Le voyage philosophique L`une des plus

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Le voyage philosophique
L’une des plus réconfortantes découvertes que l’on
puisse faire est celle de l’autorisation d’accès. Nous autres
Occidentaux, sommes toujours prêts à proclamer des droits
de l’homme. Mais savons-nous autoriser ? On n’autorise
pas par des proclamations générales, mais en maintenant
des accès ouverts, en ne cachant jamais qu’il y a des accès.
À quoi me sert par exemple de savoir que j’ai un droit
au travail, que la Déclaration Universelle des Droits de
l’Homme me le garantit expressément, si l’accès au travail
m’est interdit ? L’accès au travail n’est pas interdit parce
qu’un droit serait suspendu ou bafoué, mais par un blocage.
L’entrée est bloquée. Qu’est-ce qui provoque cette obstruction ? Entre autres causes, le sentiment de ne pas être autorisé. Certains n’ont pas à vivre cette situation de blocage.
Des circonstances favorables, des incitations, des prédestinations ont fait qu’ils sont nés autorisés. D’autres sentent
que les accès sont bloqués. Ils auraient besoin d’une politique qui ouvre pour eux des possibilités concrètes au lieu
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de proclamer qu’elles sont ouvertes. Mais comment ouvret-on des possibilités à celui qui ne voit devant lui qu’un
horizon bouché ?
On se souvient de la parabole du portier dans le Procès
de Kafka. Devant la loi, il y a un portier. Un homme de la
campagne arrive et sollicite d’entrer. Le portier lui répond :
« C’est possible, mais pas pour l’instant. » L’homme remarque pourtant que la porte est grande ouverte. Il se penche
pour regarder à l’intérieur. Le portier lui dit : « Essaie
d’entrer malgré mon interdiction. Mais attention : je suis
puissant. Et je ne suis que le dernier de tous les portiers.
Mais de salle en salle, il y a des portiers, chacun plus puissant que le précédent. » L’homme décide donc d’attendre
l’autori­sation d’entrer. Assis sur un tabouret, il attend des
jours, puis des années. L’autorisation ne vient toujours pas.
L’homme atteint l’extrême vieillesse. Près de mourir, dans
un dernier effort, il demande au portier : « Comment se
fait-il que personne, à part moi, n’ait sollicité l’entrée pendant toutes ces années ? » Le portier lui répond : « Personne
d’autre ne pouvait obtenir l’autorisation d’entrer, car cette
entrée n’était faite que pour toi seul. Maintenant, je m’en
vais et je ferme. »
Que dit cette parabole ? En premier lieu, elle explique
ce qu’est une autorisation. Elle n’est jamais générale.
Elle s’adresse toujours à quelqu’un en particulier. Elle
le prend en compte, lui, et personne d’autre. Le droit, la
loi, concernent un humain abstrait, un X qui remplit des
conditions déterminées. La loi, le droit, peuvent autoriser,
mais toujours sous certaines conditions. On peut autoriser
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quelqu’un à ouvrir un bureau de tabac, on peut lui dé­li­
vrer un permis de port d’arme, etc. Cette autorisation est
conditionnelle : on délivre un permis si certaines con­
ditions réglementaires sont réunies. Mais il est possible
de concevoir une autorisation qui serait inconditionnelle.
Elle s’exprime ainsi : tu es autorisé, parce que c’est toi.
Une telle autorisation ne peut être qu’une grâce. Dans
cette parabole, le drame de l’homme est de n’avoir pas
su que l’accès lui était autorisé comme une grâce, c’està-dire ouvert inconditionnellement et ouvert pour lui
seul. On peut songer à tous ceux qui sont passés à côté de
possibilités, simplement parce qu’ils ont cru qu’elles ne les
concernaient pas. Certains passent à côté de la musique,
de la littérature, des études, d’une spécialisation, d’une
aventure amoureuse, d’un mariage, parce qu’ils croient
que ces voies ne sont pas pour eux. Mais comment savoir ?
