Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction ou diffusion est interdite, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. Cours2 Genèse Chroniquedel’invention Danslecasduthéâtre,leprocessusdecréationd’uneœuvreesttoujoursdouble: créationlittéraireetcréationscéniquesesuccèdentetneserecouvrentpas.Etencore faut-ilajouter,avantl’impressiondutextequenouspossédons,l’évolutionquepeutlui avoirfaitsubirl’épreuvedesreprésentations.DanslecasdeTartuffe,leprocessusfut, comme on le sait, compliqué et étiré plusieurs années durant par l’interdiction immédiatedelapremièreversionqueMolièreavaitrisquéedanslecadredesPlaisirsde l’Îleenchantée,pourfournirdecettematièreuneincongruecedivertissementroyalqui, prévupourdurertroisjours,seprolongeadu7au13mai1664.Molièrequiyavaitcréé unePrincessed’Élidecomposéepourlacirconstanceetdontiln’avaitpaseuleloisirde versifierplusd’unacteoupresquesurtrois,yredonnadeuxautrescomédiesmêléesde musique et de danse, bien dans l’esthétique des fêtes royales, Les Fâcheux le 11, Le Mariage forcé le dernier jour. Et puis, on ne sait trop pourquoi, il y risqua le 12 une première version de Tartuffe. Cette création, peut-être prématurée puisque la pièce semble n’avoir pas été achevée de ses cinq actes, était en tout cas risquée —le roi présent pouvait-il laisser passer devant sa cour une œuvre aussi audacieuse envers la dévotion, qui à la ville aurait peut-être été mieux tolérée? À moins qu’au contraire Molièrenesesoitimaginéêtreprotégéetfavoriséparcecadreprestigieux,jusqu’àfaire taire la polémique prévisible, comme ç’avait été le cas pour son Impromptu de Versailles?Danscecas,lecalculfutdémentietLouisXIV,souspressionsansdoutedu partireligieuxquiexistaitàsacourautourdelareinemère,interditlapièceaupublic tout en permettant lectures et représentations privées (dont il profite lui-même peu aprèschezsonfrère).Laraisondecetteinterdiction,selonlarelationofficielledelafête de Versailles, était la «conformité entre ceux qu’une véritable dévotion met dans le cheminduCieletceuxqu’unevaineostentationdesbonnesœuvresn’empêchepasd’en commettredemauvaises»:bref,uneredoutable«ressemblanceduviceaveclavertu». On ne reviendra pas sur les péripéties de la lutte pour achever, édulcorer et refairejouerTartuffequisemblentavoiroccupél’espritetunepartduloisirdeMolière jusqu’à la (re)création de l’ouvrage en cinq actes et en vers le 5 février 1669, avec un retentissant succès en partie imputable à la curiosité pour la chose interdite. Ces circonstancesetcesdébatséruditssurl‘interprétationdupeudedocumentsquenous possédonsàcesujetn’intéressentqu’àlamargel’optiqueduconcours.Etlesdéductions incertaines qu’on prétend tirer de si peu d’information finissent par troubler plus qu’ellesnepeuventl’éclairerleprocessusd’inventionetsurtoutl’interprétationdutexte decettecomédietelquenouslepossédonsetlejouonsdepuis.Mêmeleregistredela troupe tenu par La Grange et la préface des Œuvres complètes de Molière en 1682 peuventêtresuspectésquandilstémoignentquefurentdonnésàVersailles«troisactes de Tartuffe qui étaient les trois premiers» ou «les trois premiers actes de cette comédie»; même si d’autres indices, mineurs et pas toujours cohérents entre eux, laissent tout de même penser comme probable que la version jouée en 1664 était limitée en effet à trois actes. Et donc, pendant longtemps, on a déduit de ces faibles témoignagesquecetteversioninachevéedeTartuffefinissaitmal,parlamalédictionde 2 Damis, à la fin de l’actuel acte III. Et puis, comme Molière n’a jamais plaidé que la versionreprésentéeàVersaillesétaitcelled’uneintrigueincomplète,onaimaginédans la seconde moitié du XXe siècle que les deux témoignages susdits mentaient, que ces troisactesétaientgrossomodolesactuelsactesI,IIIetIV,premiersparleurrédaction sinonparleurdispositionarithmétique,auxquelslepoèteauraitajoutéparlasuite,pour atteindrecinq,l’actesecondoccupéparDorineetparlecoupleMariane-Valèredevenu l’enjeumatrimonialdelacomédie,puisundernieracteunpeuflagorneurenhommage (anticipé) à l’autorisation de jouer sa pièce enfin obtenue. La raison de ce fauxtémoignage aurait été de faire accroire que l’inachèvement du premier Tartuffe expliquaitsoninterdictionparleroi. Enprotestantcontreunenouvelleinterdictionqui,en1667,frappeuneversion remaniée en cinq actes intitulée L’Imposteur, dont le héros désormais se nommait Panulphe,Molièreplaideyavoirpourtantatténuélasatireetleseffetsproduitsparla défroque de dévot ostensible, calquant celle d’un homme d’église, qui affublait le protagonisteéponymeen1664.Maismêmeen1667,mêmeédulcoré,mêmeassortide marques visant à mieux distinguer la fausse dévotion de la bonne, le temps de créer L’Imposteur n’était pas venu: Louis XIV avait, semble-t-il, assisté le 16 juillet à une représentation privée et donné son accord pour sa création publique, mais le 5 août, datedelapremière,ilestabsentdeParis,partiassiégerLille.LeprésidentduParlement Lamoignon, compagnon du Saint-Sacrement, interdit immédiatement la nouvelle pièce enapplicationdeladécisionroyalede1664frappantTartuffepuisl’archevêquedeParis Péréfixedurcitl’interdictionenmenaçantd’excommunicationquiverrait,diffuseraitou mêmeliraitcetImposteuroùchacunavaitreconnulapiècede1664maquillée,remaniée etédulcorée: Molière donna hier la première représentation de son Imposteur qui n’est autre chose queTartuffe,qu’ilappelleprésentementPanulphe. (Desfontaines,LettreàLionne,6août1667) Le roi dès lors ne pouvait plus rien pour L’Imposteur et le théâtre fit relâche durant presquedeuxmois,cependantqueMolière(dépressif?malade?«gréviste»?)cessade jouer jusqu’au début 1668. Le coup avait porté. Nous possédons une Lettre sur la comédiedel’Imposteur,attribuée soit au philosophe La Mothe Le Vayer, père d’un ami proche du poète, soit à Donneau de Visé, qui avait glosé LeMisanthrope.Elle explicite scène à scène le contenu de la comédie interdite. L’expérience a donc été tentée de restituercetImposteurde1667enreproduisantlesversduTartuffeéditéde1669tant que les leçons semblent coïncider, et en substituant le récit en prose de l’épistolier anonymelorsqu’ellesdivergent1.Onpeutendéduirequelesévolutionsetmodifications survenues entre l’époque de Panulphe et celle de Tartuffe ressuscité furent très mineures. De fait, on peut penser que cet Imposteur bien complet de ses cinq actes, approuvé par le roi et appris par la troupe de Molière n’a pas réclamé ni souhaité beaucoup de modifications, sinon quelques adoucissements encore, entre sa brève apparitionen1667etsa(re)créationdéfinitive18moisplustard. MaisquantàreconnaîtreaveccertitudeleTartuffepremierdanslesactesI,IIIet IVdelapièceactuelle,c’estallerviteenbesogne.Mêmesinousavonsdesconjectures plausiblesetmêmeprobablespourpenserquelestroisactesde1664correspondaient au Ier, IIIe et IVe d’aujourd’hui il semble périlleux de déduire le texte premier par décalque de la version dernière. Ainsi, dans la version actuelle, Mme Pernelle qui apparaît au Ier acte n’est pas encore désabusée au IVe: le rideau ne pouvait pourtant tombersanssonretourpourêtreéclairée.