l`attendant, le venant, le pensant, l`écrivant, le lisant

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L'ATTENDANT, LE VENANT, LE PENSANT, L'ÉCRIVANT, LE LISANT,
LE VOYANT, LE NOYANT, LE SAUVANT, LE MAINTENANT... SUR
QUELQUES TYPES D'ILLUMINATION PROFANE CHEZ WALTER
BENJAMIN
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Presses Universitaires de France | Revue de métaphysique et de morale
2013/3 - N° 79
pages 343 à 362
ISSN 0035-1571
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2013-3-page-343.htm
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Wohlfarth Irving, « L'attendant, le venant, le pensant, l'écrivant, le lisant, le voyant, le noyant, le sauvant, le
maintenant... Sur quelques types d'illumination profane chez Walter Benjamin »,
Revue de métaphysique et de morale, 2013/3 N° 79, p. 343-362. DOI : 10.3917/rmm.133.0343
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Irving Wohlfarth
1
RÉSUMÉ. – Les figures de Benjamin – oxymore, chiasme, ellipse, emploi particulier du
gérondif – préfigurent la « langue universelle » également annoncée par Rimbaud dans sa lettre
du voyant (1871). Les « illuminations » de l'un, largement inspirées par la Commune de Paris,
et la « prose messianique » de l'autre, portée notamment par l'élan de l'URSS naissante,
refondent les oppositions dominantes – raison⁄ivresse, théologie⁄matérialsme… – au nom d'une
société sans classes. Or Rimbaud voit également venir « le temps des Assassins »; et Benjamin
de nouvelles exterminations du masse. La clairvoyance d'un Kafka, écrit-il à ce propos en 1938,
résulte du désenchantement réciproque produit par l'interaction de deux forces inégales, la
vieille mystique ruinée et la modernité ruineuse, chacune à elle seule étant inefficace et honteuse. Un essai antérieur, Sur le pouvoir mimétique, voit un désenchantement analogue – la
liquidation⁄sublimation des anciens pouvoirs de clairvoyance – à l'œuvre dans la genèse du
langage humain. Celui-ci aurait-t-il donc tracé la voie que l'histoire devra encore emprunter ?
Cependant l'Ange de l'Histoire voit, médusé, l'innommable catastrophe du soi-disant Progrès
tout entraîner dans sa Chute, surtout le langage. Comment donc résister au Capital déchaîné ?
Deuil (Trauer), lamentation (Klage), grève (Stillstellung), détour (Umweg) retournement
(Umkehr), écart (Abweichung), démantèlement (Abbau) : autant d'affects et de gestes qui
comptent pour Benjamin parmi les seules véritables réponses humaines à la honte persistante
de l'humain…
ABSTRACT. – Benjamin's rhetorical figures – oxymoron, chiasmus, ellipse, and a
certain use of the gerund – prefigure the universal language likewise announced in
Rimbaud's lettre du voyant (1871). The latter's “illuminations” are largely inspired by
the Paris Commune; the former's “Messianic prose” by the initial promise of the USSR.
Both re-fuse reigning oppositions – reason versus ecstasy, materialism versus theology…
1. Le présent essai fait partie d'un ensemble de textes, comprenant notamment « Les noces de
“Physis” et de “Techne”. Walter Benjamin et l'idée d'un matérialisme anthropologique », in Cahiers
Charles Fourier no 21, Paris 2010, pp. 99-120 ; « Spielraum. Jeu et enjeu de la “seconde technique”
chez Walter Benjamin », à paraître dans Berdet, Marc/Ebke, Thomas (dir.) [2013] : Matérialisme
anthropologique et matérialisme de la rencontre. Traduire notre présent devant Walter Benjamin et
Louis Althusser, Xenomoi, Berlin 2013 ; « Y croire », à paraître dans le no spécial des Cahiers de
l'Herne (2013) consacré à Benjamin.
Revue de Métaphysique et de Morale, No 3/2013
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L'attendant, le venant, le pensant,
l'écrivant, le lisant, le voyant, le noyant,
le sauvant, le maintenant…
Sur quelques types d'illumination
profane chez Walter Benjamin
Irving Wohlfarth
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– in the name of a classless society. But Rimbaud also foresees “the time of the assassins”; and Benjamin that of mass extermination. Kafka's clairvoyance in this respect,
Benjamin claims in 1938, results from the reciprocal disenchantment produced by a
ruined mystical tradition interacting with a ruinous Enlightenment, each force being
ineffectual, indeed shameful, without the other. An earlier piece, On the mimetic faculty,
sees analogous disenchantment – the liquidation of ancient powers of clairvoyance – at
work in the genesis of human language. Is the latter, then, the example for human history
to follow? What the Angel of History sees is, however, the nameless catastrophe we call
“Progress” (and latterly “globalization”) dragging down everthing, above all language,
in its Fall. How, then, resist uninhibited Capital? Lament (Klage), mourning (Trauer),
strike (Stillstellung), reversal (Umkehr), detour (Umweg), deviation (Abweichung), dismantling (Abbau) – these affects and moves are for Benjamin among the only truly
human responses to the unending shame of the human.
« Il faut naturellement souhaiter [à la planète] qu'elle
connaisse un jour [une civilisation] qui ait laissé [le sang et
l'horreur] derrière elle – je suis même enclin […] à croire
qu'elle l'attend. Mais […]. » 2
I. EN ATTENDANT
Gershom Scholem voyait en Benjamin un « métaphysicien à l'état pur » auquel
les expériences de leur génération (crise de la modernité, situation des Juifs allemands, Première Guerre mondiale et ses suites) avait imposé de se tourner vers
des domaines où la métaphysique traditionnelle n'avait aucune compétence :
folie, enfance, littérature, histoire, politique 3. De cette situation de « théologien
égaré dans un monde profane 4 » naissaient, selon Scholem, ambiguïtés et merveilles. Parmi celles-ci, Enfance berlinoise vers mil neuf cent réaliserait l'idéal de
« philosophie narrative » (erzählende Philosophie) invoqué par Schelling. Non
seulement « le philosophe s'y fait conteur », mais « la philosophie s'y mue en
poésie » 5.
Dans un essai qui, à bien des égards, fait contrepoids à celui de Scholem,
Hannah Arendt brossait un portrait complémentaire de l'ami commun. Ni pur
philosophe, ni pur littérateur, ce « dernier homme de lettres » aurait eu le don
2.
3.
4.
5.
W. BENJAMIN, Correspondance (ci-après C), Paris 1979, II, p. 195.
« Walter Benjamin », in Fidélité et Utopie, Paris, 1978, pp. 113-136, notamment pp. 119-122.
Ibid.,p. 126.
Ibid., p. 117.
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exceptionnel de « penser poétiquement » (dichterisch denken) 6. Les divergences
notoires, y compris à son égard, entre Scholem et Arendt ne peuvent donc pas
cacher certaines convergences moins remarquées 7. Là où, pour saluer une
prose poétique où la philosophie serait redevenue récit, Scholem renvoie à
Schelling, auteur d'un projet de livre sur les « époques du monde » (Weltalter)
et peut-être aussi des Veillées (Nachtwachen) de Bonaventura, la formule
d'Arendt rappelle, entre autres choses, le fragment 116 de l'Athenæum de
Friedrich Schlegel, qui attend un avenir où « poésie et prose, génialité et critique » se fondent en une « poésie universelle » 8, et une figure de pensée qui
hante la philosophie allemande depuis Kant : l'« intuition intellectuelle » (intellektuelle Anschauung) 9.
Des affinités évidentes relient ces utopies (résolution de la « querelle des
facultés » et de la « division du travail intellectuel ») et la venue toujours venante
– du Messie ou de la révolution, qu'importe – vers laquelle la pensée de Benjamin est tout entière tendue : « le soleil qui est en train de se lever au ciel de
l'histoire » 10. L'aube ne cesse de poindre, l'avenir de venir, et sans cette imminence, qui troue toute immanence, le présent ne serait pas vraiment lisible.
