de ce procès circulaire dans lequel se trouve
réaffirmé, en bout de course, ce qui était posé au départ.
Classements sociaux, principes de division sociale que sous-tend la
théorie de la représentation et, plus précisément, la question du
groupe représenté, sont objectivés dans l'institution, échappant ainsi
aux prises de la conscience et garantissant ainsi le maintien d'un
certain type d'ordre social et symbolique. Et le succès de l'institution
12
s'établira dès lors que ce qui n'est que production sociale et
historique se présentera aux yeux des acteurs sociaux paré de la
force de l'évidence et de la rationalité et acquerra ainsi une légitimité
culturelle incontestable.
Interroger les jurés sur leur expérience du jury revient donc à se
donner les instruments utiles à la construction d'une typologie des
différents pôles de représentations du jury qui ont cours dans notre
formation sociale, à travers des groupes sociaux pertinents auxquels
les personnes interrogées appartiennent. A ces groupes sociaux vont
correspondre, de façon plus ou moins spécifique, différentes
manières de se représenter le jury, différentes manières de se
représenter cette représentation judiciaire et, au-delà, de se
représenter les divisions de l'univers social, compte tenu de la
position sociale collective qu'on y occupe et de son histoire. Une
telle conception implique donc que la constitution et la dynamique
d'une certaine vision du jury développée par un individu sont dues,
pour partie, à un ensemble de processus historiques: elles sont, en
effet, le produit de l'accumulation et de l'interaction des productions
idéologiques des diverses structures sociales qui se sont
historiquement succédé. Ainsi, les pôles de représentations auxquels
on aboutira sont liés à l'histoire, tant il est vrai, comme l'affirme P.
BOURDIEU, que "les catégories selon lesquelles un groupe se pense
et selon lesquelles il se représente sa propre réalité contribuent à la
réalité de ce groupe" et que "c'est dans les luttes qui font l'histoire du
monde social que se construisent les catégories de perception du
monde social et, du même coup, les groupes construits selon ces
catégories" (12).
Il faut donc aller chercher dans l'histoire de notre formation sociale
une partie de l'explication des comportements sociaux qui se jouent
dans le jury et des différentes façons de se représenter la
représentation. Si le jury, institution représentative, fonctionne en
partie grâce à l'incorporation, l'intégration de sa genèse par les
acteurs sociaux comme quelque chose "qui va de soi", encore faut-il
comprendre comment le concept de représentation, en niant les
processus réels de construction des institutions étatiques, s'est
successivement posé comme fondation légitimante de celles-ci,
comment ensuite cette négation s'est accompagnée d'un récit
mythique de l'unité et de l'indivisibilité du corps social.
Bref, on se propose finalement de prendre pour objet les instruments
de construction de cet objet, le jury, objet sans doute très régional,
mais qui, en même temps, peut constituer un outil précieux de
connaissance du processus de la représentation dans le système
13
social global.
La première partie de l'ouvrage est donc consacrée à l'étude du jury
comme institution de représentations. Une analyse qualitative d'un
certain nombre d'entretiens non directifs conduits auprès d'anciens
jurés permet de faire émerger une typologie des représentations
sociales du jury ayant cours dans notre système social; et, dans la
mesure où cet objet de représentations est lui-même application
judiciaire de la théorie de la représentation dans le système social
global, l'investigation sociologique permet aussi de faire apparaître
les réponses que l'on donne aujourd'hui à la question de savoir ce qui
fonde le pouvoir, bref de ce qui légitime cette fracture entre
représentant,> et représentés.
Comment, alors, rendre ce présent, cette coexistence de différent,>
pôles de représentation du jury plus intelligibles? Sans doute en
ouvrant l'analyse sociologique sur l'histoire: les représentations
actuelles du jury prétendent offrir de la société, de son passé, de son
présent et de son avenir, une représentation d'ensemble intégrée à la
totalité d'une vision de l'univers social. La mise en diachronie de ces
représentations doit donc permettre, par une sorte de rétroaction, une
meilleure compréhension du présent par la recherche de ses racines
passées. La seconde partie de l'ouvrage est alors consacrée à l'étude
historique du jury comme institution représentative.
Le croisement de ces deux démarches permet alors de comprendre
comment le jury a pu se perpétuer comme représentation d'une
institution représentative par l'accumulation dans l'institution et dans
les acteurs sociaux de tout un ensemble d'acquis historiques portant
la trace de leurs conditions de production et tendant à engendrer les
conditions de leur propre reproduction.
14
PREMIERE PARTIE
LE JURY COMME INSTITUTION DE
REPRESENTATIONS
DES REPRESENTATIONS SOCIALES DE LA
REPRESENTATION JUDICIAIRE
Interroger les jurés pour savoir ce qu'ils pensent du jury: certains
travaux s'y sont déjà essayés (1). Ces premiers essais ne sont
pourtant guère concluants, soit que l'on se contente de décrire le
processus de recrutement des jurés
sans s'interroger sur sa
signification sociale(2), soit que voulant analyser le fonctionnement
du jury à travers l'opinion des jurés, on oublie les préalables
méthodologiques quant au choix de l'instrument de recueil de
données et à la validité du questionnaire écrit comme instrument de
mesure de l'opinion des jurés (3). Ce n'est pas, d'ailleurs, que le
questionnaire écrit soit dépourvu d'efficacité; simplement, il
intervient trop tôt.
