UX TEXTES — MÉCONNUS — OCCULTÉS — OUBLIÉS — RETOUR AUX TEXTES — MÉCONNUS — OCCULTÉS — OUBLIÉS — MÉCON e 20 Déclin ou retour du sacré 2/2 - Retrouver l’harmonie Jean-Marie Paupert interrogé par Danièle Masson Lire l’introduction L’HOMME EN GÉNÉRAL N’EXISTE PAS Danièle Masson – Notre époque vit sous le double signe d’un idéal marqué par le cosmopolitisme et d’une réalité faite de réactions identitaires exacerbées. Que pensezvous de cet abîme grandissant entre l’idée et le réel ? Jean-Marie Paupert – Je pense d’abord que comme on dit parfois joliment de la langue, glissant sur un mauvais aiguillage de proximité - votre plume a dû "fourcher". Par son usage le plus connu, et le plus métaphysique aussi, l’idéal est un modèle ontologique, fondé profondément dans le réel et le fondant, il ne s’oppose pas au réel, il le forme à son image, comme il est formé aussi par abstraction de la réalité. Ça n’est ni une coquecigrue, ni une de ces "chimères bourdonnant dans le vide" dont Rabelais se demandait drôlement au chapitre 7 de son Pantagruel, si elles pouvaient se "nourrir de secondes intentions" (c’est-à-dire, d’êtres de raison) […] C’est donc bien plutôt, avant comme après Marx, l’idéologie qui est à sa place en ce rôle chimérique où elle peut et doit en effet, être opposée à la réalité. Napoléon, le saviezvous ?, usait couramment de trois épithètes drôlement accolées, et souvent enfilées les unes à la suite des autres comme des synonymes - pour cataloguer ce genre de person- nages, songe-creux, nourris de fumées nébuleuses et de vides abstractions dogmatiques : "C’est un idéologue, disait-il, un janséniste, un jacobin". Quand il avait ainsi parlé d’un homme, il en avait tout dit, et il ne pouvait être question de le faire revenir sur son exécution définitive. C’est bien l’idéologie qui est "marquée par le cosmopolitisme" et qui se heurte partout dans le monde aux "réactions identitaires exacerbées" : aussi fortement en Europe Centrale qu’en Europe de l’Est, et, d’une façon générale, sur les cinq continents. Pourquoi ce heurt, et "cet abîme" me demandez-vous, "entre l’idéologie et le réel"? Tout simplement, ma chère amie, parce que l’idéologie n’existe pas dans la réalité. Elle est, comme disaient les anciens scolastiques, sine ullo fundamento in re. Elle est le fruit de rêve de la crise nominaliste, véritable séisme des esprits, constaté et entériné, au 14è siècle, par le génial et délétère moine franciscain Guillaume d’Occam : après quoi le concept, coupé de toute attache avec le réel, flotte à l’air libre, pur flatus vocis, vivant pour et par lui-même sa propre vie, purement "phénoménale". A partir de là, le monde des idées et de la re-présentation n’a plus ni souci ni obligation de coller au monde de la simple présentation du réel. C’est un monde de mé- Classement : 2Ge22 1995, 2010 Aller à => dossier origine de ce texte – Retour à l’accueil => reseau-regain.net 1/5 cano imaginaire construit avec des pièces fictives, un puzzle dont chaque pièce peut être créée par son joueur pour la création d’un paysage imaginaire. Et c’est précisément en ce monde nominaliste, "phénoménal" et conceptologique, qu’est née l’idéologie dite des Lumières, sans doute parce qu’elle est la plus obscurantiste et la plus niaise de toutes les idéologies de structure nominaliste, au siècle dit des "philosophes" précisément, on l’imagine, parce que les dits "philosophes" - Voltaire, d’Alembert, Diderot, d’Holbach, Helvétius et tutti quanti avaient autant de rapport avec la philosophie que de vieilles savates avec la pantoufle de vair de Cendrillon. […] C’est l’idéologie des Lumières obscures, des prétendus "philosophes" et de la Révolution aux "immortels principes", qui inventa l’homme en général dont le bon Joseph de Maistre - qui compte aussi, et à juste titre, au nombre de vos "hommes-clefs" ou "auteursclefs" de l’Ecritoire - disait qu’il ne l’avait jamais rencontré. Et pour cause puisqu’il n’existe pas (c’est donc du Frossard à rebours). Le cosmopolitisme résulte directement de cette idée de l’homme en général, il en est le paysage, la demeure, la ville, la terre. L’homme en général, en effet, n’a pas une langue, fruit d’un antique et complexe héritage et dans laquelle il rêverait ; d’ailleurs il ne rêve pas, sinon d’un atroce meilleur des mondes habité seulement d’hommes en général, qui n’aient ni histoire, ni mémoire, ni foi ni loi (autre que celles qu’ils créent chaque jour selon leurs besoins et convenances) ni Dieu ni maître (autres que les vedettes de la politique et de la télévision) ni