FRANCE-ANGLETERRE: UN SIÈCLE D'ENTENTE CORDIALE 1904-2004 Deux nations, un seul but? Textes de François CROUZET Serge COTTEREAU Jean DHOMBRES Christine OIŒET -MANVILLE Charles-Édouard LEVILLAIN Charles HARGROVE Christophe CAMPOS Jean LACOUTURE Jean-Denis FRANOUX Bertrand LEMONNIER Laurent BONNAUD Isabelle LESCENT -GILES Mathieu FLONNEAU Jean-Marie LE BRETON @L'Hannattan,2004 ISBN: 2-7475-6274-3 EAN : 9782747562744 Sous la direction de Laurent BONNAUD FRANCE-ANGLETERRE: UN SIÈCLE D'ENTENTE CORDIALE 1904-2004 Deux nations, un seul but? L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE Collection « Inter-National» dirigée par Françoise Dekowski, Marc Le Dorh et Denis Rolland. Cette collection a pour vocation de présenter les études les plus récentes sur les institutions, les politiques publiques et les forces politiques et culturelles à l'œuvre aujourd'hui. Au croisement des disciplines juridiques, des sciences politiques, des relations internationales, de I'histoire et de l'anthropologie, elle se propose, dans une perspective pluridisciplinaire, d'éclairer les enjeux de la scène mondiale et européenne. Elle comprend différentes séries, parmi lesquelles: Sciences-Po Strasbourg, qui accueille les meilleurs mémoires de l'Institut d'Etudes Politiques de Strasbourg, Première synthèse, qui présente les travaux de jeunes chercheurs, Déj à parus: B. Kasbarian-Bricout, Les An'lérindiens du Québec A. Chneguir, La politique extérieure de la Tunisie 1956-1987 Série Sciences-Po Strasbourg: M. Leroy, Les pays scandinaves de l'Union européenne. A. Roesch, L 'écocitoyenneté et son pilier éducatif: le casfrançais. M. Plener, Le livre numérique et l'Union européenne. Série Prelnière synthèse: C. Bouquemont, La Cour Pénale Internationale et les Etats-Unis. O. Dubois, La distribution automobile et la concurrence européenne. O. Fuchs, Pour une définition communautaire de la responsabilité environnementale, Comment appliquer le principe pollueur-payeur? M. Hecker, La presse française et la première guerre du Golfe. J. Héry, Le Soudan entre pétrole et guerre civile. J. Martineau, L'Ecole publique au Brésil. C. Speirs, Le concept de développement durable: l'exemple des villes françaises. Pour tout contact: Françoise Dekowski, fdeko\vski@frcesurffr Marc Le Dorh, [email protected] Denis Rolland, denisroIland@freesur£ft TABLE DES MATIERES 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. Avant-propos, par Laurent Bonnaud 7 Remerciements 8 Ententes et mésententes: un siècle de relations francobritanniques (1904-2004), par FrançoisCrouzet 9 Clemenceau journaliste et l'Entente Cordiale (1903-1906),par S e'le Cottereau ... 47 Une entente cordiale des scientifiques ?,par Jean Dhombres 57 L'Association France Grande-Bretagne et le souvenir de l' « Entente fraternelle» (Briand), par Christine Okret-Manville..... ... 87 Ruled Britannia? Le problème de l'influence française en Grande-Bretagne dans la seconde moitié du XVIIe siècle (1660-1700), par Charles-EdouardLevillain 107 Anglophilie et anglophobie, par CharlesHargrove 137 Hypocrite français, mon semblable, mon frère, par Christophe Campos. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. . .. ... . . . . . . . . . .. . . . ... .. . . . . . . .. . . . . .. . . . . . ... . . . . . .. . . .. . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . ... 145 A trente, c'est plus cordial, par Jean Lacouture 169 Mode,fashion, influences et attirances, par Jean-Denis Franoux... ... ... 175 La culture «pop» britannique dans la France des années 60, entre rejet et fascination, par Bertrand"Lemonnier 195 De l'Olympe et d'Hadès: Concorde et le tunnel sous la Manche, par Laurent Bonnaud 217 Un siècle de «mésentente cordiale»: collaboration et compétition entre les entreprises françaises et britanniques depuis 1904, par IsabelleLescent-Ciles 243 De la construction de lieux de mémoire franco-britanniques ou, par-delà l'incantation et l'indifférence, l'évidence de l'histoire, par Mathieu Flonneau 279 Le Continent et le « Grand Large »,par Jean-Marie Le Breton...... . . . ... . . . . . . . . . . . . . . . .. .. . .. . .. ... .. . .. .. . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... .. . . . . . . . . . . . . .. . . . .. 291 ùs auteurs... Englishsummaries... ... ... ... 