ÀlascèneIIdel’acteI,uneallusiondeDorine 3 àlaFrondeprépareparlesvers181-182lapéripétiedeladonation,deladénonciation d’OrgonparTartuffeetdupardonroyal,quioccuperontleVeactequ’onsupposealors inexistant et pas même prévu ni conçu; et encore, à la scène V, bonne part du débat entre Orgon et Cléante fait clairement allusion aux démêlés de Molière avec ses détracteursetceuxdesapièce,quinepeuventqu’avoirsuivil’interdictiondeTartuffe— ainsil’accusationde«libertinage»qu’uneversionpremièredeTartuffeauraitétébien imprudente d’offrir en pâture au parti dévot. Il est donc périlleux de déduire le texte premierpardécalquedelaversiondernière2. En sens inverse, un livre récent de Julia Prest (2014) donne une actualité nouvelleàunehypothèseanciennedePhilipButler(1969)qu’avaientrepriseetétoffée entre-temps Georges Forestier et Claude Bourqui dans leur édition des Œuvres complètesdeMolière(2010)3.Cettehypothèse,pourlarésumerenquelquesmots,fait fondsurlepassagedusous-titreL’Hypocrite(1664)àceluideL’Imposteur(1667-1669) poursupposerunemodificationradicaledelaconceptiondupersonnageéponymeentre lapremièreversion,pourautantquenouspuissionsl’imaginer,etlesdeuxsuivantes.La métamorphose de Tartuffe en escroc, en 1667-1669, n’aurait fait que couronner une transformation radicale de la conception du personnage: dans le projet premier de Molière, en 1664, Tartuffe aurait été conçu par lui comme un vrai dévot, un vrai directeurdeconscience,maisnaturellementfourbe,fauxetvicieux,parcequ’ilslesont tous sous leur masque de petits saints. C’est cet accommodement que désignerait le qualificatif d’hypocrite. Cette assimilation serait dérivée d’une conception spécifiquement chrétienne de l’hypocrisie comme péché involontaire, contre lequel les directeurs de conscience mettaient en garde leurs pénitents dévots toujours menacés, quand ils croient bien agir, de se laisser surprendre malgré eux par le péché: formulationmodernedupharisianismejadisdénoncéparl’Évangile.Cettesuspicionse serait rencontrée avec une tradition comique et satirique très ancienne: celle de la satiredesgensd’Église,jouisseursettrompeurssousleurmasquedevertu.Lesdévots, qui sont comme des ecclésiastiques au superlatif et qui rajoutent en signes de piété, d’ascétisme et de rigueur envers eux-mêmes et les autres, offraient leur grimace pour incarnercesprêtresouceslaïcsprofiteursetjouisseurs,masquésenbonsapôtres.Pour lesécrivainssatiriques,quines’embarrassentpasdenuances,dévotseraitainsidevenu synonymedebigot,decagotetdoncd’hypocrite,sansexceptionninuance:toutdévot devenaitunmasque. L’hypocrisieétaitdevenuepourlepublicmondaindeMolièrel’inévitablecontrepartiede lapratiquesuperstitieusedelareligion,lamarquemêmedu«zèledereligion«,cequi permettaitdedénoncerladévotionzéléecommeunfaussedévotion4. Molière aurait ainsi, par commodité comique et pente satirique, assimilé, à travers le personnage de son premier Tartuffe authentiquement dévot, tous les dévots à des hypocrites. C’est seulement à partir de l’interdiction royale qu’il aurait commencé à chanter la palinodie en distinguant ostensiblement les bons des mauvais, les vrais des faux.EtvoilàpourquoiTartuffeaudépartauraitétéun«vrai»dévot—puisqu’ilssont tousfaux.Lesoucidedistinctionsurvenudufaitdel’interdictionauraitétéparachevé en 1667 par la transformation explicite de Tartuffe en un imposteur, un «fourbe renommé» bien connu des services de police: avec le nouveau cinquième acte de la pièce, le pharisien devenait un escroc et les vrais dévots pouvaient dormir sur leurs saintesoreilles. Cettehypothèseaudacieusesupposeraitd’abordqu’unetelleaudacefûtpossible surlascèneen1664etMolièreassezhardipourlatenterdevantleroidontlamèreétait notoirement dévote. Le jeu valait-il la chandelle, alors qu’il suffisait de mettre 4 prudemment en scène un fourbe dont le langage si bien calqué sur celui des dévots authentiquesenferaitressortirl’hypocrisieetlamauvaisefoi,sansrisquepourlapièce ni l’auteur d’être accusés de brocarder «ce qu’il y a de plus saint dans l’Église5»? Un Tartuffe aigrefin était moins dangereux et tout aussi efficace pour la satire qu’un Tartuffe pharisien. D’autant que, pour montrer les ravages de la vraie dévotion et son arroganceaveugle,Molièredisposaitdéjàd’unpersonnage,etnondesmoindres:celui d’Orgon, dont le rôle équivaut en importance à celui de Tartuffe (même si le nom du personnage ne figure pas au titre de la comédie, on sait que Molière avait choisi d’incarnerlui-mêmelerôle,signequ’illevoyaitcommelepivotcomiquedelapièce6).Et la réduction de ce personnage au statut de faire-valoir de Tartuffe nous paraît un obstacle majeur à la validité de cette hypothèse. D’abord parce que ce personnage attestequetouslesdévotsnesontpasdeshypocrites;etdoncqueMolièresedémarque de la tradition satirique à laquelle l’interprétation proposée voudrait le rattacher. Ensuite,parcequelamanièredontTartuffeabuseOrgonesttraitéeparlapièce,dansles passages considérés justement comme des survivances de la version de 1664, d’une manière propre à faire entendre clairement qu’il s’agit d’un fourbe et non d’un vrai dévotabuséparsaproprehypocrisie.Enfin,parcequelecoupleTartuffe-Orgonobéità unmodèledramatiquetraditionnel,efficaceetcomme«naturel»,celuidufourbeetde sadupe;alorsqueprêteràTartuffeunstatutdeprêtreoudedirecteurdeconscience pharisien,abuséparlui-mêmeetparsaproprehypocrisie,impliqueraituneintériorité torturée du personnage moins aisément compatible avec l’esprit et l’esthétique du genre. Sur le premier point, Orgon est à l’évidence un dévot aveuglé, assurément, un dévotexcessif,dévoyé,tyrannique,sûrdeluietdesavertu;maishypocrite,nullement. Ilapprenddebonnefoià«n’avoiraffectionpourrien»quepourDieu,oudumoinspour sondieuquiestTartuffe,etneviseparladévotionaucundesavantagesqu’apportele masquedévotauxhypocritesdemétier:iln’hésitepasd’ailleursàfairedondetoutson bienàsonsaintami.EtquediredeMmePernelle,samère,sinonqu’elleestuneprude onnepeutplusconvaincue,siobtusesoit-elledanssaconviction,sansqu’onpuissela soupçonnerdecettemauvaisefoidesanciennesdamesgalantesquifontunefindansla dévotion, comme Orante, fausse prude par effet de l’âge et de l’envie (v.121-140) ou bientôtArsinoédansLeMisanthrope?OùsituerOrgonetsamère,sil’objetdeMolière est de montrer tous les dévots comme des hypocrites? Comment comprendre l’existencedecesdeuxpersonnagessilathèsemasquéedeMolière,desacomédieetde son public, c’est que l’hypocrisie constitue «l’inévitable contrepartie de la pratique superstitieuse de la religion»7? Aveugles, tyranniques, fanatiques, ridicules, tant que l’on veut; des bigots sans doute, pas des cagots. Et donc Molière n’a pas construit sa piècesurlemodèledelasatireanticléricaleetdanslastricteidéologiedel’hédonisme mondain qui assimilent toute dévotion à l’hypocrisie. Et donc rien n’empêche de considérer que le scélérat qui les abuse est un faux dévot, d’emblée, dès 1664. Ainsi Molière frappait-il double coup: le fourbe masqué en dévot permettait d’exhiber sans risque, sous son imitation approximative, l’hypocrisie des vrais pharisiens, et la dupe montrait par sa naïveté à croire les billevesées de son mystificateur le ridicule de la dévotionquand,aveuglée,elletourneaufanatismeouàlamarotte. Au demeurant, si le texte de 1669 reproduit celui de 1664 avec une certaine fidélité pour les parties qu’on suppose déjà écrites à cette première période, l’excès incongru et les approximations théologiques du fourbe excluaient que les spectateurs pussentsetrompersursoncompte:ilestbeletbienfiguréenimposteur.Onvoitmal qu’unvraidirecteurdeconsciencesefûtdanslesannées1660accusésansriredupéché 5 d’avoirtuéunepuce«avectropdecolère»enfaisantsaprière(v.308-310):ilauraitpu