Comment l’homme aurait-il pu savoir que la porte lui
était ouverte, si précisément le portier lui en interdisait
constamment l’entrée ? Eh bien, il aurait dû être mis en
état de découvrir que la porte lui faisait signe. Quelqu’un,
quelque chose, aurait dû se présenter pour le conforter. Une
voix aurait dû se faire entendre.
La philosophie est cette voix qui autorise. En philosophie, on est autorisé inconditionnellement, absolument. Ce
n’est pas l’impression que donnent beaucoup de livres et
de cours, qui paraissent interdire l’accès ou ne l’autoriser
qu’à certains profils intellectuels. Mais cette impression
est fallacieuse : en philosophie, un accès n’est ouvert que
pour moi et resterait ouvert pour rien si je ne l’empruntais
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pas. Il faut juste ne pas se laisser impressionner par les
vigiles, examinateurs et autres physionomistes qui gardent
le temple.
Cet accès permet le voyage au pays de la philosophie.
On sait qu’il y a plusieurs types de voyageur. On peut en
distinguer au moins trois. Le premier commence par parcourir les guides, par rêver de longues heures sur les cartes.
Il finit par choisir la formule du voyage organisé. Son périple sera un parcours balisé. Il se mettra entre les mains des
organisateurs et des hôteliers. Il mettra ses pas dans les pas
des auteurs de guides et des explorateurs qui ont dressé les
cartes. Il appréciera les sites et les paysages à travers le
commentaire des cicérones, il sera nourri d’adjectifs pour
exprimer ses sensations, éclairé d’informations et de références culturelles. En matière d’exotisme, on lui en donnera pour son argent, mais on fera tout pour lui éviter un
trop grand dépaysement.
Le second voyageur est le touriste désireux d’échapper
aux agences de voyages, mais pourvu malgré tout de quelques bonnes cartes et guides recommandés. Son voyage
est marqué par l’esprit de la boussole. Ses pensées sont
constamment dirigées vers un nord et, symétriquement,
vers un sud. Le nord est celui de sa formation intellectuelle
et de ses préjugés, ainsi que le savoir des guides, des récits
de voyages, des repérages virtuels qu’il a faits sur le Net.
Le sud est le pays où il se rend. C’est le marcheur de la
tension constante, du conflit entre deux tendances contradictoires : une rationalité qu’il transporte comme bagage
et un besoin de lieux différents qui lui fassent vivre une
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véritable expérience de l’altérité. Il marche avec son guide
à la main. Il consulte de temps en temps les cartes. Il
n’avance pas pour autant le nez collé sur les pages. Il est
d’abord fasciné par les paysages et les lieux. Il ne regarde
les guides que pour y retrouver les sensations qu’il éprouve
sur le terrain, curieux de voir comment les spécialistes
de la visite guidée en parleront. Il lui arrive d’éprouver la
pauvreté, la sécheresse des descriptions. Il note quelquefois des erreurs, il remarque que les auteurs deviennent
elliptiques ou négatifs dans certains passages comme s’ils
voulaient détourner l’attention, voire même interdire l’exploration. Il remet le livre dans sa poche et se contente
d’ouvrir simplement les yeux.