299 303 AVANT-PROPOS par Launnt Bonnaud Le centenaire du traité d'Entente cordiale entre la France et le Royaume-Uni est l'occasion d'un renouvellement de la réflexion sur les relations entre les deux pays. Nous aurions pu emprunter bien des pis tes à cette fin. Conscients du caractère hautement énigmatique des rapports entre Français et Anglais!, nous avons choisi de présenter quelques moments forts et phases critiques de cette Entente et de poser la question de sa réalité. Pas toujours cordiale, souvent asymétrique, elle demeure toutefois vivante, tour à tour mise en doute et sollicitée. Les crises et les incompréhensions y trouvent leur place tout cotnme les succès communs. Au-delà des relations officielles, il apparaît nécessaire de prendre en compte sa dimension collective et les représentations qu'elle suscite. François Crouzet nous livre une synthèse inédite des relations intergouvernementales franco-britanniques de 1904 à nos jours, et pose la question de leur corrélation avec les opinions publiques. Le portrait que Serge Cottereau brosse de Clemenceau reflète certains paradoxes de l'Entente; d'autres s'épanouissent au sein de la communauté scientifique de la Belle Epoque Oean Dhombres). Mais c'est avec la Grande Guerre que la relation francobritannique change fondamentalement: Christine Okret-Manville révèle qu'il s'agit aussi d'une construction. Hors du siècle de l'Entente, Charles-Edouard Levillain nous offre une incursion dans une histoire commune de longue durée, dont les échos portent jusqu'aux subtiles perceptions actuelles, dépeintes par Charles Hargrove et par Christophe Campos. Quelques solides fils conducteurs ont été tendus tout au long du siècle entre les deux rives de la Manche: le rugby qui, revu ici par Jean Lacouture, prend un sens nouveau; le va-et-vient des influences vestimentaires Oean-Denis Franoux); la culture pop contestée autant que contestataire (Bertrand Lemonnier). Laurent Bonnaud évoque le développement de deux grands programmes technologiques, exemples en devenir d'une culture d'entreprise 1 Nous utilisons ici «Anglais» et « Angleterre» au sens étendu de «Britanniques» « Grande-Bretagne », « Royaume-Uni» désignant l'entité politique. et de partagée, dont Isabelle Lescent-Giles nous explique les ressorts et les enjeux. Symboles, valeurs et lieux de mémoire sont mis en question avec une priorité: distinguer les perceptions émergentes et celles que nous avons reçues en héritage (Mathieu Flonneau). En conclusion, Jean-Marie Le Breton replace le siècle de l'Entente cordiale dans une perspective diplomatique de long terme. Plusieurs thèmes communs et figures partagées, passeurs nécessaires, jalonnent cet ouvrage d'un chapitre à l'autre: les équipes de rugby vêtues de blanc ou de bleu, les ombres portées de Washington et de Bruxelles et le mannequin Twiggy, pour n'en citer que quelques-uns. Ils disent la richesse de la trame qui lie les deux communautés. Mais l'un des enseignements principaux de ce France-Angleterreest peut-être que leur relation se fonde moins sur les caractères intrinsèques de chaque pays que sur sa position, son rôle et son potentiel au sein d'ensembles plus larges: empires coloniaux, Communauté européenne, Alliance atlantique ou, référence récurrente, par son rapport avec l'Allemagne. Le centenaire de l'Entente Cordiale coïncide avec un agrandissement sans précédent de l'Union européenne. Vingt-cinq ans après l'ouvrage pionnier Dix sièclesd'histoirefranco-britannique,de Guillaume le Conquérant au Marché Commun2 le moment est donc approprié pour prolonger la réflexion sur cet axe relationnel majeur du continent européen. REMERCIEMENTS Cet ouvrage n'aurait pas été possible sans les enseignements et les conseils de François Crouzet. J'ai eu la chance de découvrir les premiers en Sorbonne. Les seconds ne m'ont jamais fait défaut depuis. Jean Lacouture a d'emblée accordé sa confiance à ce projet, ce qui a constitué un immense encouragement. Nicola Eaves a doté d'une English touchplusieurs des résumés publiés à la fin de l'ouvrage. Chacun à leur manière, les proches de l'auteur ont contribué à rendre ce livre meilleur. Que tous ici soient chaleureusement remerciés. 2 F. Bédarida, Conquérant F. Crouzet, D. au Marché Commun, Johnson, Paris, Albin Dix siècles Michel, 8 d'histoire 1979. franco-britannique, de Guillaume le 1. EN1EN1ES ET MESEN1EN1ES : UN SIECLE DE RELATIONS FRANCO-BRITANNIQUES (1904-2004) François Crouzet Le 8 avril 1904 étaient signés à Londres des accords entre le gouvernement du Royaume-Uni et celui de la République Française qui ont reçu le nom d'« Entente cordiale », et dont on commémore en 2004 le centenaire. il s'agissait d'un événement d'ordre diplomatique et ce chapitre va esquisser les vicissitudes, durant le siècle écoulé, des relations inter-gouvernementales France-Grande Bretagne, les rapports entre les deux nations sur divers autres plans étant examinés dans les chapitres qui suivent. Cependant, ce survol posera aussi le problème des opinions publiques: la « cordialité» ou son absence, les phases d'entente et de mésentente qui alternent à court ou moyen terme dans les relations inter-étatiques sont-elle corrélées avec les images et les attitudes réciproques des deux nations? L'Entente cordiale et 1'«amitié franco-britannique» ont-elles été réalités, mythes, fantômes? Au tournant du XIXe et du XXe siècle, une entente durable entre la France et l'Angleterre pouvait sembler hautement improbable. Certes, les deux plus anciens Etats-nations d'Europe avaient une longue