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Le voyage philosophique
Lune des plus réconfortantes découvertes que lon
puisse faire est celle de lautorisation d’accès. Nous autres
Occidentaux, sommes toujours prêts à proclamer des droits
de l’homme. Mais savons-nous autoriser ? On nautorise
pas par des proclamations générales, mais en maintenant
des accès ouverts, en ne cachant jamais quil y a des accès.
À quoi me sert par exemple de savoir que jai un droit
au travail, que la Déclaration Universelle des Droits de
l’Homme me le garantit expressément, si laccès au travail
mest interdit ? Laccès au travail nest pas interdit parce
quun droit serait suspendu ou bafoué, mais par un blocage.
Lentrée est bloquée. Quest-ce qui provoque cette obstruc-
tion ? Entre autres causes, le sentiment de ne pas être auto-
risé. Certains nont pas à vivre cette situation de blocage.
Des circonstances favorables, des incitations, des prédes-
tinations ont fait quils sont nés autorisés. D’autres sentent
que les accès sont bloqués. Ils auraient besoin dune poli-
tique qui ouvre pour eux des possibilités concrètes au lieu
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de proclamer quelles sont ouvertes. Mais comment ouvre-
t-on des possibilités à celui qui ne voit devant lui quun
horizon bouché ?
On se souvient de la parabole du portier dans le Procès
de Kafka. Devant la loi, il y a un portier. Un homme de la
campagne arrive et sollicite dentrer. Le portier lui répond :
« C’est possible, mais pas pour linstant. » L’homme remar-
que pourtant que la porte est grande ouverte. Il se penche
pour regarder à lintérieur. Le portier lui dit : « Essaie
dentrer malgmon interdiction. Mais attention : je suis
puissant. Et je ne suis que le dernier de tous les portiers.
Mais de salle en salle, il y a des portiers, chacun plus puis-
sant que le précédent. » L’homme décide donc d’attendre
lautori sation dentrer. Assis sur un tabouret, il attend des
jours, puis des années. Lautorisation ne vient toujours pas.
L’homme atteint lextrême vieillesse. Près de mourir, dans
un dernier effort, il demande au portier : « Comment se
fait-il que personne, à part moi, nait sollicil’entrée pen-
dant toutes ces années ? » Le portier lui pond : « Personne
dautre ne pouvait obtenir l’autorisation dentrer, car cette
entrée nétait faite que pour toi seul. Maintenant, je men
vais et je ferme. »
Que dit cette parabole ? En premier lieu, elle explique
ce quest une autorisation. Elle nest jamais générale.
Elle sadresse toujours à quelqu’un en particulier. Elle
le prend en compte, lui, et personne dautre. Le droit, la
loi, concernent un humain abstrait, un X qui remplit des
conditions déterminées. La loi, le droit, peuvent autoriser,
mais toujours sous certaines conditions. On peut autoriser
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quelquun à ouvrir un bureau de tabac, on peut lui li-
vrer un permis de port darme, etc. Cette autorisation est
conditionnelle : on délivre un permis si certaines con-
ditions réglementaires sont réunies. Mais il est possible
de concevoir une autorisation qui serait inconditionnelle.
Elle sexprime ainsi : tu es autorisé, parce que cest toi.
Une telle autorisation ne peut être quune grâce. Dans
cette parabole, le drame de l’homme est de navoir pas
su que l’accès lui était autorisé comme une grâce, c’est-
à-dire ouvert inconditionnellement et ouvert pour lui
seul. On peut songer à tous ceux qui sont passés à côté de
possibilités, simplement parce quils ont cru quelles ne les
concernaient pas. Certains passent à côté de la musique,
de la litrature, des études, dune spécialisation, d’une
aventure amoureuse, dun mariage, parce quils croient
que ces voies ne sont pas pour eux. Mais comment savoir ?
