[14 juin 2007 ; P. Jalenques]
Remarques diverses sur lever
J’étais censé parler de lever la main, mais je n’ai pas été très inspiré. J’ai la désagréable
sensation de ne pas voir ce qui est à voir. En particulier, tout ce qui émerge de mes intuitions
me semble concerner main et non pas lever (par exemple le fait que quand on lève la main,
c’est soit pour se signaler (demander la parole) soit pour agir sur autrui (l’orateur qui demande
le silence à la foule), soit on est un gymnaste / karatéka). De même, quand on lève la main sur
qqn, on n’est pas très bienveillant ; mais quand on a la main lourde non plus.
Je parlerai donc de ce qui m’a davantage inspiré :
- l’emploi intransitif (la pâte lève)
- le fait que lever soit en relation de synonymie avec ses dérivés préfixés.
- une ébauche de forme schématique pour lever
1. L’emploi intransitif
Mon propos ici est à la fois une réaction au texte de Rémi et une tentative d’explicitation
de la méthodologie d’analyse que j’utilise en général.
Rémi distingue trois cas ; je ne réagirai qu’au deuxième (la pâte lève), car le troisième (son
ventre lève) ne fait pas partie de mon idiolecte et je n’ai pas eu le temps de me pencher sur le
premier (le blé lève).
Le premier point qui frappe est le caractère extrêmement contraint du C0. A première vue,
intuitivement, à part pâte, je ne vois pas bien quel autre nom serait possible ici.
Mon objectif est alors d’essayer de cerner au plus près cette contrainte sur le nom. De ce
point de vue, comme je l’avais défendu dans une précédente séance, toutes les données
inattestables ne me semblent pas présenter un égal intérêt. En l’occurrence, la situation définie
par cet emploi de lever me semble emblématique ; il ne me semble pas très intéressant de
prendre les 40 000 et quelques noms du français pour ensuite s’interroger sur tous les
inattestables générés en emploi intransitif (la table lève / la voiture lève / le courage lève).
Pour cerner au plus près les contraintes sur cet emploi, je cherche des noms qui a priori
peuvent mettre en jeu une valeur référentielle comparable à celle mise en jeu dans la pâte
lève. Comme il y a en jeu une idée de gonflement, j’ai pensé au mot ballon, mais la séquence
le ballon lève n’est pas terrible. Cela pourrait être au fait qu’ici il manque le deuxième
élément qu’on a dans la pâte lève, à savoir un principe actif, un ferment, qui fait justement
que la pâte lève ; mais pourquoi l’air insufflé par la pompe dans le ballon ne peut pas
correspondre à ce principe actif ?
Il me semble qu’il y a un autre point important : la pâte lève sans intervention extérieure,
elle lève précisément parce qu’on n’agit pas dessus, qu’on la laisse, ce qui expliquerait le
blocage de le ballon lève. J’ai alors pensé à un petit bateau auto gonflable. Mais une séquence
comme le bateau auto gonflable lève peu à peu n’est pas terrible non plus.
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Dans l’emploi intransitif, lever ne contraint pas seulement l’événement en jeu ; il contraint
directement l’objet de cet événement. Il faut que, d’une façon ou d’une autre, le C0 désigne de
la pâte (quand ce n’est pas une plante ou un ventre). Qu’est-ce que de la pâte ? C’est que je
suis fragile dans ma démarche. Je fais semblant que je sais ce qu’est de la pâte pour pouvoir
continuer mon raisonnement. Je dirais donc que c’est une substance déformable (pas comme
un liquide, ni comme un solide) et continue (on ne distingue pas des parties à l’intérieur de la
pâte).
Il me semble qu’il manque encore un aspect important dans la description : le gonflement
n’est pas quelconque, il se fait vers le haut ; ou en tout cas, il se manifeste vers le haut ce qui
pourrait aussi expliquer la gêne avec ballon (qui se gonfle dans toutes les directions).
A propos d’une substance déformable qui manifeste une augmentation de volume vers le
haut (qui se dilate), on peut penser au mercure du thermomètre ; or, le mercure lève ne va pas,
alors que le mercure monte marche bien. On peut aussi penser à la rivière ou à la marée. Mais
encore, si la rivière / la marée monte marche, par contre la rivière / la marée lève bloque
complètement. Pourtant ces termes désignent une substance continue déformable. Est-ce
seulement une histoire de consistance (liquide versus pâteux) ? Je fais l’hypothèse que ce qui
manque au mercure ou à la rivière, c’est surtout l’idée du ferment, du principe actif, qui serait
donc un élément important.
Rémi propose un élément supplémentaire dans la description de cet emploi : il envisage
que [les effets du] principe actif (le ferment de la pâte) est « sollicité, attendu par un agent ».
