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tant par les praticiens que par des chercheurs1.
Ensuite, le domaine de la gestion s’est peu
ouvert aux autres sciences sociales, hormis
l’économie, notamment du fait des pratiques de
recrutement. Les spécialistes sont majoritai-
rement issus des sciences de gestion dans les
départements universitaires de gestion (et dans
les années 1970-80, des sciences économiques)
et des écoles de commerce dans ces écoles2.
Contrairement aux Graduates Business Schools
nord-américaines et européennes, la recherche
en gestion a été (et est encore) peu nourrie par
un corps enseignant formé en philosophie,
psychologie, sociologie3. Ces deux caracté-
ristiques éclairent la forme prise par l’ensei-
gnement et la recherche en gestion dans les
universités en France à partir de la fin des
années 1960 et les relations entretenues par la
gestion avec deux disciplines connexes, la
science économique et la sociologie.
Après avoir caractérisé, dans le cas
français, l’état des rapports de force entre
gestion, sociologie et économie dans les années
1960-70, nous montrerons l’évolution du
rapport de force en faveur de la gestion dans la
période des années 1990-2000 en France. Nous
conclurons sur ce qui est en jeu dans ces
transformations : la définition légitime de
l’enseignement supérieur.
1 Cf. Mintzberg Henry, « Former des managers et non
des diplômés de MBA », in Le management. Voyage au
centre des organisations, Paris, Editions d’Organisation,
1998 [1ère éd. am. 1989], pp. 125-147.
2 En 1995, 52% des universitaires en gestion (N=802)
sont titulaires d’un doctorat en sciences de gestion (ce
pourcentage s’élève à 80% pour les moins de 36 ans) et
22% sont titulaires d’un doctorat en économie (ce
pourcentage s’élève à 42% pour les plus de 60 ans
sachant que la discipline est inconnue pour 20% d’entre
eux). A HEC en 1995, 41% des professeurs permanents
(N=106) sont titulaires du diplôme d’une école de
commerce (dont 36% du diplôme de HEC), 45% sont
titulaires d’un doctorat français et 27% d’un PhD. Cf.
Fabienne Pavis, Sociologie d’une discipline hétéronome.
Le monde des formations en gestion entre universités et
entreprises en France. Années 1960-1990, thèse de
doctorat en sociologie (dir. M. Offerlé), Université de
Paris I-Panthéon-Sorbonne, 2003, pp. 267-270.
3 Sur l’investissement par des philosophes et sociologues
du marketing aux Etats-Unis en général et à
Northwestern University en particulier, cf. Cochoy
Franck, Une histoire du marketing. Discipliner
l’économie de marché, Paris, La Découverte, 1999.
L’état des rapports de force entre gestion et
sociologie dans les années 1960-70 en
France
C’est à la faveur de la recomposition
universitaire de la fin des années 1960 que les
sciences sociales s’institutionnalisent en diffé-
rentes spécialités en France : on passe de 5
disciplines (droit et sciences économiques,
lettres et sciences humaines, sciences, méde-
cine, pharmacie) à 47 disciplines en 1969. Elles
disposent en particulier de commissions
universitaires autonomes ; ainsi, formellement,
la gestion des entreprises, la science éco-
nomique et la sociologie deviennent des
disciplines équivalentes (cf. Document 1)4. La
loi d’orientation fait éclater les anciennes
facultés, et les universités, en tant qu’éta-
blissements à vocation pluridisciplinaire
comportant des organes de décision propres, se
créent progressivement5. Cette transformation
liée notamment à la première massification de
l’enseignement secondaire – associée aux
réformes de 1959 et 19636 – et à la crise de
reproduction des facultés7, associée à des
phénomènes spécifiques pour chacune des deux
spécialités, a permis le développement de
disciplines aux fondements opposés.
4 Décret n° 69-421 relatif au Comité consultatif des
universités (Journal officiel de la République française,
11 mai 1969, p. 4730). En fait les 47 sections (qui ont
pour mission de gérer les carrières) ne sont pas
totalement équivalentes : certaines comptent 12 profes-
seurs ou maîtres de conférences élus (droit privé, droit
public, science économique, philosophie etc.), tandis que
d’autres en comptent seulement 6 (gestion des entre-
prises, sciences politiques, sociologie, sciences de
l’éducation, psychologie etc.). Ces sections seront
regroupées en 12 groupes (JO du 24 avril 1970) avec une
48e section « Urbanisme et aménagement du territoire ».
5 Minot Jacques, Quinze ans d’histoire des institutions
universitaires (mai 1968-mai 1983), Paris, SFA (Service
de la formation administrative), 1983.
6 Prost Antoine, Education, société et politiques. Une
histoire de l’enseignement en France de 1945 à nos
jours, Paris, Seuil, 1992, pp. 68-97.
7 Cf. Bourdieu Pierre, op. cit. ; Passeron Jean-Claude,
« 1950-1980. L’université mise à la question :
changement de décor ou changement de cap ? », in
Verger Jacques (dir.), Histoire des universités en France,
Toulouse, Privat, 1986, pp. 367-419.