histoire commune, mais commune surtout dans la guerre: ne s'étaient-ils pas combattus pendant deux longues Guerres de Cent ans? Les souvenirs de ces luttes interminables étaient vivaces des deux côtés de la Manche, d'autant plus que les victoires de la Grande-Bretagne dans le second de ces conflits (1689-1815) en avaient fait une superpuissance et avaient entraîné le déclin de la France. il est vrai que, depuis 1815, les deux pays ne s'étaient plus fait la guerre et avaient même connu des périodes de rapprochement: au début du règne de Louis-Philippe et à nouveau dans les années 1840 (c'est alors que l'expression «Entente cordiale» était apparue)3. Puis en 1854-56, France et Grande-Bretagne furent 3 Certains l'attribuent à Palmerston, qui aurait parlé en 1832 de «bonne et cordiale entente»; selon une autre source, l'inventeur fut en 1843 le Comte de Jarnac, chargé alliées contre la Russie et leurs forces armées combattirent côte à côte en Crimée4. Mais ces périodes d'entente furent courtes et séparées par des brouilles; il y eut danger de guerre en 1840 ; en 1847 et 1859, la crainte (sans fondement) d'un débarquement français sévit en Angleterre. De fait, les relations franco-anglaises restaient empreintes de méfiance du côté anglais, de rancœur du côté français. La France, instable, éprise d'une vaine gloire, était soupçonnée Outre-Manche de vouloir reprendre son expansion et bouleverser l'Europe. Les Français se sentaient contrecarrés partout dans le monde par la politique anglaise, qui privait leur pays de la place qui lui revenait. La guerre de 1870 changea les choses ~l'Allemagne remplaça l'Angleterre comme l'ennemie héréditaire de la France et d'autre part celle-ci ne fut plus redoutée par les Britanniques. Néanmoins, l'antagonisme franco-anglais connut un regain de virulence à partir de 1882, quand l'expansion coloniale des deux pays les opposa en de multiples points du globe. La tension fut maximale lors de la crise de Fashoda5 en 1898. La guerre fut évitée, mais au prix d'une humiliation qui laissa dans l'opinion française un ressentiment très fort. Quand la guerre des Boers éclata l'année suivante, les Français furent ardemment pro-Boers, et des observateurs sérieux redoutèrent une agression anglaise contre la France, une fois les Boers vaincus. Ces conflits déchaînèrent des phobies et les images réciproques des deux pays étaient très défavorables. Les Français jugeaient les Anglais arrogants, brutaux, égoïstes, hypocrites et perfides6. Outre-Manche, méfiance et mépris étaient les sentiments dominants à l'égard des Français - légers, frivoles, querelleurs, vaniteux, et surtout immoraux. L'immoralité sexuelle était la notion la plus fondamentale dans l'opinion commune sur la France, que Matthew Arnold avait dite dévorée par la déesse Lubricité, et dont la décadence était annoncée de toutes parts, d'autant plus que sa classe politique était vue comme entièrement d'affaires de France à Londres; ses mots furent repris par Louis-Philippe, lors de sa visite en Angleterre en 1844. 4 Mentionnons aussi le traité de commerce de 1860, dont un des objectifs était de consolider la paix entre les deux nations. Il ne fut pas renouvelé en 1882, ce qui pesa sur leurs relations. 5 Fashoda s'ortographie avec un «s» en 1898 et aujourd'hui avec un « c». Nous avons laissé subsister les deux variantes dans l'ouvrage (NDLR). 6 La presse française publiait des caricatures ignobles contre la reine Victoria et le futur Edouard VII. 10 corrompue. Il Y avait, cependant, une francophilie culturelle, un intérêt pour la littérature et l'art français, mais il ne concernait que des minorités sans influence politique. Pourtant «La guerre fatale. France-Angleterre» (titre d'un roman de guerre-fiction de 1901)7 est une des guerres qui n'ont pas eu lieu. La flambée d'hostilité de Fachoda a été la dernière pour longtemps, l'attitude des dirigeants - et des opinions - a changé des deux côtés de la Manche et l'Entente cordiale a été conclue. Du côté britannique, la guerre des Boers a été l'apogée de l'impérialisme et du « jingoïsme », qui ont donc reculé ensuite. De plus, cette guerre avait révélé des faiblesses du système impérial de défense, ainsi que la jalousie et l'hostilité que suscitaient à l'étranger la puissance et l'arrogance britanniques. Londres redoutait la formation d'une ligue continentale - Allemagne, Russie, France - dirigée contre l'Angleterre (dont on rêvait effectivement à Berlin). La diplomatie anglaise va donc chercher à réduire le nombre des ennemis potentiels. Mais elle s'est tournée d'abord vers l'Allemagne, avec laquelle la Grande-Bretagne n'avait pas de conflit ouvert, et qui avait les mêmes ennemis - la France et la Russie. De plus, une tradition de germanophilie, les liens familiaux entre dynasties, les idées «pan-teutoniques» (selon lesquelles Anglais et Allemands appartenaient à la même race « teutonique », bien entendu