citerenexemplecefaitpieuxtirédelaLégendedorée;maisqu’ilsel’attribuâtets’en vantât,c’étaitlesigneassuréqu’ilfourbait,oudumoinslesignequeMolièreveutnous lefaireentendre.QuantàlabellerhétoriquedeTartuffethéologienamateuretcasuiste parimitationgrimacièrepourconvaincreElmiredeluicéder,onaimeraitsavoirdelui commentilauraitappliquéàcecasd’adultèrepatentla«science/D’étendrelesliensde notreconscience/Etderectifierlemaldel’action/Aveclapuretédenotreintention.» (v.1490-1492).Legrossissementiciseraitcaricaturaldelapartd’unvraidévot;ilest autorisé à un faux qui donne dans l’approximation désinvolte et cynique. Ce qui est corroboré par son appétit de goinfre, dévoreur de perdrix et grand buveur de vin: le fourbe fait ici tomber le masque, nous suggère clairement le texte (I, IV). Enfin, le cynisme des quatre vers 1523-1526, en réponse à la feinte inquiétude d’Elmire sur l’éloignement d’Orgon pendant que Tartuffe organise les conditions de leurs ébats, constitueunaveuévidentd’imposture: Qu'est-ilbesoinpourlui,dusoinquevousprenez? C'estunhomme,entrenous,àmenerparlenez. Detousnosentretiens,ilestpourfairegloire, Etjel'aimisaupointdevoirtout,sansriencroire.(IV,V) Le passage et singulièrement le dernier vers, avouant cyniquement une machination concertée, fait clairement entendre ici que, dans l’esprit de Tartuffe, la direction de conscience d’Orgon procède d’un plan machiné par lui pour satisfaire ses besoins les plus sordides. Même le pire pharisien n’aurait jamais pensé ni parlé ainsi: il aurait trouvé des détours hypocrites. Si donc ces passages figuraient bel et bien déjà dans la versionde1664,ilsysignaientsansdétourladistinctionentrelafaussemonnaieetla bonnequeprôneCléante.Et,dèssapièceinterdite,Molièrenementiraitpasenécrivant auroique«pourmieuxconserverl’estimeetlerespectqu’ondoitauxvraisdévots,j’en ai distingué le plus que j’ai pu le caractère que j’avais à toucher8». Tartuffe ne nous sembledoncpasavoireudanslapremièreversiondelacomédielestraitsd’un«vrai dévot» mais d’un «véritable et franc hypocrite», c’est-à-dire de quelqu’un «qui contrefait le dévot, l’homme de bien, et qui ne l’est pas»: c’est la définition du dictionnairedeFuretièreàl’article«Hypocrite». Une troisième raison enfin, d’ordre esthétique, corrobore notre sentiment. Molière en effet n’est pas un poète satirique ni un conteur joyeux ni un romancier de cour ou pour la cour. Il est poète comique, donc homme de théâtre. Le caractère de Tartuffe est peut-être, comme sa défroque, hérité de la tradition satirique qui assimile dévotionethypocrisie;maisc’estunequestiontoutauplusdedécoretdecostume— d’«ornements»,auraitditCorneille.LepersonnagequeMolièrecoloreàpartirdecette première image procède d’abord d’une situation, se définit par rapport à elle. Cette situation que lui proposait une longue cohorte de récits facétieux ou de narrations moralisées est topique: c’est celle du couple formé par un faux ami jouant les petits saintsavecsavictimeaveugléeparcesgrimacesetmenacéedecocuage,silatentative n’étaitdéjouéeparuneépousebienhonnête.Lapentedramatiqueàlaquelleincitaitce modèlenefaitpasdedoute:ellesuggéraitlasituationcomiquedutrompeurabusantsa dupeenflattantsesmarottespourluisoufflersafemmeetsesbiens.Àcôtéd’unOrgon, bigotaveuglé,elleincitaitMolièreàdistribuerTartuffedanslerôled’unfourbemasqué fournissantdepitancedévotel’insatiableappétitdesongénéreuxprotecteur9.Prêterau premier Tartuffe le pharisianisme d’Arnolphe faisant servir les maximes dévotes du mariage à son avantage bien compris, ç’aurait été utiliser d’une manière étrange, peu évidente, le potentiel dramatique et comique offert par le dédoublement de 6 protagoniste: Molière pouvait-il se priver de faire jouer le ressort on ne peut plus éprouvédutrompeurrevêtud’unmasque,enl’occurrenceceluidelapiétézéléedontil n’affecte que la grimace, pour abuser une dupe aveuglée par une marotte, en l’occurrence un vrai dévot qui grimace de bonne foi? Cela nous incitera finalement à préférer la thèse couramment reçue, celle que Molière, de surcroît, soutient dans ses écrits sur sa pièce, lesquels devraient être démentis comme fallacieux pour faire accepter l’hypothèse d’une évolution: Tartuffe dans la première version était déjà un faux dévot, mais affublé en directeur de conscience, avec petit collet et mine ecclésiastique, que la version de 1667 a «laïcisé» dans sa défroque et son propos par nécessité de lever de savoureuses mais périlleuses ambiguïtés, en durcissant la distinctiondumasqueetduvisage. Siceséclaircissementsfurentnécessaires,c’estaussiqueleconceptdevraieou fausse dévotion manquait de clarté et que Molière n’avait peut-être pas tout à fait dédaignédejouersurcefaux-jourdanssaversionpremière.Sibienquel’ambiguïtéque tentent de lever les retranchements et adoucissements opérés par la version de 1667 n’estpeut-êtrepastantimputableàlaconfusionsatiriqueentredévotionethypocrisie, qu’inhérente au concept d’hypocrisie et de fausse dévotion dans le langage courant. Savoirdansquellemesureunpharisienconcertesonimpostureouestentraînéparelle àsoncorpsdéfendant,établirlanettedistinctionentrelestruqueursetlesescrocs,les vrais dévots qui succombent à la fausseté, i.e. les pharisiens, et les faux dévots qui imitentlesvrais,i.e.lesaigrefins,unetelleinterrogationsurlesmystèresdel’âmeetde lacroyancerelèved’uneanatomiedesâmesbiencomplexepourlapenséecouranteetla syntaxescéniqueaumilieuduXVIIesiècle10.Autantvaudrait-ilsedemandersiArgan,le Malade imaginaire, ressent les troubles du mal dont il se figure victime: la voie pour penser la simulation involontaire n’étant pas encore ouverte en 1673 par les anatomistes du cœur humain, Molière n’a pu la poser qu’en termes dramatiques, suppléant aux intuitions encore hésitantes de la médecine, de la morale et dela psychologie contemporaines 11 . De même peut-être pour la distinction entre l’âme abuséedespharisiensetl’âmefourbedesaigrefins.L’incertitudeàcesujetestconfirmée par la définition du mot «hypocrite»dictionnaire de Furetière (1690) que l’on citait plus haut: «HYPOCRITE. Qui contrefait le dévot, l’homme de bien, et qui ne l’est pas» VoilàquidésigneenTartuffe,incarnationdel’hypocrite,uncontrefacteur,unimposteur, unfauxdévot.Maisl’exempledonnéparFuretièretroublecetteévidence:«JESUS-CHRIST a toujours fait la guerre aux pharisiens, parce qu’ils étaient hypocrites.» Or les pharisiens se prenaient sincèrement pour des modèles de dévotion: voilà qui conviendraitàunTartuffebigots’autorisantdesabigoteriepoursatisfairesespetitset grands plaisirs. Et Furetière ne distingue pas, parce que le mot peine à désigner la différence. Aubaine pour un poète comique qui veut moquer les vrais dévots sous le masqueridiculed’unfaux,dansunpaysoùlecatholicismeestreligionduroi. Mieux,letermed’imposteurestenveloppédanslamêmeambiguïté!Cequifait qu’au lieu de s’opposer à celui d’hypocrisie, il y superpose son flou. Il faut en effet le noter,mêmedanslaversionfinaledeTartuffe,en1669,cemotnedésignenullementle faitquelepersonnageestdevenuunescrocdémasquéaudernieracte:àchacunedeses apparitions,cesontlesmanifestationsdesabigoteriequ’ilsouligneetstigmatise.C’est avec«cœur»querime«imposteur»,jusquedanslatiradedel’Exemptaudernieracte: NousvivonssousunPrinceennemidelafraude, UnPrincedontlesyeuxsefontjourdanslescœurs, Etquenepeuttrompertoutl'artdesimposteurs. (v.1906-1908) 7 Auparavant, le terme était apparu dans la