Tout se passe, en effet, dans ces enquêtes, comme si l'objet d'étude
était prêt à être analysé parce que doté d'une réalité sociale. Tout le
monde connaît le jury, a fortiori ceux qui en ont fait l'expérience: du
coup, on part du postulat de l'évidence et de l'immédiateté de la
lisibilité du jury, bref on prend l'objet construit alors qu'il faudrait
précisément Je construire.
Pour sortir de ce que l'apparence donne à voir et ne plus appréhender
le jury comme objet doté de réalité sociale mais chercher à le
découvrir comme objet doté de réalité sociologique (4), il faut sans
doute partir de l'idée que la réalité du jury ne s'épuise pas seulement
dans ses règles et modalités institutionnalisées, et dans ses produits,
mais se découvre encore dans l'idée que les jurés s'en font, dans les
représentations qu'ils en ont, de sorte que le fonctionnement concret
du jury dépend aussi, pour large partie, des représentations qui en
ont cours parmi les jurés. Cette "idée que l'on se fait" du jury, cette
façon particulière à chacun de nous de se le représenter, n'est pas de
génération spontanée. Elle est un aspect particulier du rapport que
l'individu entretient à la justice, et parce que la justice s'insère dans
le tissu social, elle est largement fonction de la manière dont chaque
juré tisse Je lien qui l'unit à ce tissu. L'observation du jury ressort
donc à l'étude de phénomènes idéologiques et la question qui se pose
est celle de savoir comment appréhender de tels phénomènes.
15
Sans doute en recueillant des discours, en y appréhendant les
différents niveaux qui s'étendent de l'objet -ce dont on parle: le
juryau sujet -celui qui parle: le juré- pour cerner tous les
éléments définissant les relations qui unissent le juré au jury. D'une
réalité sociale pourra alors se dégager une réalité sociologique dans
la mesure où ces relations, qui sont des produits d'une histoire
inscrite dans des contextes sociaux particuliers, sont des construits
sociaux.
Pour comprendre ce qu'est le jury pour le juré, il faut obtenir de sa
part des informations touchant certes à l'objet, mais aussi des
informations qui montrent les relations, les associations, les
oppositions..., bref les prolongements que l'objet entretient avec
d'autre domaines plus ou moins éloignés de lui: c'est ce tissu
d'informations qui permet de définir et de comprendre la
signification du jury pour le juré. Il faut donc laisser celui-ci
déterminer le champ pertinent de son discours, en évitant ainsi de le
tenir prisonnier dans un cadre prédéterminé par l'enquêteur quand il
dresse un questionnaire. L'entretien d'exploration en profondeur de
type non directif répond à ces exigences: en structurant le moins
possible le champ d'exploration, il permet de faire émerger toutes les
figures possibles du jury, de déterminer le champ de représentations
du jury, ses dimensions et leur organisation. Bref, il ne s'agit pas
encore de quantifier mais, plus modestement, d'explorer la
structuration du champ de représentations afin de découvrir tous les
niveaux d'attitude en cause possibles, tous les pôles de
représentation du jury possibles. Peu importe donc que la population
interrogée soit ou non représentative de l'ensemble des jurés; il faut
surtout qu'elle soit aussi diversifiée que possible. Echantillon réduit,
par conséquent, mais échantillon très fortement contrasté, dans la
mesure où l'on considère, avec G. MICHELAT (5), que chaque
individu est porteur de la culture et des sous-cultures auxquelles il
appartient et qu'il en est représentatif: ainsi, chaque juré appréhendé
par les informations symptomatiques qu'il livre au cours de
l'entretien est une application restreinte d'un certain pôle de
représentation du jury et, à partir de plusieurs applications restreintes
et à condition qu'elles soient diversifiées, il devient possible de
reconstituer des modèles de représentations du jury.
Une vingtaine d'entretiens ont donc été conduits auprès d'anciens
jurés sélectionnés en fonction de critères de diversification
indicateurs d'appartenance à des groupes sociaux différents,
puisqu'on présume que la variable explicative des différents modèles
de représentations du jury doit référer à la structure sociale, plus
16
précisément à la division de la société en différents groupes sociaux.
L'analyse des discolJrs recueillis se fait par une technique elle-même
qualitative. Il faut comIIiencer par reconstruire des images -images
qui ne figurent qu'à l'état latent dans le discours et qu'il faut donc
faire émerger-, pour ensuite découvrir les niveaux d'attitudes qui
structurent ces images (6). Et ces attitudes spécifiques, participant
d'un champ de représentation précis en ce qui concerne le jury mais
relevant en même temps d'attitudes globales, permettront, dans la
mesure où elles les structurent, de dégager les modèles de
représentation du jury. Il sera alors possible de chercher à voir si l'on
peut établir une liaison entre pôle de représentation et individus y
appartenant, eu égard notamment à leurs positions sociales.
