La philosophie est-elle inutile

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Introduction
Je livre ici un certain nombre de textes (conférences, communications de
colloques et articles) abordant de biais ou de front parfois, la question de
l’utilité... des choses. Avant la conférence donnée le 9 mai 1996 à l’Université
Catholique d’Afrique Centrale (UCAC) sur le thème : La philosophie est-elle
inutile ? Je me suis livré, le 17 mai 1994 à Obala, devant le Cercle des Jeunes, à
une réflexion à haute voix sur le thème : Les Africains et la notion du temps.
Il avait été principalement question de l’utilisation du temps. Une interrogation différente de celle faite au sujet de la philosophie. Car, ici, il ne s’agissait
pas de se demander si le temps est utile ou inutile. Comment oser poser une
telle question sans laisser l’impression de ne pas savoir de quoi l’on parle ? La
formulation de la question elle-même se fait inéluctablement et structurellement dans le temps et par le temps. Je partage le point de vue selon lequel le
vécu temporel des peuples est conditionné par l’organisation du travail
productif qui est le leur. Quand l’Afrique aura résolument franchi le seuil de
l’ère de la production industrielle et post-industrielle, il est fort certain qu’on
n’entendra guère plus ironiser sur le temps élastique des Africains. Ma
communication au colloque de philosophie du mois de mars 2000 à l'Université de Douala avait porté sur L'Art, la Science et la question de l’Utilité.
J’incorpore aussi ce texte dans la présente publication. L’art est-il nécessairement au service du beau ainsi que certaines écoles de pensée l’ont laissé
entendre ? Je fais allusion ici à la formule de Kant selon laquelle « c’est beau
quand c’est inutile ». En cherchant bien on se rend compte que le beau est
utile. De même, la science qu’on peut percevoir comme étant naturellement
utile a-t-elle aussi pris de temps à autre des allures d’une gratuité qui faisait
penser à la gratuité recherchée par et dans la doctrine de l’art pour l’art.
Connaître pour connaître tient cependant par un équilibre si instable que le
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« désir d’utilisation » est toujours à l’affut. On le voit avec les manipulations
génétiques récentes qui ne peuvent pas être considérées comme étant un jeu.
Les organismes génétiquement modifiés (OGM), les inséminations artificielles
et la pratique du clonage sont l’illustration de ce « désir d’utilisation » qui
n’a pas de peine à trouver son terrain d’expérimentation c’est-à-dire d’utilisation, de rentabilisation, d’exploitation, etc. etc. Au commencement de la
recherche, c’est parfois une simple question de curiosité. Mais que peut
vouloir signifier cette expression : « simple question de curiosité » ? Le
manque de curiosité est une forme de cécité. Quand on dit que ce n’est pas
par souci pragmatique immédiat que les chercheurs opèrent dans le cadre de
la recherche dite fondamentale mais souvent aussi par curiosité, on laisse
entendre que la curiosité elle-même échappe à l’appréciation utilitaire. N’estil cependant pas utile d’être curieux ? Si l’homme n’avait pas été mû par sa
curiosité son ancêtre ne serait-il pas demeuré dans l’ère des cavernes ? D’une
manière générale, il serait difficile de trouver une activité de pure gratuité à
laquelle se livrerait l’homme, tant au plan individuel qu’au plan social. Les
activités dites de loisir n’échappent pas à une appréciation utilitaire. Parmi les
textes que j’inclus dans le présent ouvrage il y a celui de ce colloque du 26
mars 1996 ayant eu comme thème : Réflexions sur le théâtre éducatif
aujourd’hui. Nombreux sont ceux qui ne vont assister à une représentation
théâtrale que dans l’espoir de s’amuser et d’être diverti. La grande prétention
des dramaturges est pourtant d’éduquer ! Qu’importe ! Occasion de divertissement ou plutôt moment éducatif, le théâtre est utile sous toutes les formes
qu’il a prises à travers les époques et les cultures. Même s’il devait s’en tenir
au seul objectif de divertir ce serait toujours et encore s’inscrire dans une
logique de l’utilité par l’intégration dans la communauté sociale. La
« catharsis » aristotélicienne à ce sujet rentre tout à fait dans cette logique
d’utilité.