bouche de Cléante pour qualifier la fausse dévotion («Gardez-vous, s'il se peut, d'honorer l'imposture», v.1625), puis dans celle d’Elmire pour commenter le discours hypocrite de Tartuffe prétendant, quand il dénonceOrgon,lefairepar«devoirsacré»etzèledeconscienceenversleRoi ELMIRE:—L'imposteur! DORINE:—Commeilsait,detraîtressemanière, Sefaireunbeaumanteaudetoutcequ'onrévère! (v.1885-1886). Bref L’Hypocrite n’a pas été rebaptisé L’Imposteur pour désigner uniquement et spécifiquement l’escroquerie de Tartuffe devenu «un fourbe renommé»: cette fourberie sociale ne fait que s’ajouter de manière périphérique et conclusive à son hypocrisieetàsonmasquedefaussedévotion,sansenmodifierlanaturemaispouren clarifierl’effet. En ce sens, l’hypocrite est un imposteur, ou l’imposteur un hypocrite, et on ne voit pas la nécessité d’imaginer derrière cette évolution verbale tant de divergence de fondentrelesversionsdeTartuffesous-titréesparl’unoul’autrevocable.QueMolière ait dû renoncer à profiter discrètement de la confusion entre le masque et le modèle incriminéeparl’interditroyaletparlesfulminationsdesreligieux,qu’ilaitdûcreuserla distanceentrelemasquedelafaussedévotionetlevisagedelavraiequiyrévélaittrop biensapropregrimace,qu’ilaitdûrenonceraudéguisementpresquereligieuxdeson fourbe qui aggravait plaisamment la confusion — voilà à quoi auront servi les rectifications et les précisions apportées au texte plus volontairement flou de 1664 et prolongées par la métamorphose symbolique et clarificatrice de Tartuffe en escroc. Ce souci de clarification, il se manifesta, neuf mois seulement après l’interdiction de la pièce,danslecadredela«conversion»deDomJuanàl’hypocrisieclairementassimilée, pour le coup, à la fausse dévotion, au Ve acte de la comédie qui succède au premier Tartuffe. Imposteur cynique, Dom Juan constate que «l’hypocrisie est un vice à la mode» derrière lequel il entend camoufler ses «douces habitudes» vicieuses et scélérates, en affectant «le personnage d‘homme de bien». N’offre-t-elle pas la «permission d’être les plus méchants hommes du monde» à ceux qui sont passés maîtres en «l’art» de jouer «le personnage d‘homme de bien» et d’en affecter les «grimaces» pour se servir des «faiblesses des hommes» (Dom Juan, V, II)? Cette précisionappuyéedéjouaitunpeucequiavaitpuêtreleprojetplushabileetretorsde Tartuffe:moquerl’hypocrisiedesvraisdévotsenreprésentantàlascèneunescrocles imitant si bien qu’on reconnaîtrait sous sa grimace les leurs, à s’y méprendre. Ce qui étaitplusdiscretquedemettreenscèneunhommedefoiauthentique,unpharisienen appétitd’adultèreetdedétournementdebiens.Etquin’étaitpasmoinsefficace.Maisla confusionsuggéréeétantéventée,illuifallutplaiderqu’ilnel’avaitpasvoulue. Toutcecinousamènerafinalementàconsidérerl’évolutiondeTartuffe,avouéeet affichéeparMolière,commeuneclarification(souhaitéeparleroi,semble-t-il13)plutôt qu’une bifurcation, une précision plutôt qu’un reniement. Ainsi, à l’ambivalence chronologique entre deux conceptions de Tartuffe, celle de 1664, celle de 1667-1669, nous préférerons substituer une ambiguïté comique interne au personnage du faux dévotsouslemasqueduquelonpeutimpunémentmoquerlesvrais. De toute façon, quelque parti que l’on prenne, on retiendra surtout, dans la perspectivequiestcelleduprogrammeduconcours,queleremaniementdeTartuffeen vue de cette clarification se déroule, si nous nous fions aux échos (parfois contradictoires)surl’évolutiondesarecomposition,aumomentoùLeMisanthropeest 8 enphaseprobabledecomposition.Etc’estfinalementl’essentielpournotreoptique:le parallélismeoudumoinslatorsadeentrelespériodesconsacréesàlacompositionde l’uneetàlarecompositiondel’autreautorisentàlesconsidérerenparallèleetformant duo (et même, avec Dom Juan, trilogie), quelque appréciation que l’on porte sur la conceptiondesonpremierTartuffeparMolière.Certes,selonuntémoignagedeBoileau (mais tardif et relayé, donc suspect), le premier acte du Misanthrope aurait été achevé dès1664.Maismêmesicettedatereculéedansletempsétaitexacte,lacompositionde l’ensemble de la pièce, retardée par deux commandes royales (La Princesse d’Élie, Le Mariage forcé) et par la production (anticipée?) de Tartuffe à Versailles, puis par le chantier de Dom Juan, dut pour l’essentiel se faire ensuite, en parallèle donc avec le développementduTartuffeencinqactes,entremars1665oùDomJuandisparaîtdela scène et la création du Misanthropeen juin 1666. Entre les deux, écrire, apprendre et représenter à l’impromptu L’Amour médecin sur commande royale ne prit, selon Molière,quecinqjours.Celalaissaitduloisiràl’écritureetàlamiseenrépétitiondela nouvellecomédieencinqactes,etauremaniementconjointdeTartuffe.Lespremières représentations connurent un bon succès, rapidement tari peut-être par l’arrivée de l’été:lacréationavaiteulieule4juin.Lesuccèsesthonorableetlapiècetientl’affiche dans sa nouveauté, seule ou accompagnée, jusqu’au 15 octobre. L’édition parut le 24 décembre, accompagnée de la belle Lettre écrite sur la comédie du Misanthrope de DonneaudeViséquiajouteundithyrambesurlesqualitésesthétiquesdelapièceàcelui qu’à la création les gazetiers Robinet et Subligny avaient consacré à ses qualités morales. LecontexteapaisédelaréceptionduMisanthropedonned’autantplusdereliefà l’acharnement de la lutte menée par Molière pour obtenir la levée de l’interdiction pesantsurTartuffeetledangerqu’unepousséededévotioncollectiveauraitpumême luifairecourir,endépitdel’appuiconstantduroi:celui-ciavaitprislatroupesoussa protection:elleestdevenueofficiellement«troupeduroi»aumilieude1665,peut-être parcompensationdelamisesousleboisseaudeDomJuanquiaétécensurédequelques passages dès la 2e représentation et n’est ni repris après le relâche de Pâques ni imprimé.MaisLouisXIVmenaitunpolitiquedélicated’abordd’unificationdel’Églisede FrancetravailléeparlejansénismeenlutteavecRomedepuis1661,puisdenégociation avec le Saint-Siège, jusqu’à la conclusion la«paix de l’Église» de janvier 1669: les évêquescondamnéspourjansénismesontautorisésàsignerlecompromis«purement et simplement» plutôt que «sincèrement» (i.e. en faisant jouer donc la restriction de conscience).C’estdansunclimatapaisésurcefrontreligieuxqueTartuffeverralejour. Lesallusionsprécisesàla«cabale»danslaPréfacedeTartuffeenfinédité;leplaidoyer des Placets adressés au roi au cours de sa lutte, où le poète va jusqu’à menacer de ne plus écrire de comédies si «les tartuffes ont l’avantage»; la violence des propos de laditecabale,notammentuntextevirulentducuréRoullélepromettantaubûchersinon deshommes,illeregrette,del’enferdumoins;lamentiond’unesimplecomédiecomme Tartuffeetl’appelà«travailleràprocurer[s]asuppression»avantmêmesavenueàla scènequ’ontrouvedanslesregistresdelaCompagnieduSaint-Sacrement14—toutcela donneuneidéedesluttesmenées,dontonnepeutpourgrandepartiequ’imaginerles ramifications et les développements à partir des rares documents conservés, sans en mesurerexactementl’ampleurnis’assurerdeleurréalité,savoirsiellesfurentexagérée parlepoètepoursonusageetparlesmoliéristesensuite,ousielleeutlaviolenceque biendesdétailsavéréslaissenttoutdemêmesupposer. Il faut dire aussi à ce sujet qu’elle s’inscrivait dans le contexte du procès fulminant fait au théâtre par les dévots de tout bord, qui oppose à la même époque 9 exactement Nicole dans ses Lettres visionnaires (1665-1666) d’abord à Desmarets, auteur d’une comédie