racines ni patrie, autres que celles du monde en général, c’est-à-dire aucune. L’homme en général ne peut vivre que n’importe où et en n’importe quel point de la cosmopolis : il ne mange pas français, ni allemand, ni italien, ni espagnol, ni rien de national - il mange en général. Il parle en général, la langue des hannetons, des lemmings et des coquecigrues ; ou plutôt des ordinateurs et des téléviseurs. Il ne prie pas parce que n’ayant pas trouvé de Dieu en général, il doute de son existence, au motif que les dieux particuliers - d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, de Jésus-Christ, de Mahomet, de Bouddha, du Sanatama Dharma, et autres - ne sauraient être que fumées d’opium ou mirage de déserts. Ne se nourrissant d’aucune des racines qui font l’homme réel, l’homme en général n’est habité par aucune culture autre que la culture "en général" qui ne risque pas d’être confondue avec la culture générale, laquelle requiert de toute nécessité l’enracinement en une culture spécifique particulière et la connaissance de beaucoup d’autres. Tant et si bien - ou si mal - que la culture en général est absence de toute culture : on s’en aperçoit tous les jours. Il n’y a qu’un malheur pour ces petits et grands messieurs cosmopolites des Lumières ténébreuses - et pour nous un grand bonheur - c’est que l’homme en général, disais-je, n’existe pas ! Il n’existe que des hommes particuliers, bien concrets, issus de familles charnelles et de traditions nationales, avec leurs cultures propres. Des gens qui habitent de telles façons, mangent de telles cuisines, parlent telles langues, pensent selon tels schémas, prient de tels dieux : que non point tels ou telles autres. Et plus outre : qui n’entendent pas qu’on vienne leur casser les pieds avec telles démarches ou comportements qui les dérangent ; les oreilles avec tels propos, discours ou musiques qui les assourdissent ou les agressent ; les couilles avec telles mœurs qui leur sont odieuses ; ni qu’on offusque leurs narines avec de telles cuisines ou tels encens qui les dégoûtent en leurs cuisines ou leurs oratoires. Et ainsi de suite. Classement : 2Ge22 1995, 2010 Aller à => dossier origine de ce texte – Retour à l’accueil => reseau-regain.net 2/5 Vous tenez là, ma chère amie, le secret des malheurs de notre temps : les gens des fausses Lumières qui - peu ou prou, tous partis confondus - nous régissent sont tout étonnés que leur recette miracle - qui est une recette fictive, nominaliste, de l’homme en général, ne "fonctionne" pas comme disent les gens de publicité. Partout on s’étripe, partout s’affrontent les nationalismes exacerbés et les intégrismes affolés. La question d’Orient et le réveil des nationalités - qui faisaient "questions de cours" quand j’étais en culottes courtes - sont sous les feux brûlants de l’actualité la plus quotidienne. Eh ! oui, mes bons amis, croyez-en notre Pascal, "l’homme n’est ni ange ni bête, et qui veut faire l’ange fait la bête". L’homme en général qui n’existe pas et dont vous prétendez imposer le fantôme - avec les polyculturalismes, les cosmopolitismes, les pluriethnismes et autres babelismes, les popotes omnibus des melting-pot, et toutes ces sortes de billevesées obscurantistes, pseudo-universalistes - nous conduit à l’embrasement général et, en particulier à la plus sauvage des barbaries. Tant il est vrai, que la seule harmonie universelle possible et à peu près humaine ne peut résulter que de l’entente consentie de nations, de religions et de cultures différentes, opposées autant que complémentaires, distinctes en leurs frontières où la culture établie par l’Histoire en dominante doit être respectée en tant que telle en ses usages, tout en admettant à leur place minoritaire les autres cultures. Cette harmonie humaine et autant que possible pacifique n’effacera jamais., d’ailleurs, tous les conflits : le pacifisme bêlant est une vue de l’esprit bêta engendrant iniquités et monstruosités, avec, en fin de compte, les pires sauvageries. Je ne connais rien de plus beau que la fraternité chrétienne, catholique des Français et des Allemands qui s’affron- taient cruellement les armes à la main, en 14-18 et en 39-45. Par delà les frontières, les haines et les ruisseaux de sang versé, ils se reconnaissaient pour frères et, dans toute la mesure permise par la fidélité et la loyauté à l’égard de la patrie charnelle, ils s’efforçaient de s’aimer, de se secourir et de s’aider. Il n’existe aucune autre solution, et tout le reste n’est que rêveries criminelles et délétères. GNOSES RÉDUCTRICES D. M. – Ne sentez-vous pas dans les extrémistes actuels, la volonté orgueilleuse de plier le foisonnement du réel aux normes réductrices de l’esprit, qui fut jadis la volonté de Marcion, que vous condamniez "pour son refus du mystère, du paradoxe, du scandale chrétien et de la Croix"? N’y a-t-il pas là une réédition du péché originel, sans lequel on ne peut rien comprendre ? J.