André Comte-Sponville, Présentations de la philosophie. © Texte : La connaissance
cerveau, peut-être, inventerait une autre mathématique, une
autre physique, une autre biologie... Comment
connaîtrions-nous les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes,
puisque les connaître c'est toujours les percevoir ou les penser
comme elles sont pour nous ? Nous n'avons aucun accès direct
au vrai (nous ne pouvons le connaître que par l'intermédiaire de
notre sensibilité, de notre raison, de nos instruments
d'observation et de mesure, de nos concepts, de nos théories...),
aucun contact absolu avec l'absolu, aucune ouverture infinie sur
l'infini. Comment pourrions-nous les connaître totalement ?
Nous sommes séparés du réel par les moyens mêmes qui nous
permettent de le percevoir et de le comprendre ; comment
pourrions-nous le connaître absolument ? Il n'y a de
connaissance que pour un sujet. Comment pourrait-elle, même
scientifique, être parfaitement objective ?
Connaissance et vérité sont donc bien deux concepts
différents. Mais ils sont aussi solidaires. Aucune connaissance
n'est la vérité; mais une connaissance qui ne serait pas vraie du
tout n'en serait plus une (ce serait un délire, une erreur, une
illusion...). Aucune connaissance n'est absolue; mais elle n'est
une connaissance - et non simplement une croyance ou une
opinion - que par la part d'absolu qu'elle comporte ou autorise.
Soit, par exemple, le mouvement de la Terre autour du
Soleil. Nul ne peut le connaître absolument, totalement,
parfaitement. Mais nous savons bien que ce mouvement existe,
et qu'il s'agit d'un mouvement de rotation. Les théories de
Copernic et de Newton, pour relatives qu'elles demeurent
(puisqu'il s'agit de théories), sont plus vraies et plus sûres -
donc plus absolues - que celles d'Hipparque ou de Ptolémée. Et
la théorie de la Relativité, pareillement, est plus absolue (et non
pas, comme on le croit parfois à cause de son nom, plus relative
!) que la mécanique céleste du XVIIIº siècle, qu'elle explique et
qui ne l'explique pas. Que toute connaissance soit relative, cela
ne signifie pas qu'elles se valent toutes. Le progrès est aussi
incontestable de Newton à Einstein que de Ptolémée à Newton.
C'est pourquoi il y a une histoire des sciences, et c'est
pourquoi cette histoire est à la fois normative et irréversible :
parce qu'elle oppose du plus vrai à du moins vrai, et parce
qu'on n'y retombe jamais dans les erreurs qu'on a comprises et
réfutées. C'est ce que montrent, chacun à sa façon, Bachelard et
Popper. Aucune science n'est définitive. Mais si l'histoire des
sciences est « la plus irréversible de toutes les histoires »,
comme dit Bachelard, c'est que le progrès y est démontrable et
démontré : c'est qu'il est « la dynamique même de la culture
scientifique ». Aucune théorie n'est absolument vraie, ni même
absolument vérifiable. Mais il doit être possible, s'il s'agit d'une
théorie scientifique, de la confronter à l'expérience, de la tester,
de la falsifier, comme dit Popper, autrement dit de faire
ressortir, le cas échéant, sa fausseté. Les théories qui résistent à
ces épreuves remplacent celles qui y succombent, qu'elles
intègrent ou dépassent. Cela fait comme une sélection
culturelle des théories (au sens où Darwin parle d'une sélection
naturelle des espèces), grâce à laquelle les sciences progressent
- non de certitudes en certitudes, comme on le croit parfois,
mais « par approfondissement et ratures », comme disait