Considéré ainsi, aucun individu ne peut être dès maintenant dans le vrai 11,
surtout à lui seul, ni aucune vocation se réaliser à part entière 12. D'où la
6. Hannah ARENDT, « Walter Benjamin », Vies politiques, Paris, 1974. p. 305. Cette formule,
qu'elle semble vouloir étendre à Heidegger, aurait suscité les objections de Benjamin, trop juif pour
considérer le langage comme un « phénomène essentiellement poétique » (ibid.). Cf. à cet égard la
parenthèse suivante de son essai « Sur le langage en général et sur le langage humain » : « (et c'est
pour délivrer [la nature] que vit et parle l'homme, et non pas seulement, comme on le suppose en
général, le poète) » (Walter BENJAMIN, Œuvres (ci-après O), Paris 2000, 1, p. 163) Cf. également son
portrait nuancé de Friedrich Schlegel, qu'un critique avait appelé un « philosophe-artiste ou un artiste
philosophant », et son parti pris pour la « sobriété » de Hölderlin, dans sa thèse (Le Concept de
critique esthétique dans le romantisme allemand (ci-après CC), Paris, 1986, pp. 74-90, 153-54) ; et
son constat que l'œuvre de Kafka rompt avec « une prose purement poétique (dichterisch) » et reste
en attente de la « doctrine » (Lehre) (Walter BENJAMIN, Gesammelte Schriften (ci-après GS), Rolf
Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser (éd.), Francfort-sur-le-Main, 1972-89, II, 2, p. 679).
7. Celles-ci sont à ajouter au dossier rassemblé par Jürgen Habermas dans son essai de 1961 :
« L'idéalisme allemand des philosophes juifs » (Philosophisch-politische Profile, Francfort-sur-leMain 1981, pp. 39-64).
8. Évoquée dans CC, p. 160. Cf. sur le « messianisme romantique », ibid., pp. 37-38.
9. Cf. également le « Portrait de Benjamin » de Theodor W. ADORNO, qui lui attribue une « faculté
sensitive à la deuxième puissance (zweite Sinnlichhkeit) » – « utopie de la connaissance » qui aurait
pour contenu « l'Utopie même » (Prismes, Paris, 1986, pp. 201-213 ; ici, pp. 212-213).
10. O, III, p. 430. Attente, attention, tension, intensité : les affinités entre ces composantes
essentielles de sa pensée ressortent bien en traduction française.
11. « Justesse » (Richtigkeit) est synonyme pour Benjamin du « nécessairement, symptômatiquement, productivement faux. […] Et il ne m'est pas donné de correspondre justement […] à une
situation fausse. Cela n'est, d'ailleurs, nullement souhaitable aussi longtemps qu'on persiste comme
individu (als einzelner besteht) et qu'on est enclin à le rester » (C, II, p. 49). – Les traductions
existantes des textes de Benjamin seront souvent modifiées ici.
12. Selon la « Préface épistémo-citique » au traité sur le drame baroque, il « n'est pas au pouvoir
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L'attendant, le venant, le pensant, l'écrivant, le lisant…
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« tâche », renouvelée à chaque instant, du philosophe, du traducteur, du critique
littéraire, de l'historien matérialiste, etc. de préfigurer un monde à la fois « promis et interdit » 13.
Jamais pleinement accompli et toujours déjà atteint par « éclairs » (aufblitzen)
et « éclats » (Splitter) 14, l'à-venir messianique ne cesse de se préfigurer. Il faut
donc en parler au futur présent : « Le monde messianique est […] » 15. Mais
comment faire justice à la double injonction : attendre et y aller (« Quand, sinon
maintenant ? ») ? Comment imaginer le futur sans briser l'interdit des images ?
Réaliser, sans l'enfreindre, une philosophie à venir 16 ?
Benjamin conçoit cette tâche pré-figurative sous la forme de « pro-grammes »,
« ex-posés », et de « pro-jets » (Entwürfe) en attente de leur achèvement 17. D'où
leur statut d'« essais » aussi « ésotériques » 18 qu'exotériques ; d'où les « tentatives » (Versuche) d'un Brecht, dont Benjamin admire, quoi qu'en disent Scholem et Adorno, le parti pris exotérique ; d'où les « arrangements expérimentaux »
(Versuchsanordnungen) 19 d'un Kafka, dont il défend la « profondeur » et même
l'« obscurité » contre Brecht 20.
C'est dans la même prospective qu'il décrit le « chroniqueur » (Chronist)
– celui qui rapporte tout, grand et petit, sans rien hiérarchiser – comme le héraut
du Jugement dernier, ce stade ultime où le passé humain, devenu intégralement
citable, n'aura justement plus à être jugé 21. De cet avenir la « philosophie narrative » évoquée par Scholem est, elle aussi, une préfiguration. Et dans cette
optique, la « pensée poétique » tant admirée par Scholem et Arendt s'interprète, à
son tour, comme une (auto-)anticipation de ce que Benjamin appelle la « prose
de la simple penséé » de conférer à la philosophie sa forme achevée : celle de la doctrine (Origine du
Drame baroque allemand, ci-après OD), Paris 1985, p. 23). De même, une traduction ne peut pas
« produire » (herstellen) le rapport secret entre les langues ; mais elle peut le « représenter (darstellen),
en le réalisant en germe ou intensivement » (O, I, p. 248).
13. O, II, p. 252.
14. O, III, pp. 430, 443.
15. GS, I, 3, 1238-39.
16. Cf. « Sur le programme de la philosophie qui vient (einer kommenden Philosophie) » (O, I,
179-197).
17. OD, p. 24. C'est uniquement en ce sens que le projet-chantier qu'il appelait son « travail sur
les passages » (Passagenarbeit) peut être jugé intrinsèquement inachevable. En l'appelant L'Œuvre
des passages (Passagenwerk), les éditeurs allemands se sont trompés d'époque, à la manière de
l'historicisme dénoncé par Benjamin.
18. Selon la « Préface épistémo-critique », les projets philosophiques contiennent « une ésotérique
[Esoterik] dont ils sont incapables de se défaire, qu'il leur est interdit de renier, dont ils ne peuvent
tirer gloire sans prononcer leur propre condamnation » (ibid.). Cette part ésotérique – aussi réduite,
maudite et sacrée que le « petit bossu » – est destinée à disparaître dans une « doctrine » à venir. Ici
comme ailleurs, Benjamin se situe entre deux camps adverses : l'ésotérisme, qui cultive le mystère, et
le rationalisme, qui n'en a cure.
19. O, II, p. 425.
20. Walter BENJAMIN, Essais sur Bertolt Brecht (ci-après EB), Paris 1969, pp. 135-36.
21. Cf. O, III, p. 429.
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messianique » 22 – cet état du monde où le langage retrouve enfin la puissance du
Logos et redevient poesis.
La coexistence dans l'idée messianique de l'ici-maintenant et du pas encore
se double chez Benjamin d'une autre coïncidence temporelle. Ce qui n'est plus
possible l'est encore. Tel est le sort de l'expérience, chargée ici de ses diverses
significations 23. Les essais de Benjamin, grands et petits, se conçoivent comme
des expériences qui tentent, seuls mais en lieu et place d'un collectif « venant »,
de retenir une expérience – celle de la « catastrophe » –, dont l'effet majeur est,
justement, de ruiner la possibilité même d'être vécue comme telle. Il n'en va pas
autrement de ce médium privilégié de l'expérience qu'est le récit. Que Le
Conteur (Der Erzähler) – essai qui est lui-même un conte théorique – expose le
lent et nécessaire déclin de ce relais essentiel de toute tradition n'empêche nullement son auteur de s'essayer lui-même à des récits 24. Et ses écrits sur Kafka
décrivent celui-ci comme le plus paradoxal des conteurs 25.
Dès ses débuts, Benjamin est persuadé de ce qu'il résumera peu avant sa
mort par la formule suivante : vu d'en bas, l'état d'exception – ou ce qu'on
appelle ainsi, notamment depuis 1933 – a toujours été la règle 26. Ses propres
travaux sont eux-mêmes autant d'exceptions à cette règle destinées en même
temps à la prouver. Ainsi ses pratiques d'écrivain confirment/infirment ses
théories ; et celles-ci entretiennent entre elles des rapports du même ordre. En
ce sens, sa définition de l'historien matérialiste – « il se donne pour tâche de
brosser l'histoire à rebrousse-poil 27 » – vaut, dans un sens accru, pour la tâche
qu'il s'est lui-même donnée.
À partir de quelques phrases clés, tirées surtout d'un de ses essais, je voudrais
étudier ici comment cette « philosophie venante » s'anticipe et, ce faisant, se
réalise. Ceci, selon sa propre optique, de façon nécessairement provisoire, partielle, partiellement ésotérique, à la fois allégorique et symbolique 28.
22. Cf. GS, I, 3, pp. 1238-1239. Benjamin emprunte cette notion de prose au premier romantisme
allemand. Cf. CC, pp. 155-161.
23. Le mot allemand Erfahrung renvoie à fahren (« voyager », etc.) et à Gefahr (« danger ») ;
expérience, à ce qui est à experimenter : un essai.
24. Cf. Walter BENJAMIN, Rastelli raconte… et autres récits (ci-après RE), Paris, 1987. Dans la
préface, Philippe Ivernel éclaire les tensions, apparentes et réelles, chez Benjamin entre théorie et
praxis du récit.