-M. P. – Marcion était essentiellement gnostique, et toute gnose est, par essence - par sa prétention à tout comprendre clairement forcément simplificatrice, réductrice, évacuatrice du mystère global. La réduction de Marcion consistait à évacuer les livres de l’Ancien Testament et même certains du Nouveau, comme absurdes, contradictoires, scandaleux ou ridicules et donc dus à l’inspiration d’un Dieu imparfait ou même mauvais. Ce genre d’hérésie forme tentation perpétuelle dans l’Eglise : le montanisme, le manichéisme, le quiétisme de Molinos et autres relèvent tous, de façon ou d’autre, de cette tendance simplificatrice et perverse. Le péché originel est un profond Mystère, dont nul ne peut dire clairement en quoi il consiste exactement ; mais à travers les textes fondateurs il apparaît lié essentiellement au prométhéisme : "Vous serez comme des dieux" siffle le serpent tentateur à l’oreille d’Eve - "connaissant le bien et le mal". Classement : 2Ge22 1995, 2010 Aller à => dossier origine de ce texte – Retour à l’accueil => reseau-regain.net 3/5 En ce sens, vous avez raison de noter que le marcionisme, comme toute gnose prétendant épuiser le Mystère et le réduire aux limites de la simple raison, est une "réédition du péché originel". successifs m’ont vivement poussé à ne point poursuivre finalement la voie sacerdotale ou religieuse - c’est cette "élévation surnaturelle" que je connais (cognosco) mais à quoi je ne goûte pas (sapio). […] Or, il n’y a pas de christianisme catholique sans reconnaissance et adoration du Mystère. Le "myste", c’est-à-dire l’adorateur du Mystère chrétien, dit : "et… et…", il tient les deux bouts de la chaîne, comme disait Bossuet. L’hérésiarque en général, le gnostique en particulier, voulant tout comprendre, réduit tout sur le lit de Procuste de ses "ou bien… ou bien…". Je n’écrirai sans doute jamais - et pour maintes raisons - le Jésus que j’ai jadis rêvé d’écrire et pour quoi j’ai, voici bien longtemps, colligé bien des lectures et recueilli bien des notes. Si je l’avais fait, je me serais surtout attaché à bien rendre le caractère ambigu du Personnage. C’était un petit juif discuteur, prompt à la colère, habile au pilpoul, un cœur ultra sensible, tout donné, un esprit fulgurant, au caractère trempé aussi rapide à l’emportement voulu qu’imperturbable dans la provocation inutile : au total, un homme étrange et incomparable, aussi simplement que mystérieusement attachant et qui sut, de fait, aussi bien s’attacher de petits groupes d’amis et de disciples, que frapper et remuer des foules. Un petit rabbi itinérant comme il y en avait tant ; avec quelque chose en plus : car c’était le Fils Unique de Dieu le Père, son propre Verbe Incarné. C’est pourquoi Marcion, prétendant réduire la Révélation chrétienne à l’Evangile de Luc et à un choix des épîtres de Paul expurgé, est en fait en contradiction formelle avec saint Paul qui avait tellement, au contraire, le sens du Mystère et de la cohésion profonde, en ce Mystère, des lumières opposées et complémentaires, des trois Capitales Saintes, entre lesquelles il a vécu ! ÉLÉVATION SURNATURELLE D. M. – Aux pensées réductrices vous opposez la fusion qui n’est ni confusion ni syncrétisme, la tension qui est appropriation dans l’altitude et non conflit meurtrier. Manière de prendre en compte toute la condition de l’homme tragique mais promis à la gloire, humilité devant Dieu qui choisit tout, quand l’homme ne choisit que lui-même. Pour retrouver "l’harmonie sous la tension", toujours menacée, que vous évoquez dans vos Mères-Patries, ne faut-il pas une élévation surnaturelle, que les cultures gréco-romaine et judéo-chrétienne, réduites à elles-mêmes sont incapables d’atteindre ? J.