Les origines de la guerre selon Poincaré

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Les origines de la guerre selon Poincaré
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Les origines de la guerre selon Poincaré
par Patrice Delpin
Mise en ligne : samedi 30 janvier 2016
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Histoire contemporaine i H. Première Guerre mondiale i Causes de la 1ère Guerre mondiale
Histoire de la France, Histoire de l’Europe, Première Guerre mondiale, Histoire diplomatique
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Les origines de la guerre selon Poincaré
La vision de Poincaré (président français entre 1913 et 1920), rédigée après la
guerre
Portrait officiel du président
Poincaré.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Raym
ond_Poincaré
"[Le kaiser d’Allemagne] déclare à Nicky [sobriquet donné par Poincaré à Nicolas II, tsar de toutes
les Russies...] que la France manque à ses obligations envers la Russie et il revient à son idée de
grouper contre l’Angleterre les puissances continentales.
Habilement circonvenu par son impérial correspondant, le tsar se laisse aller à lui écrire, le 20
octobre 1904, un mot qui montre trop bien que la Triple Entente n’est pas immédiatement sortie
des accords du 8 avril et que la France a eu fort à faire, dans les années suivantes, pour rapprocher
définitivement l’une de l’autre son amie et son alliée : « Je te remercie cordialement, dit Nicolas II.
Je n’ai pas de mots pour exprimer mon indignation contre l’Angleterre... Il est certainement temps
de mettre un terme à tout cela. La seule manière d’y arriver serait, comme tu le dis, que
l’Allemagne, la Russie et la France s’entendissent pour mettre fin à l’arrogance et à l’insolence
anglaise et japonaise. Es-tu disposé à préparer les termes et les grandes lignes d’un tel accord et à
me le faire connaître ? Dès que nous aurons accepté la chose, la France serait obligée de suivre son
alliée. » Vous pensez bien que Guillaume II ne se fait pas prier. Il s’empresse d’envoyer à Peterhof
un Feld-jäger impérial avec un projet de traité. Mais, au moment de signer, Nicolas II a un
scrupule ; il craint que Willy [sobriquet donné par Poincaré au Kaiser Wilhelm II], en voulant le
brouiller avec l’Angleterre, ne cherche surtout à le brouiller avec la France et, le 23 novembre
1904, il fait savoir à Willy qu’il est d’avis de communiquer, avant toute signature, le projet au
gouvernement de la République. Là-dessus, Willy prend peur et se démasque. « Il serait
dangereux, écrit-il, de prévenir la France. Elle ne manquerait pas d’informer l’Angleterre, son amie
et peut-être son alliée secrète. Le résultat serait évidemment une attaque immédiate de
l’Angleterre et du Japon en Europe aussi bien qu’en Asie. Son immense supériorité navale aurait
vite raison de ma petite flotte, et l’Allemagne serait temporairement paralysée. Un avertissement
préalable à la France mènerait à une catastrophe. » Et Guillaume conclut que, si Nicky ne veut pas
mettre la France en présence du fait accompli, il est préférable de renoncer au traité. Ainsi,
l’empereur d’Allemagne avait conscience que, si ses trames secrètes venaient à être connues, il en
pourrait résulter une catastrophe, et il n’en continuait pas moins son œuvre machiavélique.
Conspirateur nocturne, il redoutait la clarté du jour, mais il ne se lassait pas de conspirer.
L’été suivant, il croisait dans la Baltique, en face des côtes finnoises, et il exprimait à Nicky le
désir de le rencontrer « en simple touriste, sans aucune cérémonie ». En réalité, il croyait l’occasion
favorable à une reprise de ses desseins. L’escadre de l’amiral Rojdestvensky avait été coulée, le 27
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mai précédent [en 1905], près de Tsoushima par la flotte japonaise. La Russie était condamnée à
l’impuissance. La révolution menaçait, à Saint-Pétersbourg et à Moscou, les institutions impériales.
La France elle-même venait d’être traînée par l’Allemagne à la conférence d’Algésiras. N’était-ce
pas le moment pour l’Allemagne et pour son empereur d’isoler définitivement l’Angleterre et d’en
éloigner à jamais la France et la Russie ? Nicky n’ayant pas osé décliner l’invitation de Willy, les
deux yachts se rencontrèrent, le 3 juillet, près de Viborg, dans les eaux paisibles de Bjoerkoe Sund.