supérieure aux autres) jouaient dans le même sens. A partir de 1898, le gouvernement britannique fit à plusieurs reprises des avances à l'Allemagne, et en 1901 il lui proposa une alliance défensive, avec promesse d'assistance armée au cas où l'un des deux pays serait en guerre contre deux autres puissances, qui ne pouvaient être que la France et la Russie. Mais les Allemands voulaient plus - que l'Angleterre s'engage également envers leurs alliés de la Triple Alliance (AutricheHongrie, Italie). Craignant d'être entraînés ainsi dans une guerre d'origine balkanique, les Britanniques refusèrent, et ce fut la fin de cette négociation. Entre temps, un facteur grave d'antagonisme anglo-allemand avait émergé: la rivalité navale. En 1898 et 1900, le gouvernement allemand avait fait voter deux «lois navales », c'est-à-dire des 7 Par le capitaine Danrit (anagramme de Driant), avaient traité de guerres franco-allemandes. Il dont les premiers romans de ce genre programmes pluri-annuels de constructions, qui tendaient à faire de la marine de guerre allemande, auparavant faible, la deuxième du monde. Rien n'était plus susceptible que ces ambitions maritimes d'alarmer le gouvernement et l'opinion britanniques, habitués à une supériorité sur mer incontestée, qui garantissait une sécurité complète et dont le maintien était un véritable dogme. De plus, on parlait en Allemagne de Weltpolitik, de Weltmacht, termes vagues, mais qui révélaient l'intention de contester la position de la Grande-Bretagne comme première puissance mondiale. La conséquence fut un revirement dans la presse et dans l'opinion, qui devint très net en 1901 ; dorénavant, la crainte d'une invasion allemande va hanter les Britanniques. Ces inquiétudes ouvraient la voie à un rapprochement avec la France (qui permettrait aussi une détente dans les relations avec la Russie), mais l'initiative vint de celle-ci. L'affaire de Fachoda avait révélé une grave contradiction dans la position française: en Europe, son ennemie était l'Allemagne, outre-mers elle se heurtait partout à la Grande-Bretagne. Vu son déclin relatif (notamment sur le plan démographique), une guerre contre l'Angleterre et l'Allemagne était exclue. Il fallait donc mettre fin à l'un de ces antagonismes pour être mieux placé vis-à-vis de l'autre adversaire. Certains hommes politiques penchaient vers une « réconciliation» avec l'Allemagne, mais d'autres la jugeaient impossible (à cause de l'Alsace-Lorraine) et voulaient isoler l'Allemagne, en particulier par une entente avec la Grande-Bretagne, qui réglerait à l'amiable les différends d'outre-mers. Ce fut la position de Théodore Delcassé, ministre des Affaires étrangères de 1898 à 1905, qui fut l'artisan de l'Entente cordiale8. On discute, il est vrai, du moment auquel il résolut de chercher une entente avec la Grande-Bretagne, mais en 1902, au plus tard, son objectif était fixé : obtenir l'accord et l'appui de Londres afin de préparer la conquête du Maroc, qui compléterait l'empire français d'Afrique du Nord. Les négociations furent longues et minutieuses. Pendant qu'elles se poursuivaient, le rapprochement fut concrétisé par les visites d'Edouard VII à Paris et du Président Loubet à Londres, en mai et juillet 1903, dans une atmosphère non seulement 8 Aidé par l'ambassadeur Lansdowne, Secrétaire de France à Londres, d'Etat aux affaires Paul Cambon. étrangères, 12 Du côté britannique, fut le négociateur. Lord cordiale, mais enthousiaste9. Par ailleurs, la négociation était stimulée par la situation dangereuse en Extrême-Orient: la guerre menaçait entre la Russie et le Japon (elle éclata en fait en février 1904), alliés la première avec la France, le second avec l'Angleterre. Finalement, trois textes furent signés le 8 avril 1904 ; ils réglaient, par des concessions mutuelles, divers conflits «coloniaux» - de Terre-Neuve aux Nouvelles-Hébrides - qui empoisonnaient les relations franco-anglaises. Le point important était que la France renonçait à contester l'occupation de l'Egypte par l'Angleterre et n'y entraverait plus son action, comme elle le faisait depuis vingt ans; en échange, la Grande-Bretagne reconnaissait à la France le droit d'agir au Maroc et de le placer éventuellement sous son protectorat. Les deux pays se promettaient secrètement leur appui diplomatique pour l'exécution de ces dispositions. C'était un règlement par compromis des conflits en cours, typique de la diplomatie de l'impérialisme; s'il est important, c'est en raison de ce qui l'avait précédé - les mauvaises relations France-Grande Bretagne, que l'on a soulignées - et de ce qui a suivi. Pour les dirigeants anglais, l'Entente était un point d'arrivée: elle éliminait les causes de conflit avec la France, en sauvegardant divers intérêts impériaux, et il ne s'agissait pas de s'associer à un système anti-allemand10. En revanche, Delcassé espérait qu'elle serait un point de départ, vers une