-M. P. – Vous parlez d’or et, précisément, si vous me permettez cette confidence de tristesse, ce qui me manque le plus - ce qui m’a toujours manqué et qui fit que mes directeurs J’aurais souhaité que ce récit-portrait creusât un lit coulant au confluent des données de l’histoire de la Palestine au ler siècle avec ses divers courants, et des aperceptions théologiques que le traité "du Verbe Incarné" permet de hasarder. Vous savez que depuis des siècles les Pères et Docteurs de l’Eglise ont accumulé, par milliers de pages, thèses et hypothèses sur la Psychologie du Christ, sa Connaissance, sa Conscience, son Ame, bref sur la forme et les conséquences de ce qu’on nomme l’union hypostatique entre la personne divine et la personne humaine de Jésus. Avec une petite minorité de théologiens avertis, j’incline à penser que Jésus n’avait pas toujours et à tous moments une claire conscience de sa nature divine et des privilèges exorbitants à Elle attachés. Je pense au contraire que l’Incarnation elle-même - de Classement : 2Ge22 1995, 2010 Aller à => dossier origine de ce texte – Retour à l’accueil => reseau-regain.net 4/5 par la prodigieuse, inhumaine distorsion qu’elle imposait à la personnalité humaine du petit rabbi Jeshuâh valait à elle seule déjà Passion, prodigieuses souffrances et Rédemption par le sang : laquelle sera consommée au Calvaire. On oublie trop souvent le sens profond de maints épisodes ou "dits" capitaux du Christ, tels la sueur de sang au Jardin des Oliviers, les épreuves de la tentation au désert, et bien d’autres. Il est excessivement délicat de concilier, dans l’orthodoxie la plus rigoureusement commune, les effets unifiants de l’union hypostatique du Verbe Incarné-laquelle, bien loin de la superposition, formait une véritable fusion avec ses effets non point séparants mais perturbants, souffrants. Si j’osais - à titre d’image et de référence lointaine en en retirant toute implication pathologique, réductrice et sacrilège - risquer une image empruntée à la psychologie des psychiatres, je dirais que Jésus le Christ Fils de Dieu, Sauveur, Verbe Incarné vivait communément sa vie - aussi bien la plus usuelle de l’alimentaire que la plus élevée de l’oraison en passant par les discours et propos, dans une sorte d’unification déchirante - et de déchirement unifié que j’appellerais volontiers meta-schizophrénique. Et c’est à mon avis ce qui confère aux Evangiles et à toutes les vies de Jésus ce caractère exceptionnel et étonnant de familiarité et d’étrangeté, de naturel et de surnaturel. Tout se passe de façon commune, banale, et puis tout-à-coup on décolle. Dès l’enfance, c’est - j’allais dire "le môme" - Jésus affinant le pilpoul avec les Docteurs de la Loi subjugués, et, dans la foulée, le bon petit répliquant aux parents affolés : "Ne saviez-vous pas que je devais être aux affaires de mon Père ?" Même irruption soudaine, étrange et dure aux noces de Cana : "Qu’importe à moi et à toi, femme ? Mon heure n’est pas encore venue…", dans l’épisode des vendeurs chassés du Temple, dans la prédiction de la résurrec- tion en 3 jours, l’affirmation de sa filiation divine, et ainsi de suite tout au long de la vie de Jésus qui se déroule tissée de figures extravagantes sur une trame ordinaire. On n’a pas assez médité sur la vie quotidienne de Jésus le Christ, Fils de Dieu qui, tout-à-coup, éprouvait en quelque sorte, l’irruption hors de sa bouche charnelle du Verbe de Dieu et s’entendant prononcer des mots étonnants dont le petit rabbi Jeshuâh n’avait pas forcément, toujours à tous moments, claire conscience. C’est là que je voulais en venir en évoquant mon rêve impossible d’un portrait vivant et vécu de Jésus : afin d’illustrer les dernières lignes, très perspicaces et très justes de votre dernière question. Oui vous avez raison : le patrimoine culturel des Trois MèresPatries ne peut revivre en efficace vérité que par l"’élévation surnaturelle", celle-là même qui prenait tout-à-coup tout l’être du petit rabbi Jeshuâh, transfigurant sa Personne et son Verbe. D. M. – Pour quelqu’un qui se plaint de manquer d’élévation surnaturelle, vous ne semblez pas vous débrouiller si mal ! J.-M. P. – Peut-être, mais, ainsi que vous le dites très justement, je me débrouille, c’està-dire que je tire sur l’écheveau embrouillé de mes lectures infinies et de mes réflexions incessantes. J’essaie de débrouiller l’écheveau, je m’en débrouille. Mais ce n’est pas du vécu, il y manque l’intériorité spirituelle. J’en parle aussi savamment qu’un aveugle des couleurs sur lesquelles il aurait beaucoup lu en déchiffrant du doigt son Braille. Cependant, j’essaie de me consoler en me disant que peut-être - et sans rien ôter de ma responsabilité et de mes fautes personnelles - Dieu l’a voulu ainsi pour moi. Et que la surdité n’a pas empêché Beethoven de composer de belles musiques. Mais il se trouve que je préfère Bach… Classement : 2Ge22 1995, 2010 Aller à => dossier origine de ce texte – Retour à l’accueil => reseau-regain.net 5/5