Les origines de la guerre selon Poincaré
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mai précédent [en 1905], près de Tsoushima par la flotte japonaise. La Russie était condamnée à
l’impuissance. La révolution menaçait, à Saint-Pétersbourg et à Moscou, les institutions impériales.
La France elle-même venait d’être traînée par l’Allemagne à la conférence d’Algésiras. N’était-ce
pas le moment pour l’Allemagne et pour son empereur d’isoler définitivement l’Angleterre et d’en
éloigner à jamais la France et la Russie ? Nicky n’ayant pas osé décliner l’invitation de Willy, les
deux yachts se rencontrèrent, le 3 juillet, près de Viborg, dans les eaux paisibles de Bjoerkoe Sund.
On n’a su que douze ans plus tard, après la révolution russe, et par des pièces authentiques, ce qui
s’était passé dans cette entrevue. Nicolas II avait eu la candeur de venir à Bjoerkoe, en simple
touriste, comme il y avait été convié ; il n’avait avec lui que l’amiral Birileff, ministre de la
Marine, et le maréchal de la cour, comte de Benkendorff. Guillaume II lui avait alors présenté, sur
l’Etoile-Polaire, le texte d’un traité d’alliance positive entre l’Allemagne et la Russie.
Le tsar, qui n’avait, d’abord, vu dans ce texte qu’une nouvelle garantie pour la paix, avait signé et,
par l’article 4, il s’était même engagé à entreprendre les démarches nécessaires pour faire
connaître le traité à la France et pour proposer à celle-ci d’y adhérer comme alliée. Mais, après le
départ de Willy, Nicky s’était repris ; il avait mis au courant son ministre des Affaires étrangères,
le comte Lamsdorf, qui lui avait fait sentir l’impossibilité de concilier les combinaisons de
Guillaume II et l’alliance française ; et, sans même que le gouvernement de la République fût
informé de l’aventure, la malencontreuse convention de Bjoerkoe était demeurée enfouie dans les
archives privées de Nicolas II. Le kaiser ne prit pas, du reste, volontiers son parti de cet abandon,
puisque, le 12 octobre, il télégraphiait encore au tsar : « Nous avons joint nos mains ; nous avons
signé devant Dieu, qui a entendu notre serment ... Ce qui est signé est signé. Dieu est notre
témoin. J’attends tes propositions. »
Telle était, disons-le franchement, la grande faiblesse de notre alliance avec la Russie. L’empereur
Alexandre III avait redouté, avant 1891, que notre régime parlementaire ne rendît incertaine et
fragile l’amitié des deux pays. Cette crainte ne s’est jamais trouvée justifiée par aucune
indiscrétion ni aucune imprudence française. Mais, en Russie, où la solidité de l’alliance reposait
entièrement sur la volonté personnelle de l’empereur, nous étions toujours à la merci, je ne dis pas
d’une déloyauté, mais d’une erreur ou d’une défaillance. Par bonheur, les intrigues allemandes ont
fini par échouer devant l’honnêteté de Nicolas II et devant ce respect religieux qu’il professait,
comme je vous l’ai dit, pour les décisions prises par son père.
Mais il n’en a pas moins, jusqu’au jour de la guerre, conservé avec Guillaume II, au vu et au su de
la France, les relations les plus intimes. Comment donc attribuer à la Triple Entente des intentions
hostiles contre la Triple Alliance, et comment parler d’encerclement, lorsque, entre deux
souverains des deux groupes, se maintiennent des rapports aussi fréquents et aussi affectueux ? Si
un accord anglo-russe, signé en 1907 au sujet de la Perse et du golfe Persique, resserre la Triple
Entente et si Édouard VII rend visite au tsar, à Reval, dans le mois de juin 1908, Nicolas et
Guillaume II se rencontrent à Swinemünde en 1907 ; ils se retrouvent en 1909 ; le tsar vient à
Potsdam en novembre 1910 ; le 19 août 1911, la Russie et l’Allemagne se reconnaissent
réciproquement deux zones de chemins de fer en Anatolie et dans la Perse septentrionale ; la
Russie adhère à la grande pensée allemande du Bagdad et signe la charte de l’entreprise ; en 1912,
après une nouvelle entrevue, qui a lieu cette fois à Port-Baltique, la Vossische Zeitung va jusqu’à
écrire : « Port-Baltique vivra peut-être dans la mémoire des peuples comme le théâtre de grandes
tractations politiques » Et nous verrons sur quel ton d’amitié confiante correspondent encore, à la
veille de la guerre, le rusé Willy et le timide Nicky.
Ainsi l’alliance franco-russe n’avait jamais pu apparaître à l’Allemagne comme dirigée contre elle ;
et l’Entente cordiale n’avait, elle non plus, aucun caractère agressif. L’Angleterre n’était, du reste,
liée ni à la France, ni à la Russie, par aucun pacte diplomatique. Son état-major militaire s’était mis
en rapport officieux avec le nôtre, pour examiner un programme éventuel de défense, mais, même
pour le cas où nous aurions été victimes d’une attaque injustifiée, le gouvernement britannique
n’avait pris envers nous aucun engagement ; et cette situation indécise ne s’est modifiée, et encore
très légèrement, que dans les dernières semaines de 1912.
Au mois d’avril 1905, lord Lansdowne avait paru disposé à faire un pas de plus et il avait proposé
à M. Paul Cambon une formule générale d’entente, un peu plus vague encore, d’ailleurs, que celle
par laquelle il avait été préludé, en 1891, à l’alliance franco-russe."
in POINCARÉ, Raymond, Les origines de la Guerre, Paris, Plon, 1921, p. 74-79