Le voyage philosophique L’une des plus réconfortantes découvertes que l’on puisse faire est celle de l’autorisation d’accès. Nous autres Occidentaux, sommes toujours prêts à proclamer des droits de l’homme. Mais savons-nous autoriser ? On n’autorise pas par des proclamations générales, mais en maintenant des accès ouverts, en ne cachant jamais qu’il y a des accès. À quoi me sert par exemple de savoir que j’ai un droit au travail, que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme me le garantit expressément, si l’accès au travail m’est interdit ? L’accès au travail n’est pas interdit parce qu’un droit serait suspendu ou bafoué, mais par un blocage. L’entrée est bloquée. Qu’est-ce qui provoque cette obstruction ? Entre autres causes, le sentiment de ne pas être autorisé. Certains n’ont pas à vivre cette situation de blocage. Des circonstances favorables, des incitations, des prédestinations ont fait qu’ils sont nés autorisés. D’autres sentent que les accès sont bloqués. Ils auraient besoin d’une politique qui ouvre pour eux des possibilités concrètes au lieu 21 de proclamer qu’elles sont ouvertes. Mais comment ouvret-on des possibilités à celui qui ne voit devant lui qu’un horizon bouché ? On se souvient de la parabole du portier dans le Procès de Kafka. Devant la loi, il y a un portier. Un homme de la campagne arrive et sollicite d’entrer. Le portier lui répond : « C’est possible, mais pas pour l’instant. » L’homme remarque pourtant que la porte est grande ouverte. Il se penche pour regarder à l’intérieur. Le portier lui dit : « Essaie d’entrer malgré mon interdiction. Mais attention : je suis puissant. Et je ne suis que le dernier de tous les portiers. Mais de salle en salle, il y a des portiers, chacun plus puissant que le précédent. » L’homme décide donc d’attendre l’autori­sation d’entrer. Assis sur un tabouret, il attend des jours, puis des années. L’autorisation ne vient toujours pas. L’homme atteint l’extrême vieillesse. Près de mourir, dans un dernier effort, il demande au portier : « Comment se fait-il que personne, à part moi, n’ait sollicité l’entrée pendant toutes ces années ? » Le portier lui répond : « Personne d’autre ne pouvait obtenir l’autorisation d’entrer, car cette entrée n’était faite que pour toi seul. Maintenant, je m’en vais et je ferme. » Que dit cette parabole ? En premier lieu, elle explique ce qu’est une autorisation. Elle n’est jamais générale. Elle s’adresse toujours à quelqu’un en particulier. Elle le prend en compte, lui, et personne d’autre. Le droit, la loi, concernent un humain abstrait, un X qui remplit des conditions déterminées. La loi, le droit, peuvent autoriser, mais toujours sous certaines conditions. On peut autoriser 22 quelqu’un à ouvrir un bureau de tabac, on peut lui dé­li­ vrer un permis de port d’arme, etc. Cette autorisation est conditionnelle : on délivre un permis si certaines con­ ditions réglementaires sont réunies. Mais il est possible de concevoir une autorisation qui serait inconditionnelle. Elle s’exprime ainsi : tu es autorisé, parce que c’est toi. Une telle autorisation ne peut être qu’une grâce. Dans cette parabole, le drame de l’homme est de n’avoir pas su que l’accès lui était autorisé comme une grâce, c’està-dire ouvert inconditionnellement et ouvert pour lui seul. On peut songer à tous ceux qui sont passés à côté de possibilités, simplement parce qu’ils ont cru qu’elles ne les concernaient pas. Certains passent à côté de la musique, de la littérature, des études, d’une spécialisation, d’une aventure amoureuse, d’un mariage, parce qu’ils croient que ces voies ne sont pas pour eux. Mais comment savoir ? Comment l’homme aurait-il pu savoir que la porte lui était ouverte, si précisément le portier lui en interdisait constamment l’entrée ? Eh bien, il aurait dû être mis en état de découvrir que la porte lui faisait