On n’a su que douze ans plus tard, après la révolution russe, et par des pièces authentiques, ce qui
s’était passé dans cette entrevue. Nicolas II avait eu la candeur de venir à Bjoerkoe, en simple
touriste, comme il y avait été convié ; il n’avait avec lui que l’amiral Birileff, ministre de la
Marine, et le maréchal de la cour, comte de Benkendorff. Guillaume II lui avait alors présenté, sur
l’Etoile-Polaire, le texte d’un traité d’alliance positive entre l’Allemagne et la Russie.
Le tsar, qui n’avait, d’abord, vu dans ce texte qu’une nouvelle garantie pour la paix, avait signé et,
par l’article 4, il s’était même engagé à entreprendre les démarches nécessaires pour faire
connaître le traité à la France et pour proposer à celle-ci d’y adhérer comme alliée. Mais, après le
départ de Willy, Nicky s’était repris ; il avait mis au courant son ministre des Affaires étrangères,
le comte Lamsdorf, qui lui avait fait sentir l’impossibilité de concilier les combinaisons de
Guillaume II et l’alliance française ; et, sans même que le gouvernement de la République fût
informé de l’aventure, la malencontreuse convention de Bjoerkoe était demeurée enfouie dans les
archives privées de Nicolas II. Le kaiser ne prit pas, du reste, volontiers son parti de cet abandon,
puisque, le 12 octobre, il télégraphiait encore au tsar : « Nous avons joint nos mains ; nous avons
signé devant Dieu, qui a entendu notre serment ... Ce qui est signé est signé. Dieu est notre
témoin. J’attends tes propositions. »
Telle était, disons-le franchement, la grande faiblesse de notre alliance avec la Russie. L’empereur
Alexandre III avait redouté, avant 1891, que notre régime parlementaire ne rendît incertaine et
fragile l’amitié des deux pays. Cette crainte ne s’est jamais trouvée justifiée par aucune
indiscrétion ni aucune imprudence française. Mais, en Russie, où la solidité de l’alliance reposait
entièrement sur la volonté personnelle de l’empereur, nous étions toujours à la merci, je ne dis pas
d’une déloyauté, mais d’une erreur ou d’une défaillance. Par bonheur, les intrigues allemandes ont
fini par échouer devant l’honnêteté de Nicolas II et devant ce respect religieux qu’il professait,
comme je vous l’ai dit, pour les décisions prises par son père.
Mais il n’en a pas moins, jusqu’au jour de la guerre, conservé avec Guillaume II, au vu et au su de
la France, les relations les plus intimes. Comment donc attribuer à la Triple Entente des intentions
hostiles contre la Triple Alliance, et comment parler d’encerclement, lorsque, entre deux
souverains des deux groupes, se maintiennent des rapports aussi fréquents et aussi affectueux ? Si
un accord anglo-russe, signé en 1907 au sujet de la Perse et du golfe Persique, resserre la Triple
Entente et si Édouard VII rend visite au tsar, à Reval, dans le mois de juin 1908, Nicolas et
Guillaume II se rencontrent à Swinemünde en 1907 ; ils se retrouvent en 1909 ; le tsar vient à
Potsdam en novembre 1910 ; le 19 août 1911, la Russie et l’Allemagne se reconnaissent
réciproquement deux zones de chemins de fer en Anatolie et dans la Perse septentrionale ; la
Russie adhère à la grande pensée allemande du Bagdad et signe la charte de l’entreprise ; en 1912,
après une nouvelle entrevue, qui a lieu cette fois à Port-Baltique, la Vossische Zeitung va jusqu’à
écrire : « Port-Baltique vivra peut-être dans la mémoire des peuples comme le théâtre de grandes
tractations politiques » Et nous verrons sur quel ton d’amitié confiante correspondent encore, à la
veille de la guerre, le rusé Willy et le timide Nicky.
Ainsi l’alliance franco-russe n’avait jamais pu apparaître à l’Allemagne comme dirigée contre elle ;
et l’Entente cordiale n’avait, elle non plus, aucun caractère agressif. L’Angleterre n’était, du reste,
liée ni à la France, ni à la Russie, par aucun pacte diplomatique. Son état-major militaire s’était mis
en rapport officieux avec le nôtre, pour examiner un programme éventuel de défense, mais, même
pour le cas où nous aurions été victimes d’une attaque injustifiée, le gouvernement britannique
n’avait pris envers nous aucun engagement ; et cette situation indécise ne s’est modifiée, et encore
très légèrement, que dans les dernières semaines de 1912.