Le troisième voyageur est un explorateur qui n’a aucune
peur de l’aventure. Ce marcheur dans l’âme ne s’est
encombré d’aucun guide, d’aucune carte. Le voyageur
que fait vivre Jack Kérouac, dans Sur la route, se lance
au hasard des rencontres et des étapes en auto-stop, dans
les im­menses plaines américaines. Pour un tel voyageur,
seul compte d’être sur la route. Seul lui importe d’aller tout
droit. Il n’a pas besoin de cartes parce qu’il ne bifurque pas,
ne fait pas de parcours touristiques, ne passe pas par des
étapes. On trouve quelquefois dans les films un personnage qui arrête un taxi et ne donne au chauffeur aucune
destination. Il se contente d’un « Allez tout droit ». Peu
importe où il va, c’est l’impression d’aller, d’avancer qui
compte. Toutes les directions n’en sont plus qu’une quand
on se lance au hasard : droit devant. Il n’y a plus de sud,
de nord, d’occident, d’orient. Descartes incarne très bien
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ce voyageur philosophe : « Sitôt que l’âge me permit de
sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittais entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher
plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en
moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employais le reste de ma jeunesse à voyager, […] à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me
proposait, et partout à faire […] réflexion sur les choses
qui se présentaient […]1. » Marqué par cette expérience de
jeunesse, il fera de la philosophie un voyage sans boussole,
sans cartes et sans guides. Seules compteront les vertus
du marcheur : aller droit devant soi, ne se fier qu’à ce que
l’on voit de ses propres yeux et n’apprécier les choses que
par soi-même sans aucune contamination livresque. Le
fameux « bon sens » n’a rien chez lui d’une quelconque
boussole intérieure. Descartes nomme bon sens, ou raison,
la faculté de comprendre qui ne se fie qu’aux seules capacités d’attention de notre esprit. On ne transporte pas de
boussole : la direction est à trouver à chaque pas, à chaque
étape. Nietzsche rejoint Descartes quand il écrit dans Ecce
Homo : « Rester assis le moins possible ; ne se fier à aucune
idée qui ne soit venue en plein air pendant la marche et
ne fasse partie de la fête des muscles. » Ces mots sont à
en­tendre au sens propre et au sens figuré. Je longe la rivière,
je m’enfonce dans la forêt : je ne vais pas seulement à la
rencontre des paysages, mais à la rencontre des idées qui
me viendront en marchant. Je m’assois pour réfléchir : je
1. Discours de la méthode, in Œuvres philosophiques, éd. de F. Alquié,
t. I, Paris, Garnier, 1963, p. 577.
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vais alors au-devant de pensées, celles que l’on atteint par
une marche dans la pensée.
Nous pourrions, à la manière de Descartes et de
Nietzsche, nous lancer en aventuriers au pays de la philosophie. Il ne nous faudrait que le visa, le sésame pour ce
pays. Avoir le sésame, c’est d’ailleurs comprendre que le
voyage est possible, et n’avoir nul besoin de leçon de philosophie. C’est donc plutôt le second voyageur que nous
suivrons. Ce dernier se doute qu’il y a un sésame. Il le
cherche dans les livres. Il le cherche dans les lignes et entre
les lignes. En tous les textes il voit un point de fuite où
les textes ne s’engouffrent pas, comme ce Bien dont parle
Platon. Il voudrait accommoder sa vision sur ce point où
n’apparaît jamais qu’une tache aveugle. Il voudrait voir les
couleurs que cette décoloration cherche à dissimuler. S’il
pouvait avoir cette clé de lecture des œuvres, il aurait la clé
de la pensée et ne verrait plus les livres comme des guides.
Il y verrait de simples récits de voyages. Il ne songerait
plus qu’à la façon de raconter son voyage à lui.
Ce voyageur accroché à sa boussole et tournant les pages
de son guide n’est donc pas totalement ignorant du sésame.
S’il voyage dans cet état d’esprit, c’est qu’il en a le pressentiment. Il éprouve le désir de voyager parce qu’il a une
image dans l’esprit de ce qu’il rêve de découvrir. Il éprouve
un vertige qui préfigure les vertiges qu’il imagine éprouver au bout du monde. Bardamu, le voyageur au bout de
la nuit de Céline, a beau être désespéré, il n’est pas moins
poussé en avant par une ivresse minuscule. « Le voyage
c’est la recherche de ce rien du tout, de ce petit vertige pour
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couillons1. » La vraie raison du voyage et le sésame sont
là : trouver au bout des explorations son vertige minuscule.
Sûrement pas une énième merveille du monde, mais une
petite ivresse de « couillon ». Une ivresse de couillon pourrait être une ivresse inconditionnelle, sans fanfaronnades
ni bouchons de champagne. C’est l’ivresse de Socrate, si
peu sensible aux prestiges sociaux et aux savoirs imbus
d’eux-mêmes.
La philosophie est un désir d’en savoir un peu plus sur
un certain savoir. On se représente ce dernier comme élevé,
prestigieux, sublime. C’est une erreur. C’est un tout petit
savoir, qui n’en ouvre pas moins des étendues immenses
à explorer. Il faut en tout cas que ce soit une bien petite
chose pour que les philosophes puissent si efficacement
la cacher. Comment auraient-ils pu cacher une grande
chose ? Les anciens philosophes pythagoriciens gardaient
le secret sur les points fondamentaux de leur doctrine.