signe. Quelqu’un, quelque chose, aurait dû se présenter pour le conforter. Une voix aurait dû se faire entendre. La philosophie est cette voix qui autorise. En philosophie, on est autorisé inconditionnellement, absolument. Ce n’est pas l’impression que donnent beaucoup de livres et de cours, qui paraissent interdire l’accès ou ne l’autoriser qu’à certains profils intellectuels. Mais cette impression est fallacieuse : en philosophie, un accès n’est ouvert que pour moi et resterait ouvert pour rien si je ne l’empruntais 23 pas. Il faut juste ne pas se laisser impressionner par les vigiles, examinateurs et autres physionomistes qui gardent le temple. Cet accès permet le voyage au pays de la philosophie. On sait qu’il y a plusieurs types de voyageur. On peut en distinguer au moins trois. Le premier commence par parcourir les guides, par rêver de longues heures sur les cartes. Il finit par choisir la formule du voyage organisé. Son périple sera un parcours balisé. Il se mettra entre les mains des organisateurs et des hôteliers. Il mettra ses pas dans les pas des auteurs de guides et des explorateurs qui ont dressé les cartes. Il appréciera les sites et les paysages à travers le commentaire des cicérones, il sera nourri d’adjectifs pour exprimer ses sensations, éclairé d’informations et de références culturelles. En matière d’exotisme, on lui en donnera pour son argent, mais on fera tout pour lui éviter un trop grand dépaysement. Le second voyageur est le touriste désireux d’échapper aux agences de voyages, mais pourvu malgré tout de quelques bonnes cartes et guides recommandés. Son voyage est marqué par l’esprit de la boussole. Ses pensées sont constamment dirigées vers un nord et, symétriquement, vers un sud. Le nord est celui de sa formation intellectuelle et de ses préjugés, ainsi que le savoir des guides, des récits de voyages, des repérages virtuels qu’il a faits sur le Net. Le sud est le pays où il se rend. C’est le marcheur de la tension constante, du conflit entre deux tendances contradictoires : une rationalité qu’il transporte comme bagage et un besoin de lieux différents qui lui fassent vivre une 24 véritable expérience de l’altérité. Il marche avec son guide à la main. Il consulte de temps en temps les cartes. Il n’avance pas pour autant le nez collé sur les pages. Il est d’abord fasciné par les paysages et les lieux. Il ne regarde les guides que pour y retrouver les sensations qu’il éprouve sur le terrain, curieux de voir comment les spécialistes de la visite guidée en parleront. Il lui arrive d’éprouver la pauvreté, la sécheresse des descriptions. Il note quelquefois des erreurs, il remarque que les auteurs deviennent elliptiques ou négatifs dans certains passages comme s’ils voulaient détourner l’attention, voire même interdire l’exploration. Il remet le livre dans sa poche et se contente d’ouvrir simplement les yeux. Le troisième voyageur est un explorateur qui n’a aucune peur de l’aventure. Ce marcheur dans l’âme ne s’est encombré d’aucun guide, d’aucune carte. Le voyageur que fait vivre Jack Kérouac, dans Sur la route, se lance au hasard des rencontres et des étapes en auto-stop, dans les im­menses plaines américaines. Pour un tel voyageur, seul compte d’être sur la route. Seul lui importe d’aller tout droit. Il n’a pas besoin de cartes parce qu’il ne bifurque pas, ne fait pas de parcours touristiques, ne passe pas par des étapes. On trouve quelquefois dans les films un personnage qui arrête un taxi et ne donne au chauffeur aucune destination. Il se contente d’un « Allez tout droit ». Peu importe où il va, c’est l’impression d’aller, d’avancer qui compte. Toutes les directions n’en sont plus qu’une quand on se lance au hasard : droit devant. Il n’y a plus de sud, de nord, d’occident, d’orient. Descartes incarne très bien 25 ce voyageur philosophe : « Sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittais entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employais le reste de ma jeunesse à voyager, […] à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire […] réflexion sur les choses qui se présentaient […]1. » Marqué par cette expérience de jeunesse, il fera de la philosophie un voyage sans boussole, sans cartes et sans guides. Seules compteront les vertus du marcheur : aller droit devant soi, ne se fier qu’à ce que l’on voit de ses propres yeux et n’apprécier les choses que par soi-même sans aucune contamination livresque. Le fameux « bon sens » n’a rien chez lui d’une quelconque boussole intérieure. Descartes nomme bon sens, ou raison, la faculté de comprendre qui ne se fie qu’aux seules capacités d’attention de notre esprit. On ne transporte pas de boussole : la direction est à trouver à chaque pas, à chaque étape. Nietzsche rejoint Descartes quand il écrit dans Ecce Homo : « Rester assis le moins possible ; ne se fier à aucune idée qui ne soit venue en plein air pendant la marche et ne fasse partie de la fête des muscles. » Ces mots sont à en­tendre au sens propre et au sens figuré. Je longe la rivière, je m’enfonce dans la forêt : je ne vais pas seulement à la rencontre des paysages, mais à la rencontre des idées qui me viendront en marchant. Je m’assois pour réfléchir : je 1. Discours de la méthode, in Œuvres philosophiques, éd. de F. Alquié, t. I, Paris, Garnier, 1963, p. 577. 26 vais alors au-devant de pensées, celles que l’on atteint par une marche dans la pensée. Nous pourrions, à la manière de Descartes et de Nietzsche, nous lancer en aventuriers au pays de la philosophie. Il ne nous faudrait que le visa, le sésame pour ce pays. Avoir le sésame, c’est d’ailleurs comprendre que le voyage est possible, et n’avoir nul besoin de leçon de philosophie. C’est donc plutôt le second voyageur que nous suivrons. Ce dernier se doute qu’il y a un sésame. Il le cherche dans les livres. Il le cherche dans les lignes et entre les lignes. En tous les textes il voit un point de fuite où les textes ne s’engouffrent pas, comme ce Bien dont parle Platon. Il voudrait accommoder sa vision sur ce point où n’apparaît jamais qu’une tache aveugle. Il voudrait voir les couleurs que cette décoloration cherche à dissimuler. S’il pouvait avoir cette clé de lecture des œuvres, il aurait la clé de la pensée et ne verrait plus les livres comme des guides. Il y verrait de simples récits de voyages. Il ne songerait plus qu’à la façon de raconter son voyage à lui. Ce voyageur accroché à sa boussole et tournant les pages de son guide n’est donc pas totalement ignorant du sésame. S’il voyage dans cet état d’esprit, c’est qu’il en a le pressentiment. Il éprouve le désir de voyager parce qu’il a une image dans l’esprit de ce qu’il rêve de découvrir. Il éprouve un vertige qui préfigure les vertiges qu’il imagine éprouver au bout du monde. Bardamu, le voyageur au bout de la nuit de Céline, a beau être désespéré, il n’est pas moins poussé en avant par une ivresse minuscule. « Le voyage c’est la recherche de ce rien du tout, de ce petit vertige pour 27 couillons1. » La vraie raison du voyage et le sésame sont là : trouver au bout des explorations son vertige minuscule. Sûrement pas une énième merveille du monde, mais une petite ivresse de « couillon ». Une ivresse de couillon pourrait être une ivresse inconditionnelle, sans fanfaronnades ni bouchons de champagne. C’est l’ivresse de Socrate, si peu sensible aux prestiges sociaux et aux savoirs imbus d’eux-mêmes. La philosophie est un désir d’en savoir un peu plus sur un certain savoir. On se représente ce dernier comme élevé, prestigieux, sublime. C’est une erreur. C’est un tout petit savoir, qui n’en ouvre pas moins des étendues immenses à explorer. Il faut en tout cas que ce soit une bien petite chose pour que