25. Cf. C, II, p. 420 et C, II, pp. 250-51.
26. Cf. Sur le concept d'histoire, dont la huitième thèse répudie en passant un théoricien de l'état
d'exception autrefois salué par Benjamin et devenu entre-temps constitutionnaliste nazi : Carl Schmitt
(O, III, p. 433).
27. Ibid. (septième thèse).
28. Cf. sur ces dernières catégories OD, p. 178.
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« Philosophie narrative », « penser poétiquement » – l'essai sur le surréalisme
tourne autour d'un autre accouplement de contraires :
Mais le véritable dépassement (Überwindung) créateur de l'illumination religieuse ne
gît certainement pas dans les stupéfiants. Il gît dans une illumination profane (profane
Erleuchtung), d'inspiration matérialiste, anthropologique, à laquelle le haschisch,
l'opium et toutes les drogues que l'on voudra peuvent servir de propédeutique (Vorschule). (Mais une propédeutique dangereuse. Celle des religions est plus rigoureuse) 29.
L'illumination, religieuse ou autre, et le désenchantement du monde, le sacré et le
profane, l'ésotérique et l'exotérique, la raison occidentale et la – sa – pensée
sauvage : deux pôles antagoniques s'unissent ici dans un agon intime. Aucun
d'eux n'annule l'autre. Mais leur rapport est dissymétrique. L'illumination, tel est
ici le parti pris, sera profane ou elle ne sera pas, et elle ne le sera jamais assez.
Cette déclaration programmatique sera reformulée quelques pages plus loin.
L'oxymore cède alors à un double chiasme. Le propos reste certes mystérieux,
mais pour des raisons qu'il laisse lui-même entendre :
L'étude la plus passionnée des phénomènes télépathiques […] ne nous apprendra pas
sur la lecture (qui est un événement (Vorgang) éminemment télépathique) la moitié de
ce que cette illumination profane qu'est la lecture nous apprend sur les phénomènes
télépathiques. Ou encore : l'étude la plus passionnée de l'ivresse du haschisch ne nous
apprendra (lehren) pas sur la pensée (qui est un éminent narcotique) la moitié de ce
que cette illumination profane qu'est la pensée nous apprend sur l'ivresse du haschisch.
Le lecteur (der Leser), celui qui pense (der Denkende), qui attend (der Wartende), qui
flâne sont des types d'illuminé tout autant que le mangeur d'opium, le rêveur, l'enivré
(der Berauschte). Et de plus profanes. Pour ne rien dire de cette drogue terrible entre
toutes – nous-mêmes – que nous consommons dans la solitude 30.
Télégraphiques, tout en ellipses, empreints d'un fort pathos anti-pathétique, les
passages cités ici sont autant d'actes d'« écrivant ». Ils participent à ce qu'ils
invoquent. Cette écriture est elle-même le médium d'illumination, d'ivresse, de
télépathie. C'est‑à-dire, on y reviendra, d'une certaine prose.
On est bien loin ici de l'Enivrez-vous de Baudelaire. Il faut certes « toujours
29. O, II, pp. 117-118. À un niveau plus directement politique, le propos de cet essai est d'atteler
ensemble d'autres extrêmes : révolte anarchiste et discipline révolutionnaire, manifestes surréaliste et
communiste.
30. Ibid., p. 131.
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II. L'ILLUMINATION PROFANE
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être ivre » 31 et sans modération 32. Mais non par n'importe quel moyen, ni en se
résignant par avance aux lendemains de fête et aux retours de bâton : autant de
mouvements de balancier entre un faux romantisme et un faux réalisme dont
Benjamin fait dire, en français, comme par un chœur anonyme : « Nous en avons
soupé ! Tout plutôt que cela » 33.
Une autre logique est ici en jeu. Benjamin la résume ailleurs en quatre mots :
« Toujours radical, jamais conséquent (konsequent)… » 34. Devise qui traduit une
expérience très particulière du mouvement des extrêmes. Non seulement ceux-ci
se touchent, mais ils se perdent, s'abîment l'un dans l'autre par un « renversement
(Umschlagen) paradoxal » 35, et se (re)trouvent, tels des acrobates. Coincidentia
oppositorum qui n'est plus celle de la mystique, celle-ci n'en constituant, on y
reviendra, qu'un des deux pôles.
Les meilleurs parmi ses contemporains, écrit Benjamin, savent joindre une
« adhésion sans réserve » à l'époque, à un « manque total d'illusions » la concernant 36. Adhésion marquée dans le passage cité plus haut par la phrase : « Et de
plus profanes ». Marx, Weber et Benjamin, chacun à sa façon, identifient la dynamique du capital avec la froide profanation de tout ce qu'on avait tenu jusque-là
pour sacré. Benjamin en conclut que c'est uniquement de l'intérieur de ce mouvement démystifiant qu'une illumination peut encore se produire 37. Tel est l'enjeu
théologico-politique de la formule « illumination profane ». Le reste ne serait que
postures réactives, mauvais romantisme, réenchantement du monde 38.
31. « Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu, à votre guise » (Charles BAUDELAIRE, « Enivrezvous », Œuvres Complètes (ci-après OC), Paris, 1968, éd. Y-.G. le Dantec, p. 286). Les provocations
permissives lancées par Baudelaire font contrepoint au ton moral adopté dans les trois grands écrits
consacrés aux « paradis artificiels » (ibid., pp. 323-462). Chercher à secouer « l'horrible fardeau du
Temps » (OC, p. 286) ou à donner le change au « moi » (O, II, pp. 131, 140), ces deux volontés semblent
se rejoindre. Elles se trouvent confrontées toutes les deux à « un monde/Où l'action n'est pas la sœur du
rêve » (OC, p. 115) Mais un abîme les sépare. Très schématiquement : Baudelaire rêve de fuire, le temps
d'une ivresse, une réalité irrémédiable, « anywhere out of this world » ; Benjamin, du réveil du réel à son
potentiel sur-réel.
32. Non pas que Benjamin soit hostile à toute modération, seulement au « juste-milieu » qui nie son
propre extrémisme, « C'est une bonne chose quand, dans une position extrême, on est rattrapé par une
période de réaction, observe Brecht : on en vient ainsi à une position moyenne » (cit. EB, p. 142). « Il n'est
personne, dit Joseph de Maistre, qu'on ne puisse gagner à soi en modérant son avis » (cit. C, II, p. 248).
33. Cit. O, 2, p. 131.
34. C, I, p. 388.
35. Ibid.
36. O, II, p. 367 (« Expérience et pauvreté »).
37. « Voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde » : Baudelaire décrit ainsi
celui dont « la passion et la profession » est « d'épouser la foule » et que « la langue ne peut que
maladroitement définir » (OC, p. 1160). S'il reprend à son compte le terme « flâneur », c'est aussi
pour désigner une profession qui n'en est pas une.
38. Un abîme sépare Benjamin de l'auteur de « Science comme vocation ». pour qui « illumination » et « désenchantement du monde » ne peuvent que s'exclure, et qui finit, au nom des « exigences
du jour », par rejeter l'attente messianique comme une pathétique illusion. « Le passé d'une illusion »,
croira pouvoir dire François Furet de la sécularisation de cette attente : l'idée communiste.
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L'attendant, le venant, le pensant, l'écrivant, le lisant…
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L'essai sur le surréalisme admet que le haschisch et l'opium peuvent être
des étapes préliminaires qui ouvrent la voie. Mais il ajoute deux correctifs, qui
se corrigent mutuellement.
1. La voie royale de l'illumination profane est celle qu'on emprunte tous les jours.
Sa véritable école est l'acte – passif – d'attendre, de lire, de penser, de flâner 39. Autant
de « prières naturelles » 40 et d'« exercices spirituels » 41 qui ne sont plus tournés vers
des objets religieux 42. Mais ce sont eux-mêmes des types de télépathie, des drogues
supérieures. Le surréel et le paranormal sont le réel et le normal en train de se surpasser.
2. Le fait qu'une drogue soit de notre propre crû ne la rend pas automatiquement
bénéfique. Il y en a une qui est, au contraire, plus insidieuse que n'importe quel
stupéfiant : le moi du sujet privé s'enivrant stupidement de sa privation même 43.
III. LE PENSANT, LE VOYANT : BENJAMIN, BRECHT, RIMBAUD
Comme le « voyant » de Rimbaud, qui abrège, et abroge, l'idée de « clairvoyant », les mots der Wartende 44 (littéralement, « l'attendant ») et der Denkende
(« le pensant ») produisent un léger effet d'aliénation. Ni verbe ni substantif
d'usage, ces gérondifs désignent un présent continu, mais sans heures fixes.