Cela rejoint l’hypothèse de Franckel d’une téléonomie mise en jeu par lever. Je ne suis pas
entièrement convaincu par cette hypothèse, en tout cas je ne crois pas que ce soit ce qui
explique le blocage de la marée lève. Car, il me semble la marée monte est tout autant
associable à une téléonomie que le soleil se lève ou le vent se lève. Par contre, il est vrai que,
lorsque X est inanimé, X monte renvoie plutôt à du détrimental (l’eau monte) alors que X se
lève renvoie plutôt à du souhaitable (le soleil se lève).
Lorsque Y renvoie plutôt à du détrimental, alors il s’en va (le brouillard / l’interdiction) ;
lorsqu’il émerge, alors c’est du souhaitable (pour X) : l’impôt, une armée, etc.
Prenons au sérieux l’histoire de la consistance pâteuse :
- le pâteux a une forme de stabilité que le liquide n’a pas : je veux dire, une fois que la
pâte lève, elle reste levée, ce n’est pas a priori réversible ; en tout cas, c’est représenté
comme l’atteinte d’un résultat ; une fois levée, la pâte acquiert une stabilité. Alors que
lorsqu’un liquide augmente de volume (par exemple en étant chauffé), ensuite le sultat
n’est pas stable ;
- en même temps, quand la pâte a levé, le résultat est lui-même pâteux (quand elle lève, la
pâte ne change pas de consistance) ; de plus, quand la pâte lève, elle est crue ; le résultat est
donc qualitativement stable mais pas définitif : ensuite, il y a la cuisson.
Cette histoire de stable mais pas définitif fait penser à l’idée d’une situation transitoire,
ce que l’on retrouve au moins avec l’ensemble des emplois où le complément est une partie
du corps (lever les yeux, la main, le doigt, etc.) avec les objets (lever une pierre, le pied
de la table, etc.).
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En résumé, les éléments décrivant cet emploi sont :
- une augmentation de volume vers le haut
- une source de cette augmentation (le ferment / ?? le soleil et l’eau pour les plantes)
- l’entité est livrée à elle-même
- la pâte est crue / la plante est jeune et sort de terre
- le résultat atteint est perçu comme transitoire, devant être suivi par un autre processus
(la cuisson pour la pâte / le passage à la taille adulte pour la plante)
A priori, une séquence comme les blancs lèvent n’est pas terrible car on pense à la situation
on monte les blancs. Cependant, j’en ai trouvé une occurrence sur internet qui correspond
précisément au cahier des charges ci-dessus :
Dacquoise chocolat citron [sorte de meringue à base de noisettes]
[…]
Allumer le four 160°
Dans un robot mixer finement les noisettes, le zeste et le sucre.
Monter les blancs en neige et les serrer avec le sucre.
Incorporer doucement les blancs au mélange noisettes - citron - sucre
Ajouter le chocolat.
Disposer dans un moule préalablement chemisé de papier cuisson (ou comme j'ai
fait, dans des petits moules individuels).
Mettre au four pendant 20 mn à 160° (le temps que les blancs lèvent)
Baisser la température (110°) et achevez la cuisson ( 40 à 50 mn selon la taille des
moules).
Attendre le refroidissement complet pour démouler.
Il ne s’agit pas d’une situation on monte les blancs mais bien d’une situation les
blancs sont livrés à eux-mêmes et augmentent peu à peu de volume vers le haut. C’est donc un
aspect important.
Désolé de terminer cette partie en queue de poisson mais le temps me manque.
2. Les relations entre lever et ses dérivés préfixés
Je voudrais revenir ici sur le fait global d’une synonymie prégnante entre lever et ses
dérivés préfixés. On en a tiré des conséquences méthodologiques (travailler de façon
contrastive sur lever / soulever ou sur lever / relever). Je défends qu’on peut et doit aussi en
tirer des hypothèses sur la forme schématique de lever.
Tout d’abord j’essaie de cerner la singularité éventuelle de cette situation de synonymie sur
le plan quantitatif ; ensuite j’essaie d’en tirer des conséquences en reprenant une hypothèse sur
la relation préfixe-base dans ma thèse sur RE.
