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Quand la parole atteint son point de perfection, elle cesse de paraître. C'est la réalité elle-même
qu'elle nous rend tout à coup présente. Et dans son usage le plus intime, elle nous rend
véritablement présent à nous-mêmes, de telle sorte qu'il arrive, là où on l'entend encore, de se
demander : À quoi bon le dire ? comme si l'évidence même qu'elle nous découvre pouvait se passer
d'elle, qui pourtant nous la découvre. Telle est la gloire de la parole de s'abolir dans son propre
triomphe.
La parole alors ne fait plus qu'un avec l'acte par lequel la vérité nous est pour ainsi dire montrée.
Un tel acte doit être pur : il ne faut le faire servir à aucune fin, même à convaincre. La conviction doit
procéder de sa seule perfection, qui réside dans sa nudité même : elle est l'effet et non le but. Celui
qui parle le mieux ne sait plus qu'il parle, et ceux qui l'écoutent entendent ce qu'il dit, et non pas qu'il
le dit. Comme la Pensée, la Parole n'a point d'autre but qu'elle-même : elle se suffit.
Elle a sa source dans l'éternité, et s'écoule dans le temps où elle risque toujours de se dissiper;
mais nous essayons de la retenir et de la fixer dans l'écriture. La parole obéit à l'inspiration et
l'écriture à la réflexion. Dieu nous parle et nous l'appelons le Verbe. Et quand l'homme transcrit ses
paroles, elles deviennent l'Écriture sainte. Mais la parole et l'écriture se corrompent toujours dès
qu'elles se profanent, dès qu'elles oublient l'une ou l'autre leur divine origine.
Les modernes nous ont habitué à distinguer les deux sens du mot Verbe, à opposer au Verbe, qui
est esprit, le Verbe qui est parole. Et celui-ci ne cesse de trahir l'autre. Mais il faut qu'il le puisse afin
que l'esprit ne risque jamais d'être confondu avec le corps. Ici comme partout, la matière tend à nous
entraîner; et dès qu'elle est livrée à elle-même, elle poursuit, en vertu de son propre poids, sa course
indépendante. Mais nous n'avons le droit ni, pour diviniser l'esprit, de le séparer de la forme qui le
manifeste, ni, pour humaniser la parole, de la séparer du souffle même qui l'inspire. L'esprit et la
parole ne subsistent pas isolément : ce sont alors comme deux possibles dont chacun demande à
l'autre de lui donner l'être. Ainsi la parole est à la jonction de l'humain et du divin : son rôle est
précisément de témoigner à chaque instant que cette jonction s'accomplit.
Le Verbe ne nous parle pas toujours, mais, quand il nous parle, tous les mots ont un caractère
sacré. Il est impossible de concevoir qu'on en puisse changer aucun. Et si l'écriture qui le capte est
une écriture sainte, elle n'est pourtant qu'une pétrification du Verbe, un rocher d'où la foi seule qui
le frappe fait jaillir à nouveau la source de vie.
Il faut donc toujours que la Parole et l'Écriture s'anéantissent dans cette signification mystérieuse,
qu'elles enveloppent de formes visibles et sonores. Elles sont le double lien entre ce que l'on entend
par l'oreille et ce que l'on entend par l'âme seule, entre ce que voit le regard du corps et ce que voit
le regard de l'âme. Ainsi, elles n'exigent pas seulement un acte de foi parce qu'elles évoquent
toujours des choses absentes, mais encore parce qu'elles évoquent le sens des choses plutôt que les
choses mêmes : or, ce sens n'est rien, sinon par un acte de l'esprit qui est l'acte propre de la Foi,
c'est-à-dire l'acte par lequel l'esprit renouvelle sans cesse sa propre présence à lui-même.
Louis LAVELLE, La parole et l'écriture (1942).