l`attendant, le venant, le pensant, l`écrivant, le lisant

L'ATTENDANT, LE VENANT, LE PENSANT, L'ÉCRIVANT, LE LISANT,
LE VOYANT, LE NOYANT, LE SAUVANT, LE MAINTENANT... SUR
QUELQUES TYPES D'ILLUMINATION PROFANE CHEZ WALTER
BENJAMIN
Irving Wohlfarth
Presses Universitaires de France | Revue de métaphysique et de morale
2013/3 - N° 79
pages 343 à 362
ISSN 0035-1571
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2013-3-page-343.htm
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Pour citer cet article :
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Wohlfarth Irving, « L'attendant, le venant, le pensant, l'écrivant, le lisant, le voyant, le noyant, le sauvant, le
maintenant... Sur quelques types d'illumination profane chez Walter Benjamin »,
Revue de métaphysique et de morale, 2013/3 N° 79, p. 343-362. DOI : 10.3917/rmm.133.0343
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L'attendant, le venant, le pensant,
l'écrivant, le lisant, le voyant, le noyant,
le sauvant, le maintenant
Sur quelques types d'illumination
profane chez Walter Benjamin
1
R
ÉSUMÉ
.Les figures de Benjamin oxymore, chiasme, ellipse, emploi particulier du
gérondif préfigurent la « langue universelle » également annoncée par Rimbaud dans sa lettre
du voyant (1871). Les « illuminations » de l'un, largement inspirées par la Commune de Paris,
et la « prose messianique » de l'autre, portée notamment par l'élan de l'URSS naissante,
refondent les oppositions dominantes raisonivresse, théologiematérialsme…–au nom d'une
société sans classes. Or Rimbaud voit également venir « le temps des Assassins »; et Benjamin
de nouvelles exterminations du masse. La clairvoyance d'un Kafka, écrit-il à ce proposen 1938,
résulte du désenchantement réciproque produit par l'interaction de deux forces inégales, la
vieille mystique ruinée et la modernité ruineuse, chacune à elle seule étant inefficace et hon-
teuse. Un essai antérieur, Sur le pouvoir mimétique, voit un désenchantement analogue la
liquidationsublimation des anciens pouvoirs de clairvoyance àl'œuvre dans la genèse du
langage humain. Celui-ci aurait-t-il donc tracé la voie que l'histoire devra encore emprunter ?
Cependant l'Ange de l'Histoire voit, médusé, l'innommable catastrophe du soi-disant Progrès
tout entraîner dans sa Chute, surtout le langage. Comment donc résister au Capital déchaîné ?
Deuil (Trauer), lamentation (Klage), grève (Stillstellung), détour (Umweg) retournement
(Umkehr), écart (Abweichung), démantèlement (Abbau) : autant d'affects et de gestes qui
comptent pour Benjamin parmi les seules véritables réponses humaines à la honte persistante
de l'humain
ABSTRACT.Benjamin's rhetorical figures oxymoron, chiasmus, ellipse, and a
certain use of the gerund prefigure the universal language likewise announced in
Rimbaud's lettre du voyant (1871). The latter's illuminationsare largely inspired by
the Paris Commune; the former's Messianic proseby the initial promise of the USSR.
Both re-fuse reigning oppositions reason versus ecstasy, materialism versus theology
1. Le présent essai fait partie d'un ensemble de textes, comprenant notamment « Les noces de
Physiset de Techne. Walter Benjamin et l'idée d'un matérialisme anthropologique », in Cahiers
Charles Fourier n
o
21, Paris 2010, pp. 99-120 ; « Spielraum. Jeu et enjeu de la seconde technique
chez Walter Benjamin », à paraître dans Berdet, Marc/Ebke, Thomas (dir.) [2013] : Matérialisme
anthropologique et matérialisme de la rencontre. Traduire notre présent devant Walter Benjamin et
Louis Althusser, Xenomoi, Berlin 2013 ; « Y croire », à paraître dans le n
o
spécial des Cahiers de
l'Herne (2013) consacré à Benjamin.
Revue de Métaphysique et de Morale, N
o
3/2013
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in the name of a classless society. But Rimbaud also foresees the time of the assas-
sins; and Benjamin that of mass extermination. Kafka's clairvoyance in this respect,
Benjamin claims in 1938, results from the reciprocal disenchantment produced by a
ruined mystical tradition interacting with a ruinous Enlightenment, each force being
ineffectual, indeed shameful, without the other. An earlier piece, On the mimetic faculty,
sees analogous disenchantment the liquidation of ancient powers of clairvoyance at
work in the genesis of human language. Is the latter, then, the example for human history
to follow? What the Angel of History sees is, however, the nameless catastrophe we call
Progress(and latterly globalization) dragging down everthing, above all language,
in its Fall. How, then, resist uninhibited Capital? Lament (Klage), mourning (Trauer),
strike (Stillstellung), reversal (Umkehr), detour (Umweg), deviation (Abweichung), dis-
mantling (Abbau)these affects and moves are for Benjamin among the only truly
human responses to the unending shame of the human.