intitulée Les Visionnaires et à ce titre traité d’«empoisonneur public», puis à d’Aubignac auteur d’une Dissertation sur la condamnation des théâtres (août 1666), où Racine prend sa part (Lettre à l’auteur des Hérésies imaginaires et des deux Visionnaires, janv. 1666) en même temps que paraît, posthume, le Traité de la comédie etdesspectacles du prince de Conti (déc. 1666), ancien protecteur de Molière devenudévot,quivientjeterdel’huilesurlefeudecettequerelledite«delamoralité du théâtre», dans le cadre de laquelle s’inscrivent celle de Tartuffe et la création du Misanthrope. En 1667, enfin, Nicole publie son important Traité sur la Comédie (i.e. le théâtre —il ne donne d’exemples que tragiques), rédigé sans doute à la fin de la décennie précédente15. L’idée générale des adversaires du théâtre, c’est qu’il met sous lesyeuxdesturpidesaimablesdontlacorrectionprétendueparlaleçonmoralequis’en dégage d’une part ne contrebalance pas l’effet pernicieux de la représentation, celle surtout de l’amour, d’autre part constitue une feinte parade, car seule la religion peut pourvoirànousdétromperdesvanitésdumonde.Bref,lethéâtreestpernicieuxentant que poison et inapproprié en tant que remède: vain au mieux, corrupteur au pire. La parade des apologistes de la scène, ce sera de distinguer le bon grain de l’ivraie en reprochant à certains contemporains —Molière est directement visé — d’avoir audacieusement abîmé la moralité du théâtre entendu comme école «laïque» de moralisation et divertissement innocent. Ce contexte rejaillit sur les paratextes de Molière qui doit faire face sur un double front, celui de la condamnation générale du théâtre par les ennemis du genre et de la réprobation spécifique que lui opposent des défenseursdugenre.Sapréfacedonneexplicitementréponseàlapartqu’ilauraitprise dans la dégradation morale de l’art comique: il y répond sur la confusion qu’on lui a reprochéeentrevraieetfaussedévotion,surledroitdeporterunequestionreligieuse sur la scène comique et sur la caractère supposé pernicieux de toute représentation théâtrale. Ce contexte rejaillit aussi sur les textes de ses comédies: plusieurs passages de Tartuffe et même du Misanthrope sont consacrés à débouter les arguments de ses détracteurs,àévoquerallusivementlaquerellequiluiestfaite(àtraversleprocèsqui oppose Alceste à un «tartuffe» de la cour) ou à louer le roi de lui avoir enfin donné raisonsurlescalomniateursdesapièce.Lecontextedébordaitainsidanslestextes. Fabriquedutexte NiTartuffeniLeMisanthropenedécalquentnidémarquentunmodèleantérieur clairementetindiscutablementidentifiécommesourced’oùilseraientdérivésparune imitation plus ou moins fidèle, contrairement à L’École de femmes ou Dom Juan. Le thème assez rebattu du faux homme de bien, hypocrite et libidineux, qui convoite la femmedesadupeaveugléeestcependantasseztopiquepouravoirfournirnombrede textes dramatiques, satiriques ou narratifs anticipant le modèle de Tartuffe. On peut distinguerdanslefourmillementdesuggestionsaccumuléesdepuisplusd’unsièclepar les moliéristes trois «sources» globales qui, au-delà de l’intérêt mineur de cette accumulation de titres, renseignent sur la texture de Tartuffe. On peut en effet distinguer:1) une tradition dramatique et narrative qui dessine la situation de la comédie;2)unetraditionsatiriquequianourrilecaractèredeTartuffe;3)uneréalité socio-historiquedontl’observationauraétoffélepersonnage. La tradition dramatico-narrative qui a ciselé le récit du fourbe impatronisé cherchantàobtenirlesfaveursdelafemmedesonhôtequiledénonceetlefaitchasser de la maison remonte d’une part aux conteurs facétieux italiens, dans la lignée de Boccace (novelle 4 et 8 de la IIIe journée du Décaméron) et de l’autre à la farce et au 10 fabliaumédiévauxduprélatlibidineux,dumaribenêtetdel’épouseruséequicèdeou au contraire ne s’en laisse pas conter et abuse le séducteur (on en trouve une version «historique» au XVe s. dans le roman Valentin et Orson). Les canevas de commedia dell’arte exploitent à l’envi Boccace: dans IlPedante, canevas du recueil Scala daté de 1611,lefourbeestunclerc,précepteurdufilsdelamaison.Etdansleromanbaroquede Vitald’AudiguierLesamoursd’AristandreetdeCléonic,lesuborneurestunprédicateurà l’auradepiétécélèbrequiestl’hôtefréquentdelamaisonetycourtisel’hôtesse.Dans lesdeuxcas,leschémaestceluidesactesIIIetIVdeTartuffe:l’hypocritelibidineuxse déclare à la femme qui résiste et prévient son mari; celui-ci, abusé et aveuglé par la vertuapparentedufourbe,récuseletémoignage;l’épouseestcontraintederéitérerla scènedeladéclarationdevantlemaricaché(quichezAudiguiers’endort,cequioblige l’épouse à poignarder le surborneur entreprenant). L’une des plausibles sources d’inspiration de Molière est la nouvelle de Scarron Les Hypocrites (1655) où figurent nombrededétailsquisemblentreprisparMolière(ilvenaitdesolliciterLaPrécaution inutile,autrenouvelledumême,poursourcedesonÉcoledesfemmes).Montufar,dontle nomrappelleceluideTartuffe,estunescrocqui,découvertetdénoncépourlefourbe renomméqu’ilest,retournelasituationens’accusantavecunehumilitéqueMolièrea clairement démarquée dans la tirade par laquelle Tartuffe démasqué par Damis retournelaconvictiond’Orgon(III, VI,v.1074-1086).Maislatramedel’épouseabusée n’yfigurepas17. Enfait,cettenouvellerelèveplutôtdelatraditionsatiriquequiaaidéMolièreà ciseler le caractère de son imposteur hypocrite. Laquelle a fourni avec Macette de MathurinRégnier,lemodèledelagalantevieilliequifaitunefindanslapruderieense souvenantdeLaCélestinedeRojas,puisdiversessatiresportantentitrel’Hypocriteou l’Hypocrisie,deDuLorens,EsternodouAngotdel’Éperonnière.Ilsaccumulentlestraits de conduite, les propos typés et les saynètes propres à esquisser un caractère de l’hypocrite au sens de Théophraste et utiles à nourrir de leur intertexte le portrait de Tartuffe. Enfin,l’intertextedeTartuffeestconstituéparunevoléedelangagescristallisés, essentiellement du domaine moral et religieux, originés dans une réalité et des pratiques sociales caractéristiques qu’identifie et passe en revue l’introduction de G. Couton à son édition de la pièce (Gallimard). On en retiendra d’abord le modèle dramatiqueetrhétoriquedeladirectiondeconscience:Tartuffecaricaturelesfonctions de ces laïcs ou de ces clercs tonsurés mais qui n’ont pas encore reçu les ordres, qui gravitaientautourdesbiensetrevenusconsidérablesdel’Égliseoudesrichesdévots.Le catholicismeétantunereligiondel’intermédiationentreDieuetleshommes,etl’Église ne pouvant pourvoir à tant de charges, des laïcs plus ou moins recommandables s’improvisaient conducteurs d’âmes parce qu’ils avaient lu plus ou moins superficiellement la littérature de ces techniques d’interprétation de la vie dont le parangonestl’IntroductionàlaviedévotedeFrançoisdeSales—commeaujourd’huion s’improvisepsychothérapeuteou«coachdevie»aprèsavoirluFreudouquelqu’unde ses épigonespour suppléer les services de psychiatrie débordés des hôpitaux. On reconnaît dans la relation entre Tartuffe et Orgon plusieurs traits ridiculisés de cette pratique: le don total du patient à son gourou, dans un esprit d’humilité absolue, de confiance fanatisée et de souci de progression sinon pédagogique, du moins psychopédagogique visant non l’autonomie du disciple mais sa totale et définitive inféodation fondée sur une relation d’admiration inconditionnelle et de dépossession