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DOSSIER
-196° C Comme ici, chez
Alcor, en Arizona, les corps
sont conservés dans des
silos maintenus à très
basse température par de
l’azote liquide.
TÊTE EN BAS Afin de limiter au maximum la formation de cristaux
de glace, qui endommagent les cellules, une solution d’antigel est
injectée dans les vaisseaux sanguins. Le corps est ensuite conservé
la tête en bas dans le silo, pour que l’antigel atteigne le cerveau.
CRYOGÉNISATION
ESCROQUERIE
OU ESPOIR?
n ÉVÉNEMENT Une jeune Anglaise, atteinte d’un cancer incurable, a obtenu de
des années, le photographe Murray Ballard a réalisé un travail exceptionnel sur le
spécialisées existantes, aux Etats-Unis, en France et en Russie n INTERVIEW Le
la justice le droit de se faire cryogéniser après son décès n REPORTAGE Pendant
sujet, rencontrant les personnes tentées par l’aventure et visitant les trois sociétés
patron de l’une d’elles, KrioRus, veut ouvrir un laboratoire en Suisse
Photos MURRAY BALLARD – Textes CHRISTIAN RAPPAZ
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DOSSIER
CRYOGÉNISATION
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200 patients sont «stockés» dans de l’azote liquide à travers le monde 2000 ont signé le contrat
à la cryogénisation (Alcor). 4. John Bull, futur «patient» de Terasem Movement en Floride, enregistre une vidéo donnant des instructions à
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2. Les silos contenant des corps congelés, chez Cryonics Institute, dans le Michigan. 3. Meeting et explications pour de futurs candidats
propos de sa mort. 5. Des chats sont également cryogénisés. 6. Boîte à fleurs, déposées par les proches (Cryonics Institute).
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PHOTOS: MURRAY BALLARD
VOYAGE AU PAYS DE LA CRYOGÉNISATION 1. Aaron Drake, directeur médical d’Alcor, en Arizona, préparant des médications.
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DOSSIER
CRYOGÉNISATION
En route vers la vie
éternelle?
Comme 300 personnes avant elle, une
adolescente britannique a récemment
obtenu le droit de se faire cryogéniser
après son décès. Bien que la technique
de conservation des corps évolue,
réveiller les morts n’est pas encore
pour demain. Le point.
Texte CHRISTIAN RAPPAZ
PHOTOS: MURRAY BALLARD, THE LIFE PICTURE COLLECTION/GETTY IMAGES, DR
L
a nouvelle ne vous
a sans doute pas
échappé. Il y a quelques
semaines, une jeune
Anglaise de 14 ans,
souffrant d’un cancer
en phase terminale, a
obtenu de la justice le
droit de se faire cryogéniser
après son décès. Ce n’est pas
que cette pratique soit interdite au Royaume-Uni, mais
l’un de ses deux parents s’était
opposé à sa décision. Pour
convaincre les juges, l’adolescente, qui demanda que son
identité ne soit pas révélée,
adressa une lettre à la Haute
Cour de Londres, dans laquelle
elle exposa son désir de vivre
plus longtemps, pariant sur les
progrès de la science et de la
médecine pour la ranimer et
la soigner d’ici à un ou deux
siècles. Bingo. Elle fut autorisée
à rejoindre le cercle encore très
fermé des cryonics. Trois cent
cinquante personnes à travers
le monde, croyant dur comme
fer que la science ranimera
un jour leur corps vitrifié et
conservé dans de l’azote liquide
à –196°C. Parmi elles, une majorité de «neuros», ainsi nommés parce qu’ils ont choisi de
cryogéniser seulement leur tête
et donc leur cerveau, certains
que leurs chances de revivre
avec un corps qu’on leur greffera est beaucoup plus grande.
A ce stade, vous pensez sans
doute être en train de lire au
mieux un roman de sciencefiction et au pire un délire de
journaliste. Eh bien pas du tout.
Certes, à l’image du généticien
franco-suisse André Langaney,
spécialiste de l’évolution et de
la génétique des populations, la
cryogénie a ses détracteurs. «Ce
n’est pas une science, mais une
technique, une forme de momification, comme Ramsès II en
est l’exemple, en un peu mieux.