Platon, lui-même, dispensait un savoir mystérieux, réservé
aux membres de son école. On peut imaginer qu’à l’abri de
l’Académie il dévoilait à quelques disciples, qui l’écoutaient religieusement, ce qu’il n’avait osé révéler dans
l’ouvrage publié qu’était la République : la véritable nature
du Bien. Les initiés qui, à l’époque de Platon, célébraient
les mystères d’Éleusis, ne pouvaient non plus révéler les
visions et les savoirs auxquels ils accédaient au cours de
leur initiation. Dans tous ces cas, on estimait être en présence de vérités trop grandes, trop élevées pour être mises
à la portée du premier venu. C’est en se réfugiant derrière
1. Op. cit., p. 274.
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de pareils arguments que Platon refuse dans la République
de livrer l’essence du Bien : « Laissons là quant à présent
la recherche du Bien tel qu’il est en lui-même : il me paraît
trop haut pour que l’élan que nous avons nous porte à présent jusqu’à la conception que je m’en forme1. » Mais ce
n’est guère logique : on ne garde pas des secrets sur de
grandes choses. Tôt ou tard, elles finissent par se savoir.
Les Pythagoriciens, qui étaient des philosophes mathématiciens, ont jeté un des leurs à la mer pour avoir révélé une
démonstration mathématique. Cette démonstration établissait l’existence de nombres irrationnels. Mais cela n’a nullement permis d’étouffer l’existence de ces nombres ! En
fait, on ne peut garder des secrets que sur de petites choses.
Ces dernières sont cachées à cause de leurs effets déstabilisateurs ou des scandales qu’elles pourraient provoquer.
Elles n’en sont pas moins petites.
Il n’y a rien de spectaculaire à l’origine d’un désir.
L’énergie que l’on peut mobiliser pour rechercher et obtenir quelque chose peut être considérable, mais la chiquenaude initiale est un modeste sursaut. Ce qui s’ébranle n’est
presque rien. On le comprendra mieux quand on réalisera
que c’est moi qui me mets en mouvement, c’est le moi, c’est
ce peu de chose que l’on est. En outre, c’est un petit point
lumineux qui scintille discrètement dans le moi. Chacun
est peu de chose, et chacun perçoit en outre, par intermittence, un clignotement discret en lui-même qu’il peut
prendre pour la chose la plus négligeable du monde. C’est
pourtant, nous le verrons, sa chance essentielle, en même
1. République, VI, 506 e.
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temps que le sens le plus intéressant du mot « être ». Voilà
le lieu de naissance du désir, voilà son contexte, et par là le
contexte premier de toute philosophie : une petite intermittence de lumière en nous, un point phosphorescent perdu
dans la nuit.
Freud suppose que l’origine de nos désirs est toujours
inconsciente. Il y appose ainsi une sorte de sceau du secret.
Mais il est plus simple de penser que nos désirs commencent dans la discrétion. Comme l’a montré Leibniz, des
petites impulsions, des quantités infinitésimales d’énergie suffisent à nous mettre en route, à nous donner l’élan
d’aller très loin : « Ces impulsions sont comme autant de
petits ressorts qui tâchent de se débander et qui font agir
notre machine1. » Bien entendu, dans le cas de la philosophie, c’est le savoir de départ, c’est l’origine du désir, qui
est une modeste et minuscule chose, nullement le voyage.
L’impulsion d’où naît un désir peut être la chose la plus
modeste du monde. Une ivresse infime suffit. Pourtant
cette ivresse peut nous mener très loin.
Il reste à expliquer ce point. Comment la chiquenaude d’origine, qui n’est qu’une décharge infinitésimale
d’énergie, peut-elle avoir de tels effets, les effets du désir
précisément ? Il faut trouver ce qui provoque ce phénomène de croissance et d’emballement. Je propose une explication simple : c’est l’effet d’un fantasme. Le fantasme est
un scénario, une petite intrigue qui se noue entre moi et ce
que je désire.