moraleetmentale;lasurveillanceetlacorrectiondesmœursetdesconduitestoutes soumises à l’œil d’Argus du directeur de conscience qui n’avait pas vocation à 11 s’impatroniser chez son patient, cette exagération comique incarnant et réalisant de manièresymboliqueatoute-puissancetatillonnedececontrôleappelédanslaréalitéà demeurer distant et à s’intérioriser; enfin l’effet de bénéfice réciproque supposé se dégager de cette union, le conducteur reproduisant le geste christique et par là se rapprochantdumodèledivinetassurantsonsalutparl’assurancedeceluidudisciple, lequelmesureleprogrèsverslesienencestermesvolontiersarithmétiquesquel’Église avaitmislentementaupoint(systèmedesindulgences,«années»dePurgatoire,grains duchapelet,décomptedesprièresdecontrition,etc.). Parmi les beaux secrets de cette pédagogie dont le caractère carcéral et tyranniquerépugneausensdelalibertérevendiquéparlethéâtredeMolière,tientune place symbolique et facilement ridiculisable la casuistique récemment épinglée par PascaletsesProvinciales(1656-1657)danslecadreduconflitdesautoritéscatholiques aveclesjansénistesdontlapaixdel’Égliseconcluraitprovisoirementl’épisode.Onsait l’échodanslegrandmondeetjusqu’àlacourdecettechargesatiriqueetmêmecomique contre les excès qu’avait suscités cette nécessaire adaptation des obligations rigoureuses de la foi à la réalité complexe de la vie des élites, avec laquelle les confesseurs devaient bien pourtant composer. Tartuffe répercute le «laxisme» (c’était le terme consacré) de ces accommodements, bien sûr avant tout à la remise de la cassette d’Argas à Tartuffe par Orgon, «par un motif de cas de conscience»: pour pouvoirencasd’interrogatoire«fairedessermentscontrelavérité»(v.1585-1592),en applicationdelatechniquederestrictionmentale.Demêmelatechniquedeladirection d’intentionautoriseTartuffeaàaccepterladonationàpartirdumomentoùildirigeson espritendirectiond’unefinpurequiautorisecetteactioncondamnable(«parcequeje crains/ Que tout ce bien en tombe en de méchantes mains», IV, III, v.1237-1247: arguties de celles que Cléante qualifie d’«excuses colorées» v.1217). L’hypocrisie prospère ici sur un formalisme déboîté par rapport à la réalité que le directeur de consciencedevraitsecontenterdesimplifieretdemettreàportéedudisciple Mais c’est dans la rhétorique sensuelle et érotique de Tartuffe tâchant de subornerElmirequetriomphecestyle,avecuneapplicationsifallacieusedeladirection d’intention sur ce sujet particulièrement scabreux («Selon divers besoins, il est une science,etc.»)queTartuffedoitsedéroberderrièrelemystèredesonsupposésavoir pourlafaireaccepter:«Decessecrets,madame,onsauravousinstruire»(v.1293).Son statut de directeur de conscience d’Orgon s’étend à la maisonnée, on le savait dès la scène de lever de rideau et cette tendance au despotisme par la surveillance et la conquête de nouveaux disciples achève la déformation de cette pratique, autorisée du boutdeslèvresparl’Église,endérivesectairecontrelaquellefinissentparsedresserles autorités alarmées, témoin la condamnation de la Compagnie du Saint-Sacrement aux ramifications très haut placées et agissant comme une société secrète. Le saut de la sphèrefamilialeoùledévotprétendtoutcontrôleràlasphèresocialeetpolitiqueoùon le voit objet d’une surveillance policière qui a alerté le monarque répercute en la grossissant la méfiance et la réprobation du ministère, sous Mazarin, envers ces résurgencessecrètesetdiscrètesdelaLigueetdelaFronde:lapratiquedes«rituels» deparoisseouRegistresdel’étatdesâmesincitaientàdespratiquesdesurveillance,de rétorsionetdedénonciationcaractéristiquesdetouslesrégimesthéocratiques,enbutte à la montée de l’absolutisme d’État dont il concurrence les pratique de police encore balbutiantesenlesdevançantetlesconcurrençant.C’estundiscoursdecontrôlezélé,de surveillance morale et de délation perfide que tiennent, sur le modèle des prônes de sermonnaires tonnants et vitupérants Tartuffe, son valet Laurent, Mme Pernelle, d’autres anonymes: autant d’ argus aux yeux ouverts sur toute une famille, une 12 maisonnée(voirleplurieldeDorineauvers207)etsurlesactivitésextérieuresdeses membres, divertissements (Orgon sait que Valère est enclin au jeu) ou fidélités politiques(lacassetted’Argasdénoncéeauroi). Uneautrecomposante,onctueuseetmielleuse,delaparolesacréeestillustréeen revancheparleméli-mélodemysticismemarialetd’argutiesthéologiquessurleparfait amour pour les plus belles des créatures en qui se reflète la perfection divine, que Tartuffe développe pour y glisser son désir sensuel d’Elmire dont le contraste avec la grossièreté de ses «appétits», anticipé par l’évocation de sa goinfrerie (I, IV), fait ressortirlecaractèreperversetsacrilège,etsurtouttireuneffetcomiquedeburlesque: cette évocation de la Vierge au service de la consommation charnelle, qui conduit à traiter Elmire de «parfaite créature» (v.941), illustre un penchant rhétorique à l’abstraction, à l’hyperbole, à la métaphore qui sonne de manière pédante, au sens ancien, durant une scène qui devrait être galante. Toutes ces déclivités, ces superpositions décalées, qui montent en Molière un excellent imitateur, un maître de l’oreilleetpasseulement,commeonleditpluscouramment,duregard,procèdentd’un effet de collage, d’une intertextualité aux dissonances non résorbées, qui confèrent au textedeTartuffeunesaveurcomiquedepatchworkresponsabled’unsavoureuxeffetde cacophonieburlesqueetproduiteparuneporositéetuneimprégnationrhétoriqueset linguistiquesauxcapacitésétonnamment«attractives». Si Tartuffe a été conçu de chic, dans le prolongement de L’École des femmes commeunemachinelancéecontrelatyranniedumoralismeenhainedelalibertédes mœursetdescœurs,dumoinslamémoirediffused’unetramestructurantl’intriguedu fauxbonapôtreconvoitantlafemmedeonbienfaiteurdupéoffrait-elleunétaiextérieur à l’invention de Molière. Il aura en revanche tiré de son propre fonds la matière du Misanthrope(commeilavaittiré,d’ailleurs,desacomédieDépitamoureuxlascèneIVde l’acteIIdeTartuffe).Ladateprobableduprojetcoïncideaveclabandonàlascèned’une comédie de style soutenu, d’esthétique analogue à la comédie héroïque Don Sanche d’Aragon de Corneille, intitulée Dom Garcie de Navarre ou le prince jaloux, tirée d’une pièce italienne, L’Heureuse jalousie du prince Rodrigue de Cicognini. Peut-être l’avait-il conçueàRouendurantlelongséjourqu’ilyfitavantsonretouràParisen1658dansla proximité des Corneille. Mais il eut le flair d’en retarder la présentation, joua son répertoire, brocha rapidement et créa avec succès Les Précieuses ridicules, petite comédied’actualité,decoterieprécieuseetdetourburlesqueavecdebonnesréférences farcesques. La galanterie sucrée et les quiproquos amoureux du prince maladivement jaloux qui court le risque de perdre la faveur de celle qui l’aime par ses scènes à répétition fondées sur des équivoques ou des soupçons mal fondés ne semblent pas avoirconquislepublicparisien:desacréationenfévrier1661àsadernièreapparition en novembre 1663, la carrière de la pièce fut brève et le nombre des représentations limité. Molière ne l’imprima pas, mais la dépeça: L’Atrabilaire amoureux, titre primitif sous lequel est demandé le privilège pour ce qui deviendra Le Misanthrope, procède d’une transposition et d’une recomposition démarquées du sujet, de la situation, du caractèreduprotagoniste,delathématiqueamoureuseetdustylegalantdeDomGarcie