Mais les chances de «résurrection» ne sont pas supérieures à
la sienne, donc égales à zéro»,
estime le professeur honoraire
de l’Université de Genève. Reste
que depuis que le professeur
de physique américain Robert
Ettinger a exposé La perspective
de l’immortalité dans un livre,
en 1962, l’idée de conserver un
mort à très basse température et
de le réveiller un jour a non seulement alimenté les fantasmes,
mais aussi fait son chemin et
ses adeptes. Ettinger repose luimême, avec sa mère et ses deux
épouses, au Cryonics Institute,
dont il est le fondateur.
2000 personnes en attente
Le premier être humain cryogénisé fut toutefois James Bedford,
un professeur de psychologie
américain, en 1967. Son corps
«Ce n’est pas une science, mais
une technique, une forme
de momification» André Langaney, professeur
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En 1959, «Sciences et Avenir» fait sa une sur
la cryogénisation. A dr.: congélation en 1967
de James Bedford, le premier homme
cryogénisé. Tout à dr.: portraits de patients
cryogénisés, affichés au mur du Cryonics
Institute, dans le Michigan.
est toujours conservé par la
Fondation Alcor, en Arizona,
première entreprise du genre
sur la planète, rejointe dix ans
plus tard par sa concurrente
du Michigan, le Cryonics Institute, puis par KrioRus, une
société moscovite, en 2005. A
ce jour, plus de 2000 personnes
ont signé un contrat de cryogénisation, qui sera honoré
leur dernière heure venue. En
l’envisageant publiquement,
des célébrités telles que Simon
Cowell, le producteur anglais de
l’émission Britain’s Got Talent
(et de sa version américaine), et
l’intervieweur star de CNN Larry
King ont également contribué à
remettre la cryogénie au cœur
de l’actualité. Sans oublier la
découverte de Google X, le
laboratoire du géant du Net, qui
assure développer un concept
de détection des maladies susceptible de mesurer les changements biochimiques annonciateurs de la maladie avant
l’apparition de celle-ci. Une
somme d’éléments qui poussent
les gens à s’intéresser de plus
près à la cryogénisation.
De Shakespeare à Rostand
Mais le chemin vers la résurrection et la vie éternelle est
semé d’embûches. Pour l’instant, les seuls succès avérés
concernent la réanimation
d’un rein de lapin, de larves
de mouches drosophiles et de
certains parasites. «Mais qui
ne tente rien n’a rien. De toute
façon, si ça ne marche pas, on
ne s’en rendra pas compte»,
confie Roland Missonnier, le
pionnier français du procédé.
«Arrêtez cette escroquerie»,
supplie André Langaney. «Si
la technique marche très bien
pour les ovocytes, les spermatozoïdes, des cellules sanguines
et des embryons précoces, elle
est impossible à appliquer à
des vertébrés supérieurs. Je ne
vois pas comment un prétendu
antigel miracle peut se répandre
dans le volume considérable
d’un corps humain. Comment
ce liquide pénétrerait la moelle
osseuse, indispensable à la
création des globules du sang.
Et puis, comment ressusciter la
mémoire qui est perdue à peine
quelques minutes après la mort,
lorsque les circuits de neurones
arrêtent de fonctionner? C’est
techniquement inimaginable»,
affirme le généticien français, en
rappelant qu’après avoir passé
un peu plus d’une heure dans
une eau à 17°C, un corps humain
nu et immobile ne donne plus
aucun signe de vie. «Comme
l’a si bien souligné Shakespeare,
nous n’existons que par notre
pensée», conclut André Langaney, sûr de son fait. Comme
l’était aussi le célèbre biologiste et écrivain français Jean
Rostand, lorsqu’il délivra cette
phrase qui fit le buzz en 1959:
«Un jour, on verra les incurables
et les vieillards aller se faire
congeler. On les mettra dans
des tiroirs avec des étiquettes:
à réveiller quand on aura un
remède contre le cancer, contre
le vieillissement, et pourquoi
pas contre la mort.»
Page suivante:
La cryogénisation
pour les nuls
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DOSSIER
CRYOGÉNISATION
LA CRYOGÉNISATION POUR LES NULS
Comment, combien, pourquoi, pour qui, pour quand…
Dix questions pour décrypter la technique qui promet résurrection
et immortalité.
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La cryogénisation, c’est quoi?
Le procédé consiste à conserver
un être humain, ou seulement son
cerveau, en état de mort clinique dans
de l’azote liquide à une température de
-196 °C et ce dans l’optique de le ramener à la vie si un jour les progrès de la
science le permettent.
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Comment ça marche?