coopération renforcée et, peut-être, une alliance. Pour que l'Entente de 1904 se consolide, s'approfondisse, devienne « triple », en s'élargissant à la Russie ( en 1907, par un accord anglo-russe réglant, sur le modèle de 1904, des différends en Asie), il fallut que la menace persistante de la marine allemande achève de créer «une Alsace-Lorraine» entre l'Angleterre et l'Allemagne CWo Churchill, en 1912), et qu'une série de coups de poing sur la table par cette dernière rapproche Britanniques et Français. Le facteur décisif de l'antagonisme anglo-allemand fut la course aux armements navals: l'Allemagne poursuivit et intensifia l'effort de construction entamé avant 1904; d'où en 1909 une «panique navale» en Angleterre, devant la perspective (en fait 9 Le rôle d'Edouard VII ne doit pas être surestimé, même s'il sut conquérir les foules parisiennes, et détestait son neveu, Guillaume II. 10 Des travaux récents montrent que la méfiance à l'égard de la France, à laquelle on ne pouvait faire complètement confIance, persista après 1904 (voir note 62). Ajoutons que l'opposition conservatrice était favorable à l'Entente, et même à une alliance. 13 non fondée) que l'Allemagne aurait bientôt plus de cuirassés que la Royal Navy. Le gouvernement de Londres, à plusieurs reprises (notamment en 1912), proposa à celui de Berlin une limitation des constructions, qui eût laissé à l'Angleterre une nette marge de supériorité. A chaque fois, les Allemands se dirent prêts à des concessions non précisées, mais ils exigèrent une contrepartie politique, la promesse de neutralité de la Grande-Bretagne au cas où l'Allemagne se trouverait en guerre contre une tierce puissance. Ce tiers était bien entendu la France et Londres repoussa cette exigence, car elle aurait brisé l'Entente cordiale et isolé l'Angleterre, ce qui était en vérité l'objectif allemand. En fait, la Grande-Bretagne gagna sans trop de peine la course aux armements. A partir de 1912, l'Allemagne dut relâcher son effort naval, car elle devait accroître ses armements terrestres, pour répondre aux efforts de la France et de la Russie; en 1914, la Royal Navy devait être largement supérieure à la Kriegs marin e. Mais, en se lançant dans cette course, Guillaume II et ses conseillers avaient alarmé la Grande-Bretagne, dont le gouvernement fut amené à appuyer la France quand celle-ci apparut menacée d'une attaque allemande. Lors des deux crises« marocaines» de 1905 et 1911, les coups de poing sur la table de l'Allemagne furent en fin de compte contre-productifs et renforcèrent l'Entente cordiale. En 1905, le « coup de Tanger» avait pour but de donner une leçon à la France pour avoir ignoré l'Allemagne dans ses préparatifs de mainmise sur le Maroc (c'était une erreur, mais délibérée, de la part de Delcassé), mais il visait aussi à dissocier l'Entente cordiale, en prouvant à la France que cette entente lui serait inutile en cas de guerre, la Royal Navy ne pouvant sauver Paris, et qu'elle devait accepter une grande alliance du continent, contre l'Angleterre. A certains égards, l'Allemagne triompha: Delcassé fut contraint de démissionner, la conférence d'Algésiras, que l'Allemagne avait exigée, n'accorda à la France que des avantages secondaires au Maroc. En revanche, sur le plan des rapports franco-britanniques, les espoirs allemands furent déçus. Les dirigeants de Londres comprirent que le coup de Tanger était dirigé autant contre l'Angleterre que contre la France et qu'il visait à isoler la première. De plus, les chefs militaires estimèrent qu'une défaite de la France serait nuisible aux intérêts britanniques. Le gouvernement fit donc savoir assez clairement, à Paris et à Berlin, qu'il interviendrait si l'Allemagne attaquait la France. Cette attitude fut maintenue 14 quand, à la fin de 1905, le gouvernement passa des conservateurs aux libéraux. Certes, nombre de ceux-ci étaient pacifistes, très hostiles à la Russie, plutôt germanophiles. Mais le nouveau Secrétaire d'Etat aux affaires étrangères, Sir Edward Grey, était un «libéral impérialiste », et il était entouré de hauts fonctionnaires anti-allemands. Comme son prédécesseur, il fit savoir que l'Angleterre ne resterait pas neutre si la France était attaquée. Mais il avertit Cambon qu'il ne pouvait pas donner un engagement ferme de soutien armé, que le Cabinet n'accepterait pas. Il y avait là une ambiguïté majeure, que l'on peut résumer ainsi: « Entente, oui; Alliance, non ». On voulait éviter que la France ne se rapproche de l'Allemagne, ce qui isolerait l'Angleterre, mais en même temps ne pas prendre d'engagements formels; Grey mena magistralement ce difficile exercice d'équilibre. Il est vrai qu'en janvier 1906, Grey et son collègue à la guerre autorisèrent des conversations secrètes entre états-majors, qui étudièrent les modalités d'envoi éventuel en France, en cas de guerre, de troupes britanniques. La seconde crise marocaine (1911) eut