dont plus d’une centaine de vers et les situations qu’ils exprimaient sont directement transposés dans LeMisanthrope. On reconnaît même le fil d’une action bâtie elle aussi autour d’une affaire de correspondance amoureuse équivoque et des brouilles à répétitiondesamantsdufaitdelajalousiechagrineetbourrueduhéros,suiviesdesa confusion devant les quiproquos dont il avait été victime du fait de sa mélancolie 13 amoureuse18.PourentirerLeMisanthrope,Molièren’avaitqu’àreprendrelemodèlede la comédie de coterie mondaine qu’il venait de créer dans la cadre de la querelle de l’École des femmes: La Critique de cette pièce où une prude infatuée, un marquis écervelé et un auteur de cour sentencieux s’affrontent à un honnête homme de cour raisonnableetdeuxcousineshonnêtesfilles,l’unerailleuseetenjouée,l’autresérieuse et modérée. C’était reprendre en le rapprochant de la réalité du vrai grand monde parisienlecadredérivéenbouffonneriedesPrécieusesridicules.Etsurtoutlessujetset letondelaconversationdesélégantsdelacouretdelaville. UneautrepiècedeMolièreintermédiaireentrecelles-ci,LesFâcheux,pouvaitlui fournirdesurcroîtdeuxmodèlesqu’exploiteLeMisanthrope:leprincipeadditionneldu défilé de caractères extravagants et de portraitspiquants qui constitue le fil de chaîne satirique croisant le fil de trame amoureux; et le principe dramatique de l’empêchement, les fâcheux qui encombrent Eraste l’empêchant pendant trois actesde trouver un moment et un endroit pour s’expliquer avec Orphise, comme Alceste est empêchédesetrouverseulpourlefaireavecCélimène—ilestvraiaugrandbonheur de celle-ci qui ne souhaite pas s’expliquer. Car entre-temps la bien-aimé du jaloux empêché est devenue une coquette, caractère typé que le théâtre de Molière venait d’esquisser dans la Dorimène duMariageforcé,petite comédie en un acte et en prose crééepourleballetdecourducarnaval1664.CetteinflexionqueMolièrepouvaittirer desapropreimaginationluiapeut-êtreétésuggéréeparunetragicomédiequientraità sonrépertoire:LeFavori,deMmedeVilledieu,acceptéen1664,crééparlatroupele24 avril1665jouéà17reprisesjusqu’au17août1666.LeregistredeLaGrangel’intitule eneffetlaCoquetteouleFavorisoitquecefûtsonpremiertitre,soitquelerôlepourtant seconddelacoquetteElvireaitretenul’attentionplusparticulièredescomédiens. Le héros de cette pièce, «chagrin, rêveur, mélancolique» par amour, aspire du seindesaréussitedefavoriàseretirerdanslasolitudedes«fertilesdéserts»oùson amourpourraitprospérerloindesturpitudesdelacourdontl’actiondramatiquevalui donnerunepreuvedécisive.Lacoquette,desoncôté,beaucoupplusterribleetharpye que ne le sera Célimène, «aime fort à plaire» elle aussi, en dépit des conseils de sa confidentequiluiconseillededevenir«plussincère»(v.444),quandsonpenchantla mène à aller d’amants en amants selon son humeur et les besoins de sa situation en cour.Elleensortirafortmarrie,maisconsoléeparl’avenirqueluiprometsaconception laxiste de «l’amour commode» (v.1379) Cette âme noire et vile n’a guère à voir avec l’aimable l’étourderie de Célimène, mais Molière avait abondance de sources où aller trouver des motifs, des thèmes, des situations, des ressorts et des formulations pour inventersonpersonnagedejeuneveuveunpeuvolageainsiquelecontextedontelleest l’expression, à mi-chemin de l‘idéalisation intemporelle de l’héroïne parfaite de Dom GarcieetladésinvolturecruelleetopportunistedelacoquettedeMlledeVilledieu. UneintertextualitéfoisonnantebrilleeneffetàlasurfaceduMisanthrope,puisant dansleregistrenonplusreligieux,quifavorisaitleseffetsdecontrasteburlesque,mais dans le registre galant, qui fait écho à la rhétorique de coterie mondaine et de civilisationdesmœursélégantes,elle-mêmeprisedansunjeuderéciprocitéindécidable entre la réalité sociale et la fiction narrative, dramatique, poétique et moraliste qui se renvoient toutes deux le miroir. Le roman galant offre en effet nombre de rencontres avec LeMisanthrope, proposant éventuellement à Molière une mosaïque de caractères (pléthoredejalouxchagrinsaimantdescoquettesetenbutteàdesrivauxencombrants, par ex. «Histoire de l’amant jaloux» dans Le Grand Cyrus), de situations (la coquette confondue par ses courriers adressés à deux amants différents et intervertis, par ex. 14 «Histoire dans l’histoire de Lygdamis et de Cléonice» ibid.), de thèmes (ceux réunis dans les Conversations tirées de ses romans par Mlle de Scudéry en 1680: complaisance, sincérité, flatterie, dissimulation, etc.) voire onomastique (un Alceste, amantjalouxetbrutald’uneIsménie,dansunehistoireenchâsséedansPolyxène,roman deMolièred’Essertines,compteparmisescourtisansdanslasuitedeceromancontinué par Sorel un Philinte parfait gentilhomme, dans un pays dont un fleuve s’appelle Oronte!). Mais Molière avait-il le loisir de lire ces milliers de pages —et travaillait-il mêmecourammentàpartirdefictionsnarratives19? D’autant que la chronique parisienne lui offrait le cas de réalités plus parlantes encorequelafiction.Réalitésmêléesd’ailleursdefiction,pourfournirlachroniquedes ragotsetdesactualitésdelacouretdelaville.C’estenmars1665quelemarquisde Vardes,lecomtedeGuicheetlacomtessedeSoissonsnéeMazarin,tousprochesduroi, sontexilésaprèsavoirétéconvaincusd’avoirquelquesannéesplustôtrédigéunelettre àen-têteduroid’EspagnedénonçantàlareineMarie-ThérèsesafillelaliaisondeLouis XIVavecMlledeLaVallière.Vardesembastilléendécembre1664avaitmenacéMadame de divulguer sa correspondance amoureuse avec Guiche qu’il s’était fait confier et qui établissait que Monsieur, frère de Louis XIV, était un mari trompé. Les Histoires des amoureuses des Gaules qui valent à Bussy d’être arrêté le 17 avril de la même année 1665etl’Histoired’Henrietted’AngleterreprêtéeàMmedeLafayettemontrel’actualité récentedecesconduitesetlabénignitédesfautesdeCélimène.LouisXIVlasséparces scandalesauraitdonnéuntourdevisen1665danslemilieudelajeunecourdontles mœurs étaient totalement dissolues et les vétilles de la veille devenaient dès lors des fautes: les insolences de Dom Juan étaient passées de mode et l’air du temps portait temporairement à la discrétion et à la moralisation de l’éthique mondaine: le dénouementduMisanthropeoùla«faute»deCélimènesemblebienlégèreauregardde ces exemples d’illustre dévergondage enregistre peut-être aussi cette oscillation du sismographe royal. C’est la part la plus impondérable et la moins vérifiable de l’intertextualitéquiœuvreàcomposercesmosaïquesparfoismaluniformiséesquesont souventlestextesdeMolière. 1L'"Imposteur" de 1667 prédécesseur du "Tartuffe", texte établi et présenté par Robert Mc Bride, University of Durham, 1999. 