Selon la société américaine Alcor, le
corps doit être placé dans un bain
de glace sitôt après la mort. Le cœur
doit continuer à battre artificiellement
pour que le cerveau soit toujours irrigué,
jusqu’à ce qu’une machine prenne le
relais. L’eau et le sang doivent ensuite
être remplacés par un liquide antigel.
Puis le corps est refroidi en quelques
heures avec l’azote, jusqu’à -125 °C.
C’est le processus de vitrification. Après
cela, dans les deux semaines qui suivent,
la température atteint progressivement
-196 °C. Le «stockage» est soigneusement préparé afin d’éviter les risques de
fissures.
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Comment sont conservés les
corps?
Danila Medvedev (lire interview en
page 38) explique que les corps sont
conservés dans des silos, qu’il compare
à de gros thermos. Quelle que soit la
température extérieure, celle de l’intérieur
de l’appareil est stable. Le système ne
reposant pas sur l’électricité, aucune
panne intempestive ne peut venir de là.
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PHOTOS: DR
Pourquoi ne pas cryogéniser la
personne vivante?
Pour une question de procédé,
explique Alcor. Les fluides corporels
(sang, eau) doivent être remplacés
par une substance cryoprotectrice, en
l’occurrence un liquide synthétique agissant comme de l’antigel dans un moteur,
afin d’empêcher la formation de cristaux
de glace qui abîmeraient les cellules.
Cette technique, appelée vitrification, est
notamment utilisée pour la conservation
des ovocytes et des spermatozoïdes. «La
congélation avant le décès me semble en
effet bien plus problématique, puisqu’elle
pose par exemple la question de la
limite du consentement et excéderait
très certainement celles posées dans le
Fanny Roulet
Avocate spécialiste
du droit médical et
de la santé, Genève
Roland Missonnier
Fondateur de la
Société Cryonics de
France
cadre du suicide assisté. Le cas échéant,
on se trouverait effectivement face à un
«meurtre sur demande de la victime», spécifiquement réprimé par le code pénal»,
détaille Me Fanny Roulet, spécialiste du
droit médical et de la santé de l’étude
BRS Avocats, à Genève.
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Combien ça coûte?
Cher. A partir de 30 000 francs
auprès du Cryonics Institute, sans
le transport du corps, précise la société
basée dans le Michigan (USA), jusqu’à
200 000 francs chez Alcor (USA) et KrioRus (Russie). Chez Alcor, il faut débourser 80 000 francs pour conserver uniquement votre cerveau alors que la même
opération est facturée 12 000 francs par
KrioRus. La concurrence n’épargne pas
le secteur. Et on ne parle pas des «frais
d’entretien» pendant les années ou les
siècles de conservation.
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Combien de temps peut-on
conserver les corps?
Selon Alcor et KrioRus, il n’y a pas
de limite, des millions d’années sans
doute. Fondateur de la Société Cryonics
de France, Roland Missonnier se montre
sceptique. «D’après les cryobiologistes,
un corps ne peut rester dans l’azote
liquide que 11 000 ans environ.»
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Vieillit-on pendant que l’on est
cryogénisé?
Non, selon Danila Medvedev. Le
procédé n’a pas d’autre effet sur le corps
humain que de faire légèrement changer
la couleur de la peau. Mais les réactions
chimiques sont totalement arrêtées. Il n’y
a plus de métabolisme et la composition
des cellules ne change pas.
Quels sont les droits de la personne cryogénisée et les devoirs
de l’entreprise?
Sur son site, le Cryonics Institute indique
que les personnes qui font appel à ses services doivent accepter le risque d’un échec.
Pour répondre à la loi américaine, le patient
fait don de son corps à la science afin que
l’entreprise qui le conserve en acquière la
propriété biologique. Idem chez KrioRus,
où les patients sont liés à la société par un
contrat d’expérimentation scientifique sur
lequel l’entreprise spécifie qu’elle ne donne
aucune garantie de succès.
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Quand pourra-t-on réveiller les
cryogénisés?
Si tant est qu’on puisse les réveiller un
jour, est-il utile d’ajouter. Aucune certitude
n’existe. Plus qu’une deadline, c’est un
espoir, admet Roland Missonnier, prêt à
prendre le pari qu’à l’horizon du XXIIIe siècle
les laboratoires américains pourront ressusciter les cryogénisés des années actuelles.
De son côté, Alcor compare le procédé à un
voyage dans l’espace, que l’on croyait impossible il n’y a pas si longtemps encore. Du
côté des cryonics qui ne conservent que leur
cerveau, ils se disent convaincus qu’au jour
venu les progrès de la science permettront
de leur greffer un nouveau corps.