les philosophes puissent si efficacement la cacher. Comment auraient-ils pu cacher une grande chose ? Les anciens philosophes pythagoriciens gardaient le secret sur les points fondamentaux de leur doctrine. Platon, lui-même, dispensait un savoir mystérieux, réservé aux membres de son école. On peut imaginer qu’à l’abri de l’Académie il dévoilait à quelques disciples, qui l’écoutaient religieusement, ce qu’il n’avait osé révéler dans l’ouvrage publié qu’était la République : la véritable nature du Bien. Les initiés qui, à l’époque de Platon, célébraient les mystères d’Éleusis, ne pouvaient non plus révéler les visions et les savoirs auxquels ils accédaient au cours de leur initiation. Dans tous ces cas, on estimait être en présence de vérités trop grandes, trop élevées pour être mises à la portée du premier venu. C’est en se réfugiant derrière 1. Op. cit., p. 274. 28 de pareils arguments que Platon refuse dans la République de livrer l’essence du Bien : « Laissons là quant à présent la recherche du Bien tel qu’il est en lui-même : il me paraît trop haut pour que l’élan que nous avons nous porte à présent jusqu’à la conception que je m’en forme1. » Mais ce n’est guère logique : on ne garde pas des secrets sur de grandes choses. Tôt ou tard, elles finissent par se savoir. Les Pythagoriciens, qui étaient des philosophes mathématiciens, ont jeté un des leurs à la mer pour avoir révélé une démonstration mathématique. Cette démonstration établissait l’existence de nombres irrationnels. Mais cela n’a nullement permis d’étouffer l’existence de ces nombres ! En fait, on ne peut garder des secrets que sur de petites choses. Ces dernières sont cachées à cause de leurs effets déstabilisateurs ou des scandales qu’elles pourraient provoquer. Elles n’en sont pas moins petites. Il n’y a rien de spectaculaire à l’origine d’un désir. L’énergie que l’on peut mobiliser pour rechercher et obtenir quelque chose peut être considérable, mais la chiquenaude initiale est un modeste sursaut. Ce qui s’ébranle n’est presque rien. On le comprendra mieux quand on réalisera que c’est moi qui me mets en mouvement, c’est le moi, c’est ce peu de chose que l’on est. En outre, c’est un petit point lumineux qui scintille discrètement dans le moi. Chacun est peu de chose, et chacun perçoit en outre, par intermittence, un clignotement discret en lui-même qu’il peut prendre pour la chose la plus négligeable du monde. C’est pourtant, nous le verrons, sa chance essentielle, en même 1. République, VI, 506 e. 29 temps que le sens le plus intéressant du mot « être ». Voilà le lieu de naissance du désir, voilà son contexte, et par là le contexte premier de toute philosophie : une petite intermittence de lumière en nous, un point phosphorescent perdu dans la nuit. Freud suppose que l’origine de nos désirs est toujours inconsciente. Il y appose ainsi une sorte de sceau du secret. Mais il est plus simple de penser que nos désirs commencent dans la discrétion. Comme l’a montré Leibniz, des petites impulsions, des quantités infinitésimales d’énergie suffisent à nous mettre en route, à nous donner l’élan d’aller très loin : « Ces impulsions sont comme autant de petits ressorts qui tâchent de se débander et qui font agir notre machine1. » Bien entendu, dans le cas de la philosophie, c’est le savoir de départ, c’est l’origine du désir, qui est une modeste et minuscule chose, nullement le voyage. L’impulsion d’où naît un désir peut être la chose la plus modeste du monde. Une ivresse infime suffit. Pourtant cette ivresse peut nous mener très loin. Il reste à expliquer ce point. Comment la chiquenaude d’origine, qui n’est qu’une décharge infinitésimale d’énergie, peut-elle avoir de tels effets, les effets du désir précisément ? Il faut trouver ce qui provoque ce phénomène de croissance et d’emballement. Je propose une explication simple : c’est l’effet d’un fantasme. Le fantasme est un scénario, une petite intrigue qui se noue entre moi et ce que je désire. 