1. Nouveaux essais sur l’entendement humain, II, XX, § 6, GF
Flammarion, 1990, p. 131.
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Je passe devant l’enclos d’un cheval magnifique. Mes
ressources m’interdisent absolument de l’acquérir. Ma
vie ne peut rencontrer la sienne. Heureusement, il y a le
fantasme ! Le bel animal se tourne vers moi et me dit :
« Viens ! » À l’instar du fougueux Crin Blanc qui n’accepte
d’être monté que par le jeune Folco, dans le film d’Albert
Lamorisse, le coursier du fantasme me choisit et me fait
signe. Nous voilà au galop, tous deux soudés dans une histoire commune.
Je suis un touriste qui visite Paris pour la première fois.
Le guide nous conduit, moi et le groupe de mes compagnons d’aventure, au pied de la tour Eiffel. Nous savons que
nous allons à la rencontre d’une star des agences de voyages. Nous sommes abreuvés de cartes postales, de clichés,
de films, de marketing touristique. Au pied du monument,
nous levons les yeux, extasiés, sans oublier de lever à bout
de bras nos appareils de photo et caméras. Mais en moi, il
se passe quelque chose de singulier. Un sentiment déroutant m’envahit. Je me dis : « C’est donc vrai… Elle existe. »
J’étais tellement nourri d’images de la Tour Eiffel, tellement
habité par sa mythologie, que j’en avais oublié qu’elle pouvait exister, et donc se trouver là, devant moi. Je n’avais
pas envisagé dans toute sa force l’idée que nous pouvions,
elle et moi, nous rencontrer ; moi, en chair et en os, elle,
en métal. Je suis saisi d’une émotion poignante, bien plus
puissante que celle que me promettaient les guides et les
dépliants publicitaires. Cette émotion tient, pour une part,
à la découverte de ce que signifie pour une chose exister :
être là, bêtement en quelque sorte, avec cette fragilité de
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tout ce qui est exposé au vieillissement, à l’usure et à la
mort. Mais cette émotion tient, pour une autre part, à la
rencontre. Entre le métal et la chair se noue une étonnante
complicité. Je prends conscience de tout ce que ma présence apporte au monument. C’est par moi que son existence, son existence tragique, est ainsi puissamment mise
en lumière. C’est parce que j’ai fait le voyage vers elle que
la Tour Eiffel a pu témoigner de son existence. Mon voyage
brille maintenant d’un sens que je n’entrevoyais que confusément au moment où je poussais la porte de l’agence de
voyages. Ce sens était une invitation. Je voulais dire à la
Tour Eiffel : « Viens ! » Mais je découvre du même coup
un autre sens, tout aussi inhérent à mon voyage, lui aussi
perçu confusément, et qui est peut-être le même : je désirais entendre le monument, tout éclatant de prestige, me
dire : « Viens ! » Et c’est en effet ce qui se passe actuellement, et ce qui explique l’intensité de mon émotion. J’ai
l’impression que je suis appelé à prendre moi-même acte
de mon existence, par là de ma propre usure et de la mort,
mon destin. Mais étrangement, rien de sombre, rien de
désespérant ne ressort de cette intrigue qui se noue entre
nos deux existences et entre les menaces qui pèsent sur
nous : la rouille, le vieillissement et la mort. C’est plutôt
une ivresse que je ressens, une ivresse énigmatique. Il y
aura toujours une part d’énigme dans cette ivresse et pourtant elle a aussi son explication logique. J’ai réalisé mon
désir de voyage, mon désir d’être face à face avec la Tour
Eiffel. Mon fantasme initial, celui dont s’est nourri dès le
début mon désir de voyage, s’est réalisé. La star se tourne
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vers moi. Elle me montre un visage qu’elle ne montre à
personne d’autre, puisqu’il n’exprime qu’une invitation qui
m’est faite à exister et à prendre acte de mon existence. Je
regarde mes compagnons de voyage dont l’enthousiasme
ne retombe pas. Que sais-je, au fond, de cet enthousiasme ?
Et s’ils ressentaient obscurément la même chose que moi ?