Au mois d’avril 1905, lord Lansdowne avait paru disposé à faire un pas de plus et il avait proposé
à M. Paul Cambon une formule générale d’entente, un peu plus vague encore, d’ailleurs, que celle
par laquelle il avait été préludé, en 1891, à l’alliance franco-russe."
in POINCARÉ, Raymond, Les origines de la Guerre, Paris, Plon, 1921, p. 74-79
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Conférences prononcées à la Société des Conférences en 1921
Du même
"En venant à Paris, dès le mois de mai 1903, saluer M. le président Loubet, en recevant celui-ci à
Londres, quelques semaines plus tard, avec un empressement chaleureux, [le roi d’Angleterre
Édouard VII] a donné au monde entier une image sensible de la réconciliation qui s’accomplissait
alors entre nos deux pays. Mais c’est du cœur même des peuples qu’a jailli l’étincelle qui a
rallumé, au moment propice, des sentiments si longtemps éteints.
Par une série de conventions partielles, la plupart des questions coloniales qui nous avaient divisés
étaient déjà résolues ; le 8 avril 1904, M. Delcassé signa avec le gouvernement anglais un accord
qui supprimait les derniers points de friction, en réglant par des concessions mutuelles les intérêts
des deux nations, là précisément où ils étaient le plus exposés à se heurter, en Égypte et au Maroc.
Cet accord du 8 avril 1904 a été, pour la France et pour l’Europe, comme l’alliance franco-russe en
1891-93, le point de départ d’une ère nouvelle.
Deux ans auparavant, la Triple Alliance avait été encore prorogée ; mais déjà, en la même année
1902, l’Italie, tout en demeurant unie au groupe central avait donné par la plume de M. Prinetti, à
notre éminent ambassadeur à Rome, M. Barrère, l’assurance que, dans une guerre où nous ne
serions pas les agresseurs, elle observerait scrupuleusement la neutralité ; et elle a tenu parole au
mois d’août 1914, dans des conditions où il est permis de voir une condamnation décisive,
prononcée contre l’Empire d’Allemagne par son alliée de la veille. Lorsque, au printemps de 1904,
l’Entente cordiale vient se juxtaposer aux accords franco-italien, l’équilibre des forces européennes
se trouve donc moins instable que dans les années précédentes et il y a, en tout cas, moins de
chances qu’auparavant pour qu’il puisse se rompre tout à coup aux dépens de la France.
Nous avons entendu Guillaume II pousser, en 1914, les cris de fureur d’une bête traquée et se
plaindre que l’Angleterre, la Russie et la France eussent réussi à encercler et à isoler l’Allemagne.
Isolée l’Allemagne ne l’a jamais été, puisqu’elle a eu à ses côtés, même dans une guerre injuste,
l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie et la Turquie. Encerclée, elle ne l’a pas été davantage ; et ni
l’alliance franco-russe, ni l’Entente cordiale, ni plus tard la fusion progressive de ces deux
formations pacifiques dans la Triple Entente, n’ont eu pour objet d’encercler personne. Sans doute,
le langage du chancelier allemand a été, à cet endroit, le même que celui de son empereur : « La
politique anglaise, a écrit le prince de Bülow, a essayé peu à peu de faire échec à l’Allemagne en
déplaçant le centre de la puissance en Europe. Par une série d’ententes, auxquelles on sacrifia
souvent d’importants intérêts anglais, elle chercha à attirer les autres États européens afin d’isoler
ainsi l’Allemagne. Ce fut l’ère de ce qu’on appela la politique anglaise d’encerclement. » Et, au
mois d’août 1915, le chancelier Bethmann-Hollweg répétait encore au Reichstag : « Le roi Édouard
VII a cru que sa tâche principale était d’isoler l’Allemagne. Puis, l’encerclement par l’Entente, avec
des tendances ouvertement hostiles, est devenu, d’année en année, plus étroit. Nous avons été
obligés de répondre à cette situation par le grand budget d’armements de 1913. » Toujours la
même interversion des rôles ; toujours le voleur qui croit habile de crier : Au voleur ! Les
médecins nous apprennent que la mégalomanie et la folie de la persécution sont deux aspects
d’une même maladie. L’Allemagne, qui s’imagine avoir droit à l’empire du monde, proteste avec
indignation, pour peu que d’autres nations aient l’audace de revendiquer leur liberté. "
in POINCARÉ, Raymond, Les origines de la Guerre, Paris, Plon, 1921, p. 68-70
Conférences prononcées à la Société des Conférences en 1921
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