« Il faut naturellement souhaiter [à la planète] qu'elle
connaisse un jour [une civilisation] qui ait laissé [le sang et
l'horreur] derrière elle je suis même enclin [] à croire
qu'elle l'attend. Mais []. »
2
I. EN ATTENDANT
Gershom Scholem voyait en Benjamin un « métaphysicien à l'état pur » auquel
les expériences de leur génération (crise de la modernité, situation des Juifs alle-
mands, Première Guerre mondiale et ses suites) avait imposé de se tourner vers
des domaines où la métaphysique traditionnelle n'avait aucune compétence :
folie, enfance, littérature, histoire, politique
3
. De cette situation de « théologien
égaré dans un monde profane
4
» naissaient, selon Scholem, ambiguïtés et mer-
veilles. Parmi celles-ci, Enfance berlinoise vers mil neuf cent réaliserait l'idéal de
« philosophie narrative » (erzählende Philosophie) invoqué par Schelling. Non
seulement « le philosophe s'y fait conteur », mais « la philosophie s'y mue en
poésie »
5
.
Dans un essai qui, à bien des égards, fait contrepoids à celui de Scholem,
Hannah Arendt brossait un portrait complémentaire de l'ami commun. Ni pur
philosophe, ni pur littérateur, ce « dernier homme de lettres » aurait eu le don
2. W. BENJAMIN,Correspondance (ci-après C), Paris 1979, II, p. 195.
3. « Walter Benjamin », in Fidélité et Utopie, Paris, 1978, pp. 113-136, notamment pp. 119-122.
4. Ibid.,p. 126.
5. Ibid., p. 117.
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exceptionnel de « penser poétiquement »(dichterisch denken)
6
. Les divergences
notoires, y compris à son égard, entre Scholem et Arendt ne peuvent donc pas
cacher certaines convergences moins remarquées
7
. Là où, pour saluer une
prose poétique où la philosophie serait redevenue récit, Scholem renvoie à
Schelling, auteur d'un projet de livre sur les « époques du monde » (Weltalter)
et peut-être aussi des Veillées (Nachtwachen) de Bonaventura, la formule
d'Arendt rappelle, entre autres choses, le fragment 116 de l'Athenæum de
Friedrich Schlegel, qui attend un avenir où « poésie et prose, génialité et cri-
tique » se fondent en une « poésie universelle »
8
, et une figure de pensée qui
hante la philosophie allemande depuis Kant : l'« intuition intellectuelle » (intel-
lektuelle Anschauung)
9
.
Des affinités évidentes relient ces utopies (résolution de la « querelle des
facultés » et de la « division du travail intellectuel ») et la venue toujours venante
du Messie ou de la révolution, qu'importe vers laquelle la pensée de Benja-
min est tout entière tendue : « le soleil qui est en train de se lever au ciel de
l'histoire »
10
. L'aube ne cesse de poindre, l'avenir de venir, et sans cette immi-
nence, qui troue toute immanence, le présent ne serait pas vraiment lisible.
Considéré ainsi, aucun individu ne peut être dès maintenant dans le vrai
11
,
surtout à lui seul, ni aucune vocation se réaliser à part entière
12
.D'oùla
6. Hannah ARENDT, « Walter Benjamin », Vies politiques, Paris, 1974. p. 305. Cette formule,
qu'elle semble vouloir étendre à Heidegger, aurait suscité les objections de Benjamin, trop juif pour
considérer le langage comme un « phénomène essentiellement poétique » (ibid.). Cf. à cet égard la
parenthèse suivante de son essai « Sur le langage en général et sur le langage humain » : « (et c'est
pour délivrer [la nature] que vit et parle l'homme, et non pas seulement, comme on le suppose en
général, le poète) » (Walter BENJAMIN,Œuvres (ci-après O), Paris 2000, 1, p. 163) Cf. également son
portrait nuancé de Friedrich Schlegel, qu'un critique avait appelé un « philosophe-artiste ou un artiste
philosophant », et son parti pris pour la « sobriété » de Hölderlin, dans sa thèse (Le Concept de
critique esthétique dans le romantisme allemand (ci-après CC), Paris, 1986, pp. 74-90, 153-54) ; et
son constat que l'œuvre de Kafka rompt avec « une prose purement poétique (dichterisch) » et reste
en attente de la « doctrine » (Lehre) (Walter BENJAMIN,Gesammelte Schriften (ci-après GS), Rolf
Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser (éd.), Francfort-sur-le-Main, 1972-89, II, 2, p. 679).
7. Celles-ci sont à ajouter au dossier rassemblé par Jürgen Habermas dans son essai de 1961 :
« L'idéalisme allemand des philosophes juifs » (Philosophisch-politische Profile, Francfort-sur-le-
Main 1981, pp. 39-64).