des conséquences du même genre. Le Premier ministre Asquith et le Chancelier de l'Echiquier, Lloyd George, laissèrent publiquement entendre que la Grande-Bretagne interviendrait dans une guerre éventuelle. De plus, les pourparler d'états-majors aboutirent à des plans détaillés pour qu'un corps expéditionnaire de 160 000 hommes traverse la Manche et vienne se concentrer près de Maubeuge. Des conversations du même genre eurent lieu entre les états-majors navals, l'Amirauté anglaise jugeant nécessaire de rapatrier en Mer du Nord ses escadres de Malte et de Gibraltar. Les accords navals de 1913 décidèrent un partage des tâches entre les deux marines en cas de guerre: les Français se chargeaient de la Méditerranée, où ils firent passer leurs cuirassés, et les Britanniques des mers du Nord. Ces arrangements militaires ne pouvaient pas ne pas créer, du côté français, l'idée d'une obligation morale de l'Angleterre d'accorder son appui armé en cas de guerre. Mais les Britanniques soulignaient qu'ils n'avaient pris aucun engagement d'appliquer ces accords techniques. L'ambiguïté persistait, et elle ne fut guère atténuée par un échange de lettres entre Grey et Cambon en novembre 1912: les deux gouvernements s'engageaient à se concerter au cas où l'un d'entre eux craindrait une attaque par une tierce puissance ou si la paix était menacée. 15 La France et la Russie auraient souhaité la transformation de la Triple Entente en une alliance militaire formelle. Certains hautsfonctionnaires du Foreign Office et chefs militaires le souhaitaient également, mais ils ne purent en persuader Grey. Ce dernier pensait qu'une alliance aggraverait le danger de guerre: elle pourrait provoquer l'Allemagne, encourager France et Russie à des imprudences. Pourtant, Pierre Renouvin a écrit qu'en fait cette politique aggrava les risques de guerre et qu'un traité d'alliance aurait intimidé l'Allemagne. D'autre part, Grey voulait conserver sa liberté d'action, parce que l'appui de l'opinion publique serait nécessaire pour une entrée en guerre, ainsi que le ralliement des pacifistes au sein du gouvernement et du parti libéral; ceci dépendrait de la façon dont naîtrait la guerre. D'ailleurs, opinion et Parlement auraient été hostiles à une alliance. De fait, après la crise d'Agadir, Grey a jeté du lest et essayé de rouvrir le dialogue avec l'Allemagne. D'où une dernière tentative de limitation des armements navals en 1912, et des pourparlers pour un partage éventuel des colonies portugaises et du Congo belge, ainsi que sur le chemin de fer de Bagdad, qui aboutirent à des accords signés en juin et juillet 1914... Par cette politique ambiguë, les dirigeants britanniques pensaient conserver un rôle d'arbitre, à même de désamorcer les conflits. Elle réussit pendant les crises balkaniques de 1912-13, mais elle échoua pendant la crise de juillet 1914: la GrandeBretagne ne réussit ni à empêcher la guerre générale, ni à rester à l'écart. Absorbés par le problème irlandais, le gouvernement de Londres et l'opinion ne prirent que tardivement conscience du danger résultant des assassinats de Sarajevo. A partir du 24 juillet seulement, Grey fit des démarches pour éviter un conflit général, mais il ne voulait pas être entraîné dans une guerre d'origine balkanique ou résultant de l'alliance franco-russe; il le dit à Cambon le 1er août encore, après avoir refusé la veille les consultations prévues par l'échange de lettres de 1912. L'attitude anglaise changea seulement lorsque la crise impliqua directement la France et surtout la Belgiquel1. Le 2 août, le Cabinet décida de 11 Les historiens ont souvent critiqué cette politique anglaise: elle aurait dû appuyer ses essais de médiation par des menaces directes d'intervention armée, annoncées assez clairement et assez tôt; «cette menace aurait sans doute été efficace », a écrit P. Renouvin. Mais à partir du moment où la machine de guerre allemande se mit en marche (31 juillet), des menaces anglaises étaient vaines: l'Etat-major allemand comptait écraser la France en six semaines; il considérait l'Angleterre, avec six divisions prêtes à intervenir sur le Continent, comme militairement négligeable et ne tenait pas compte de sa puissance navale. 