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Et en Suisse?
Pour Me Fanny Roulet, aucun cas
de cryogénisation ne s’est présenté à ce jour dans notre pays. «Il n’existe
donc ni règlement ni jurisprudence en la
matière. La loi stipule simplement qu’un
cadavre doit être enterré ou incinéré
de façon à protéger la santé publique.
Disposer de son corps après son décès
fait partie du droit de la personnalité.
Ce droit appartient ensuite aux proches
qui peuvent décider de procéder à une
cryoconservation à condition que celle-ci
n’aille pas à l’encontre de la volonté du
défunt. Je pense que si un cas se présentait, il serait examiné par une commission
d’éthique qui en tirerait une jurisprudence.
Mais, au fond, rien, en l’état, n’interdit la
cryoconservation. Tenter de ressusciter
une personne n’est pas incompatible
avec la dignité humaine.» C. R.
Page suivante: L’interview du boss de KrioRus ▷
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Xxxxx xxxx.
Xxxxxxxxx.
DOSSIER
CRYOGÉNISATION
«Nous allons nous
installer dans la
région lausannoise»
Cofondateur de KrioRus,
Danila Medvedev évoque
l’ouverture prochaine
en Suisse d’un centre
de recherche lié
à la cryogénisation.
LE BOSS
DE KRIORUS
Danila Medvedev
devant les locaux
de sa société,
près de Moscou.
Ci-dessous: un
«patient» en
préparation
pour le silo
de congélation.
Texte CHRISTIAN RAPPAZ
Dans une interview accordée à la
chaîne de télévision Arte diffusée il y a
deux ans, vous disiez vouloir installer
en Suisse la partie technique de votre
entreprise, basée dans les environs de
Moscou. Où en est ce projet?
Nous travaillons sur un projet européen
dont la mise en œuvre se révèle plus complexe que de simples installations. Notre
idée est de développer la capacité cryogénique en Italie et d’installer en Suisse
un centre de recherche sur les nanotechnologies et la mise au point d’un logiciel
de gestion des connaissances cognitives.
Nous négocions actuellement avec des partenaires du canton de Vaud qui estiment
qu’une implantation dans la banlieue de
Lausanne serait idéale. On se rencontrera
sur place en janvier, pour finaliser j’espère.
Ce n’est pas ça qui coûte cher. Nous avons
juste besoin de rajouter de l’azote liquide dans
les silos une fois par mois. Les vrais coûts
proviennent de la recherche et de l’administration. C’est le financement de ces postes qui
explique la relative cherté du procédé.
Vous cryogénisez également des animaux?
Oui, depuis quelques années, il y a une
forte demande de la part des maîtres, qui
veulent pouvoir garder leur animal de
compagnie. Chez KrioRus, nous avons des
chiens, des chats, des oiseaux, un chinchilla, une souris et quelques animaux
exotiques.
Pour le généticien français André
Langaney, la cryogénisation d’un être
humain dans le but de le réveiller ou
plutôt de le ressusciter d’ici à un siècle
ou deux est un leurre et donc une escroquerie…
Et moi je peux vous citer plusieurs grands
scientifiques américains qui qualifient
cette technique de légitime et prometteuse.
La réalité, c’est que des études démontrent
que lorsque la cryogénisation est pratiquée
comme il se doit par des professionnels
qualifiés et des préparations appropriées,
la preuve est forte que la structure du
cerveau qui code la personnalité est
préservée.
PHOTOS: MURRAY BALLARD
Il y a deux ans, vous parliez d’effectuer
en Suisse le traitement des corps avant
leur cryogénisation, en Russie. Pourquoi
avoir abandonné ce projet?
Pour un certain nombre de raisons économiques et logistiques. Question de proximité, ce centre sera finalement ouvert à
Svalbard, un archipel norvégien proche du
Groenland et de la Russie.
Douze mille francs pour conserver son
cerveau, 200 000 francs pour le corps
entier, ce n’est pas donné…
Le jour où la médecine considérera la
cryogénisation comme un traitement
médical et non comme une simple conservation, plus de gens y auront recours et les
prix baisseront. Cela dit, cryogéniser son
cerveau reste abordable. D’ailleurs, bon
nombre de nos clients ne sont pas riches.
Dans ces prix ne figurent pas les frais
de conservation?
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