Si le demi-néologisme « pensant » vaut mieux que « penseur » (Denker), c'est que
celui-ci n'est plus recevable dans l'état. Benjamin s'en explique à propos de Herr
Keuner 45, un des « pensants » prolétaires de Brecht : seule une « pensée grossière »
39. Conclusions analogues, aux accents plus moralisateurs, chez Baudelaire : « Celui qui aura
recours à un poison pour penser ne pourra bientôt penser sans poison » (OC, p. 386). Les antidotes
qu'oppose Baudelaire à la « magie noire » des « paradis artificiels » seront pour Benjamin autant de
techniques d'illumination plus ou moins profane : jeûne, prière, contemplation, exercice assidu de la
volonté, travail suivi (ibid., pp. 385-387).
40. « Si Kafka n'a pas prié – ce que nous ignorons –, du moins possédait-il, au plus haut degré, ce
que Malebranche appelle « la prière naturelle de l'âme » : la faculté d'attention » (O, II, p. 446).
41. « Depuis les Exercices spirituels de saint Ignace », écrit Benjamin à propos de Proust, « on
trouverait malaisément dans la littérature occidentale un essai plus radical pour s'abîmer en soimême » (O, II, pp. 150-151).
42. « Les objets, que la méditation claustrale assignait à la méditation des moines, visaient à leur
enseigner le mépris du monde et de ses pompes. Les réflexions que nous développons ici servent une
fin analogue » (O, III, p. 435).
43. En cela, le dandy ne se distingue guère du bourgeois. « Enivré de son sang-froid et de son
dandysme », écrit Baudelaire dans « Le monde va finir » (OC, p. 1265). Cf. sur le moi comme
« attrape » et « dent creuse », O, II, pp. 140-116.
44. Possible référence à l'article de Siegfried KRACAUER, « Die Wartenden » (Frankfurter Zeitung
12.3.1922, republié dans Das Ornament der Masse, Francfort-sur-le-Main, 1963, pp. 106-119), qui
passe en revue diverses postures face au « vide » moderne, avant d'opter pour « l'ouverture hésitante »
de ceux qui restent en attente d'un sens métaphysique, sans le forcer, et non sans scepticisme. Pour
Benjamin, par contre, l'attente est elle-même une illumination profane ; l'« attendant » participe déjà,
ne fût-ce que faiblement, de l'attendu.
45. Cf. « Bert Brecht », GS, II, 2, pp. 662-664. Benjamin note ailleurs que Keuner fait écho à
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(plumpes Denken) venant d'en bas est aujourd'hui à la hauteur du mot d'ordre de
l'Aufklärung : penser par soi-même (Selbstdenken). De même que les professionnels
de la politique nous empêchent – nous évitent – d'agir pour nous-mêmes, poursuit
Benjamin, les « penseurs » attitrés sont payés pour penser à notre place. « Les philosophes ont toujours interprété le monde… », disait Marx. Presque un siècle plus
tard, Benjamin et Nizan les qualifie de « maquereaux » et de « chiens de garde ».
L'essai sur le surréalisme lance un autre mot d'ordre qui ne semble guère
compatible avec la sobriété de la « pensée grossière » : « gagner à la révolution les
forces de l'ivresse (Kräfte des Rausches) » 46. Un « observateur allemand » s'assigne ici la tâche d'établir une centrale (Kraftstation) capable de canaliser, et aussi
de filtrer, le flot tumultueux libéré par le mouvement surréaliste 47. Car certaines
des fréquentations de celui-ci sont troubles, notamment celle de Mme Saco, la
voyante au 5 rue des Usines, « humide arrière-chambre du spiritisme » 48. Non
que la télépathie ne soit pas digne d'attention. Au contraire, elle l'est trop pour
être laissée aux « truchements égarants » 49 des professionnelles 50. Cette voyancelà nous soumet au destin ; une autre permet de le déjouer.
Une lettre écrite peu après la Commune de Paris par un écolier de seize ans
et demi le dit en un feu d'artifice d'illuminations profanes :
Car JE est un autre. […]. Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la
signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un
temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les
auteurs ! […] Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n'a
jamais existé ! […] tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel ! Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse […]. Le Poëte se
fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. […] Qu'il crève
dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d'autres horribles
travailleurs […]. – Du reste, […] le temps d'un langage universel viendra ! […] Le poëte
définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle […]. Énormité devenant norme, absorbé par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez 51.
Keiner (« aucun » en allemand) et à koin[e] (« général » en grec), « et cela est dans l'ordre, car la
pensée est de l'ordre du général » (GS, VII, 2, p. 655).
46. O, II, p. 130.
47. Ibid., pp. 113-114.
48. Ibid., p. 117. Benjamin cite ailleurs un jeu de mots sur la locution im Trüben fischen (« pêcher
en eaux troubles ») : « Ne devrait-on pas dire des spiritistes qu'il pêchent dans l'au-delà (im Drüben
fischen) ? » (GS III, p. 357).
49. GS, V, I, p. 76.
50. Cf. là-dessus « Madame Ariane, deuxiéme cour à gauche », in Sens unique (ci-après SU), Paris,
1978, pp. 233-235) et « Vom Glauben an die Dinge, die man uns weissagt » (GS, IV, 1, pp. 372-73).
51. Lettre (dite « du voyant ») à Paul Demeny, 15 mai 1871 (Arthur RIMBAUD, Œuvres, Suzanne
Bernard (éd.), Paris, 1960, pp. 345-348).
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L'attendant, le venant, le pensant, l'écrivant, le lisant…
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Auteur/non auteur 52, vecteur d'un progrès jamais encore vu, poète incarnant ce
que Benjamin appellera l'idée de jeunesse, un jeune inconnu cherche ici à se
faire le médium de l'inconnu, le « voyant » de ce dont Benjamin sera un « pensant » : le sens commun venant et à venir. Le « dérèglement » des sens auquel il
se soumet est une contre-école aussi « raisonnée » qu'est « régulière » « l'anarchie » invoquée en 1848 par un autre insoumis dans un manuscrit inédit 53. Cette
discipline à rebours, où un « travailleur monstrueux » tente de « faire l'âme
monstrueuse », sera pour Benjamin ni plus ni moins qu'une « propédeutique ».
(« Dangereuse » : la trajectoire de Rimbaud en témoigne). Autrement dit, une
préfiguration. De même, l'idée d'une « énormité devenant norme » anticipe très
précisément le « véritable état d'exception » qui, selon Le Concept d'histoire,
mettra fin un jour à sa caricature monstrueuse – le soi-disant état d'exception
qui, la « tradition des opprimés » l'enseigne, a toujours été « la règle » 54. Le
démantèlement de cet état d'exception-là – c'est‑à-dire de l'Etat tout court –
nécessitera, en effet, un « long, immense et raisonné dérèglement » 55.
IV. « LA LECTURE
(QUI EST UN ÉVÉNEMENT ÉMINEMMENT TÉLÉPATHIQUE) »
Benjamin donne au mot « surréalisme » le sens suivant : « cet autodépassement [de
la réalité] qu'appelle le Manifeste communiste » 56. Dans cette optique, seul – seul ! – le
poids des choses et de l'âge 57 s'oppose au mouvement extatique du réel. « Presque
tous oublient », écrit le jeune Benjamin au nom de la jeunesse, « qu'ils sont eux-mêmes
le lieu ou l'esprit se réalise » 58. À chacun, donc, de devenir son propre médium. Penser
par soi-même, mot d'ordre de l'Aufklärung, c'est aussi se faire télépathe.
Cette morale, qui traverse les récits de Benjamin, est magnifiquement résumée
dans « Madame Ariane, deuxième cour à gauche » : « Transformer la menace de
l'avenir en maintenant accompli, ce miracle télépathique, seul digne d'être sou52. Notion développée par Benjamin en des termes rigoureusement matérialistes dans « L'auteur
comme producteur » (EB, pp. 107-128).
53. « L'anarchie régulière est l'avenir de l'humanité » (Auguste BLANQUI, Textes Choisis, Paris,
1955, p. 156).
54. O, III, p. 433.
55. Cf. « Critique de la violence » : « C'est […] sur la destitution du droit, y compris des pouvoirs
auxquels il renvoie, et qui renvoient à lui, finalement donc du pouvoir de l'État, que se fonde une
nouvelle ère historique » (O, I, p. 242).
56. O, II, p. 134.
57. « [Proust] est pénétré de cette vérité que les vrais drames de l'existence qui nous est destinée,
nous n'avons pas le temps de les vivre. C'est cela qui nous fait vieillir. Rien d'autre » (ibid., p. 150).