16 défendre les côtes françaises de la Manche, que la flotte française, concentrée en Méditerranée à la suite de l'accord naval de 1913, ne pouvait protéger, puis il posa que toute violation de la neutralité belge contraindrait la Grande-Bretagne à la guerre (depuis trois siècles, c'était un dogme pour les Anglais que la côte flamande ne devait pas tomber aux mains d'un ennemi). La neutralité belge fut violée au matin du 4 août; un ultimatum fut envoyé à l'Allemagne de retirer ses troupes; il expira ce même jour à 24 heures. Pourquoi cette attitude de réserve prolongée? Grey et Asquith étaient pourtant convaincus que leur pays serait en péril grave si l'Allemagne écrasait la France et dominait l'Europe. Mais Grey avait craint d'encourager la Russie et la France à l'intransigeance. Et surtout, le gouvernement libéral était divisé, menacé de dislocation, son aile gauche étant hostile à toute intervention armée. Ce fut seulement l'invasion de la Belgique qui emporta la décision: elle rallia à la guerre les ministres hésitants, limita à deux les démissions du Cabinet et assura l'adhésion de l'opinion. Dans une lettre privée du 9 août, Grey devait écrire: « Sans la Belgique, nous serions res tés à l'écart. » En tout cas, l'Entente franco-britannique était apparue bien fragile pendant ces journées dramatiques de l'été 14. C'était normal vu ses origines modestes, son caractère ambigu, le refus britannique d'en faire une alliance. Seule l'imprudente politique de l'Allemagne lui avait donné de la substance, et seule l'Allemagne imposa les 2, 3 et 4 août une solution à la crise qui la menaçait12. La guerre transforma l'entente en alliance (pacte du 5 septembre 1914), et pendant plus de quatre ans, Britanniques et Français combattirent et moururent côte à côte. Cette « fraternité d'armes» ne fut pas seulement un thème pour les discours officiels, bien qu'il y ait eu peu de contacts entre les soldats des L'invasion de la Belgique était absolument nécessaire à la réussite de ses plans et une menace anglaise ne l'en aurait pas détourné. Ajoutons que, selon D. Dutton, le gouvernement anglais entra en guerre afin, avant tout, de pouvoir « contrôler» la France, en cas de victoire franco-russe, qui risquait de donner à la France la prépondérance en Europe. 12 On a soutenu que la conclusion de l'Entente cordiale avait été facteur de guerre: elle a déclenché, en provoquant le coup de Tanger, le processus de crises internationales successives, dont la dernière se termina en guerre. De plus, devenue Triple Entente en 1907, elle a donné à l'Allemagne un sentiment d'encerclement. Inversement, l'Angleterre entra en guerre pour la Belgique et elle aurait fait de même s'il n'y avait point eu d'Entente cordiale. 17 deux pays13. D'autre part, étant donné qu'il existe inévitablement des tensions entre alliés en temps de guerre, l'alliance francobritannique résista fort bien, et quand la guerre se termina, les deux pays avaient mis sur pied les organismes d'une coopération militaire et économique très étroite. Il est vrai qu'ils attendirent longtemps avant d'en venir là: ce fut seulement le 14 avril 1918 qu'un commandant en chef des années alliées -le général Foch fut nommé. Néanmoins, les rapports entre les deux alliés n'ont pas été parfaitement harmonieux. De sérieuses divergences en matière de stratégie opposèrent leurs dirigeants civils et militaires. Surtout, leurs efforts de guerre, leurs souffrances, leurs pertes ne furent pas . égaux, et chacune des deux nations ne comprit pas les efforts et les souffrances de l'autre. L'Angleterre n'avait au départ qu'une petite armée et jusqu'en 1916 elle ne joua qu'un rôle relativement secondaire - bien qu'il ne faille pas sous-estimer la contribution de la Royal Navy. Mais en 1917, les rôles tendirent à se renverser, vu l'expansion des armées britanniques et l'affaiblissement de celles de la France14. Les historiens d'Outre-Manche considèrent que l'effort décisif et victorieux de l'été 1918 fut réalisé par les forces britanniques. A tour de rôle, Français et Anglais se plaignirent donc que l'effort de leurs partenaires était insuffisant. De plus, la publication du journal intime du maréchal Douglas Haig, commandant en chef britannique, a révélé la piètre opinion qu'il avait des troupes françaises, indisciplinées, répugnant à se battre, manquant d'esprit offensif. Une phrase la résume: «Dire qu'il faut combattre à côté de tels Alliés!» (21 avril 1918). Tout récemment, The Economist a écrit que «l'expérience des deux guerres n'a inspiré aux Anglais ni estime, ni sympathie pour les Français» . Ainsi la guerre laissa un héritage de griefs réciproques et de malentendus. La France pensait avoir fait un effort plus intense que ses alliés et croyait avoir droit à leur gratitude. Mais les Britanniques estimaient que leur rôle dans la victoire commune n'était pas inférieur, et il est exact que, sans l'apport des armées de la Grande-Bretagne, ainsi que de sa puissance navale, économique et financière, la France aurait perdu la guerre. Sitôt celle-ci 13 Un cas limite est probablement celui d'un pêcheur breton que connaissait J.-B. Duroselle: il fit toute la guerre dans la marine française, en croyant que c'était contre les Anglais! 14Les auteurs anglais insistent volontiers sur les mutineries dans l'armée française en 1917. 