17
CHAPITRE 1
," JUGES ET JUGES
JURES,
Dans la variété du corpus recueilli, on distingue plusieurs niveaux
principaux de structuration dans les représentations du jury.
Au fond, tous les discours semblent s'articuler, dans un premier
temps, autour de quatre thèmes: être juré, pourquoi faire et
comment? Pour qui? Etre juré et après?
SECTION 1 : ETRE JURE: L'IMAGE DE SOI EN TANT QUE
JURE
Etre juré, c'est d'une part, d'une certaine façon être distingué de
l'ensemble du corps social. C'est aussi, très fréquemment, une
contrainte mais qui, pour certains, peut avoir des compensations.
Etre juré, c'est d'autre part, faire partie d'une réunion d'individus très
différents, le jury, mais qui ont pour trait commun d'être les acteurs
profanes d'une pièce ritualisée.
SOUS-SECTION
1 : ETRE JURE: UN ITINERAIRE INDIVIDUEL
1. Une distinction
sociale ambiguë
Etre juré, c'est d'abord être "élu", choisi, distingué de l'ensemble de
la population. Cependant, cette distinction repose sur une ambiguïté
souvent perçue par les intéressés et qui domine très fréquemment le
discours, donnant souvent naissance à un sentiment d'inquiétude.
Certains considèrent, en effet, qu'être juré, c'est un "honneur". Ainsi,
pour Marie-Thérèse, femme de ménage de 48 ans:
Etre juré, c'est un honneur. Et c'est un honneur parce qu'on a des
enfants..., jamais on pense qu'on peut aller là dedans, quoi! Pour
moi, c'est un grand honneur que j'ai pu aller là-bas. Pour moi qui
ne sortais pas beaucoup, parce que j'ai une grande famille, c'était un
honneur parce que toute femme de ménage, femme de service, n'a
pas l'honneur d'y aller, hein, c'est vraiment un cas exceptionnel, je
ne sais pas, il paraît que mon numéro, il est sorti comme ça. Alors,
c'est vraiment un honneur pour mo~ oui.
A travers ce discours, on voit naître l'ambiguïté: l"'honneur" ne tient
/I
/I
pas tant dans une reconnaissance
de ses propres
mérites
- "mon
numéro, il est sorti comme ça"- qu'au fait de pouvoir "aller là-bas",
19
c'est-à-dire d'accéder à un monde que ne côtoie pas d'ordinaire une
femme de ménage.
Aussi, ceux qui lancent cette affirmation se ravisent généralement
très vite: on réalise ce que la désignation doit au hasard et on se
garde de confondre, comme l'explique Anne-Josée, enseignante de
27 ans, la place que l'on va occuper de son mode d'attribution:
" Certains prennent ce titre comme un grand honneur puisque, enfin
c'est légitime d'ailleurs, j'ai vu sur un faire-part mortuaire que
quelqu'un avait mis "ancien juré de la Cour d'Assises de D...". Et
sur le coup, j'ai dit: "ben, ça me serait pas venu à l'idée de mettre
ça", parce que finalement c'est pas..., on n'a rien mérité, on a été
tiré au sort, c'est le hasard, c'est la chance..., c'est même pas une
sélection, c'est un tirage au sort donc on n'a rien fait pour. C'est une
chance d'être tiré au sort, mais ensuite, c'est un honneur d'y être(...)
L'honneur est en relation avec la chance parce qu'au départ, il y a la
sélection du hasard et puis que c'est quelque chose qui ne se
renouvellera pas, quoi..., tout le monde n'a pas cette place là une
fois dans sa vie. Et c'est..., c'est de cette façon qu'on peut considérer
que c'est un honneur. "
On perçoit donc le fait d'être juré comme dépendant étroitement du
sort. Un sort qui, par nature d'ailleurs, présente une double facette.
C'est d'abord un hasard généreux puisqu'il les a désignés parmi les
bienheureux élus: c'est "comme au Loto" dit-on souvent.
Et si c'est bien le hasard qui fait le juré, du coup chacun a ses
chances, chacun peut être désigné; le hasard frappe en effet à toutes
les portes. Pour Pascale, médecin de 30 ans:
" On tape un petit peu partout(...) On a même eu un mec qui était
mort depuis 5 ans. Donc, il y a une question de tirage au sort, je
pense que c'est vrai. On avait quand même un milieu de professions
qui était vraiment..., je pense que ça représentait toutes les
professions. Je crois."
Absence de sélection donc, tout le monde a les mêmes chances de
s'asseoir un jour au banc du jury.
Voilà qui pour certains, est dangereux:
" Maintenant, ce ne sont plus les maires qui établissent les listes,
donc il y a un tirage au sort entre tous les électeurs... ce qui fait
qu'on a toutes sortes de gens qui sont tirés au sort(...) Evidemment
maintenant le mode de désignation est démocratique (sourire), c'est
le tirage au sort, ce n'est plus une élite si on peut dire, des retraités
de l'Education Nationale ou de l'Armée ou je ne sais quoi, enfin des
gens honorablement connus qui sont proposés par le maire..., mais
il y a là peut-être un danger." (Jean-Pierre,enseignant, 41 ans)
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