1. Nouveaux essais sur l’entendement humain, II, XX, § 6, GF Flammarion, 1990, p. 131. 30 Je passe devant l’enclos d’un cheval magnifique. Mes ressources m’interdisent absolument de l’acquérir. Ma vie ne peut rencontrer la sienne. Heureusement, il y a le fantasme ! Le bel animal se tourne vers moi et me dit : « Viens ! » À l’instar du fougueux Crin Blanc qui n’accepte d’être monté que par le jeune Folco, dans le film d’Albert Lamorisse, le coursier du fantasme me choisit et me fait signe. Nous voilà au galop, tous deux soudés dans une histoire commune. Je suis un touriste qui visite Paris pour la première fois. Le guide nous conduit, moi et le groupe de mes compagnons d’aventure, au pied de la tour Eiffel. Nous savons que nous allons à la rencontre d’une star des agences de voyages. Nous sommes abreuvés de cartes postales, de clichés, de films, de marketing touristique. Au pied du monument, nous levons les yeux, extasiés, sans oublier de lever à bout de bras nos appareils de photo et caméras. Mais en moi, il se passe quelque chose de singulier. Un sentiment déroutant m’envahit. Je me dis : « C’est donc vrai… Elle existe. » J’étais tellement nourri d’images de la Tour Eiffel, tellement habité par sa mythologie, que j’en avais oublié qu’elle pouvait exister, et donc se trouver là, devant moi. Je n’avais pas envisagé dans toute sa force l’idée que nous pouvions, elle et moi, nous rencontrer ; moi, en chair et en os, elle, en métal. Je suis saisi d’une émotion poignante, bien plus puissante que celle que me promettaient les guides et les dépliants publicitaires. Cette émotion tient, pour une part, à la découverte de ce que signifie pour une chose exister : être là, bêtement en quelque sorte, avec cette fragilité de 31 tout ce qui est exposé au vieillissement, à l’usure et à la mort. Mais cette émotion tient, pour une autre part, à la rencontre. Entre le métal et la chair se noue une étonnante complicité. Je prends conscience de tout ce que ma présence apporte au monument. C’est par moi que son existence, son existence tragique, est ainsi puissamment mise en lumière. C’est parce que j’ai fait le voyage vers elle que la Tour Eiffel a pu témoigner de son existence. Mon voyage brille maintenant d’un sens que je n’entrevoyais que confusément au moment où je poussais la porte de l’agence de voyages. Ce sens était une invitation. Je voulais dire à la Tour Eiffel : « Viens ! » Mais je découvre du même coup un autre sens, tout aussi inhérent à mon voyage, lui aussi perçu confusément, et qui est peut-être le même : je désirais entendre le monument, tout éclatant de prestige, me dire : « Viens ! » Et c’est en effet ce qui se passe actuellement, et ce qui explique l’intensité de mon émotion. J’ai l’impression que je suis appelé à prendre moi-même acte de mon existence, par là de ma propre usure et de la mort, mon destin. Mais étrangement, rien de sombre, rien de désespérant ne ressort de cette intrigue qui se noue entre nos deux existences et entre les menaces qui pèsent sur nous : la rouille, le vieillissement et la mort. C’est plutôt une ivresse que je ressens, une ivresse énigmatique. Il y aura toujours une part d’énigme dans cette ivresse et pourtant elle a aussi son explication logique. J’ai réalisé mon désir de voyage, mon désir d’être face à face avec la Tour Eiffel. Mon fantasme initial, celui dont s’est nourri dès le début mon désir de voyage, s’est réalisé. La star se tourne 32 vers moi. Elle me montre un visage qu’elle ne montre à personne d’autre, puisqu’il n’exprime qu’une invitation qui m’est faite à exister et à prendre acte de mon existence. Je regarde mes compagnons de voyage dont l’enthousiasme ne retombe pas. Que sais-je, au fond, de cet enthousiasme ? Et s’ils