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Il ne s’agit pas, dans l’examen philosophique d’une telle question de consi-
dérer les utilisations particulières de ceci ou cela par divers hommes indivi-
duels. Car à ce niveau on va très rapidement découvrir une certaine relativité
interindividuelle et interculturelle qui pourrait pousser à conclure rapidement
que la préoccupation de l’utilité connaît des limites. Et cela, en ce sens que ce
qui est utile à Paul pourrait paraître tout à fait inutile à Pierre. Ce qui est utile
pour l’Asiatique est inutile pour l’Africain, par exemple. Dans l’un des textes
qu’on va lire dans le présent ouvrage, à savoir l’article que j’ai publié en 1990
dans le numéro 2 de la revue Papyrus et intitulé: Afrique initiatique et tradi-
tion de l'excellence, je cite l’ethnologue Jacqueline Roumeguere - Eberhardt
parlant d’un Maasai du Kenya de retour d’un séjour en Europe et qui, dans ses
impressions de voyage, «comprenait mal que l’on puisse s’embarrasser de
tant d’objets inutiles dont on devient des esclaves. Habitué à ne posséder que
ce qu’on peut mettre sur le dos d’un âne et de vastes cheptels qui se dépla-
cent sur leurs quatre pattes, il est toujours resté, comme la plupart des
Maasai, très détaché face à l’abondance des biens que l’on propose à nos
confrères, si facilement attirés par le piège de la possession». Ce qui paraît
inutile au Maasai relève de la plus grande utilité au Français ou à l’Allemand.
Il n’est pas question de s’enfermer dans la relativité de la perception de
l’utilité des choses. La question philosophique demeure. L’homme en tant
qu’homme, Maasai ou Espagnol, ordonne toutes choses autour de lui selon
cette catégorie de l’utilité qui a fait dire à Protagoras que «l’homme est la
mesure de toutes choses». Il n’est pas jusqu’à la vie elle- même, je devrais
dire peut-être l’existence elle-même, qui ne soit interpellée pour dévoiler son
utilité. La vie vaut-elle la peine d’être vécue? se demande parfois l’homme
désespéré de tout, y compris de l’espérance elle-même, comme a dit le poète.
Sentiment d’inutilité que vient renforcer cette parole de l’Ecclésiaste:
«Vanité des vanités, tout est vanité et poursuite du vent»! Souvent, ce
n’est