58. C, I, p. 86. Cf. mon essai « Une certaine idée de la jeunesse. Walter Benjamin lecteur de
L'Idiot », Europe, mars 1996, pp. 141-163.
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haité, telle est l'œuvre d'une présence d'esprit corporelle » 59. Bel exemple cité
par Benjamin d'un tel main-tenant : Scipion, commandant en chef de l'armée
romaine, trébuchant en mettant pied sur le sol de Carthage, ouvrant grands les
bras dans sa chute, et s'exclamant : Teneo te, Terra africana. En un clin d'œil il
a transformé un mauvais augure en cri de victoire.
Penser, écrit Benjamin ailleurs, c'est « l'art de savoir tomber » (fallen zu
können) ; c'est « pouvoir mettre à l'épreuve (einsetzen) toute une vie, l'exposer
(im Auszug) de manière à peine calculable, contre n'importe quel petit détail de
ce monde » (citation de Willy Haas) ; c'est « l'état de conscience d'un chutant » 60. Le pensant (der Denkende), le chutant (der Stürzende).
Revenons au « lisant ». En quoi la lecture serait-elle télépathique ? D'abord en
ceci qu'elle nous met en rapport, elle aussi, avec du lointain. Constituerait-elle
donc un moyen terme entre la télépathie et la télécommunication 61 ? Quoi qu'il
en soit, elle (re)vient de loin. Elle naît avant la lettre.
Benjamin brosse à grands traits la (pré)histoire de la lecture dans un fragment
intitulé « Sur le pouvoir mimétique ». Cette esquisse constitue un pendant historicophilosophico-anthropologique à la métaphysique du langage exposée dans l'essai
« Sur le langage en général et sur le langage humain ». D'une part, la Genèse : un
Logos divin traverse la Création comme un « secret mot d'ordre », relayé d'une « sentinelle » à l'autre et aboutissant au « médium » le plus élevé, le langage humain 62. De
l'autre, la généalogie : un pouvoir mimétique se traduit, lui aussi, à travers toute
l'histoire naturelle et humaine. Ceci dans les deux cas de façon télé-grapho-pathique.
Et cela se traduit à son tour dans la vitesse de pensée et de style de l'écrivant (der
Schreibende) qui, dernière sentinelle, médium du moment, en fait ici le récit :
« Lire ce qui ne fut jamais écrit ». Ce lire (lesen) est le plus ancien : la lecture avant tout
langage, dans les entrailles, dans les étoiles ou dans les danses. Plus tard vinrent en usage les
chaînons intermédiaires d'une nouvelle façon de lire, runes et hiéroglyphes. Tout porte à
croire que telles furent les étapes par lesquelles le don mimétique, autrefois fondement des
pratiques occultes, trouva accès à l'écriture et au langage. Ainsi le langage serait le degré le
plus élevé du comportement mimétique et l'archive la plus parfaite de la ressemblance non
sensible : un médium dans lequel ont intégralement (ohne Rest) migré les anciennes forces
de création et de perception mimétique, au point de liquider les pouvoirs de la magie 63.
59. SU, p. 234.
60. GS, III, p. 278 (« Theologische Kritik »).
61. Inversement, celui qui répond au téléphone – « médium qui obéit à la voix qui de l'au-delà
s'empare de lui » (SU, p. 43) – y entend le bruissement de l'ère mythique. En même temps, la
sonnerie du téléphone est un « signal d'alarme » qui réveille de leur sommeil non seulement les
parents mais le dix-neuvième siècle (ibid., p. 42).
62. O, I, pp. 142-165.
63. O, II, p. 363. La citation, de Hofmannsthal, sera reprise à propos de l'historien matérialiste
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S'ouvrent ici plusieurs grandes questions :
1. Loin d'être un aperçu sans suite, l'idée que le langage humain soit le « médium »
de tous les médiums antérieurs relie entre elles ces deux théories du langage. Elle est
donc elle-même le médium de ces médiums complémentaires et contradictoires que
sont le Logos et le pouvoir mimétique. Mais il y a plus. ll serait à montrer que ces deux
théories entretiennent des rapports intimes avec le(s) style(s) de Benjamin lui-même.
« Médium » est un terme philosophique en même temps qu'un mot ordinaire,
auquel – troisième couche – des courants occultistes avaient imprimé leur marque
vers la fin du dix-neuvième siècle. Chez Benjamin comme chez Schlegel, il devient
un terme « magique » qui résume, d'un seul trait télégraphique, un vaste ensemble
philosophique 64. S'y croise – comme, selon Benjamin, dans tout langage humain –
un réseau de correspondances 65. D'où, poursuit-il, la possibilité, pour l'écrivainphilosophe, en tant que médium de ces correspondances, d'entrer en « contact
magnétique » avec la vie souterraine du langage : sa plume se laisse alors aimanter
comme la baguette du sourcier 66. D'où aussi, pourrait-on enchaîner, l'expérience
télépathique que fait un lecteur capable d'hériter des anciens types de lecture.
Le mot médium relayerait ainsi la télépathie qu'il désigne. Il en serait le symbole autant que le signe. En cela, il offrirait une défense et illustration des deux
théories qu'il expose, notamment de leur axiome commun, selon lequel le rapport
du mot à la chose n'est en rien arbitraire 67.
2. Il y a eu « transformation », et non pas « déclin » (Verfall) – ou, dans une
(GS, I, 3, p. 1238), qui se conçoit ainsi comme l'héritier des vieux prêtres et sorciers. Cf. mon essai
« Walter Benjamin : le “medium” de l'histoire », Études germaniques, janvier-mars 1996, pp. 1-51.
64. Dans sa thèse, Benjamin isole le concept de « médium de réflexion » chez Friedrich Schlegel
comme exemple de ce que August Schlegel avait appelé la « terminologie mystique » de son frère,
Pour celui-ci, poursuit Benjamin, la terminologie est « la sphère où, par-delà le discursif et l'intuitif,
se meut la pensée. Car le terme technique, le concept, contenait pour lui le germe du système […] »
(CC, pp. 83-84). Ceci vaut également pour le rôle du terme « médium » chez Benjamin. La
« ressemblance non-sensible » dont le langage serait porteur, en tant que pouvoir mimétique, fait
écho à la formule par laquelle il avait résumé le statut de la terminologie chez Schlegel : « une
intuition non-intuitive (unanschauliche Intuition) du système » (ibid., p. 83).
65. Une autre version d'un passage cité plus haut décrit le langage comme un « médium où les choses
[…] n'entrent plus en relations directes, comme autrefois dans l'esprit du voyant ou du prêtre, mais dans
leurs essences, leurs substances les plus fines et les plus fugitives, voire leurs arômes » (GS, II, 1, p. 209).
Cette conception du langage comme relève des etapes de mimésis antérieures, y compris celles de la nature,
prend elle-même la relève des Correspondances de Baudelaire : « La Nature est un temple où de vivants
piliers/Laissent parfois sortir de confuses paroles/[…] Les parfums, les couleurs et le sons se répondent ».
66. Il « éprouve l'efficacité bienfaisante d'un ordre, grâce à quoi ses visées vont chaque fois à ces
mots tout à fait déterminés, dont la surface, encroûtée dans le concept, se défait sous l'effet de leur
contact magnétique et livre les formes, enfermées en elle, de la vie d'une langue » (C, I, p. 301). La
philosophie universitaire, elle, est « captive de cette conception qui, faisant du langage un simple
signe, affecte [sa] terminologie d'un arbitraire irresponsable ».
67. Concevoir le Langage comme un médium de correspondances, c'est, en effet, répudier
l'axiome de base de la linguistique moderne : « l'arbitraire du signe ». Cf. mon essai « Die Willkür
der Zeichen. Zu einem sprachphilosophischen Motiv Walter Benjamins » in Perspektiven kritischer
Theorie. Festschrift für Hermann Schweppenhäuser, C. Türcke (éd.), Lüneburg 1988, pp. 124-73 ; et
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autre version, « dépérissement » (Absterben) – du pouvoir mimétique 68. Telle
est la thèse de cette esquisse théorique. Comme dans le schéma hégélien de
l'Aufhebung ou le modèle freudien de la sublimation, le pouvoir mimétique aura
été conservé-et-liquidé. Le patrimoine de l'humanité nous resterait, mais sans
plus aucun reste de magie.
Dans leur livre Dialectique de la raison (1944-1947), tributaire à certains
égards du dernier écrit de Benjamin Sur le concept d'histoire (1940), Adorno et
Horkheimer repensent l'histoire de l'Occident en termes d'un désenchantement
du monde pire encore que la « nuit polaire » anticipée, dès 1919, par Max Weber.