Comment lhomme aurait-il pu savoir que la porte lui
était ouverte, si précisément le portier lui en interdisait
constamment lente ? Eh bien, il aurait être mis en
état de couvrir que la porte lui faisait signe. Quelquun,
quelque chose, aurait se présenter pour le conforter. Une
voix aurait dû se faire entendre.
La philosophie est cette voix qui autorise. En philoso-
phie, on est autorisé inconditionnellement, absolument. Ce
nest pas limpression que donnent beaucoup de livres et
de cours, qui paraissent interdire laccès ou ne lautoriser
quà certains prols intellectuels. Mais cette impression
est fallacieuse : en philosophie, un accès nest ouvert que
pour moi et resterait ouvert pour rien si je ne lempruntais
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pas. Il faut juste ne pas se laisser impressionner par les
vigiles, examinateurs et autres physionomistes qui gardent
le temple.
Cet accès permet le voyage au pays de la philosophie.
On sait quil y a plusieurs types de voyageur. On peut en
distinguer au moins trois. Le premier commence par par-
courir les guides, par rêver de longues heures sur les cartes.
Il nit par choisir la formule du voyage organisé. Son péri-
ple sera un parcours balisé. Il se mettra entre les mains des
organisateurs et des hôteliers. Il mettra ses pas dans les pas
des auteurs de guides et des explorateurs qui ont dressé les
cartes. Il appréciera les sites et les paysages à travers le
commentaire des cicérones, il sera nourri d’adjectifs pour
exprimer ses sensations, éclairé dinformations et de réfé-
rences culturelles. En matière dexotisme, on lui en don-
nera pour son argent, mais on fera tout pour lui éviter un
trop grand dépaysement.
Le second voyageur est le touriste désireux d’échapper
aux agences de voyages, mais pourvu malgré tout de quel-
ques bonnes cartes et guides recommandés. Son voyage
est marqué par lesprit de la boussole. Ses pensées sont
constamment dirigées vers un nord et, symétriquement,
vers un sud. Le nord est celui de sa formation intellectuelle
et de ses préjugés, ainsi que le savoir des guides, des récits
de voyages, des repérages virtuels quil a faits sur le Net.
Le sud est le pays il se rend. C’est le marcheur de la
tension constante, du conit entre deux tendances contra-
dictoires : une rationalité quil transporte comme bagage
et un besoin de lieux différents qui lui fassent vivre une
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véritable expérience de laltérité. Il marche avec son guide
à la main. Il consulte de temps en temps les cartes. Il
navance pas pour autant le nez collé sur les pages. Il est
dabord fasciné par les paysages et les lieux. Il ne regarde
les guides que pour y retrouver les sensations quil éprouve
sur le terrain, curieux de voir comment les spécialistes
de la visite guidée en parleront. Il lui arrive d’éprouver la
pauvreté, la sécheresse des descriptions. Il note quelque-
fois des erreurs, il remarque que les auteurs deviennent
elliptiques ou négatifs dans certains passages comme sils
voulaient détourner lattention, voire même interdire lex-
ploration. Il remet le livre dans sa poche et se contente
douvrir simplement les yeux.
Le troisième voyageur est un explorateur qui na aucune
peur de laventure. Ce marcheur dans lâme ne sest
encombré d’aucun guide, d’aucune carte. Le voyageur
que fait vivre Jack Kérouac, dans Sur la route, se lance
au hasard des rencontres et des étapes en auto-stop, dans
les im menses plaines américaines. Pour un tel voyageur,
seul compte dêtre sur la route. Seul lui importe d’aller tout
droit. Il na pas besoin de cartes parce quil ne bifurque pas,
ne fait pas de parcours touristiques, ne passe pas par des
étapes. On trouve quelquefois dans les lms un person-
nage qui arrête un taxi et ne donne au chauffeur aucune
destination. Il se contente d’un « Allez tout droit ». Peu
importe il va, c’est limpression daller, davancer qui
compte. Toutes les directions nen sont plus quune quand
on se lance au hasard : droit devant. Il ny a plus de sud,
de nord, d’occident, d’orient. Descartes incarne ts bien
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