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Il ne s’agit pas, dans l’examen philosophique d’une telle question de considérer les utilisations particulières de ceci ou cela par divers hommes individuels. Car à ce niveau on va très rapidement découvrir une certaine relativité
interindividuelle et interculturelle qui pourrait pousser à conclure rapidement
que la préoccupation de l’utilité connaît des limites. Et cela, en ce sens que ce
qui est utile à Paul pourrait paraître tout à fait inutile à Pierre. Ce qui est utile
pour l’Asiatique est inutile pour l’Africain, par exemple. Dans l’un des textes
qu’on va lire dans le présent ouvrage, à savoir l’article que j’ai publié en 1990
dans le numéro 2 de la revue Papyrus et intitulé : Afrique initiatique et tradition de l'excellence, je cite l’ethnologue Jacqueline Roumeguere - Eberhardt
parlant d’un Maasai du Kenya de retour d’un séjour en Europe et qui, dans ses
impressions de voyage, « comprenait mal que l’on puisse s’embarrasser de
tant d’objets inutiles dont on devient des esclaves. Habitué à ne posséder que
ce qu’on peut mettre sur le dos d’un âne et de vastes cheptels qui se déplacent sur leurs quatre pattes, il est toujours resté, comme la plupart des
Maasai, très détaché face à l’abondance des biens que l’on propose à nos
confrères, si facilement attirés par le piège de la possession ». Ce qui paraît
inutile au Maasai relève de la plus grande utilité au Français ou à l’Allemand.
Il n’est pas question de s’enfermer dans la relativité de la perception de
l’utilité des choses. La question philosophique demeure. L’homme en tant
qu’homme, Maasai ou Espagnol, ordonne toutes choses autour de lui selon
cette catégorie de l’utilité qui a fait dire à Protagoras que « l’homme est la
mesure de toutes choses ». Il n’est pas jusqu’à la vie elle- même, je devrais
dire peut-être l’existence elle-même, qui ne soit interpellée pour dévoiler son
utilité. La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? se demande parfois l’homme
désespéré de tout, y compris de l’espérance elle-même, comme a dit le poète.
Sentiment d’inutilité que vient renforcer cette parole de l’Ecclésiaste :
« Vanité des vanités, tout est vanité et poursuite du vent » ! Souvent, ce n’est
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pas autour de la notion d’utilité que l’on cherche à comprendre la vie mais
autour de celles de sens et de but. Mais s’interroger sur le sens ou le but de
l’existence est-il si différent de la recherche portant sur l’utilité de l’existence ? Quand on dit « utile » on sous-entend utile à quelqu’un, à l’homme
lui-même ou à son créateur d’ailleurs. Suis-je créé pour moi-même ou plutôt
pour glorifier mon créateur ? D’un autre côté, rechercher le sens de l’existence obéit à la question du pourquoi ? Une question qui englobe celle de
l’utilité en ce sens que la préoccupation de l’utilité constituerait un des
aspects seulement de la réponse au pourquoi. La recherche du sens va au-delà
de la préoccupation de l’utilité pour s’intéresser à la place de l’homme dans
un ensemble cosmique qui l’englobe et par conséquent le déborde de part en
part. La question de l’utilité oriente de manière limitative celle de la
recherche du sens. L’ustensile est au service d’un but qui donne son sens à un
ensemble. Mais quand l’Ecclésiaste proclame, péremptoire : « Vanité des
vanités tout est vanité et poursuite du vent » il semble n’avoir en esprit que
l’activité et les aventures de l’homme sur la terre. Qu’en est-il de
« l’ensemble » au sein duquel l’homme prend place comme un maillon,
même s’il est souvent perçu comme un microcosme du macrocosme ? Il a
beau être le microcosme du macrocosme, l’homme est un être fini tandis que
l’ensemble de l’univers, le macrocosme, semble infini. Le fini est-il nécessaire
au fonctionnement de l’infini ? Est-il plutôt une entité tout à fait contingente, c’est-à-dire qui aurait pu ne pas exister sans que cela porte préjudice à
l’infini de l’univers, de la Vie avec grand V, à Dieu même (pour intégrer ici la
dimension religieuse) ? Autrement dit l’infini peut-il se passer du fini et Dieu
de l’homme ? Chacun répond à cette interrogation selon la métaphysique à
laquelle il adhère. C’est dans une orientation tout à fait spiritualiste que le
philosophe allemand Rudolph Eucken a pu écrire dans Le sens et la Valeur de