L'Aufklärung se serait dégradée en raison instrumentale, le processus de démythologisation se serait mué en une rationalisation du mythe.
Or, dans l'esquisse « Sur le pouvoir mimétique », Benjamin postule une autre
dialectique de l'Aufklärung. « L'inachevé ici s'accomplit » (Das Unzulängliche, hier
wird's Ereignis) : ce qui dans Faust II vient de la grâce céleste surgit ici du langage
humain. Celui-ci – le don que le genre humain, en se constituant, se serait fait à luimême – aurait donc réussi là où l'histoire humaine aurait jusqu'ici lamentablement
échoué ? Le langage nous attendrait-il, donc, comme la Nature chez Baudelaire, avec
des « regards familiers » ? Archive de l'humanité, serait-il le gage de son avenir ?
Quoi qu'il en soit, la genèse du langage, telle qu'elle est évoquée ici, rappelle
la logique de l'illumination profane. Dans les deux cas, les anciennes formes,
religieuses, magiques, ou mythiques, ne sont pas purement et simplement annulées. Cela ne ferait que répéter la désastreuse dialectique en cours : celle d'un
mauvais retour du refoulé. Le pouvoir mimétique postule une autre « liquidation » des forces occultes, un autre désenchantement du monde – à savoir, une
Aufklärung se nourrissant de ce qu'elle consume. Ce serait dans le langage – ce
fait accompli de l'utopie – que celle-ci se préfigurerait.
3. C'est le langage, dit l'essai sur le surréalisme, qui éclaire la télépathie, et non
l'inverse. De même, selon Marx, c'est l'anatomie de l'homme qui fournit la clef à celle
du singe 69. En faisant varier ce schéma, Benjamin dialectise, sans l'abandonner, l'idée
de progrès unilinéaire qui le sous-tend 70. Ce renversement de perspective, que Benjamin appelle ailleurs le « tournant copernicien de l'historiographie », donne à penser
que les Lumières – que les anti-modernes qualifient, à tort et à raison, d'obscures – ne
sont à la hauteur de leur promesse que si elles se laissent éclairer à leur tour par une
le témoignage de Jean Selz sur les théories cratylistes que Benjamin « essayait » sur lui (Walter
BENJAMIN, Écrits français, (ci-après EF), Paris, 2003, pp. 473-474).
68. O, II, p. 360. Si Benjamin insiste par ailleurs sur le « déclin » de l'aura (O, III, p. 278), d'autres
réflexions indiquent qu'il pourrait s'agir ici encore de sa transformation.
69. Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie (Marx-Engels Werke 13, p. 636).
70. Benjamin rejette l'idéologie progressiste (social-démocrate, historiciste) au nom de l'idée du
progrès (révolutionnaire, messianique). Dans L'Ange de l'Histoire (Paris, 1992), Stéphane Mosès
brouille cette distinction en faisant de Benjamin un déçu de la « raison historique ».
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autre source : celle de « l'illumination », mystique, anthropologique, etc. Et inversement – inversement surtout. Ce double mouvement contradictoire ne va certes pas sans
violence. Mais c'est de ces heurts que peuvent naître de nouvelles étincelles.
Accentuer la dimension profane de ces illuminations potentielles, c'est
reconnaître que l'Aufklärung reste, jusqu'à nouvel ordre, l'horizon indépassable
de notre époque. C'est « devant la Raison » (im Angesicht der Vernunft) 71, écrit
Benjamin, que les paraboles de Kafka ont à se légitimer.
Ou est-ce aussi derrière son dos ? À l'insu de ses instances officielles ? On y
reviendra à propos d'un petit bossu.
V. DIALECTIQUE DE L'IVRESSE (RAUSCH)
Deuxième variation sur l'inversion opérée dans la phrase citée plus haut : aucune
investigation de l'ivresse du haschish ne nous enseignera autant sur la pensée que
ne fait celle-ci sur celle-là – la pensée étant elle-même un « éminent narcotique ».
Cette dernière formule – qui va de pair avec celle qui vient de nommer la lecture
« un événement éminemment télépathique » – est placée, elle aussi, entre parenthèses. Celles-ci, loin d'en réduire la portée, créent un double effet d'évidence et
de surprise, l'une accentuant l'autre, « énormité devenant norme » 72. Enoncer de
telles vérités au détour d'une phrase, comme en passant ou en aparté, c'est suggérer qu'elles ne doivent, ou ne peuvent, être argumentées selon les normes philosophiques en cours. Ici encore deux mots s'entrechoquent. Dans le cas de
l'« illumination profane », chaque terme rayonne, de façon ouverte, positive, et
multiple, sur l'autre. Ici, « éminent » inverse le potentiel négatif de « narcotique ».
Discordant, cet accouplement l'est surtout pour une civilisation qui cache ses
ambivalences vis‑à-vis des drogues sous un discours univoque et moralisateur 73.
Que la pensée puisse avoir l'effet d'un narcotique (narke, « torpeur » ; narkotikon, « rendre engourdi, insensible »), Benjamin n'aurait eu aucune raison de le nier.
Anesthésie est pourtant le contraire de ce qui est en jeu ici. Le contraire – ou peut-
71. O, II, p. 438. D'où le tour de force proposé dans l'essai Sur la philosophie qui vient (O, I,
pp. 179-197) : faire valider par une Raison kantienne des types d'expérience qui seraient apparus à
Kant comme des « divagations dans des mondes intelligibles ».
72. Cet effet rhétorique rappelle la « technique narrative » que Benjamin repère chez Kafka. Ce que les
autres ont à dire à K., « même la chose la plus importante, la plus surprenante », ils le font « incidemment,
comme s'il devait au fond le savoir depuis longtemps. Comme s'il n'y avait là rien de nouveau, le héros
étant discrètement prié de se rappeler (sich einfallen lassen) ce qu'il a oublié » (O, II, p. 441).
73. Cf. sur la tentation et la crainte de l'ivresse narcotique, ambivalence qui hante toute la
civilisation occidentale, où le moi se maintient au prix de si grands efforts et paye l'euphorie de sa
suspension par un sommeil de mort, Theodor ADORNO et Max HORKHEIMER, Dialektik der Aufklärung, Francfort-sur-le-Main, 1967, p. 40.
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être une composante. Il se peut, en effet, que ce soit seulement à l'intérieur d'une
certaine anesthésie de la pensée que la « dialectique de l'ivresse » peut se déployer.
Cette dialectique n'a rien en commun avec l'opposition habituelle entre ivresse
et sobriété. Elle en est aussi éloignée que le sont la profanation, le désenchantement, et la prose, tels que Benjamin les conçoit, de l'acception habituelle de ces
termes. Ici encore les extrêmes s'inversent l'un dans l'autre. Au lieu de se mêler ou
de se dissoudre dans une synthèse, chacun est le lieu d'échanges chiasmatiques :
Toute extase dans l'un des mondes ne serait-elle pas, dans le monde complémentaire,
humiliante sobriété (beschämende Nüchternheit) ? À quoi tend l'amour courtois
(Minne) – car c'est lui, non l'amour, qui lie Breton à la jeune télépathe – sinon à
éprouver que (als daß) la chasteté, elle aussi, est un ravissement 74 ?
Une complémentarité et une dissymétrie des termes se font de nouveau remarquer.
De même que l'accent tombait sur l'illumination profane, c'est une certaine
sobriété qui se fait de nouveau remarquer ici : non pas, certes, celle qui désertifie le
monde, mais celle qui, dans la formule de Zarathoustra, reste « fidèle à la terre ». À
l'opposé de la raison bourgeoise (qui, selon le Manifeste communiste, a noyé tout
enthousiasme dans « l'eau glaciale du calcul égoïste »), sobriété est loin ici d'éliminer extase. Elles appartiennent, au contraire, à deux mondes complémentaires. Et
si la chasteté est « elle aussi » un ravissement, cela donne à penser que la sobriété
en question communique à son tour avec l'ivresse. Ceci de par la discipline de
l'ascèse, nüchtern signifiant « sobre », mais aussi « à jeûn ». (À qui ou à quoi donc
la sobriété fait-elle honte ? On y reviendra). On pourrait peut-être extrapoler ici la
chaîne suivante : sobriété – raison – chasteté – ravissement – amour courtois –
amour platonicien – philo-sophie. Ceci au nom de la « prose messianique » : un
désenchantement à venir qui, tout en renonçant au chant, ne déchantera pas 75.
Résumons. De même que le langage humain constitue le stade le plus achevé
du pouvoir mimétique, de même ses meilleurs médiums – le pensant, l'écrivant,
le lisant, etc. – traduisent les narcotiques, la télépathie, le magnétisme, etc. en
prose. Ils « liquident » – liquéfient, (re)fondent – un héritage immémorial.