18 terminée, cette divergence de convictions oppositions inévitables d'intérêts. devait renforcer des «Dès le lendemain de l'armistice, dit Clemenceau à Lloyd George, en 1921, je vous ai trouvé l'ennemi de la France». A quoi le Premier ministre britannique répliqua: «Eh bien! N'est-ce pas notre politique traditionnelle? »15.De fait, ni l'alliance du temps de guerre entre la France et la Grande-Bretagne, ni même «l'Entente cordiale» ne survécurent à leur victoire commune. D'ailleurs, l'Entente était née de la menace du second Reich, et il était presque fatal qu'elle s'évanouisse quand cette menace eût disparu (mais peut-être pas que la brouille lui succédât). Ainsi l'Entre-deux-guerres fut la plupart du temps une période de mésentente, souvent peu cordiale. Ces divergences, qui apparurent dès la conférence de la paix de 1919, étaient inévitables, vu la position inégale des deux pays face au problème de la paix. La France avait subi des pertes humaines et matérielles nettement plus lourdes que celles de la Grande-Bretagne (1 400 000 tués, contre 723 000) ; elle voulait obtenir réparation pour les dommages qu'elle avait subis et surtout, obsédée par la disproportion de ses forces avec celles de l'Allemagne, elle voulait de solides garanties contre le danger d'une revanche allemande. Ce danger, l'Angleterre ne croyait pas qu'il puisse renaître rapidement, et de plus elle avait obtenu dès l'armistice un avantage essentiel: la flotte de guerre allemande lui avait été livrée. Tout portait les Français à vouloir une paix « dure », les Anglais à ménager l'Allemagne. Un affaiblissement excessif de celle-ci serait dangereux aux plans politique (en favorisant le bolchevisme) et économique. Ces oppositions entre alliés furent, en fait, résolues par une série de compromis. En particulier, Clemenceau abandonna l'idée de détacher la Rhénanie de l'Allemagne en échange de traités de garantie, par lesquels la Grande-Bretagne et les Etats-Unis promettaient leur appui militaire à la France en cas d'agression allemande. Mais le traité avec les Etats-Unis ne fut pas ratifié par le Sénat, et en conséquence le gouvernement britannique considéra son traité 15 En 1920, il avait déjà dit: « Vous ne pouvez pas faire confiance aux Français... qui sait qu'un jour ils ne nous seront pas opposés». Dès décembre 1918, Lord Curzon avait exprimé sa crainte que « la grande puissance dont nous avons le plus à craindre dans l'avenir est la France ». 19 avec la France comme nul et non avenu16.Au total les divergences franco-britanniques contribuèrent pour beaucoup à ce que le traité de Versailles fut exaspérant pour les Allemands, mais ne leur enleva pas les moyens de la revanche17. Durant l'après-guerre, l'hostilité britannique au règlement de 1919 s'accentua, notamment sous l'influence de l'ouvrage que John Maynard Keynes publia à la fin de 1919, The economic consequencesof thepeace. Passionné, tendancieux, déformant les faits, il dénonçait une «paix carthaginoise », qui détruirait l'économie allemande et achèverait ainsi de ruiner l'Europe. Les exigences alliées en matière de réparations étaient «atroces» et en plus irréalistes, car l'Allemagne ne pourrait ni payer, ni transférer à ses vainqueurs les sommes énormes qu'ils demandaient (sur la question du transfert, l'argumentation de Keynes était, il est vrai, valable). Ce chef-d'œuvre de polémique eut un grand succès; il contribua beaucoup à dresser l'opinion britannique contre la France (que Keynes présentait comme seme responsable des malheurs de l'Europe), alors que l'entente des deux pays eût pu sauvegarder la paix. A ce titre, Keynes fut un «criminel de guerre », l'un des responsables de la Seconde Guerre mondiale... D'autres facteurs, il est vrai, poussaient l'opinion britannique dans la même direction, favorable à l'Allemagne et hostile à la France, en particulier pour ce qui est de son aile gauche - libérale et travailliste. Le souvenir même de la guerre tendit à séparer les deux nations: beaucoup de Britanniques pensaient que leur pays avait été entraîné, contre son gré, dans une guerre atroce, par la faute de la France. Ils souhaitaient agir en arbitres, en médiateurs, ce qui jouait en faveur de l'Allemagne, qui était la plus faible, l'underdog.Bien plus, ils s'inquiétaient de la puissance militaire de la France18, à laquelle ils attribuaient un militarisme agressif et des visées «napoléoniennes» d'hégémonie sur le Continent. En plus, la rivalité « coloniale» franco-anglaise avait ressuscité au Moyen- 16 Uoyd George avait sournoisement profité de l'inattention ou de la fatigue de Clemenceau (qui tenait fermement à maintenir l'Entente) et ajouté au dernier moment que le traité de garantie franco-anglais ne serait valable qu'après la ratification du traité francoaméricain. Dans les années suivantes, on reparla plusieurs fois d'un nouveau traité de garantie, mais sans résultats. 17 Trop faible pour ce qu'il avait de fort, trop fort pour ce qu'il avait de faible, selon la formule de J. Bainville. 18 En 1922-23, certains Britanniques craignaient que la puissante aviation française ne vienne bombarder Londres. On s'inquiétait aussi du nombre des sous-marins français. 20