la vie, (Éditions Rombaldi, 1967) que « Si l’on envisage le monde, l’homme se
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présente d’abord comme un être particulier qui possède sa sphère propre et
ne participe qu’à ce qui se passe dans les limites de cette sphère. Mais dans la
séparation de la vie de l’élément pur et simple et dans son orientation vers
l’autonomie, il entrevoit la possibilité de ressentir comme sien le processus
universel et de se soustraire ainsi à la particularité de l’élément isolé. Cela ne
signifie nullement un simple déplacement de l’élément isolé dans le domaine
général : cela signifie plutôt que dans la manifestation d’une vie procédant
de l'en- semble, dans la recherche d’un vrai moi au milieu de toute diversité,
se produit plus que partout ailleurs, la possibilité de donner un contenu à la
vie, de s’approprier l’âme de la réalité ». Et Rudolph Eucken poursuit par
cette affirmation aussi péremptoire que celle de l’Ecclésiaste : « Si le monde
n’a aucune profondeur, toute peine est vaine qui tend à en donner une à
notre être ». Et que doit-on entendre par profondeur ici, sous la plume de
Rudoph Eucken ? C’est la dimension que donne à l’homme son « travail spirituel ». Une spiritualité que Eucken estime devoir exister dans le reste de
l’univers et grâce à laquelle le fini peut comprendre l’infini au sens où Biaise
Pascal disait que si l'univers, par son étendue me comprend, par ma pensée en
revanche je comprends l’univers.
Dans la conférence que j’ai donnée le 29 mai 2000 sur l'utilité de la pensée
dans le devenir des sociétés, également contenu dans le présent ouvrage, j’ai
rappelé la déclaration d’Auguste Comte selon laquelle « ce sont les pensées
qui mènent le monde ». Serait-ce là l’indication recherchée au sujet de
l’utilité de la pensée ? Ma conférence s’était limitée à ne parler que du
devenir des sociétés; un devenir de progrès à coup sûr, grâce à la pensée
critique et à la pensée inventive et créatrice. Mais pour échapper aux contradictions et conflits qui naissent de la confrontation des objectifs et intérêts
opposés soit des individus, soit des États (collectivités organisées), il faut
élever la réflexion autour de la question de l’utilité à un niveau cosmique. En
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effet, si l’utilitarisme de Bentham et Mill a été critiqué et combattu, c’est
précisément parce qu’il situait le débat dans le cadre de la préoccupation
pour le bonheur de chaque homme pris individuellement ou des communautés d’hommes.. Kant a montré que le bonheur ne pouvait pas être un
principe moral; non pas parce qu’il faudrait être malheureux pour être moral,
mais parce que le bonheur et la morale appartiennent à deux ordres de l’existence humaine qui n’ont aucun rapport, l’un avec l’autre. Le bonheur relève
de la sensibilité tandis que la morale relève de la raison et de la rationalité.
Lorsque S. Mill affirme que « tous les partisans de la morale a priori, pour peu
qu’ils jugent nécessaire de présenter quelque argument, ne peuvent se
dispenser d’avoir recours à des arguments militaristes », on pourrait faire
observer que l’utilitarisme au service du bonheur individuel ou de groupe est
subjectif et égocentrique tandis que l’utilitarisme qu’on pourrait trouver dans
les morales rationalistes qu’il appelle morales « a priori » tentent d’adopter
le point de vue de l’universel et tournent par conséquent le dos à tout subjectivisme et à tout ethnocentrisme. Tout ce qui est utile au maintien du mouvement général de la vie dans l’univers semble en réalité se situer dans une
logique exempte de préoccupation utilitaire et morale. A moins qu’on veuille
parler d’une utilité ou d’une morale, soit de projection anthropomorphique,
soit attachée paradoxalement à un absolu qui, parce qu’il se tient dans sa
singularité et son unicité, ne saurait entretenir de rapport éthique avec qui
que ce soit d’autre, l’existence de la morale supposant qu’on soit au moins
deux.
Pour terminer par le titre dont je suis parti, je dirais que lorsque le commun
des hommes somme la philosophie de dire en quoi elle est utile, il s’étale au
grand jour que le principe d’utilité est ce qui guide les uns et les autres dans
l’univers humain. Le médecin soigne les maladies, l’ingénieur des ponts et
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