74. O, II, p. 119. (« La jeune télépathe » (das telepathische Mädchen) est Nadja). Ce passage est à
rapprocher des notions de sobriété et de prose exposées dans la thèse : « Le médium-de-réflexion des
formes poétiques apparaît dans la prose. C'est pourquoi celle-ci peut être dite l'Idée de la poésie. Elle est la
terre créatrice des formes poétiques, celles-ci sont toutes médiatisées et dissoutes en elle comme en leur
sol canonique » (CC, p. 152). Chez Schlegel, donc, la prose, comme « médium-de-réflexion », fonde et
inclut tout. Chez Benjamin également, la prose est le médium du monde messianique (« actualité intégrale
de tous les cotés », EF, p. 447). Et si l'essai sur le surréalisme évoque « deux mondes complémentaires »,
celui de la sobriété prosaïque semble comprendre l'autre. Ou est-ce plutôt le contraire ? Difficile de
déterminer lequel de deux termes, sobriété et extase, fournit « l'économie générale » (Bataille) de l'autre.
75. Festive (festlich begangen), la prose messianique est pourtant « purifiée de toute solennité
(Feier) » et ne connaît plus de « chants festifs » (Festgesänge) (EF, p. 447 ; GS, I, 3, p. 1238).
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L'attendant, le venant, le pensant, l'écrivant, le lisant…
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Irving Wohlfarth
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Certains de ces motifs font retour dans la lettre qu'adresse Benjamin à Scholem en 1938 sur Kafka 76.
Kafka vit, comme Klee, « dans un monde complémentaire ». « Souvent si serein
(heiter) et traversé par des anges », ce monde est « l'exact complément » d'une
« époque qui s'apprête à supprimer les habitants de cette planète en quantités considérables ». Sans aucune « vue des lointains » (Weitblick) ou « don de visionnaire »
(Sehergabe), doté seulement d'une écoute tendue des bruits et murmures de la
tradition, Kafka « percevait (gewahrte) le complément » – « ce qui vient », qui est ici
le pire – « sans percevoir ci qui est aujourd'hui ». Ces choses « veulent être attrapées
au vol » ; seulement, « nulle oreille n'est destinée à [les] entendre ». Oreille de personne, « un individu (qui s'appelle Franz Kafka) » lit, sans clairvoyance, ce qui n'est
pas écrit : l'écriture sur le mur. Il voit le futur dans le présent, qu'il ne voit guère.
Nouvelle « lettre de voyant », où un (mal-)voyant est commenté par un autre,
leur commun objet étant l'atroce progression de ce que Rimbaud avait appelé
« le temps des Assassins ». Deux années plus tard, Benjamin cite un passage
des Fragmens et Pensées Détachées de Turgot : « Nous apprenons toujours les
événements trop tard et la politique a toujours besoin de prévoir pour ainsi dire
le présent 77. » Pour le faire, poursuit Benjamin, l'historien matérialiste doit être
le « prophète tourné en arrière » (rückwärts gekehrter Prophet) imaginé par
Schlegel : « C'est justement sous ce regard de voyant (Seherblick) que sa
propre époque est bien plus nettement présente qu'elle ne l'est aux contemporains qui « marchent du même pas qu'elle » (« mit ihr “Schritt halten” ») 78.
« On aimerait dire », ainsi résume-t‑il Kafka (et, prophète à rebours, luimême) en un épi-télé-gramme, « qu'une fois sûr de l'échec final, tout lui réussissait en route comme en rêve » 79. Attendre, ici, c'est attendre le pire, avec la
« gaîté (Heiterkeit) rayonnante » d'un homme pour lequel iI y a « infiniment
d'espoir, seulement pas pour nous ». C'est élire domicile (comme disait autrefois
Baudelaire du flâneur) dans la « marge (Spielraum) superbe que la catastrophe
ne connaîtra pas ». De ce désastre (qui, selon Benjamin, remonte jusqu'à la
Chute 80) ni l'individu ni les grandes masses ne feront l'expérience qu'à « l'heure
de leur propre suppression ». Et pourtant cette expérience, Kafka l'aura faite.
« Lui » (Er), s'appelait-t‑il. « Je est un autre » – personne – médium du collec76.
77.
78.
79.
80.
C, II, pp. 248-55.
EF, p. 448 ; GS, I, 3, p. 1237.
Ibid.
C, II, p. 252.
O, III, p. 434.
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VI. KAFKA, BENJAMIN, LE VOYANT, LE NOYANT
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tif – œil de la tempête – « solitude mûrie jusqu'à sa disparition » 81 – « à la pointe
d'un mât déjà pourri » 82.
Cette position intenable, Kafka la décrit comme décrivant une « ellipse » ; et
elle le fait à son tour de manière elliptique – « dangereusement réduite », selon sa
propre formule. Ellipse qui rappelle les chiasmes de « l'illumination profane » et
la « dialectique de l'ivresse ». Car ses deux foyers sont eux aussi « très éloignés »
l'un de l'autre. L'univers de Kafka, monde d'expérience « de tous le plus récent »,
lui est « convoyé » (zugetragen) par la tradition mystique 83. Ceci constitue une
réponse inouïe à la question kantienne : quelles sont les conditions de possibilité
de l'expérience ? Pour que celle de la modernité soit possible, il « fallait faire
appel » (daß […] appelliert werden mußte) au lointain foyer mystique. Formulation qui donne à penser que l'appel ne fut pas (pour citer Benjamin citant Valéry
sur Baudelaire) le « propos » conscient de Kafka, mais sa « raison d'Etat » 84.
Telle est la première condition de possibilité d'une impossible expérience.
Répétons-la : pour pouvoir se mesurer à la réalité incommensurable qu'est le
monde moderne – « à cette réalité qui se projette comme le nôtre, théoriquement par
exemple dans la physique moderne, pratiquement dans la technique de guerre » –, il
fallait pouvoir bénéficier de « rien de moins » que d'un complément mystique.
C'est « ce qu'il y a de proprement fou chez Kafka au sens précis du terme » 85.
« Essentiellement isolé » – « seul comme Franz Kafka », disait celui-ci –, il fut loin
d'être coupé du monde. Les « fous » de Kafka en sont des médiums, des télépathes
qui transmettent le présent au présent grâce à leur réception d'un lointain passé.
La deuxième condition de possibilité n'est pas moins folle. Complémentaire,
ruineuse, et providentielle à la fois, elle consiste en ceci : pour que la tradition
mystique puisse convoyer l'expérience du présent, il fallait qu'elle soit « tombée
malade » ; que la réception soit brouillée ; que « des événements (Vorgänge)
dévastateurs » aient eu lieu en son sein 86. Benjamin pense ici sans doute à cette
« chaîne d'événements » dans laquelle, deux années plus tard, un autre (non-)
81. O, I, p. 168 (« L'Idiot de Dostoïevski »).
82. Benjamin décrit ainsi sa propre situation en 1931 (C, II, p. 50).
83. Peut-être suite à cette lettre, Scholem, l'historien attitré de la mystique juive, note en 1938 que
si Kafka n'avait aucune connaissance directe de celle-ci, il pouvait néanmoins avoir hérité de la
Kabbale hérétique et clandestine des derniers frankistes – « un messianisme nihiliste qui cherchait à
parler le langage des Lumières » (Gershom Scholem, « Zehn unhistorische Sätze über Kabbala », in
Judaica 3, Francfort-sur-le-Main, 1987, p. 271).
84. Walter BENJAMIN, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, Paris,
1982, p. 159.
85. Benjamin disait également de son travail sur les passages qu'il fut arraché à la folie. De même,
l'œuvre de Proust se situerait « au cœur de l'impossible » (O, II, p. 136).
86. Benjamin promet de revenir à ce point tout de suite. En fait, les « événements » qu'il va
énumérer (la grande ville, l'appareil bureaucratique d'État, la physique moderne, la technique de
guerre, la suppression de masses) auront plutôt dévasté la tradition mystique de l'extérieur (si cette
distinction a, dans ces conditions-là, encore de la pertinence).
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L'attendant, le venant, le pensant, l'écrivant, le lisant…
Irving Wohlfarth
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voyant, l'Ange de l'Histoire, discernera « une seule et unique catastrophe », celle
que « nous » – nous autres, mortels et modernes – « appelons le progrès » 87.
Double tour de folie, donc, ellipse, chiasme, état d'exception, impossible possible :
en s'entrechoquant avec la tradition mystique, la catastrophe du progrès aura secrété
un antidote aux deux – à la tradition mystique, voire à toute tradition telle quelle, et
au dit progrès. D'où la double attente de la tradition, qui attend de nous non seulement son sauvetage 88 mais, du même coup, sa destruction, non moins salvatrice 89.