ressentaient obscurément la même chose que moi ? De même que Crin Blanc montre à Folco un visage de douceur et de complicité qu’il ne dévoile à personne d’autre, la Tour Eiffel devient une chose qui me fait signe, à moi, d’approcher. Le fantasme est la mise en scène secrète, pour moi seul, d’une rencontre impossible. Personne ne pouvait monter Crin Blanc et personne ne peut, sauf à s’inquiéter sérieusement sur sa santé mentale, entendre une masse de métal l’appeler. Mais ce genre de fantasme est précisément ce qui met en route nos désirs. Il donne l’émoi infinité­simal, l’émoi de départ, qui s’appelle désir, désir d’y aller, de voir, d’essayer. L’émoi croît, le désir passe à l’acte… Et le fantasme se réalise ! En quoi cette émotion est-elle infinitésimale au départ ? Subjectivement, elle est infime parce qu’elle part d’un point discret du moi, un point que l’on ne considère que très rarement : le point où nous prenons acte de notre existence. Mais elle l’est aussi objecti­vement, en ce que le scénario du fantasme ne raconte qu’une histoire minuscule : l’histoire de ce qui n’arrive qu’à moi, l’être sans importance, le quidam, le premier venu. À l’origine de ce désir de savoir qu’est la philosophie, on trouve un fantasme de même sorte. En philosophie, on est en quête d’un savoir. Quel est le fantasme qui allume le désir de savoir ? C’est l’idée que je puisse être accueilli 33 par le savoir, que des choses qui ne m’étaient pas familières s’ouvrent à moi et me présentent un visage. Imaginons que je fantasme sur un pays où je ne suis jamais allé. Et voilà que je me décide à réaliser mon fantasme. Je veux écarter les clichés, les préjugés que j’ai dans l’esprit. Je veux que ce pays tourne ses paysages vers moi, comme quelqu’un tournerait vers moi son visage. En voyageant, en ouvrant les yeux sur les lieux que je visite, mon désir prend corps et se réalise. Je surprends des choses qui ne pouvaient être surprises que par moi, puisqu’elles viennent de mon passage dans ces lieux, de mon degré d’attention, de ma sensibilité, de ma culture, de mes préoccupations. Je comprends alors ce qu’est une découverte. Elle consiste toujours à sur­prendre. Surprendre, c’est capter quelque chose qui n’aurait été enregistré par personne si je n’avais pas été là. Voilà pourquoi la philosophie est un voyage. Tout part d’un émoi infinitésimal, qui est d’exister, d’être là, au monde. Un fantasme naît discrètement, secrètement, au cœur de cet émoi : voyager dans les savoirs, les valeurs, les significations que les hommes attribuent aux choses, les religions, les idéologies, les œuvres littéraires, les œuvres d’art, à la recherche de tout ce que l’on pourrait surprendre, c’est-à-dire de tout ce qui n’est saisissable que par nous. Dans le savoir que nous avons du monde, il y a une part, un noyau, qui ne peut être que surpris, parce qu’il n’est saisissable que par notre présence. Il est donc ramassé, cueilli, comme quelque chose qui aurait pu ne pas venir à l’existence, qui aurait pu n’être senti ni compris par personne, 34 puisque nous aurions pu ne pas exister. Ce savoir-là, ce savoir surpris, est celui qui intéresse la philosophie. C’est sur lui qu’il s’agit d’en savoir un peu plus. Platon met dans la bouche de Socrate un mythe qui exprime cette idée que le philosophe est un voyageur impromptu, et qu’il comprend donc le monde en le surprenant. On trouve ce mythe dans Le Banquet, célèbre récit d’une soirée et d’une nuit chez le poète tragique Agathon. Socrate arrive au moment où les festivités sont déjà bien avancées. Les convives décident alors de se lancer tour à tour dans un éloge du dieu de l’amour : Éros. L’éloge de Socrate aura la forme d’un mythe. Il relate l’histoire de la venue au monde d’Éros. Les Immortels, raconte-til, sont tous réunis sur l’Olympe pour fêter la naissance d’Aphrodite. L’un d’eux, Poros (la Ressource, l’Expédient), sort ivre dans le jardin et s’effondre dans l’herbe. Une mortelle, Pénia (la Pauvreté, le Dénuement), aperçoit le dieu endormi et décide d’en profiter. Elle se couche à ses côtés, lui fait l’amour. De ce moment volé à un dieu, naîtra Éros. Ce mythe est dû à la plume de Platon. Il est donc manifestement au service du platonisme. Il est une pièce de cette philosophie. Mais c’est dans la bouche de Socrate qu’il est placé, en outre dans une situation où ce dernier est mis en scène d’une manière particulièrement vivante. On peut donc soupçonner qu’une part du mystérieux savoir socratique s’y dévoile. Pour extraire de ce mythe la part socratique, on peut recourir à un procédé psychanalytique, inspiré de la méthode d’analyse des rêves imaginée par Freud. Traitons donc ce mythe comme un rêve 35 de Platon, plus précisément comme un récit que Platon ferait d’un de ses rêves. Freud distingue dans l’analyse des rêves un « contenu manifeste » et un « contenu latent » Est manifeste ce qui est au premier plan, l’histoire, l’intrigue onirique. Est latent, ce qui est à l’arrière-plan, donne une logique, une cohérence au contenu onirique et en explique la production. Ce qui est manifeste s’élabore en cachant ce qui est latent, mais d’une façon telle qu’il le dévoile indirectement. Dans le mythe de la naissance d’Éros, on peut soupçonner que le contenu manifeste est platonicien, le contenu latent socratique. Autrement dit, Platon cherche à dire quelque chose en s’appuyant sur que Socrate voulait dire et en le cachant par la même occasion. Que cherche à dire Platon ? Éros incarne pour lui le type de désir qu’est la philosophie. Participant de deux na­t ures, mortelle et divine, pris dans une tension permanente entre son dénuement et le pressentiment d’un bien et d’une beauté merveilleuse, il incarne la perpétuelle insatisfaction. Platon suggère de cette façon que le désir de savoir du philosophe ne pourra jamais être satisfait ici-bas (il ne sera donc satisfait que dans un au-delà du monde), qu’il est condamné à n’être qu’une quête sans fin. Mais que veut dire Socrate ? La quête philosophique lui apparaît comme un voyage, il décrit le démon Éros comme sans gîte, comme un voyageur couchant toujours à la belle étoile, curieux, à l’affût de ce qui est beau et bon et dans un état de fascination, d’enchantement perpétuel. Son enchantement tient à l’aspect de visite que prend son voyage dans le monde. C’est une visite prenante, qui tient en haleine, parce qu’elle 36 découle d’une arrivée inopinée, une arrivée qui est une effraction. Si tout s’était déroulé selon l’ordre, Éros n’aurait pas dû naître, sa naissance tient du larcin et de la faute, au moins d’une faute dans l’accouplement des parents. C’est parce que sa naissance est une arrivée au monde par effraction, qu’Éros est plongé dans un perpétuel suspense et une fascination pour le monde. L’aventure du Grand Meaulnes, dans le roman d’Alain Fournier, exprime d’une autre façon cet état d’esprit socratique. Augustin Meaulnes erre dans la campagne. Il est perdu. Il arrive aux abords d’un manoir décoré pour des festivités. Il s’introduit par effraction dans le lieu. Il est alors happé par la fête comme par un tourbillon. Il assiste le cœur battant à des épisodes qui s’enchaînent à un rythme rapide, jusqu’au moment où il se trouve devant une jeune femme au piano, celle-là même qui bouleversera sa vie. En dépit de leurs différences, l’histoire de la naissance d’Éros et l’histoire du Grand Meaulnes, disent la même chose. La vie est une visite merveilleuse du monde, parce qu’on y arrive en visiteur impromptu. Quand on la regarde avec des yeux de visiteur inattendu, elle prend un aspect d’in­ trigue et de fête. Elle est surprise. Surprise par nous. Notre existence devient un ingrédient qui redouble la fête, qui redouble l’intrigue.