Dossier : puf327444_3b2_V11 Document : RevMet_02_327444_ - © PUF -
Date : 21/8/2013 10h49 Page 345/168
exceptionnel de « penser poétiquement »(dichterisch denken)
6
. Les divergences
notoires, y compris à son égard, entre Scholem et Arendt ne peuvent donc pas
cacher certaines convergences moins remarquées
7
. Là où, pour saluer une
prose poétique où la philosophie serait redevenue récit, Scholem renvoie à
Schelling, auteur d'un projet de livre sur les « époques du monde » (Weltalter)
et peut-être aussi des Veillées (Nachtwachen) de Bonaventura, la formule
d'Arendt rappelle, entre autres choses, le fragment 116 de l'Athenæum de
Friedrich Schlegel, qui attend un avenir où « poésie et prose, génialité et cri-
tique » se fondent en une « poésie universelle »
8
, et une figure de pensée qui
hante la philosophie allemande depuis Kant : l'« intuition intellectuelle » (intel-
lektuelle Anschauung)
9
.
Des affinités évidentes relient ces utopies (résolution de la « querelle des
facultés » et de la « division du travail intellectuel ») et la venue toujours venante
–du Messie ou de la révolution, qu'importe –vers laquelle la pensée de Benja-
min est tout entière tendue : « le soleil qui est en train de se lever au ciel de
l'histoire »
10
. L'aube ne cesse de poindre, l'avenir de venir, et sans cette immi-
nence, qui troue toute immanence, le présent ne serait pas vraiment lisible.
Considéré ainsi, aucun individu ne peut être dès maintenant dans le vrai
11
,
surtout à lui seul, ni aucune vocation se réaliser à part entière
12
.D'oùla
6. Hannah ARENDT, « Walter Benjamin », Vies politiques, Paris, 1974. p. 305. Cette formule,
qu'elle semble vouloir étendre à Heidegger, aurait suscité les objections de Benjamin, trop juif pour
considérer le langage comme un « phénomène essentiellement poétique » (ibid.). Cf. à cet égard la
parenthèse suivante de son essai « Sur le langage en général et sur le langage humain » : « (et c'est
pour délivrer [la nature] que vit et parle l'homme, et non pas seulement, comme on le suppose en
général, le poète) » (Walter BENJAMIN,Œuvres (ci-après O), Paris 2000, 1, p. 163) Cf. également son
portrait nuancé de Friedrich Schlegel, qu'un critique avait appelé un « philosophe-artiste ou un artiste
philosophant », et son parti pris pour la « sobriété » de Hölderlin, dans sa thèse (Le Concept de
critique esthétique dans le romantisme allemand (ci-après CC), Paris, 1986, pp. 74-90, 153-54) ; et
son constat que l'œuvre de Kafka rompt avec « une prose purement poétique (dichterisch) » et reste
en attente de la « doctrine » (Lehre) (Walter BENJAMIN,Gesammelte Schriften (ci-après GS), Rolf
Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser (éd.), Francfort-sur-le-Main, 1972-89, II, 2, p. 679).
7. Celles-ci sont à ajouter au dossier rassemblé par Jürgen Habermas dans son essai de 1961 :
« L'idéalisme allemand des philosophes juifs » (Philosophisch-politische Profile, Francfort-sur-le-
Main 1981, pp. 39-64).
8. Évoquée dans CC, p. 160. Cf. sur le « messianisme romantique », ibid., pp. 37-38.
9. Cf. également le « Portrait de Benjamin » de Theodor W. ADORNO, qui lui attribue une « faculté
sensitive à la deuxième puissance (zweite Sinnlichhkeit)» –« utopie de la connaissance » qui aurait
pour contenu « l'Utopie même » (Prismes, Paris, 1986, pp. 201-213 ; ici, pp. 212-213).
10. O, III, p. 430. Attente, attention, tension, intensité : les affinités entre ces composantes
essentielles de sa pensée ressortent bien en traduction française.
11. « Justesse » (Richtigkeit) est synonyme pour Benjamin du « nécessairement, symptômatique-
ment, productivement faux. […] Et il ne m'est pas donné de correspondre justement […] à une
situation fausse. Cela n'est, d'ailleurs, nullement souhaitable aussi longtemps qu'on persiste comme
individu (als einzelner besteht) et qu'on est enclin à le rester » (C, II, p. 49). –Les traductions
existantes des textes de Benjamin seront souvent modifiées ici.
12. Selon la « Préface épistémo-citique » au traité sur le drame baroque, il « n'est pas au pouvoir
L'attendant, le venant, le pensant, l'écrivant, le lisant…345
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 18/12/2014 01h46. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 18/12/2014 01h46. © Presses Universitaires de France