Voilà, à nouveau, l'esquisse d'une autre dialectique de la raison. Autre désenchantement du monde qui se niche à l'intérieur de celui qui domine. Comme si,
par un miraculeux « travail de passages », la pression des apories pouvait ellemême forcer une issue. « Là où il y a danger, croît aussi/ Ce qui sauve » (Hölderlin). À quoi la lettre sur Kafka ajoute que, là où l'état d'exception atteint son
paroxysme, il faut un être d'exception, c'est-à-dire personne, un quasi-anonyme,
pour attraper « ce qui sauve » ; et qu'il n'est sûr de saisir le main-tenant qu'au prix
de sa propre survie. Même geste dans les dernières notes de Benjamin, qui évoquent la « paille vers laquelle celui qui est en train de se noyer tend la main » (nach
dem der Ertrinkende greift) – à savoir, la « remémoration » (Eingedenken) 90.
Le voyant, le pensant, le noyant, le maintenant, que la main tient ou ne tient
pas… « ([…] l'écriture n'était ici qu'un état provisoire (comme pour quelqu'un
qui écrit son testament, juste avant de se pendre – un état provisoire qui peut
très bien durer toute une vie) […]) » 91. Rapport abyssal entre le sauvant (das
Rettende : « ce qui sauve »), le sauvé et le sombrant.
VII. DIALECTIQUE DE LA HONTE (SCHAM)
Chez Benjamin, le dernier avatar de cette folle dialectique est la parabole qui ouvre
les thèses Sur le concept d'histoire. Parabole-ellipse tendue, ici encore, entre deux
pôles. Un nain, « maître dans l'art des échecs » caché à l'intérieur d'un automate,
guide la main d'une poupée assise devant l'échiquier. En haut, le joueur visible,
87. O, 3, p. 434.
88. « Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut
accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention » (ibid., pp. 428-429).
89. « Ma pensée a le même rapport à la théologie que le papier buvard à l'encre. Elle en est tout
imbibée. Mais si l'on s'en remettait au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit » (EF, p. 448). Rien
n'interdit de penser – il serait même logique de le faire – que ce vœu soit venu des écritures elles-mêmes.
Il aurait alors reçu un double message – le « message impérial » de chez Kafka – de la part de la tradition
mourante. Celle-ci attendrait de lui une remémoration et une destruction chaque fois intégrale.
90. GS, I, 3, p. 1243. Cf. la formule analogue concernant le geste improbable de saisir le « signal
d'alarme » dans le train du progrès (der Griff […] nach der Notbremse, ibid., p. 1232).
91. Franz KAFKA, Briefe 1902-1924, Francfort-sur-le-Main, 1975, p. 338 (lettre à Max Brod de
juin 1921).
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officiel : « la marionnette appelée “matérialisme historique” ». En bas, son éminence
grise, « la théologie, dont on sait qu'elle est aujourd'hui petite et laide, et qu'elle est de
toute manière priée de ne pas se faire voir » (sich ohnehin nicht darf blicken lassen) 92.
Ce nain disgracieux est visiblement le « petit bossu » du folklore allemand déjà
présent-absent dans certains écrits antérieurs de Benjamin – notamment l'essai sur
Kafka, où sa bosse (Entstellung : « défiguration/déplacement ») figure l'oubli 93.
La théologie, rapetissée et distordue par l'oubli auquel le réduit la Raison moderne,
et qui est donc invisible à ses Lumières trompeuses, profite ici de sa mauvaise
passe. Puisque le matérialisme historique ignore – et ne pourrait donc jamais
admettre – qu'il a besoin de ce partenaire-là, il faut que leur collaboration ait lieu à
son insu, sous la table, derrière le dos de celui qui est, en principe, l'instance la
plus progressive, le bras le mieux armé, de ce que nous appelons l'Aufklärung.
S'ouvre ici un nouveau chiasme, une double inversion quasi carnavalesque : le
maître du jeu est en même temps l'assistant, l'assistant le maître. Dans cette parabole,
l'image et la leçon qui en est tirée se contredisent, sans s'annuler pour autant. D'une
part, le matérialisme historique est assuré de gagner à tous les coups s'il « prend la
théologie à son service ». Telle est du moins la morale de l'histoire. D'autre part,
l'image qui est censée l'illustrer l'inverse : on y voit la prétendue ancilla tirant les
ficelles. Pourquoi donc avoir tiré la dite morale ? Parce qu'il y va – nouvelle variante
du même chiasme – du vœu pieux, résiduellement religieux, que l'Aufklärung puisse
un jour prévaloir.
C'est le même paradoxe que l'ellipse de Kafka. Ignorée et défigurée par une
Aufklärung réductrice, la théologie, réduite mais irréductible, pourrait, grâce à
cette ignorance et cette défiguration même, lui venir en aide.
Il était question, à propos de la « dialectique de l'ivresse », d'une « humiliante
(beschämend) sobriété ». Dans le présent contexte, c'est surtout la théologie qui
suscite la « honte » et / ou la « pudeur » (le mot Scham ayant les deux sens).
Benjamin souligne à plusieurs reprises que Kafka la considère « indécente » 94.
Chacun de ses ouvrages serait « une victoire de la Scham sur la problématique
théologique » 95. Et : « On a remarqué que dans les écrits de Kafka “Dieu”
n'apparaît pas. Il en va de même des Juifs. La Scham lui interdisait de parler de
ces choses 96. »
Un réflexe analogue est à l'œuvre dans la parabole de l'automate d'échecs. Il n'y a
pas de Dieu dans la machine ; la théologie, elle, y est, certes, mais pudiquement
cachée, et sans être qualifiée de juive, même si d'autres thèses incitent à la caractéri92.
93.
94.
95.
96.
O, III, p. 428.
O, II, pp. 434-446.
GS, II, 3, pp. 1212, 1232.
Ibid., p. 1213.
GS, II, 3, p. 1237.
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ser ainsi 97. Il y aurait donc un manque de pudeur non seulement chez les athées de la
place du marché qui se moquent du « dément » (der tolle Mesnch) nietzschéen
catastrophé par la mort de Dieu, mais aussi chez les bien-croyants qui font comme si
de rien n'était.
Certains autres textes permettent, d'ailleurs, de penser que, face à « l'humiliante sobriété » d'un véritable désenchantement du monde – qui réunira
sobriété, ivresse, et pudeur –, la théologie sera priée non seulement de ne pas se
montrer en public, mais de disparaître, même de sa cachette.
Mais comment faire en attendant ? En plus d'une réaction intime, la Scham,
observe Benjamin à propos de Kafka, est une exigence sociale : « On n'a pas
seulement honte devant les autres, on peut aussi avoir honte pour eux 98. » Et
cela peut signifier : pour nous autres humains :
Pour [Kafka], être animal signifiait sans doute seulement le fait d'avoir renoncé, par
une sorte de pudeur (Scham), à la figure et à la sagesse humaines. Comme un monsieur distingué qui, échouant dans un bistrot de troisième ordre, renonce pudiquement
(aus Scham) à essuyer son verre 99.
Tant qu'une Raison mal désenchantée rationalise des meurtres de masse, elle
aura beau avoir honte de la théologie. Vous autres humains, chuchote le petit
bossu par-dessus le seuil d'un autre siècle, quand aurez-vous honte de vos hontes
et de vos indécences 100 ?
Irving WOHLFARTH
97. Même jeu de cache-cache dans la lettre sur Kafka. D'une part, elle évoque la « tradition
mystique », non la « mystique juive » ; d'autre part, la traduction en hébreu de « tradition » est,
justement, Kabbala. Cette lettre souligne, elle aussi, le caractère peu recommandable de la théologie
chez Kafka : « la rumeur des choses vraies (sorte de bouche à oreille (Flüsterzeitung) théologique, qui
traite de choses mal famées et obsolètes) » (C, II, p. 251).
98. O, II, p. 439.
99. C, II, p. 251.
100. À la fin d'Enfance berlinoise, le petit bossu chuchote « par-dessus le seuil du siècle » la
prière que, dans la comptine allemande, il adresse à « l'enfant chéri » : celle d'être inclus dans ses
prières (SU, p. 145). Les réflexions de Benjamin sur Kafka ajoutent un corollaire : ni humain, trop
humain, ni surhumain, loin s'en faut, une créature comme le petit bossu est – comme les fous (Tore)
de Kafka, « Don Quichotte, les aides, les animaux » (C, II, p. 251) – plus apte à être sauvé, voire à
(nous) sauver, que nous autres humains ne le sommes nous-mêmes.
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