8. Évoquée dans CC, p. 160. Cf. sur le « messianisme romantique », ibid., pp. 37-38.
9. Cf. également le « Portrait de Benjamin » de Theodor W. ADORNO, qui lui attribue une « faculté
sensitive à la deuxième puissance (zweite Sinnlichhkeit« utopie de la connaissance » qui aurait
pour contenu « l'Utopie même » (Prismes, Paris, 1986, pp. 201-213 ; ici, pp. 212-213).
10. O, III, p. 430. Attente, attention, tension, intensité : les affinités entre ces composantes
essentielles de sa pensée ressortent bien en traduction française.
11. « Justesse » (Richtigkeit) est synonyme pour Benjamin du « nécessairement, symptômatique-
ment, productivement faux. [] Et il ne m'est pas donné de correspondre justement [] à une
situation fausse. Cela n'est, d'ailleurs, nullement souhaitable aussi longtemps qu'on persiste comme
individu (als einzelner besteht) et qu'on est enclin à le rester » (C, II, p. 49). Les traductions
existantes des textes de Benjamin seront souvent modifiées ici.
12. Selon la « Préface épistémo-citique » au traité sur le drame baroque, il « n'est pas au pouvoir
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« tâche », renouvelée à chaque instant, du philosophe, du traducteur, du critique
littéraire, de l'historien matérialiste, etc. de préfigurer un monde à la fois « pro-
mis et interdit »
13
.
Jamais pleinement accompli et toujours déjà atteint par « éclairs » (aufblitzen)
et « éclats » (Splitter)
14
, l'à-venir messianique ne cesse de se préfigurer. Il faut
donc en parler au futur présent : « Le monde messianique est [
15
. Mais
comment faire justice à la double injonction : attendre et y aller (« Quand, sinon
maintenant ? ») ? Comment imaginer le futur sans briser l'interdit des images ?
Réaliser, sans l'enfreindre, une philosophie à venir
16
?
Benjamin conçoit cette tâche pré-figurative sous la forme de « pro-grammes »,
« ex-posés », et de « pro-jets » (Entwürfe) en attente de leur achèvement
17
. D'où
leur statut d'« essais » aussi « ésotériques »
18
qu'exotériques ; d'où les « tenta-
tives » (Versuche) d'un Brecht, dont Benjamin admire, quoi qu'en disent Scho-
lem et Adorno, le parti pris exotérique ; d'où les « arrangements expérimentaux »
(Versuchsanordnungen)
19
d'un Kafka, dont il défend la « profondeur » et même
l'« obscurité » contre Brecht
20
.
C'est dans la même prospective qu'il décrit le « chroniqueur » (Chronist)
celui qui rapporte tout, grand et petit, sans rien hiérarchiser comme le héraut
du Jugement dernier, ce stade ultime où le passé humain, devenu intégralement
citable, n'aura justement plus à être jugé
21
. De cet avenir la « philosophie narra-
tive » évoquée par Scholem est, elle aussi, une préfiguration. Et dans cette
optique, la « pensée poétique » tant admirée par Scholem et Arendt s'interprète, à
son tour, comme une (auto-)anticipation de ce que Benjamin appelle la « prose
de la simple penséé » de conférer à la philosophie sa forme achevée : celle de la doctrine (Origine du
Drame baroque allemand, ci-après OD),Paris 1985, p. 23). De même, une traduction ne peut pas
« produire » (herstellen) le rapport secret entre les langues ; mais elle peut le « représenter (darstellen),
en le réalisant en germe ou intensivement » (O, I, p. 248).
13. O, II, p. 252.
14. O, III, pp. 430, 443.
15. GS, I, 3, 1238-39.
16. Cf. « Sur le programme de la philosophie qui vient (einer kommenden Philosophie)» (O,I,
179-197).
17. OD, p. 24. C'est uniquement en ce sens que le projet-chantier qu'il appelait son « travail sur
les passages » (Passagenarbeit) peut être jugé intrinsèquement inachevable. En l'appelant L'Œuvre
des passages (Passagenwerk), les éditeurs allemands se sont trompés d'époque, à la manière de
l'historicisme dénoncé par Benjamin.
18. Selon la « Préface épistémo-critique », les projets philosophiques contiennent « une ésotérique
[Esoterik] dont ils sont incapables de se défaire, qu'il leur est interdit de renier, dont ils ne peuvent
tirer gloire sans prononcer leur propre condamnation » (ibid.). Cette part ésotérique aussi réduite,
maudite et sacrée que le « petit bossu » est destinée à disparaître dans une « doctrine » à venir. Ici
comme ailleurs, Benjamin se situe entre deux camps adverses : l'ésotérisme, qui cultive le mystère, et
le rationalisme, qui n'en a cure.
19. O, II, p. 425.
20. Walter BENJAMIN,Essais sur Bertolt Brecht (ci-après EB), Paris 1969, pp. 135-36.
21. Cf. O, III, p. 429.
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