De même que Crin Blanc montre à Folco un visage de
douceur et de complicité qu’il ne dévoile à personne d’autre,
la Tour Eiffel devient une chose qui me fait signe, à moi,
d’approcher. Le fantasme est la mise en scène secrète, pour
moi seul, d’une rencontre impossible. Personne ne pouvait
monter Crin Blanc et personne ne peut, sauf à s’inquiéter
sérieusement sur sa santé mentale, entendre une masse de
métal l’appeler. Mais ce genre de fantasme est précisément
ce qui met en route nos désirs. Il donne l’émoi infinité­simal,
l’émoi de départ, qui s’appelle désir, désir d’y aller, de voir,
d’essayer. L’émoi croît, le désir passe à l’acte… Et le fantasme se réalise ! En quoi cette émotion est-elle infinitésimale au départ ? Subjectivement, elle est infime parce
qu’elle part d’un point discret du moi, un point que l’on ne
considère que très rarement : le point où nous prenons acte
de notre existence. Mais elle l’est aussi objecti­vement, en
ce que le scénario du fantasme ne raconte qu’une histoire
minuscule : l’histoire de ce qui n’arrive qu’à moi, l’être
sans importance, le quidam, le premier venu.
À l’origine de ce désir de savoir qu’est la philosophie,
on trouve un fantasme de même sorte. En philosophie, on
est en quête d’un savoir. Quel est le fantasme qui allume
le désir de savoir ? C’est l’idée que je puisse être accueilli
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par le savoir, que des choses qui ne m’étaient pas familières
s’ouvrent à moi et me présentent un visage. Imaginons que
je fantasme sur un pays où je ne suis jamais allé. Et voilà
que je me décide à réaliser mon fantasme. Je veux écarter
les clichés, les préjugés que j’ai dans l’esprit. Je veux que
ce pays tourne ses paysages vers moi, comme quelqu’un
tournerait vers moi son visage. En voyageant, en ouvrant
les yeux sur les lieux que je visite, mon désir prend corps
et se réalise. Je surprends des choses qui ne pouvaient
être surprises que par moi, puisqu’elles viennent de mon
passage dans ces lieux, de mon degré d’attention, de ma
sensibilité, de ma culture, de mes préoccupations. Je comprends alors ce qu’est une découverte. Elle consiste toujours à sur­prendre. Surprendre, c’est capter quelque chose
qui n’aurait été enregistré par personne si je n’avais pas
été là.
Voilà pourquoi la philosophie est un voyage. Tout part
d’un émoi infinitésimal, qui est d’exister, d’être là, au
monde. Un fantasme naît discrètement, secrètement, au
cœur de cet émoi : voyager dans les savoirs, les valeurs, les
significations que les hommes attribuent aux choses, les
religions, les idéologies, les œuvres littéraires, les œuvres
d’art, à la recherche de tout ce que l’on pourrait surprendre,
c’est-à-dire de tout ce qui n’est saisissable que par nous.
Dans le savoir que nous avons du monde, il y a une part,
un noyau, qui ne peut être que surpris, parce qu’il n’est saisissable que par notre présence. Il est donc ramassé, cueilli,
comme quelque chose qui aurait pu ne pas venir à l’existence, qui aurait pu n’être senti ni compris par personne,
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puisque nous aurions pu ne pas exister. Ce savoir-là, ce
savoir surpris, est celui qui intéresse la philosophie. C’est
sur lui qu’il s’agit d’en savoir un peu plus.
Platon met dans la bouche de Socrate un mythe qui
exprime cette idée que le philosophe est un voyageur
impromptu, et qu’il comprend donc le monde en le surprenant. On trouve ce mythe dans Le Banquet, célèbre récit
d’une soirée et d’une nuit chez le poète tragique Agathon.
Socrate arrive au moment où les festivités sont déjà bien
avancées. Les convives décident alors de se lancer tour
à tour dans un éloge du dieu de l’amour : Éros. L’éloge
de Socrate aura la forme d’un mythe. Il relate l’histoire
de la venue au monde d’Éros. Les Immortels, raconte-til, sont tous réunis sur l’Olympe pour fêter la naissance
d’Aphrodite. L’un d’eux, Poros (la Ressource, l’Expédient),
sort ivre dans le jardin et s’effondre dans l’herbe. Une mortelle, Pénia (la Pauvreté, le Dénuement), aperçoit le dieu
endormi et décide d’en profiter. Elle se couche à ses côtés,
lui fait l’amour. De ce moment volé à un dieu, naîtra Éros.