2VoircependantlatentativedereconstitutionentrepriseparG.ForestieretI.Grellet,surlesite Molière 21, http://www.moliere.paris-sorbonne.fr/Tartuffe_1664_reconstruit.pdf, qui propose une version de 1664 calquée sur les actes I, III et IV actuels, et où subsistent donc tous les passagesettouteslesdifficultésquenousvenonsd’évoquer.Laréfectionsubstitueenrevanche au mariage de Mariane celui de Damis comme enjeu de l’intrigue. Ce qui déplace tels quels ou presquelerôleetmêmelesversdeMarianedanslabouchedesonfrère.Onpeutalorsêtregêné devoircefougueuxetorgueilleuxjeunehomme,àlascène IIIdudésormaisacteIII(actuelacte IV), geindre aux genoux de son père qui lui défend, dit-il, «d’être à ce que j’ose aimer» (v.1288):d’ordinaire,cesontlesfillesquidisentoudontonditqu’ellesappartiennent(qu’elles sont)àcequ’ellesosentaimer.Celangageestmoinsattenduchezungarçon.Quantàaccepter dans sa supplique que «tout son bien» soit livré à Tartuffe (celui qu’il a hérité de sa défunte mère),Marianepeutyconsentirdansdesversoùelledemandelagrâced’allers’enfermerdans un couvent, mais on ne voit pas un fils aîné comme Damis pouvoir y acquiescer pour le seul bienfaitdedemeurerdanslamaisondesonpère,commeleproposelaversion«restaurée»:il deviendrait un paria, en situation fausse et intenable. Déshérité, il fuirait de toute façon le toit familial. Il y a bien des difficultés, donc, dans cette reconstitution hypothétique qui parie pour unestabilitésuspectedutexteentre1664et1669.Enfin,l’exerciceaobligéI.Grelletàcomposer desversdeliaisonpoursuturerlesbéancescauséesparlasuppressiondecertainsautresquine 15 pouvaientvraimentpasentrerdansleurreconstitution(laclôturedeMarinenotamment):c’est uneméthodetoutdemêmepérilleuse. 3 Philip F. Butler, «Tartuffe et la direction spirituelle au XVIIe siècle», Modern Miscellany presentedtoEugeneVinaver,, T.E. Lawrenson, F. E. Sutcliffe etal. éd., Manchester U.P., 1969, p. 57-64, repris dans J. Cairncross, L’Humanité de Molière, Paris, Nizet, 1988, p.57-69. Georges Forestier et Claude Bourqui, «Notice» de Tartuffe dans Molière, Œuvres complètes, Paris, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,2010,2vol.T.II,p.1354-1389.JuliaPrest,Controversy in modern Drama. Molière's Tartuffe and the Struggle for Influence, New York, Palgrave Macmillan,2014. 4G.ForestieretC.Bourqui,«Notice»deTartuffe,op.cit.,p.1373 5PierreRoullé,LeRoiglorieuxaumonde…,s.l.,1664.Éd.G.ForestieretC.BourquidesŒuvres complètesdeMolière,t.II,p.1166. 6Au contraire, Ph. Butler pense que dans la version de 1664 une source majeure du comique procédait du conflit intérieur à Tartuffe entre son aspiration à la dévotion et ses appétits sensuelsquiluifont«perdrelatête»(op.cit.,p.64).NousinclinerionsàprêteràTartuffeplus detêtequecela.Ouàpenserquelacomédien’entretoutsimplementpasdanssatête. 7Voirlanote4ci-dessus(noussoulignons). 8Premier placet présenté au roi sur la comédie de Tartuffe, en tête de l’édition de l’œuvre en 1669. Éd. cit., p.192. On ajoutera, quoi que cela ne fasse pas preuve mais au moins corroboration,quedanslanouvelledeScarronLesHypocrites,oùfigurentnombrededétailsqui semblentreprisparMolière(ilvenaitdesolliciterLaPrécautioninutile,autrenouvelledumême, poursourcedesonÉcoledesfemmes),Montufar,dontlenomrappelleceluideTartuffe,estdéjà unescrocqui,découvertetdénoncépourlefourberenomméqu’ilest,retournelasituationen s’accusant avec une humilité que Molière a clairement démarquée dans la tirade par laquelle TartuffedémasquéparDamisretournelaconvictiond’Orgon(III,VI,v.1074-1086). 9À cela, le personnage de Dorante, dans Le Bourgeois gentilhomme, abusant M. Jourdain sans être un imposteur pourrait constituer un contre-exemple. Mais c’est la différence de thème (la vanitésocialeaulieudeladévotionfanatisée)quiadérivélarelationdecetautrecoupleducôté d’un autre modèle tout aussi topique de relation comique: celui du flatteur et de sa dupe. La pratiquedelaflatterieautoriseleflatteuràêtreunmenteursansêtreunimposteur.Cen’estpas le cas pour le faux dévot qui doit persuader sa victime qu’il vit lui-même en sainte personne, alors qu’il vise des buts intéressés et sordides. Ce qui implique une imposture constitutive au lieud’unmensongepériphérique. 10LaplusfortedescitationssurlesquellesPh.Butlerappuiesonhypothèseestassurémentcelleci: «dans la mauvaise foi, c’est à moi moi-même que je masque la vérité». Il est significatif qu’ellenedatepasduXVIIesiècle,maissoitempruntéeàJ.-P.Sartre(op.cit.,p.63). 11Nous avons traité la question dans Le «cas» Argan. Molière et la maladie imaginaire, Paris, Klincksieck,«Jalonscritiques»,2006. 13Les propos de la relation des Plaisirs de l’Île enchantée laissent entendre à demi-mot que l’autorisation était suspendue à la clarification: «Le soir, Sa Majesté fit jouer une comédie nomméeTartuffe,queleSieurdeMolièreavaitfaitcontreleshypocrites;maisquoiqu’elleeût été trouvée fort divertissante, le Roi connut tant de conformité entre ceux qu’une véritable dévotion met dans le chemin du Ciel, et ceux qu’une vaine ostentation des bonnes œuvres n’empêchepasd’encommettredemauvaises;quesonextrêmedélicatessepourleschosesdela religion,neputsouffrircetteressemblanceduviceaveclavertu,quipouvaientêtreprisel’une pour l’autre : et quoi qu’on ne doutât point des bonnes intentions de l’auteur, il la défendit pourtant en public, et se priva soi-même de ce plaisir, pour n’en pas laisser abuser à d’autres, moinscapablesd’enfaireunjustediscernement.»Dèslepremierplacetauroi,databled’août 1664,lalignededéfensedeMolièreestcelle-là.S’ilavaitchangéradicalementd’optiquesurson personnage, ç’aurait donc été dans les quatre mois suivant l’interdiction. Cela ferait une bien rapidepalinodie.Etbieninutile:ennovembre1665,onavuqueBossuet,peut-êtreenayanten têteTartuffe,asoindedéfinirl’hypocrisiecommeunecontrefaçonmondainedelareligionpar desimposteurs.Maisunchapitremanuscritajoutéàsapratiqueduthéâtrepard’Aubignacàune 16 date située après les représentations de Dom Juan et sans doute avant l’interdiction de 1667, faisant état d’un manuscrit de Tartuffe que l’auteur aura lu (le nouveau Tartuffe en 5 actes vraisemblablement),parleàsonproposd’attaquescomme«lamauvaisedévotion».S’ilvisele personnage de Tartuffe et non celui d’Orgon, c’est donc que les distinctions et édulcorations tentéesparMolièren’ontserviàrien:laconfusionrègne. 14«On parla fort ce jour-là [17e d'avril 1664] de travailler à procurer la suppression de la méchante comédie de Tartuffe. Chacun se chargea d'en parler à ses amis qui avaient quelque crédit à la Cour pour empêcher sa représentation, et en effet elle fut différée assez longtemps, maisenfinlemauvaisespritdumondetriomphadetouslessoinsetdetoutelarésistancedela solidepiétéenfaveurdel'auteurlibertindecettepièce,quisansdouteaétépunidetoutesses impiétésparunetrèsmalheureusefin.»(Voyerd’Argenson,AnnalesdelaCompagnie,citéparG. Couton, éd. cit. des Œuvres complètes de Molière, 1971, I, p.833). Cependant on voit que le témoignage est posthume (il date de la fin du XVIIe siècle), ce qui relativise sa valeur. La Compagnie est d’ailleurs devenue alors une société plus que jamais secrète et discrète, car le pouvoirluidonnelachassedepuislafindesannées1650.Ellesedissoudraen1666,àlamort desaprotectrice,lareinemère. 15Textes dans P. Nicole, Traitédelacomédieetautrespiècesd’unprocèsduthéâtre,éd. crit. L. Thirouin,Paris,Champion,1998. 17LasourceparfoissupposéedurebondissementduVeacte,lecanevasIlBasiliscodiBerganasso, mêle en fait des éléments de Dom Juan (un mendiant qui refuse l’aumône de son hôte et le protègedesesennemis,mélangededeuxscènesdel’acteIIIdeMolière)etàTartuffe(ilreçoit donation des biens de son hôte qu’il chasse de sa propre maison): il aura donc été imité de Molière plutôt qu’il ne l’aura inspiré. Et de fait on le trouve parmi les canevas de Biancolelli, l’ArlequindeParisquiaplusieursdettesenversMolière. 18VoirlacomparaisondesdeuxœuvresdansB.Parent,Variationscomiques,Paris,Klincksieck, 2000. 19Claude Bourqui répond, à notre avis sagement, par la négative à cette question dans Les SourcesdeMolière,Paris,SEDES,1999,maissembleêtrepasséàl’aviscontrairedansl’éditionde la«BibliothèquedelaPléiade»déjàcitée(I,p.1443-1444).