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2.1. Données quantitatives
Le fait qu’un verbe soit localement synonyme de certains de ses dérivés préfixés n’a rien de
spécifique à lever. C’est un fait que l’on observe avec de nombreux verbes :
mettons que tu aies raison
admettons que tu aies raison
veuillez poser votre arme sur la table
veuillez déposer votre arme sur la table
j’ai du mal à couper ce morceau
j’ai du mal à découper ce morceau
on vous conseille de grouper vos demandes de candidature
on vous conseille de regrouper vos demandes de candidature
la chaîne Z a transmis le match en direct
la chaîne Z a retransmis le match en direct
Paul a copié sur son agenda l'adresse de Marie
Paul a recopié sur son agenda l'adresse de Marie
dupliquer / rédupliquer
ce salaud de Paul m’a filé tous ses microbes
ce salaud de Paul m’a refilé tous ses microbes
à travers la vitre, le paysage filait à toute vitesse
à travers la vitre, le paysage défilait à toute vitesse
ce vieux bavard m’a tenu pendant plus d’une heure (dictionnaire Lexis)
ce vieux bavard m’a retenu pendant plus d’une heure
il s’est tenu à la branche pour ne pas tomber
il s’est retenu à la branche pour ne pas tomber
Je ne suis nullement heideggérien, mais je tiens que la thèse peut être détachée de
l'ensemble de la philosophie heideggérienne. (J.-C. Milner)
Je ne suis nullement heideggérien, mais je soutiens que la thèse peut être détachée de
l'ensemble de la philosophie heideggérienne.
Il fouilla dans sa poche et en tira trois billets de mille francs (Sartre)
Il fouilla dans sa poche et en retira trois billets de mille francs
attends-moi, il faut que j’aille tirer de l’argent
attends-moi, il faut que j’aille retirer de l’argent
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Parfois, la proximité sémantique s’observe dans des cotextes et contextes différents :
bon allez, on se tire !
vous pouvez vous retirez
j’me suis fait tirer mon portable
ils lui ont soutiré de l’argent
Ceci dit, ces relations de synonymie peuvent se manifester à différents degrés. Ainsi :
a) un verbe peut être synonyme d’un seul de ses dérivés préfixés ou bien de plusieurs
d’entre eux ou de tous ;
b) un verbe peut être synonyme d’un de ses dérivés préfixés de façon très marginale ou
au contraire de façon prégnante (la synonymie se manifeste dans un seul cotexte ou au
contraire dans plusieurs / de nombreux cotextes).
Pour essayer de quantifier ces deux aspects, j’ai consulté le dictionnaire informatisé des
synonymes, du laboratoire Crisco. Ce dictionnaire résulte d’une compilation (enrichie) des
différents dictionnaires de synonymes du commerce.
J’ai examiné les verbes suivants : baisser, monter, dresser, descendre, tendre, tenir, tirer,
mettre, passer, prendre, garder, faire, tourner, trouver, donner, battre, jouer, dire, montrer,
jeter, lancer, porter, poser, placer, venir, toucher, gagner, filer. Ces verbes sont pour la
plupart très polysémiques et admettent chacun plusieurs dérivés préfixés.
Du point de vue a), c'est-à-dire du nombre de dérivés préfixés concernés par la synonymie,
seul tirer rejoint lever dans la mesure tous leurs dérivés préfixés peuvent leur être
localement synonymes :
- lever peut être localement synonyme de élever, enlever, prélever, relever, soulever1
- tirer peut être localement synonyme de attirer, détirer2, étirer, retirer, soutirer
Du point de vue b), c'est-à-dire la prégnance de ces relations de synonymies3, seul tenir se
rapproche de lever ; pour tirer, les relations de synonymies semblent moins prégnantes :
- parmi les six premiers synonymes de lever (sur 56 synonymes recensés), quatre
correspondent à des dérivés préfixés du verbe : en première position soulever, en troisième
enlever, en quatrième élever, en sixième relever ;
- parmi les six premiers synonymes de tenir (sur 109 synonymes recensés), deux
correspondent à des dérivés préfixés du verbe : en première position retenir, en troisième
contenir4, (soutenir apparaît en douzième position).
1 On trouve aussi en ancien français le verbe deslever, dont le sens donné par le dictionnaire de Godefroy est
« faire sortir, tirer », c'est-à-dire là encore une proximité sémantique avec lever.
2 T.L.F. : « Tirer dans tous les sens pour défriper ». Détirer des dentelles, du linge. Ayant redressé son faux-col,
ajusté ses lunettes, détiré son habit, il s'avança (REIDER, Mlle Vallantin, 1862, p. 63).
3 Pour chacun de ces verbes, le dictionnaire du Crisco identifie plusieurs dizaines d’emplois, de nuances
sémantiques ; chacune est caractérisée par une liste de synonymes appelée clique ; par exemple l’emploi lever
une armée sera caractérisé par la clique suivante : « enrôler, lever, mobiliser, recruter ». Plus un verbe apparaît
dans de nombreuses cliques, plus il est synonyme pour un nombre important d’emplois du verbe considéré. Par
exemple, soulever apparaît dans douze cliques ; il est ainsi classé comme premier synonyme de lever.
4 En sixième position, on trouve maintenir, mais je ne l’ai pas considéré comme un dérivé préfixé (main + tenir).
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