Ce mythe est dû à la plume de Platon. Il est donc manifestement au service du platonisme. Il est une pièce de
cette philosophie. Mais c’est dans la bouche de Socrate
qu’il est placé, en outre dans une situation où ce dernier
est mis en scène d’une manière particulièrement vivante.
On peut donc soupçonner qu’une part du mystérieux
savoir socratique s’y dévoile. Pour extraire de ce mythe
la part socratique, on peut recourir à un procédé psychanalytique, inspiré de la méthode d’analyse des rêves imaginée par Freud. Traitons donc ce mythe comme un rêve
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de Platon, plus précisément comme un récit que Platon
ferait d’un de ses rêves. Freud distingue dans l’analyse des
rêves un « contenu manifeste » et un « contenu latent » Est
manifeste ce qui est au premier plan, l’histoire, l’intrigue
onirique. Est latent, ce qui est à l’arrière-plan, donne une
logique, une cohérence au contenu onirique et en explique
la production. Ce qui est manifeste s’élabore en cachant ce
qui est latent, mais d’une façon telle qu’il le dévoile indirectement. Dans le mythe de la naissance d’Éros, on peut
soupçonner que le contenu manifeste est platonicien, le
contenu latent socratique. Autrement dit, Platon cherche
à dire quelque chose en s’appuyant sur que Socrate voulait
dire et en le cachant par la même occasion.
Que cherche à dire Platon ? Éros incarne pour lui le type
de désir qu’est la philosophie. Participant de deux na­t ures,
mortelle et divine, pris dans une tension permanente entre
son dénuement et le pressentiment d’un bien et d’une
beauté merveilleuse, il incarne la perpétuelle insatisfaction. Platon suggère de cette façon que le désir de savoir
du philosophe ne pourra jamais être satisfait ici-bas (il ne
sera donc satisfait que dans un au-delà du monde), qu’il est
condamné à n’être qu’une quête sans fin. Mais que veut dire
Socrate ? La quête philosophique lui apparaît comme un
voyage, il décrit le démon Éros comme sans gîte, comme
un voyageur couchant toujours à la belle étoile, curieux, à
l’affût de ce qui est beau et bon et dans un état de fascination, d’enchantement perpétuel. Son enchantement tient
à l’aspect de visite que prend son voyage dans le monde.
C’est une visite prenante, qui tient en haleine, parce qu’elle
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découle d’une arrivée inopinée, une arrivée qui est une
effraction. Si tout s’était déroulé selon l’ordre, Éros n’aurait
pas dû naître, sa naissance tient du larcin et de la faute, au
moins d’une faute dans l’accouplement des parents. C’est
parce que sa naissance est une arrivée au monde par effraction, qu’Éros est plongé dans un perpétuel suspense et une
fascination pour le monde.
L’aventure du Grand Meaulnes, dans le roman d’Alain
Fournier, exprime d’une autre façon cet état d’esprit socratique. Augustin Meaulnes erre dans la campagne. Il est
perdu. Il arrive aux abords d’un manoir décoré pour des
festivités. Il s’introduit par effraction dans le lieu. Il est
alors happé par la fête comme par un tourbillon. Il assiste
le cœur battant à des épisodes qui s’enchaînent à un rythme
rapide, jusqu’au moment où il se trouve devant une jeune
femme au piano, celle-là même qui bouleversera sa vie. En
dépit de leurs différences, l’histoire de la naissance d’Éros
et l’histoire du Grand Meaulnes, disent la même chose. La
vie est une visite merveilleuse du monde, parce qu’on y
arrive en visiteur impromptu. Quand on la regarde avec
des yeux de visiteur inattendu, elle prend un aspect d’in­
trigue et de fête. Elle est surprise. Surprise par nous. Notre
existence devient un ingrédient qui redouble la fête, qui
redouble l’intrigue.
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